#162 septembre 2022

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17891L F:-1626,50 € RDÉPICTÈTE deL’artne souffrirpas CAHIER CENTRAL FAUT-IL INTUITIONSONSUIVRE? Mettre son esprit à l’épreuve du Grand Nord Les vont-ilsdéputésprendrelepouvoir? LE GOÛT DE L’ACTION REPORTAGE À L’ASSEMBLÉE NATIONALE AVEC NASTASSJA MARTIN ParPépinCharles MENSUEL N° 162 SEPTEMBRE 2022 Mensuel / 12,50$CadCAN–13,20TNDTUN–76MadMAR1070XPF-TOM/S-8,50€DOM/S-7,10€CONTIT-ESP-PORT-7,50€D–11,50FSCH-7,10€Belux-6,50€France

L’œil Berberiande C« Philosophie magazine n° 162 SEPTEMBRE 2022 3

ÉDITO

Cependant, je ne pense pas que cela soit lié à une déficience spéciale de ma part. En fait, il me semble qu’il s’agit là d’un problème universel : le cours des événements du monde est bien trop multifactoriel, trop complexe pour nos schémas de pensée, qui restent assez simples et assez mécanistes. Notre plus grande illusion est de supposer qu’un choix – de métier, de lieu de vie, de configuration sentimentale – va dérouler ses conséquences logiques toutes choses égales par ailleurs, comme si notre vie formait une sorte de système isolé dans lequel on serait à même de déclencher des réactions chimiques, puis d’en suivre le déroulement. Mais la vie s’écoule en milieu ouvert, et ce milieu est foisonnant, changeant. Nos schémas de pensée ne sont que de fragiles architectures dressées dans le plus grand brouillard. Quand le brouillard s’éclaircit, donc à mesure que le temps passe, que nous avançons dans l’avenir, on se retrouve en pays inconnu. Malgré tout, j’aurais envie de contester la deuxième partie du reproche de ma femme (quitte à régler une querelle conjugale récurrente par voie d’édito, ce qui est, j’en conviens, un moyen un peu déloyal) : je pense que si nous avons des représentations falla cieuses de ce qui va effectivement advenir, nous pouvons néanmoins nous fier à un autre genre d’intuitions, celles qui concernent les mouvements et les désirs que nous ressentons à l’intérieur de nous. C’est que nos désirs, nos volontés, ne sont jamais explicites d’emblée, ils paraissent toujours mêlés de sentiments divers, de crainte et d’espoir, de paresse ou d’op timisme. Ils sont aussi constamment parasités par les conversations que nous avons avec les autres, par les livres que nous lisons, par les influences que nous subissons. Nos désirs ne sont pas inscrits en nous comme des commandements gravés sur les Tables de la Loi, mais plutôt comme des formules poétiques un peu obscures tracées sur le sable, que les vagues ont à demi effacées. Heureusement, ces mêmes désirs qui ne sont ni clairs ni distincts, et dont nous ne pouvons faire un objet de connaissance, nous les saisissons par intuition. Et là, je pense être capable de cette saisie aussi bien qu’un autre.

N’hésitez pas à nous transmettre vos remarques reaction@philomag.comsur

Par Alexandre Lacroix Directeur de la rédaction

Nous voici devant une sorte de hiatus : nos intuitions sont justes et méritent d’être écoutées, lorsqu’elles nous concernent, lorsqu’elles sont tournées vers l’espace intérieur, et pourtant, elles sont fausses, ou en tout cas tellement chimériques qu’il convient de les traiter avec la plus grande prudence, quand elles sont tournées vers le dehors. Comment résoudre un tel effet de ciseaux ? Peut-être en concluant que nos intuitions sont des espèces de pro phéties autoréalisatrices : en nous permettant de déchiffrer nos propres désirs, elles nous aident à faire advenir celui que nous voulons être dans le chaos du monde.

©SergePicardpourPMillustrationCharlesBerberianpourPM.

’est étonnant comme tu n’as jamais su évaluer les conséquences de tes décisions. C’est même un peu effrayant, à ton âge. C’est sans doute que tu ne te connais pas assez. » Voilà un reproche que ma femme me fait souvent, et je suis entièrement d’accord avec la première affirmation : j’ai de très mau vaises anticipations de l’avenir. C’est-à-dire que, comme tout le monde, à chaque bifurcation du chemin de l’existence – qu’il s’agisse de poser un choix professionnel ou personnel –, j’essaie de calculer, comme aux échecs, la suite des coups la plus probable, de comprendre vers quel nouveau paysage existentiel va m’emmener le choix… Et je tombe toujours à côté.

Désirs dans la brume

4 Philosophie magazine n° 162 SEPTEMBRE 2022

CAMILLE RIQUIER p. 44 Philosophe, doyen de la faculté de philosophie de l’Institut catho lique de Paris, il est spécialiste d’Henri Bergson, grand penseur de l’intuition. Il a publié de nombreux ouvrages, parmi lesquels, cette année, Est-ce que tu sais ou est-ce que tu crois ?, destiné au jeune public, et Métamorphoses de Descartes. Le secret de Sartre, qui propose un rapproche ment original entre cartésianisme et existentialisme. Il commente les témoignages des « intuitifs » recueil lis dans notre dossier.

Ils

ILS PARTICIPÉONTÀCENUMÉRO

:

HÉLÈNE LŒVENBRUCK p. 58 Après des études d’ingénieur, elle est devenue chercheuse au CNRS pour le laboratoire Psycholo gie et NeuroCognition. Elle a mêlé ses connaissances en linguistique, en sciences cognitives et en philo sophie pour écrire Le Mystère des voix intérieures, un essai transdisci plinaire qui traite de l’intuition et du dialogue intérieur que nous entretenons sans cesse.

fibres

OLIVIER D’JERANIAN Cahier central Agrégé et docteur en philo sophie, il enseigne au lycée SainteMarie d’Antony ainsi que dans les universités de Paris-1-Sorbonne et de Paris-Nanterre. Spécialiste d’Épictète et de Sextus Empiricus, il a traduit ces auteurs et s’intéresse aux liens entre stoïcisme et existen tialisme de Sartre. Il nous a accordé un entretien pour la préface de notre cahier central.

NASTASSJA MARTIN p. 64 Anthropologue spécialiste des populations animistes du Grand Nord, elle a été révélée avec Croire aux fauves, un récit éblouissant où elle raconte une violente rencontre avec un ours en Sibérie. Dans son nouvel essai, À l’est des rêves. Répon ses even aux crises systémiques, elle démontre que les grands enjeux du monde actuel, du post-colonialisme au réchauffement, se concentrent autour du détroit de Béring.

