« L’écriture et le sexe sont les deux choses importantes » ANNIE ERNAUX
IA
LE MYTHE DU XXIe SIÈCLE
Les intelligences artificielles seront-elles nos esclaves, nos amies ou nos maîtres ?
Un algorithme va-t-il nous faire la morale ? Une machine consciente est-elle possible ?
ET RETROUVEZ AUSSI NOTRE PROCHAIN HORS-SÉRIE : L'ART DE NE RIEN FAIRE (OU PRESQUE)
PARUTION LE 27 JUILLET
Aux bons soins du facteur chance
Parfois, il m’arrive de rencontrer des gens, plus jeunes, dans lesquels je me reconnais à peu de chose près. Il s’agira, par exemple, d’un étudiant en philosophie ou d’un Parisien parti vivre à la campagne après ses études, ou d’un trentenaire en pleine séparation, avec un enfant ballotté au milieu de ses déchirements amoureux. Je me dis : je suis passé par là, je connais cet état dans lequel il se trouve, et peut-être pourrais-je le conseiller pour qu’il évite les bêtises – mais je m’abstiens de le faire. Je me sens en effet, dans ces cas-là, comme un voyageur qui a emprunté une machine à remonter le temps pour se rendre dans le passé. Si le voyageur temporel intervient sur le cours des événements, il risque de détraquer la suite de l’histoire. Un principe de précaution minimal incite à ne pas troubler le développement d’un autre moi en germe.
Pourtant, parfois – et c’est plus troublant –, il m’arrive de croiser des gens de mon âge, ou même plus vieux, dans lesquels je me reconnais aussi, sauf qu’ils incarnent ce que je serais devenu si je n’avais pas pris telle décision ou tel chemin à l’une des bifurcations de l’existence. Il s’agira ainsi d’un professeur de lycée ou de fac, qui représente une autre version de moi-même, celle qui aurait choisi de passer l’agrégation ou de soutenir une thèse, comme cela m’a longtemps démangé. Ou encore ce sera un néorural endurci, pris dans des convictions militantes plus fortes mais aussi dans le carcan de la précarité matérielle – c’était la ligne sur laquelle j’étais engagé quand je vivais à la campagne. Au Paraguay, j’ai rencontré une version de moi-même qui étouffait dans un pays où il n’y avait pas de milieu littéraire, pas vraiment de maisons d’édition sérieuses, de journaux indépendants, ni de lecteurs, et qui ne parvenait pas à donner vie à ses textes, à les mettre en circulation. Je partageais son désarroi et son amertume : à sa place, il m’aurait été impossible de faire mieux.
Mais je me suis déjà surpris à envier des personnes qui semblent être des versions améliorées de moi-même : un auteur dont les premiers romans ont eu un succès immédiat, qui a très tôt pu vivre de sa plume, me fait ainsi miroiter une vie où il y aurait moins d’efforts à fournir pour mener de front un plein-temps et l’écriture. Un universitaire qui est nommé maître de conférences, ou invité à donner des leçons aux États-Unis, me paraît aussi avantagé, parce qu’il se consacre à des recherches de fond, là où le journalisme laisse moins la possibilité de le faire.
Dans ce cas, je me console vite en me disant que ce qui distingue ces différents moi les uns des autres, ce ne sont pas des qualités intrinsèques, ni même des aspirations personnelles, mais quelque chose qui est de l’ordre de la chance. Certains moi ont eu plus de veine que les autres. Nous sommes pris dans la tempête des circonstances immaîtrisables qui nous entourent. Elles ne nous poussent pas tous vers le même rivage, voilà tout. Finalement, la notion de chance n’est pas si injuste, c’est même peut-être le contraire : par-delà les inégalités de résultat apparentes, elle révèle notre commune humanité.
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ILS ONT PARTICIPÉ À CE NUMÉRO
P. 66 FRÉDÉRIQUE LEICHTER-FLACK
Le sentiment de justice et les cas de conscience sont au cœur de la réflexion de cette professeure d’humanités politiques à Sciences-Po Paris. À la croisée de la philosophie, de l’histoire et de la pensée politique, elle se penche sur les questions éthiques et les dilemmes moraux soulevés par la fiction. Son nouvel essai Pourquoi le mal frappe les gens bien ? puise ainsi dans le corpus littéraire pour affronter le « scandale du mal », qui s’abat indistinctement. Dans notre dossier, elle donne du sens à la malchance.