La rédaction n’est pas responsable des textes et documents qui lui sont envoyés. ne seront pas rendus à leurs propriétaires. Le taux majoritaire indiquéPtot est de 0,02. Édition vente au numéro  origine Allemagne. Taux de recyclées : 100 %. Le taux majoritaire indiqué Ptot est de 0,008. Tous les papiers que nous utilisons dans ce magazine sont recyclés ou issus de forêts gérées durablement et labellisés 100 % PEFC.

10, rue Ballu, 75009 Paris Tél. : 01 43 80 46 10 abo@philomag.comSERVICEwww.philomag.comABONNÉS/ 01 43 80 46 11 Philosophie magazine, 45, avenue du Général-Leclerc 60643 Chantilly Cedex - France Tarifs d’abonnement : prix normal pour 1 an (10 nos) France métropolitaine : 63 € TTC (TVA 2,1 %). UE et DOM : 74 €. COM et Reste du monde : 82 €. Formules spéciales pour la Belgique et la Suisse Belgique : abobelgique@edigroup.org070/23 33 04 Suisse : 022/860 84 abonne@edigroup.ch01 Diffusion : MLP Contact pour les réassorts diffuseurs : À Juste Titres, 04 88 15 12 42, Julien Tessier, j.tessier@ajustetitres.fr RÉDACTION redaction@philomag.com Directeur de la rédaction : Alexandre Lacroix Rédacteurs en chef : Martin Legros, Michel Eltchaninoff Rédacteur en chef adjoint : Cédric Enjalbert Conseiller de la rédaction : Sven Ortoli Chefs de rubrique : Jean-Marie Durand, Ariane Nicolas, Victorine de Oliveira Rédacteurs : Clara Degiovanni, Nicolas Gastineau, Larmagnac-Matheron,OctaveSamuel Lacroix Secrétaires de rédaction : Noël Foiry, Marie-Gabrielle Houriez Création graphique : William Londiche / da@philomag.com Graphiste : Alexandrine Leclère Responsable photo : Stéphane Ternon Rédactrice photo : Camille Pillias Webmaster : Cyril Druesne Ont participé à ce numéro : Hannah Attar, Adrien Barton, Charles Berberian, Paul Coulbois, Léa Cuénin, Arthur Dreyfus, Constant Formé-Bècherat, Gaëtan Goron, Jules Julien, Frédéric Manzini, Étienne Maury, Catherine Meurisse, François Morel, Tobie Nathan, Serge Picard, Alain Pilon, Claude Ponti, Pierre-Emmanuel Rastouin, Maxime Rovere, Oriane Safré-Proust, Séverine Scaglia, Isabelle Sorente, Nicolas Tenaillon DirecteurADMINISTRATIONdelapublication : Fabrice Gerschel Responsable administrative : Sophie Gamot-Darmon Fabrication : Rivages Impression : Maury imprimeur, Z.I., 45300 Manchecourt Commission paritaire : 0623 D 88041 ISSN : 1951-1787 Dépôt légal : à parution Imprimé en France/Printed in France / Philosophie magazineest édité par Philo Éditions, SAS au capital de 340 200 euros, RCS Paris B 483 580 015 Siège social : 10, rue Ballu, 75009 Paris Président, majoritaire :actionnaire Fabrice Gerschel RELATIONS PRESSE Canetti Conseil, 01 42 04 21 00 Françoise francoise.canetti@canetti.comCanetti, PUBLICITÉ CULTURELLE ET LITTÉRAIRE/PARTENARIATS Audrey Pilaire, apilaire@philomag.com01 71 18 16 08, PUBLICITÉ COMMERCIALE Ketil Media : Catherine Laplanche (direction commerciale 01 78 90 15 37claplanche@ketilmedia.com,presse), MENSUEL N° 162 -SEPTEMBRE 2022 Couverture : © 404 KefanÉdition abonnés : origine du papier : Italie. Taux de fibres recyclées : 0 %.

CHARLES PÉPIN p. 34 Philosophe, chroniqueur depuis quinze ans à Philosophie magazine, il est l’auteur de différents essais et romans, dont La Joie, Les Vertus de l’échec et La Confiance en soi. Avec le dessinateur Jul, il a cosigné La Pla nète des sages, qui a connu un vaste succès. Il nous propose, dans un essai inédit, une philosophie de l’action susceptible de nous aider à aborder les défis de la rentrée.

OLIVIER ROZENBERG p. 28 Professeur à Sciences-Po, au sein du Centre d’études européennes et de politique comparée, il a mené des recherches sur les institutions et les différents parlements en Europe. Sa connaissance de la sociologie du personnel politique et des activités parlementaires lui permet d’appré hender avec une grande acuité la complexité de la nouvelle composi tion de l’Assemblée nationale, sujet sur lequel nous l’avons interrogé en contrepoint de notre reportage au palais Bourbon.

L’effet coupsauxremèded’unévènemauvaisdusort p. 64 sas’apprêtantKahnemanDanielàmisertoutefortunesurleSystème 2 p. 42 Plante verte rêvant de vivre en biocratie p. 16 Quand le moment est venu de relire Épictète p. 70 Dieu s’apprêtant à mettre un peu de dansdésordrel’Univers p. 78 Un bubble tea au passhaker,àlacuiller p. 24 Deux ded’eau,tiersuntierspineau p. 94 undeChampiongolftentanttriplebogey p. 49 intérieuredeàcognitivesenChercheusesciencesl’écoutesavoix p. 58 Collapsologue qui tente de doubler sa l’effondrementjustefortuneavant p. 83 convaincudangereusementStoïcienqu’ilvarencontrerle kaïros Cahier central

Ce

numéro comprend en cahier central un encart rédactionnel (agrafé entre les pages 50 et 51) de 16 pages complétant notre rubrique « L’aventure d’un classique » et constitué d’une préface et d’extraits des Entretiens d’Épictète. Ce numéro comprend un encart Philharmonie de Paris (127 x 128 mm, 17 g) jeté sur 6 000 exemplaires, uniquement pour les abonnés Île-de-France.

CoulboisPaul:© Illustration DéputétentantRN de se fondre dans le décor p. 28 « sobriété »ledequiMacronistevientdécouvrirconceptde p. 18 Cartésien qui refait bien ses calculs avant de passer à l’action p. 34 Formateurs d’une école expertisemettantd’intuitionleuràl’épreuve p. 54 sonpoursurtravaillantPhénoménologuesasilhouetteperfectionnerstyle p. 50 Philosophie magazine n° 162 SEPTEMBRE 2022 7 P. 3 Édito P. 8 Questions à Charles Pépin P. 10 Question d’enfant à Claude Ponti P. 12 Courrier des lecteurs Déchiffrer l’actualité P. 14 TÉLESCOPAGE P. 16 REPÉRAGES P. 18 PERSPECTIVES Que signifie le mot « sobriété » revendiqué par Emmanuel Macron ? / Le rapatriement des enfants de djihadistes français / Le tiraillement des enseignants entre exigences aristocratiques et démocratiques / L’asexualité, un épicurisme radical P. 22 AU FIL D’UNE IDÉE Le déménagement P. 24 ETHNOMYTHOLOGIES par Tobie Nathan Prendre la tangente P. 28  REPORTAGE Conflits, consensus et grandes manœuvres à l’Assemblée nationale P. 34  ESSAI Comment passer à l’action par Charles Pépin P. 38 L’ŒIL DE LA SORCIÈRE par Isabelle Sorente Faut-ilDOSSIERsuivre son intuition ? P. 42 Que faire de cette faculté bonne comme trompeuse ? P. 44  L’impro, mais pas trop ? Témoignages commentés par Camille Riquier P. 50 Prendre des décisions importantes, se prononcer sur une personne… Les philosophes se fient, ou non, à leur flair P. 54 Enquête dans les écoles d’intuition P. 58 Notre voix intérieure, avec Hélène Lœvenbruck Cheminer avec les idées P. 64 L’ENTRETIEN Nastassja Martin P. 70 L’AVENTURE D’UN CLASSIQUE La grande histoire des Entretiens d’Épictète accompagné du Cahier central (agrafé entre les pages 50 et 51), comprenant des extraits de l’œuvre et une préface d’Olivier D’Jeranian P. 76 BOÎTE À OUTILS Divergences P. 78 BACK PHILO Livres NOTRE SÉLECTION AVEC… P. 81 Paul Ricœur, philosophe de la reconstruction / Corine Pelluchon P. 82 L’Inconduite / Emma Becker P. 84 Pouvoirs de la lecture / Peter Szendy P. 87 Paris des profondeurs / Pacôme Thiellement P. 88 Notre sélection culturelle P. 90 Agenda P. 92 OH ! LA BELLE VIE par François Morel P. 94 Jeux P. 96 Humaine, trop humaine par Catherine Meurisse P. 98 QUESTIONNAIRE DE SOCRATE Lola Lafon SOMMAIRE PHILOSOPHIE MAGAZINE N° 163 PARAÎTRA LE 29 SEPTEMBRE 2022

14 Philosophie magazine n° 162 SEPTEMBRE 2022 TÉLESCOPAGE LA FRANCETESTE-DE-BUCH, Le 15 juillet 2022 Près du lac de Cazaux, entre Landes et Gironde, un pompier fait face à l’un des deux immenses feux qui se propagent dans le sud-ouest de l’Hexagone. Des milliers d’hectares de forêt sont partis en fumée, provoquant l’évacuation de plus de 10 000 personnes.

Philosophie magazine n° 162 SEPTEMBRE 2022 15 l’actualitéDéchiffrer Moritz/AFP© Thibaud GASTON BACHELARD / La Poétique de l’espace La forêt est un état d’âme

« Ce qui est là devant moi pourrait très bien toutdisparaîtreàl’heure » P. 36

Philosophie magazine n° 162 SEPTEMBRE 2022 27 tangentelaPrendre PALACE OF TEARS, ALLEMAGNE, BERLIN-OUEST. DEUX FRÈRES SE RETROUVENT PRÈS DU CHECKPOINT, À LA STATION DE MÉTRO FRIEDRICHSTRASSE, 1972 © THOMAS HOEPKER / MAGNUM PHOTOS

T angente REPORTAGE manœuvresconsensusConflits,etgrandes

Par Cédric Enjalbert Assemblée nationale Philosophie magazine n° 162 SPETEMBRE 202228

La législature qui vient de débuter au palais Bourbon présente une configuration inédite, n’offrant de majorité claire à aucun groupe parlementaire. Les députés, souvent jeunes et novices, devront donc inventer une méthode pour avancer en composant avec leurs désaccords. Y parviendront-ils ?

Lévy/DivergenceBruno©

L

Les nouveaux députés, dont le doyen José Gonzalez (au premier plan) et le benjamin Tematai Le Gayic (à droite), le jour de l’élection du président de l’Assemblée nationale.

« LA SÉANCE EST OUVERTE » Mardi 28 juin. L’élection du président de l’Assemblée nationale est à l’ordre du jour. Les élus arrivent par grappes. Parmi eux, Tematai Le Gayic est le benjamin, facilement reconnaissable à sa chemise à motifs. Indé pendantiste polynésien, il a été élu à 21 ans

’Assemblée nationale est en chantier. Au sens propre – une bâche recouvre la fa çade à colonnade en réfection – comme au figuré. Dans les couloirs du palais Bourbon, durant ces jours chauds de juin, l’atmosphère est électrique. Les députés sont réunis pour élire leur président. Ils sont 577. Beaucoup font leurs premiers pas dans ce lieu symbo lique. Et moi aussi ! Mais, par-delà les fastes et les symboles, ce qui frappe surtout, c’est la dimension concrète du jeu politique qui se met en place. Accrédité pour suivre les tra vaux parlementaires, je suis venu com prendre la façon dont les rapports de forces s’équilibrent et éclaircir une question de philosophie politique. Les mots « consen sus » et « compromis » sont dans toutes les bouches ; j’aimerais savoir ce qu’ils re couvrent. Car négocier pour trouver un ter rain d’entente tout comme tenir fermement à ses idées paraissent deux stratégies valables mais difficilement conciliables. Dès lors, les oppositions renforcées vont-elles ramener une saine discorde dans l’Hémicycle ou fautil redouter l’immobilisme, faute d’accord entre les groupes ? Entrons dans le jeu.

Philosophie magazine n° 162 SEPTEMBRE 2022 29

T angente ESSAI Commentpasseràl’action

REVOIR SANS CESSE SES PLANS

Le champion de tennis prépare son match : il étudie des schémas de jeu, les pré férences de son adversaire et se met physi quement en condition. Non seulement cette préparation ne doit pas entraver, mais en plus, elle doit rendre le sportif capable d’im proviser au cœur de l’action, de changer de tactique en plein match, de tenter quelque chose qui n’était pas initialement prévu et fera souvent la différence. Le philosophe ou l’essayiste, eux aussi, préparent leur traité ou leur essai : ils construisent un sommaire, pensent en amont les articulations de leur cheminement. Mais, au contact de l’écriture et de la pensée qu’elle produit, ils devront être capables de rectifier le tir, d’affiner leur thèse et même d’accueillir de nouvelles idées. Bien souvent, ce sera parmi ces recti fications, ces idées initialement non prévues que l’on trouvera les pensées les plus nova trices, les plus fécondes. Il n’y a là rien d’étonnant, voire quelque chose de rassurant : l’action serait terrible ment ennuyeuse si elle n’était pas le lieu d’une révélation, de l’émergence d’un sens ou d’une idée nouvelle, le lieu d’une production. Le fait que nous nous en étonnions parfois, au lieu de simplement nous en réjouir, prouve que nous avons été « mal élevés » : dans le fan tasme d’un monde essentiellement prévisible, dans l’illusion d’un esprit capable d’« antici pations rationnelles », de se projeter dans l’avenir avec une faible marge d’erreur. C’estPlatero/VOZ'Image© Maria;AudouinDesforgespourPM.