P. 68 TRISTAN GARCIA
Il s’est imposé comme un écrivain prolifique et une figure du renouveau de la métaphysique en France. Enseignant à l’université Jean-MoulinLyon-3, il publie régulièrement et alternativement des essais, comme Laisser être et rendre puissant, et des romans, dont Vie contre vie, le second tome d’une ambitieuse Histoire de la souffrance, tous deux parus cette année. Un concept traverse sa pensée et ses écrits de part en part : la chance, dont il a fait « sa boussole philosophique ». Il en déploie ici sa conception singulière.
P. 28 EKATERINA SCHULMANN
Son opposition à la guerre en Ukraine a fait d’elle un « agent étranger » aux yeux du ministère de la Justice russe. Depuis Berlin, où elle a trouvé refuge à la Robert Bosch Academy, cette politologue, autrice d’un manuel de science politique, continue à enseigner et à délivrer ses analyses sur sa chaîne YouTube, qui cumule des millions de vues. Spécialiste du parlementarisme, de l’administration et de la sphère publique, elle propose une analyse des mouvements d’opinion russes et partage ses réflexions sur l’avenir de son pays.
CAHIER CENTRAL PASCAL BRUCKNER
Il a fait de la critique du déclinisme et du renoncement son angle d’attaque, qu’il parle d’amour ou du bonheur. Souvent caustique, moquant l’invitation contemporaine à « l’euphorie perpétuelle », ce philosophe, membre du jury de l’Académie Goncourt, a enseigné dans plusieurs universités. Auteur de romans et d’essais, il fait une généalogie de la « mentalité du repli » dans Le Sacre des pantoufles. Reconnaissant sa filiation avec Søren Kierkegaard, il préface le cahier central consacré au penseur danois.
P. 62 CHARLES PÉPIN
Offrir une philosophie pratique : voici la promesse tenue chaque mois par notre chroniqueur, qui répond aux questions des lecteurs, et chaque semaine lors de ses Lundis philo. Philosophe, écrivain et animateur d’un podcast à succès, il reçoit chaque matin de cet été un invité dans l’émission Sous le soleil de Platon, sur France Inter. Il a récemment signé La Rencontre, un éloge de la disponibilité et de la prise de risque, qui ménagent dans « l’aventure de notre existence » un espace pour l’imprévu. Il démontre comment la volonté et la chance s’articulent ainsi pour donner vie aux histoires d’amour.
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Ont participé à ce numéro : Adrien Barton, Charles Berberian, Paul Coulbois, Philippe Garnier, Gaëtan Goron, Jules Julien, Frédéric Manzini, Catherine Meurisse, François Morel, Tobie Nathan, Charles Pépin, Charles Perragin, Serge Picard, Alain Pilon, Claude Ponti, Oriane Safré-Proust, Séverine Scaglia, Isabelle Sorente ADMINISTRATION
P. 36 RAPHAËL IMBERT
Musicien de jazz renommé, ce saxophoniste est aussi un chercheur. Directeur du Conservatoire national de Marseille, fondateur de la Compagnie Nine Spirit, il a étudié l’anthropologie, expérimenté l’apport des nouvelles technologies pour l’improvisation et s’est intéressé à la spiritualité dans son essai Jazz supreme. Initiés, mystiques et prophètes. Pour nous, il revient sur son rapport ambivalent aux « non-alignés de l’idéologie occidentale » et à son expérience de lecteur dans l’enquête que nous consacrons à la revue des années 1960 Planète.