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oser la première base d’une philosophie de l’action, c’est d’abord comprendre que l’action ne peut être réduite à la conséquence d’une réflexion préalable. Non bien sûr qu’il ne faille pas réfléchir avant d’agir, mais il faut comprendre que l’action véritable comporte en grande partie sa vérité en elle-même. La réussite de l’action tient beaucoup à l’art de réagir au cœur même de l’action, au talent de la réorienter dès la manifestation de ses pre miers effets et donc, plus généralement, à ce que nous pourrions appeler une qualité d’im provisation. Mais « improviser » n’est en rien faire preuve d’amateurisme. C’est plutôt sa voir s’adapter à un changement en étant at tentif à tous les signaux, même faibles, envoyés par les autres, le monde, ce réel que l’action permet précisément de rencontrer.

Une telle improvisation est donc condition née par une belle maîtrise, par une expertise, mais sans se réduire à elle. Elle relève d’une sorte d’abandon, d’« immaîtrise » fleurissant sur le lit de la maîtrise. Donc, l’action, et sa pointe la plus acérée qu’est l’improvisation, se prépare – tout le problème étant de com prendre qu’il faut en même temps se préparer à dérouler ce qui était prévu mais aussi à im proviser. Comment faire ? N’y a-t-il pas là une P Avec le retour au travail, la rentrée est la période des grandes décisions, souvent sources de doutes et d’hésitations. Faut-il vraiment réfléchir avant d’agir ? Pour Charles Pépin, au contraire, une véritable philosophie de l’action consiste moins à vouloir maîtriser tous les paramètres qu’à s’adapter au réel.

PÉPINCHARLES Philosophe, il a le projet de développer une « philosophie pratique » qui réponde aux enjeux de l’existence, ce qu’illustrent ses livres La Confiance en soi (AllaryÉditions, 2018) ou La Rencontre (Allary Éditions, 2021). En plus de répondre à vos petites et grandes questions dans Philosophie magazine depuis plus de quinze ans (lire p. 8), il anime « Les Lundis philo », au cinéma MK2-Odéon à Paris. Il inaugure la nouvelle saison de ce rendez-vous le 5 septembre avec un thème qui n’est pas sans rapport avec l’essai inédit qu’il nous propose ici : « Qu’est-ce que s’engager dans l’existence ? »

injonction paradoxale ? Probablement faut-il d’abord savoir, dès le début, que la préparation n’a pas pour seul but de dérouler le plan ini tial, ensuite aimer cela, aimer cette vie capable de résister aux prévisions, qui ne se laisse pas facilement saisir, anticiper, « calculer », et qui nous intéresse précisément à ce titre.

D ossier FAUT-IL INTUITIONSONSUIVRE? 40 Philosophie magazine n° 162 SEPTEMBRE 2022

P. 44

P. 42 En philosophie, c’est Henri Bergson qui a le plus valorisé l’intuition par rapport à l’intelligence ou à la croyance. Selon lui, elle permet à notre conscience de se brancher directement sur l’élan de la vie. Serait-ce là un piège ? P. 58

P. 54 Il existe aujourd’hui des écoles d’intuition, où l’on navigue entre apprentissage de procédures de raisonnement plus rapides, métaphysique et pataphysique. Notre reporter rationaliste Michel Eltchaninoff s’y est rendu et s’est découvert plus intuitif qu’il ne l’imaginait !

P. 50 La première impression est-elle la bonne ? Faut-il réfléchir aux détails du quotidien, mais foncer pour les grands choix de vie ? Savons-nous distinguer au premier coup d’œil le juste et l’injuste ? Les classiques, de Rousseau à Ricœur, se sont opposés sur ces questions.

Philosophie magazine n° 162 SEPTEMBRE 2022 41

Ces intuitions, devons-nous nous en méfier ou les écouter ?

Et pourtant, n’y a-t-il pas en nous une espèce de fulgurance ou une petite voix qui nous indique d’emblée où aller ?

Quand arrive l’heure des choix, en amour ou professionnellement, il existe bien sûr une manière rationnelle de trancher, en pesant le pour et le contre, en menant de longs raisonnements.

DEPARCOURSCEDOSSIER

Passionnant, le travail de la spécialiste de sciences cognitives Hélène Lœvenbruck porte sur les « voix intérieures » : nous nous parlons sans cesse à nous-mêmes, et cette espèce de dialogue prolonge en nous la vie sociale et se révèle sans doute un excellent guide pour l’existence mais aussi pour la création. Vous souhaitez réagir à un article ? Faites-nous part de vos impressions et de vos réflexions en nous écrivant à  reaction@philomag.com

Les cinq personnes que nous avons interrogées – un musicien, une commissaire de police, un mathématicien, une « chasseuse de têtes » et un golfeur – partagent le même avis : l’intuition est fiable, quand elle est le résultat d’un long travail. Leurs expériences sont commentées par le philosophe Camille Riquier, spécialiste de Bergson.

Kefan© 404

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44 Philosophie magazine n°162 SEPTEMBRE 2022

Dans l’activité des témoins que nous avons rencontrés, l’intuition est censée jouer un rôle essentiel. Sauf que tous constatent qu’elle ne serait rien sans un long apprentissage. Pire, certains avouent qu’elle serait aujourd’hui disqualifiée par la technique. Des paradoxes analysés par le philosophe Camille Riquier

Propos recueillis par Samuel Lacroix / Photos Pierre-Emmanuel Rastoin et Constant Formé-Bècherat/Hans Lucas ’intuition n’est pas une faculté mystique, une sorte de sixième sens dont certains seraient mieux dotés que d’autres. C’est en tout cas ce qui ressort de tous les témoignages que nous avons recueillis, de la part de personnes is sues d’horizons pourtant très divers. Qu’ils soient mathématicien ou golfeur, musicien, commissaire divisionnaire ou « chasseuse de têtes », tous et toutes ont, à leur manière, battu en brèche cette acception pourtant assez commune de l’intuition. En s’y arrêtant, nos témoins en sont arrivés à la conclusion que l’intuition, cela se travaille et s’enrichit, comme une sorte de réflexe que l’on peut laisser se déployer à force d’exercices. Plus édifiant encore, chacun a re connu en filigrane que de moins en moins de place est accordée aujourd’hui à cette faculté : la technique nous aide à y suppléer, comme si l’on ne voulait plus prendre le risque de se laisser aller à quelque chose d’un peu machinal, comme s’il était trop hasardeux de lui accorder notre confiance, que l’on ne voulait plus croire en ses qualités. C’est donc tout naturellement que nous avons pensé à Camille Riquier pour apporter un éclairage philosophique à ces témoignages. Grand spécialiste d’Henri Bergson – penseur par excellence de l’intuition à qui il a consacré une Archéologie (PUF, 2009) –, ce philosophe, enseignant à l’Institut catholique de Paris, a par ailleurs fait paraître Nous ne savons plus croire (Desclée De Brouwer, 2020). Lors de notre entrevue, il a été immédiatement frappé par cette conver gence de points de vue et leur proximité avec la conception bergsonienne de l’intuition – entendue comme effort pour coïncider avec un objet, pour sym pathiser avec lui afin de le saisir dans sa singularité en en passant par un res senti, au-delà de l’analyse. Surtout, il relève une forme de lucidité chez nos témoins au sujet de la disqualification moderne de cette faculté, qui a sans doute à voir avec la perte générale de confiance dans les choses comme dans les êtres, en particulier en autrui et en nous-mêmes. Comme si se fier à ce que nous ressentons était la garantie de se tromper. Or, admet Camille Riquier, « il y a dix ans, on n’aurait pas dit ça ». Est-ce à dire qu’à mesure qu’elle s’amenuise, nous arrivons à une définition plus fidèle de l’intuition comme élément auquel on n’accorde pas sa confiance tout à fait aveuglément ?

Doyen de la faculté de philosophie de l’Institut catholique de Paris, il est membre de la rédaction de la revue Esprit. Ce spécialiste d’Henri Bergson, grand penseur de l’intuition, lui a consacré une Archéologie de Bergson. Temps et métaphysique (dernière édition, PUF, 2021) et collabore aux Annales bergsonniennes. Après Nous ne savons plus croire (dernière édition, PUF, 2021), qui interroge le nihilisme contemporain, il a récemment signé Est-ce que tu sais ou est-ce que tu crois ?, un ouvrage destiné à la jeunesse dans la nouvelle collection Philophile ! (Gallimard, 2022), et, dernièrement, Métamorphose de Descartes. Le secret de Sartre (Gallimard).

RIQUIERCAMILLE

PMpourCaupeil© Édouard

D ossier FAUT-IL SUIVRE SON INTUITION ?

PASMAISL’IMPROTROP ?

D anielle ne nie pas que quelque chose comme du flair a pu être important dans son métier. Elle dit que ce n’est plus le cas maintenant, du fait de la surabondance d’appareils et de données sur lesquels les enquêteurs s’appuient. On voit le réel par la médiation de la technique et de la science justement pour se dispenser de l’intuition, ce qui paraît ici d’autant plus impérieux que si l’on se trompe, on peut faire condamner un innocent. Ainsi, alors que Sherlock Holmes travaillait à partir de quelques menus indices, comme un pisteur pour qui l’intuition et l’imagination devaient aider à reconstituer un scénario, l’enquêteur moderne doit plutôt trier parmi tout ce qu’il a pour déterminer les traces qui seront exploitables. Même le rapport de personne à personne, où se joue la véritable part intuitive, notamment dans la communication non verbale, devient contingent. Y compris dans son dernier exemple, Danielle explique que son intuition n’est pas communicable, qu’elle ne peut pas être réellement prise en compte sur un plan professionnel. Elle sait qu’elle ne peut pas dire à ses collègues : “Faites-moi confiance, je sais qu’elle ment.” Elle le garde par-devers elle, comme un fil directeur qu’elle cache. Cela a à voir avec le daïmon socratique : Socrate, quand il interroge les sophistes, feint de les croire compétents jusqu’à ce que la contradiction apparaisse. Comme le dit Bergson, l’intuition, c’est d’abord un “non”, c’est sentir que quelque chose cloche. »

J ’ai été l’une des premières femmes officier de po lice à la fin des années 1960 et la première femme commissaire divisionnaire en France. J’écris aussi des polars et des livres sur la police et le crime. Lors de conférences pour de jeunes lecteurs, on me pose beaucoup de questions sur la place du flair dans les enquêtes de police, avec cette idée qu’il y aurait des flics dotés d’un talent inné qui les porterait à voir au-delà des apparences. À cela, je ré ponds que l’intuition est fille de l’expérience. Peut-être y at-il des personnes plus curieuses, plus attentives à ce qu’il se passe autour d’elles que d’autres. Mais, quoi qu’en disent les œuvres de fiction, ce sont des éléments qui sont bien moins déterminants aujourd’hui. Autrefois, il fallait beaucoup plus aller chercher des témoignages, il y avait des choses incon scientes, sans doute, qui opéraient dans le fait d’aller fouiller ici plutôt qu’ailleurs, de contacter cette personne plutôt que celle-ci, de poser les questions de cette manière et pas d’une autre. Désormais, les enquêteurs disposent de moyens tech niques qui leur facilitent l’accès à la clé des énigmes. Plus qu’à nous fier à notre intuition, on nous apprend à dévelop per notre esprit critique, à faire des écoutes téléphoniques et de bonnes constatations. Dans un premier temps, on ne recueille même pas les témoignages, on s’intéresse aux images vidéo, on cherche et on exploite les traces et les in dices, par définition volatils, qu’on trouve sur les lieux, et on se fait aider par des psychocriminologues. Si l’on n’a pas de réponse à partir de ces éléments, on va faire appel à quelque chose de plus intime, en échangeant avec les témoins, en s’intéressant à l’histoire des victimes… Là, il est vrai, la sen sibilité et la curiosité de départ nous aident. Mais elles sont difficilement partageables. Une fois, j’ai eu un doute sur le récit d’une jeune femme affirmant avoir été agressée dans le RER. Or, devant un tel récit, on est d’abord dans l’empathie, et je ne pouvais conclure qu’elle mentait juste parce que sa communication non verbale m’avait interpellée. Alors on s’arrange pour reposer une question de manière différente plus tard et voir si une contradiction apparaît. On tait son intuition mais on la laisse nous guider dans notre travail. »

SENTIR CLOCHEQUELQUEQUECHOSE» « LE COMMENTAIRE DE CAMILLE RIQUIER DANIELLE THIÉRY Ex-commissaire divisionnaire « L’intuition est fille de l’expérience » PMpourLucasFormé-Bècherat/HansConstant© Philosophie magazine n°162 SEPTEMBRE 2022 45