Directeur de la publication : Fabrice Gerschel Éditeur délégué : Laurent Laborie Responsable administrative : Sophie Gamot-Darmon Fabrication : Rivages
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ISSN : 1951-1787
Dépôt légal : à parution
Imprimé en France/Printed in France / Philosophie magazine est édité par Philo Éditions, SAS au capital de 340 200 euros, RCS Paris B 483 580 015 Siège social : 10, rue Ballu, 75009 Paris Président, actionnaire majoritaire : Fabrice Gerschel
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MENSUEL N° 171 - JUILLET/AOÛT 2023
Couverture : © NilsKahle/Getty images
DANS NOTRE BOWLING PHILOSOPHIQUE CE MOIS-CI
Oppenheimer s’offrant un pur moment de détente p. 44
Grand séducteur qui a choisi la solitude et s’en délecte Cahier central L’art subtil de planter une flèche au centre d’un carré rond p. 68 Emmanuel Macron tentant le strike contre le rapport Pisani-Ferry p. 26 Dieu en train de perdre aux dés contre Albert Einstein p. 54 Mosquito Wars XXI p. 30 Pierre le Paléo rêvant de la buraliste sur son flipper p. 82 Super Anders Bros p. 96 Isabelle Sorente face à un Avertissement pour âmes sensibles p. 48 Mik Ezdanitoff se confrontant à son paronyme martien p. 36Annie Ernaux tentant un jackpot pour enfin changer de voiture p. 14
Nietzsche qui aime par avance le résultat, quel qu’il soit p. 59
SOMMAIRE
P. 3 Édito
P. 8 Questions à Charles Pépin
P. 10 Question d’enfant à Claude Ponti
P. 12 Courrier des lecteurs
Entretien
P. 14 Annie Ernaux
Déchiffrer l’actualité
Le jeune Kierkegaard affrontant le « boss du mariage » pour entrer dans le niveau éthique p. 74
P. 22 TÉLESCOPAGE
P. 24 REPÉRAGES
P. 26 PERSPECTIVES
ISF climatique : pour une justice verte / Réapprendre à marcher avec une interface machine-cerveau / Le paysage politique de la Russie en guerre / Que nous dit l’histoire des enfants retrouvés dans la jungle amazonienne ?
P. 30 AU FIL D’UNE IDÉE
Les moustiques
P. 32 ETHNOMYTHOLOGIES par Tobie Nathan
Prendre la tangente
P. 36 RÉCIT
Extra-terrestres, occultisme nazi, parapsychologie… La grande histoire de la revue Planète par Michel Eltchaninoff
P. 44 ANTHOLOGIE
Les philosophes face à la bombe atomique d’Oppenheimer
P. 48 L’ŒIL DE LA SORCIÈRE par Isabelle Sorente
DOSSIER La chance
P. 52 Florilège de citations philosophiques
P. 54 La vie est-elle une balle de match ?
P. 59 Test : faites vos jeux !
P. 62 Bonne pioche !
Enquête sur la rencontre amoureuse, avec Charles Pépin
P. 66 Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça ? avec Frédérique Leichter-Flack
P. 68 La chance, c’est ce qui résiste, avec Tristan Garcia
Cheminer avec les idées
P. 74 L’AVENTURE D’UN CLASSIQUE
La grande histoire de L’Alternative (Ou bien… ou bien) de Søren
Kierkegaard accompagnée du Cahier central (agrafé entre les pages 50 et 51), comprenant des extraits de l’œuvre et une préface de Pascal Bruckner
P. 80 BOÎTE À OUTILS
Divergences / Sprint
Intraduisible / Strates
Livres
NOTRE SÉLECTION D’ÉTÉ
POUR PRENDRE LE TEMPS, AVEC…
P. 83 À propos d’amour / bell hooks
P. 84 Tout doit disparaître / Annabelle
Perrin et François de Monès
P. 86 Un été avec Jankélévitch / Cynthia Fleury
P. 88 Correspondance 1887-1889 / Friedrich Nietzsche
P. 90 Notre sélection culturelle
P. 92 Agenda
P. 94 OH ! LA BELLE VIE par François Morel
P. 95 Jeux
Naissance progressive du sentiment amoureux (21e jour) p. 62
Ce numéro comprend en cahier central un encart rédactionnel (agrafé entre les pages 50 et 51) de 16 pages complétant notre rubrique « L’aventure d’un classique » et constitué d’une préface et d’extraits de L’Alternative, de Søren Kierkegaard.