D ossier FAUT-IL SUIVRE SON INTUITION ? imagesGrey/saifCOLLAGES/NeutralJocelyn©2019réalité »,etcollages« EntresérieladeIssu Que faire de nos pressentiments quand il s’agit de s’orienter dans la vie, de prendre des décisions importantes ou de se prononcer sur une personne ? Sur ces questions, les philosophes sont divisés ! Par Marius Chambrun FLAIRQUESTIONSDE 50 Philosophie magazine n° 162 SEPTEMBRE 2022

A vons-nous besoin, pour connaître quelqu’un, d’avoir accès à la profondeur son âme ? Pour Merleau-Ponty, la vérité d’une personne ne se situe pas dans ses qualités intrin sèques mais dans sa phénoménalité, dans la manière dont elle nous apparaît. Bien sûr, nous ne pouvons pas connaître tous les aspects de la personnalité de quelqu’un lors de la première rencontre, mais nous n’en avons pas besoin pour saisir ce qui fait sa particularité. Dans Phénoménologie de la perception, Merleau-Ponty se propose d’« éclaircir » la « compréhension originaire du monde » et trace un parallèle entre les objets du monde et les individus, que nous pouvons tous connaître sans accéder à leur intériorité : « Le monde a son unité sans que l’esprit soit parvenu à relier entre elles ses facettes et à les intégrer dans la conception d’un géométral. Elle est comparable à celle d’un individu que je reconnais dans une évidence irrécusable avant d’avoir réussi à donner la formule de son caractère, parce qu’il conserve le même style dans tous ses propos et dans toute sa conduite, même s’il change de milieu ou d’idées. » Connaître et reconnaître une personne ne nécessitent pas d’avoir accès à la com plexité de son caractère, il suffit d’identifier la particularité de son style, sa « silhouette », soit la manière dont il se manifeste au monde et qui lui est propre. Nous pouvons donc identifier une simple connais sance au milieu d’une foule, parce que son style exprime une indivi dualité qui la distingue des autres : « Un style est une certaine manière de traiter les situations que j’identifie ou que je comprends dans un individu. »

Ricœur utilise l’exemple de la reconnaissance d’un suspect : « L’iden tification de son agresseur par une victime, parmi une série de suspects qui lui sont présentés, donne au doute une première occasion de s’insinuer ; il croît avec la distance dans le temps ; ainsi, un accusé présenté à la barre du tribunal peut contester qu’il soit le même que celui qui est incriminé. »

Une seule rencontre ne suffit pas non plus pour connaître le carac tère d’une personne, qui a une « dimension temporelle » : « Le caractère, dirais-je aujourd’hui, désigne l’ensemble des dispositions durables à quoi on reconnaît une personne. » Cette temporalité de nos caractéristiques morales et physiques participe, pour Ricœur, à la « narrativisation de l’identité personnelle », à la durée d’un vécu. Se référant à la littérature, il montre qu’à la manière du personnage de fiction, notre identité se révèle au cours de notre vie : « La personne, comprise comme personnage de récit, n’est pas une entité distincte de ses “expériences” : elle partage le régime de l’identité dynamique propre à l’histoire racontée. Le récit construit l’identité du personnage, qu’on peut appeler son identité narra tive, en construisant celle de l’histoire racontée. C’est l’identité de l’histoire qui fait l’identité du personnage. » Comme le personnage d’un roman, notre identité est construite au fur et à mesure des événements que l’on vit. Impossible donc d’en juger définitivement au premier abord.

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JAMAISSOMMESNOUSN’ESTCERTAIN

LA IMPRESSIONPREMIÈRESURUNEPERSONNEEST-ELLELABONNE?

Q u’apprend-on de quelqu’un lors d’une première ren contre ? Pas grand-chose selon Paul Ricœur, ou du moins rien de définitif qui pourrait nous permettre d’arrêter notre jugement. Dans Soi-même comme un autre, il écrit que « l’iden tité personnelle ne peut précisément s’articuler que dans la dimension temporelle de l’existence humaine ». Le fait de voir quelqu’un une seule fois ne nous permet pas d’accéder à ce qu’il est vraiment. Cela ne se révèle qu’au fil du temps. Les véritables caractéristiques d’une per sonne ne se donnent pas lors d’une simple apparition. Au mieux connaît-on son physique, et même cette connaissance n’est pas défi nitive, car nos perceptions ne sont pas complètement fiables. « On n’a pas de peine à reconnaître quelqu’un qui ne fait qu’entrer et sortir, apparaître, disparaître, réapparaître ; encore le doute n’est-il pas loin. »

Monier/BridgemanLouis©;TAPABORGAUTIER/KHARBINESolange©GAUTIER.SolangedeCollage©Adocphotos.

Contrairement à Ricœur, Merleau-Ponty ne pense pas que l’identité d’une personne se construise au fil du temps, la vérité étant située dans la manière dont elle apparaît et qui ne change pas. Il concède que notre connaissance du style d’un individu peut diminuer ou s’accroître en fonction de la fréquence à laquelle on le voit, mais le style à pro prement parler et donc son identité ne changent pas, « ce n’est que la connaissance des choses qui varie ». Mais même après plusieurs années, nous sommes capables de voir ce qui subsiste chez quelqu’un et de le reconnaître. La connaissance d’autrui n’est donc pas une affaire de temps mais d’entraînement de sa propre perception.

NON, CE QUE PAUL RICŒUR (1913-2005) OUI, DITSILHOUETTEUNETOUT MAURICE MERLEAU-PONTY (1908-1961)

D ossier FAUT-IL SUIVRE SON INTUITION ? Rorschach, (1928-1987)WarholAndypartoile),sursérigraphique(encre1984;304,8 x 243,8 cm;collectionprivée.© 2021,TheAndyWarholFoundationfortheVisualArts,Inc./Christie's/Bridgeman© ADAGP2022. L’un des tableaux de la série « Rorschach » peints par Andy Warhol et inspirés par les travaux du psychiatre suisse Hermann Rorschach. 54 Philosophie magazine n° 162 SEPTEMBRE 2022

Afin d’y voir plus clair, nous avons rencontré des formateurs pas comme les autres.

Par Michel Eltchaninoff A u début, en bon rationaliste, j’ai voulu faire le malin. J’ai découvert sur le site de l’École du 6e sens des vidéos où l’on propose à des quidams de deviner quelle photo de personnalité renferme une enve loppe cachetée afin de tester leur intuition. Ils ont tout de même droit à quelques in dices. C’est une femme… Elle n’est plus de ce monde… Elle était chanteuse… Je réfléchis à toute vitesse : la vidéo a l’air récente, il faut trouver une chanteuse très connue, pas clivante… Je sais : Joséphine Baker, qui est entrée récemment au Panthéon ! Oui, c’est bel et bien Joséphine Baker. Je ne suis pas

L’INTUITION,ÇA peu fier d’avoir deviné, non par intuition, mais par déduction. Le deuxième test m’a davantage perturbé. Cette fois, je le passe dans un bureau, en pré sence du responsable d’Iris Intuition, Alexis Champion, qui me guide afin de découvrir la photo, pas encore projetée, d’un lieu mystère. Il me pose certaines questions auxquelles je dois répondre par écrit, sans rien lui com muniquer. Je dois d’abord écarter les lieux auxquels je pense spontanément, car ils cor respondent à des a priori ou à des désirs per sonnels. J’inscris donc, pour les biffer, « port de pêche, mégapole, rue de Paris, cimetière, école à l’ancienne ». Je dois réussir à percevoir, en fer mant les yeux, la texture du sol du lieu en ques tion : « Ça colle un peu, ce n’est pas lisse, mais pas rugueux non plus. » Puis imaginer l’espace du lieu. J’écris : « Vaste, ouvert, pur, horizontal, mais avec plusieurs obstacles verticaux. » Pour les

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Les écoles d’intuition proposent non seulement de nous en remettre à nos ressentis mais aussi de déployer la capacité de percevoir des objets absents ou des événements qui ne sont pas encore advenus. Un cauchemar pour les tenants de la rationalité ?

Quand j’ai terminé mon examen silencieux, Alexis me montre la photo : c’est le jardin botanique de Singapour avec sa végétation luxuriante, quelques tours en forme d’arbres, des chemins jaunes, une rivière. Pas possible !

S’APPREND? couleurs : « D’abord du vert, puis du brun, du gris, un peu de jaune. » Ensuite, je dois à nou veau nommer les noms de lieux qui me viennent à l’esprit pour les évacuer. J’écris : « Jardin de maison de campagne, cour de ferme, écurie. » Je passe ensuite par l’odorat (« doux, un peu âcre quelque part, ça sent les arbres et les feuilles »), l’ouïe (« bruits d’eau, vent léger, insectes »). Enfin, je note : « Des arbres, le ciel, en extérieur, avec une rivière ou une mare. »

VOIX

Le dialogue que nous menons avec nous-même accompagne nos sensations, nous murmure ce que nous devons dire ou faire, et nous sermonne silencieusement lorsque nous ne sommes pas à la hauteur de la situation… Il n’avait jamais fait l’objet d’un traité de philosophie. La chercheuse Hélène Lœvenbruck s’y est attelée, en s’appuyant sur les neurosciences comme sur la littérature. Propos recueillis par Martin Legros

Directrice de recherche au CNRS au sein du Laboratoire de psychologie et de NeuroCognition à Grenoble, elle vient de signer Le Mystère des voix intérieures (Denoël), où elle croise les recherches en neurosciences et en linguistique, tout en s’appuyant sur des œuvres littéraires pour comprendre le langage intérieur, ou ce qu’elle appelle l’« endophasie ».

Ces prédictions nous permettent d’ajuster l’opération en cours avant même qu’elle soit effectuée. Si l’on veut faire parler les robots de façon fluide, il faut leur implémenter le même système de contrôle prédictif. C’est par ce biais que j’en suis venue à m’intéresser à l’endophasie, le langage à l’intérieur de soi – du grec éndon, « en soi », et phásis, « pa role » –, la parole silencieuse, souvent dialo gique, que l’on entretient avec soi-même.

© CP 58 Philosophie magazine n° 162 SEPTEMBRE 2022

des prédictions sur les conséquences de notre action en préparation. Ce mode de prédiction intervient tout au long du processus de pa role, en cascade : au moment où je planifie mon énoncé, où je choisis les mots, où je pro gramme mes mouvements articulatoires…

L’ÉCOUTEDENOTRE INTÉRIEURE

D ossier FAUT-IL SUIVRE SON INTUITION ?

Pourquoi vous êtes-vous intéressée au phénomène de la voix intérieure ? HÉLÈNE LŒVENBRUCK : Mes pa rents, professeurs d’anglais, m’ont poussée à apprendre l’anglais, le russe et l’allemand. Capable assez tôt de m’exprimer en plusieurs langues, je me demandais si ce que je ressen tais dépendait de la langue dans laquelle je l’exprimais. Ensuite, j’ai fait des études d’in génieur, et ma thèse en sciences cognitives portait sur la mise au point d’un robot simu lant la parole humaine, avec ses intonations, ses inflexions de voix… Pour contrôler un tel robot, il fallait introduire des systèmes de prédiction. C’est ainsi que nous parlons : avant d’émettre une parole, nous produisons

LŒVENBRUCKHÉLÈNE

À

Je dirais que l’intuition est la forme em bryonnaire et ultracondensée de l’endophasie.

Neumann/plainpicture© Pupa Philosophie magazine n° 162 SEPTEMBRE 2022 59

Elle peut se déployer ensuite dans l’élaboration de phrases, complètes ou fragmentées, puis dans la simulation mentale de ces énoncés. Mais le point de départ, c’est un concentré d’intuition, que l’on conserve tout au long de la verbalisation et qui permet de nous assurer que ce que nous disons correspond à ce dont on avait l’intuition avant de le formuler. Le processus de contrôle en cascade permet de comparer nos intuitions à leur verbalisation. À vous suivre, ces intuitions peuvent être plus ou moins condensées… En effet, cela peut aller de l’hypercon densé – sous la forme d’un flash, d’une bribe de parole ou d’un mot – à des phrases entières audibles mentalement avec tous les mots dans le bon ordre. Si vous avez oublié d’aller cher cher du pain et que cela vous revient au mo ment de la fermeture de la boulangerie, le mot « pain ! » peut surgir d’un coup dans votre tête. À d’autres moments, vous allez déployer des phrases entières. Après avoir discuté avec un ami, vous êtes capable, plusieurs jours après, de vous souvenir de l’essentiel de ce que vous vous êtes dit de manière condensée. Parfois, vous pouvez restituer l’intégralité de la conversation et la revivre intérieurement – c’est le cas quand il s’agit d’un échange char gé d’émotions. Lorsque vous vous disputez avec un collègue ou un voisin, vous pouvez entendre sa voix dans votre tête. Ces varia tions dépendent aussi des personnes. Cer tains individus ont une endophasie très audible, avec des voix intérieures presque aussi claires que dans la réalité. D’autres rap portent qu’ils ne sentent jamais de petite voix dans la tête – ce qu’on appelle l’« aphantasie auditive verbale ». La voix intérieure peut être la mienne ou celle d’un autre ? L’endophasie peut prendre la forme d’un dialogue intérieur faisant alterner notre voix et celle d’autrui. Elle met aux prises des points de vue (on parle de « dialogicalité ») ou des personnes avec leurs voix propres (la « dialogalité »). Si j’imagine qu’il faut que j’achète du pain, je vais me dire qu’il faut que je commence par aller chercher de l’argent au distributeur, que je gare mon vélo… Si je réflé chis à la guerre en Ukraine, je fais place à des points de vue différents sur le conflit qui peuvent prendre la voix de véritables interlo cuteurs. Souvent, personnes et points de vue se mélangent. La journaliste du Guardian Sirin Kale rapporte le cas d’une femme qui, chaque fois qu’elle doit prendre une décision im portante, entend dans sa tête un couple d’Ita liens imaginaires ayant chacun une voix et un accent particulier. Ils se disputent en échangeant des arguments. Jusqu’à ce qu’elle Les enfants expriment à voix haute ce qui leur passe par la tête. La voix intérieure est-elle le produit de l’injonction des adultes à intérioriser leur pensée ?