PHILOSOPHIE MAGAZINE N° 172
PARAÎTRA LE 17 AOÛT 2023
P. 96 Humaine, trop humaine par Catherine Meurisse
P. 98 QUESTIONNAIRE DE SOCRATE Alex Lutz
« Les gens ne sont pas tellement allés voir là où ça cogne »
Ernaux Annie
Le désir, le corps, le temps… La romancière, lauréate du prix Nobel de littérature, nous a accordé un entretien exceptionnel sur ces trois thèmes classiques de la philosophie. Conjuguant subtilement le « je » et le « nous », elle montre comment sa vie et son œuvre ont été traversées par les violences de son époque. Propos recueillis par Alexandre Lacroix
Je suis une immigrée de l’intérieur » : cette formule que l’on retrouve dans plusieurs textes d’Annie Ernaux ainsi que dans son discours de réception du prix Nobel lui a valu des critiques, voire des sarcasmes. Être née en Normandie, être devenue une romancière chez Gallimard, primée et célébrée, ce n’est pas vraiment un destin représentatif d’immigrée. Et pourtant, lorsqu’on descend à la gare de Cergy-Saint-Christophe pour lui rendre visite, un jour de marché, la formule s’éclaire toute seule. Annie Ernaux s’est établie dans la ville nouvelle de Cergy il y a près de cinquante ans, et cette ville, qu’elle a décrite dans son Journal du dehors, accueille des déracinés, des gens venus d’ailleurs, parfois d’autres régions de France, parfois de très loin. Dans les livres d’Annie Ernaux, on sent qu’aller dans le centre de
Paris, ou en revenir, représente une sorte d’équipée. Mais ce qu’on devine également, c’est la ferme résolution de vivre là, dans une zone résidentielle, certes, mais avec un mobilier urbain anonyme, dans une ville qui n’a pas vraiment de centre, ni d’identité inscrite dans une histoire, et qui pourrait, en même temps, être n’importe où ailleurs, qui est une fenêtre ouverte sur le monde. N’est-ce pas le bon endroit pour regarder l’époque, pour la saisir pleinement ? N’y a-t-il pas plus à apprendre de l’observation des gens dans un RER ou un hypermarché que dans une bibliothèque ou un café bobo ? N’est-ce pas un lieu qui incite à faire tomber le grand décorum de la phrase littéraire, ourlée et coruscante, chargée d’adjectifs inutiles comme celle que je viens d’écrire ? En fait, Annie Ernaux n’a-t-elle pas pris un recul stratégique vis-à-vis du « milieu » de la littérature pour pouvoir faire enfin entrer dans ses romans le vécu des femmes, les contraintes du mariage, l’angoisse de l’avortement, les fins de mois difficiles, le divorce, les extases sexuelles qui ne débouchent pas sur l’amour, mais sur une solitude essentielle ?
La romancière m’a reçu dans son salon avec une vue sur quelques arbres et la vallée de l’Oise en contrebas. Elle avait une manière étonnamment joyeuse d’aborder les sujets, sans jamais asséner ni prendre ses réponses au sérieux. Et pourtant, elle n’a cessé de suivre la ligne qui lui est propre, une ligne sans concession, constante et capable de défier le jugement des autres. À l’oral comme à l’écrit, Annie Ernaux s’exprime par des phrases simples et claires. Néanmoins, ces phrases ne sont jamais plates, et c’est à la fois sa force et son mystère. Peutêtre son art consiste-t-il à savoir rendre quelque chose de la violente évidence de la réalité elle-même ?
NEW YORK, ÉTATS-UNIS
Le 7 juin 2023
Alors que des feux hors de contrôle ravagent les forêts canadiennes, la fumée des incendies recouvre de sa chape orangée le territoire américain et rend la qualité de l’air dangereuse, comme ici dans le quartier du Bronx.
HÉRACLITE / Fragments
Le feu est la monnaie de toutes choses et toutes choses sont la monnaie du feu, comme l’or pour les marchandises et les marchandises pour l’or
« Je comprends aujourd’hui que les extra-terrestres ont peu de chance d’exister »
© ALESSANDRA SANGUINETTI/ MAGNUM PHOTOS
Prendre la tangente
Les couvertures de la revue Planète présentent à chaque numéro un visage sculpté ou un masque issus de civilisations anciennes ou lointaines.
ESPRIT PLANÈTE, ES-TU LÀ ?
Dans les années 1960, la revue Planète a enthousiasmé une génération de lecteurs avec ses articles sur les extraterrestres, le yéti, l’occultisme nazi, les armes secrètes, la parapsychologie, mais aussi le transhumanisme et la pensée de Teilhard de Chardin. Planète est-elle la source de l’irrationalisme et du complotisme d’aujourd’hui, un manifeste philosophique ou la voie d’un merveilleux qu’il faudrait redécouvrir ?
Enquête sur un ovni.
Par Michel EltchaninoffLES PHILOSOPHES FACE À LA BOMBE D’OPPENHEIMER
Robert Oppenheimer montrant une photo de l’explosion de la bombe atomique sur Nagasaki, le 9 août 1945, avec (de gauche à droite) le scientifique Henry D. Smyth, le général de division Kenneth D. Nichols et le scientifique Glenn T. Seaborg.