Lorsqu’ils jouent seuls, les enfants n’hé sitent pas à exprimer à voix haute leur pensée. Ils ont un langage « égocentrique » ou « pri vé », parfois sous forme de dialogue destiné à eux-mêmes. Parce qu’ils ne peuvent pas le contenir ? Ou y sont-ils contraints par l’édu cation ? Une chose est sûre : les réseaux du contrôle inhibiteur, dans le cortex préfrontal, se développent tardivement. Parce qu’ils veulent garder certaines pensées secrètes ou parce que les adultes les y encouragent, les enfants apprennent à internaliser le langage privé. Au sein de mon laboratoire, nous de mandons aux enfants d’apparier des images selon la forme sonore des mots associés, sans prononcer les mots à voix haute. Selon nos premiers résultats, ils y arrivent dès 4 ans, voire plus tôt. C’est le signe que les autres jouent un rôle décisif dans la mise en sour dine de notre parole intérieure.

Qu’est-ce qui rapproche la voix intérieure de l’intuition, qui nous murmure ce que nous devons faire avant de prendre une décision ?

62 Philosophie magazine n° 162 SEPTEMBRE 2022 ISSUE DE LA SÉRIE « LES AVENTURES DE LUDWIG » © QUENTINAGENCEBERTOUX /VU « On a barré l’idée que l’âme puisse sortir du etdupendantcorpsletempsrêverencontrerd’autresâmes » P. 69

Philosophie magazine n° 162 SEPTEMBRE 2022 63 idéeslesdansCheminer

MNastassja artin

Propos recueillis par Alexandre Lacroix / Photos Étienne Maury/Collectif item

ENTRETIENI dées 64 Philosophie magazine n° 162 SEPTEMBRE 2022

Cette jeune anthropologue a été révélée par Croire aux fauves, récit de son attaque par un ours qui l’a marquée corps et âme.

P ar la puissance de l’expérience qu’il raconte, par l’intensité poétique de son écriture, le récit Croire aux fauves a fait découvrir à de nombreux lecteurs la personnalité hors du commun de Nas tassja Martin. On y découvre que, le 25 août 2015, cette jeune anthropologue a survécu à l’impossible : alors qu’elle arpentait seule les pentes d’un glacier du Kamtchatka, elle a été attaquée par un ours, qui l’a mordue au visage. Celui-ci allait l’entraîner dans sa tanière, quand, dans une semi-inconscience, elle s’est souvenue – détail capital ! – qu’elle attachait toujours son piolet sur son sac, à portée de main. Elle s’en est saisie pour frapper l’ours à la gueule, le laissant dans un état de sidération tel qu’elle est parvenue à s’enfuir de justesse. S’en sont suivis un long et complexe parcours de guérison mais aussi une méditation métaphysique sur notre relation aux animaux et les frontières de notre identité. Qu’est-ce que porter sur soi la marque de l’ours ? Si ce livre unique est passé de main en main, son succès a peut-être fait un peu d’ombre à la qualité du travail d’anthropologue de Nastassja Martin, que la parution d’un ambitieux essai en cette rentrée, À l’est des rêves. Ré ponses even aux crises systémiques, permet de découvrir. Au même titre que Charles Stépanoff, lui aussi spécialiste de la Sibérie (lire son dialogue avec Cécile de France sur le chamanisme dans Philosophie magazine n° 134 et sur Philomag.com), Nastassja Martin appartient à une jeune génération d’anthro pologues marquée par la pensée de Philippe Descola et par la parution en 2005 de Par-delà nature et culture, une somme qui leur a fourni un programme de travail. Ils ont décidé d’explorer d’autres types de relations à la faune et aux éléments que ceux qu’entretient la civilisation occidentale, laquelle os cille entre surexploitation massive et idéalisation mièvre. C’est auprès des populations de chasseurs-cueilleurs du Grand Nord que Nastassja Martin est partie à la découverte de l’animisme, une vision du monde – ou une « ontologie » pour employer le terme de Descola – qui donne peut-être quelques pistes de réponse à la crise écologique actuelle, en cela qu’elle réenchante le monde et invite à prêter une âme à tous les êtres vivants. Plonger dans l’animisme, c’est évidemment se défaire de notre modèle phi losophique et envoyer quelques bons coups de piolet à nos préjugés. Prêts pour l’expérience ?

Dans son nouvel essai À l’est des rêves, cette femme de terrain fait de l’animisme une réponse à la crise écologique. Une critique des certitudes occidentales autant qu’une manière de réenchanter le monde ?

« Je d’unem’intéresseàlapossibilitémétamorphose »

L’AVENTURE D’UN CLASSIQUE I dées ENTRETIENS

Par Victorine

Confondre ce qui est en notre pouvoir et ce qui ne l’est pas nous condamne au malheur, avertit Épictète. Si nous souffrons, c’est que nous prenons pour mauvaises des choses qui, en fait, ne sont ni bonnes ni mauvaises, mais indifférentes. Il ne tient donc qu’à nous d’être heureux. de

Oliveira l’indifférencedeL’enseignement iStockphoto.©©IllustrationJulesJulienpourPMphoto-droitd’inspiration Philosophie magazine n° 162 SEPTEMBRE 2022 71

CAHIER CENTRAL D’UNL’AVENTURECLASSIQUEPhotosséparément.venduêtrepeutNe:© Tallandier/BridgemanImages;illustration:WilliamL EXTRAITS ÉPICTÈTE Préface par Olivier D’Jeranian ENTRETI E NS

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