Le cinéaste Christopher Nolan revient ce 19 juillet avec Oppenheimer, qui retrace l’itinéraire du physicien américain. À la tête du projet Manhattan, Robert Oppenheimer est celui qui a mis au point les bombes atomiques ayant détruit Hiroshima et Nagasaki en 1945. Cet événement sans précédent a bouleversé les philosophes. D’Albert Camus à Hannah Arendt, en passant par Günther Anders et Hans Jonas, ils nous font comprendre la dimension métaphysique de cette arme dévastatrice qui a révolutionné notre idée de la vie et de la mort autant que de la technique et de la guerre.
Pages coordonnées par Martin Legros et Elliot Mawas
Le film Oppenheimer signe le retour de Christopher Nolan derrière la caméra, trois ans après le succès de Tenet. Inspiré de la biographie de Kai Bird et Martin J. Sherwin intitulée Triomphe et Tragédie d’un génie (2005 ; trad. fr. Le ChercheMidi, 2023), il retrace le parcours sentimental, scientifique et politique du physicien américain, incarné à l’écran par Cillian Murphy. Né en 1904 à New York dans une famille fortunée et intellectuelle, Robert Oppenheimer, polymathe élégant et raffiné en proie à la mélancolie, suit des études de chimie et de physique dans les meilleures universités américaines et européennes, où il entre en contact avec les plus grands chercheurs atomiques de l’époque, avant de devenir professeur à Berkeley. Épris de deux femmes très différentes tout au long de sa vie, lié à la gauche socialiste, il voue une haine farouche au nazisme. Ceci motive en partie son engagement dans l’aventure atomique. Recruté en 1942 par le gouvernement américain pour diriger le projet Manhattan, ce passionné d’art et de poésie s’installe avec son équipe de scientifiques et leur famille à Los Alamos, ville construite au milieu du désert du Nouveau-Mexique. Très vite, des tensions, tant personnelles que professionnelles, éclatent. Après le succès du premier essai le 16 juillet 1945, plus de 70 scientifiques signent une pétition pour demander que la bombe, initiée contre l’Allemagne, en piste elle aussi vers l’arme nucléaire, ne soit pas larguée sur une ville japonaise. Oppenheimer en fait fi et poursuit sa course à l’armement. Un mois plus tard, le 6 août 1945, Little Boy tombe sur Hiroshima et, le 9 août, Fat Man sur Nagasaki.
La première fait instantanément 80 000 morts, la seconde 40 000. Sur la durée, le nombre de victimes dépasserait les 200 000… Terrifié par l’ampleur des destructions, Oppenheimer démissionne de son poste et plaide en 1949 pour un contrôle international et une limitation de l’armement nucléaire, s’opposant à la création de la bombe H – un engagement qui lui vaudra d’être accusé en 1950, en plein maccarthysme, de sympathies communistes.
UN CAUCHEMAR PROMÉTHÉEN
L’humanité est alors partagée entre l’effroi et la fascination pour cette arme d’une puissance inédite, symbole de la technologie la plus élaborée, qui promet de mettre fin à une guerre dévastatrice et interminable. « Même si nous déplorons cette nécessité, peut-on lire dans The Washington Post à l’époque, une lutte à mort oblige tous les combattants à infliger un maximum de dégâts à l’ennemi et ceci dans le plus court laps de temps. […] Nous exprimons sans réserve notre gratitude à l’égard de la science pour nous avoir donné cette nouvelle arme avant la fin de la guerre. » En France, Le Monde titre le 8 août : « Une révolution scientifique, les Américains lancent leur première bombe atomique sur le Japon. » De son côté, France-Soir salue une « découverte sensationnelle », « la plus formidable machine de mort que le génie humain ait inventée ». Dans le monde intellectuel où l’enthousiasme technologique est de mise, Albert Camus est l’un des rares à rompre la fascination. Dès le 8 août, le philosophe affirme dans Combat : « La civilisation mécanique vient de parvenir à son dernier degré de sauvagerie. Il va falloir choisir, dans un avenir plus ou moins proche, entre le suicide collectif ou l’utilisation intelligente des conquêtes scientifiques… Devant les perspectives terrifiantes qui s’ouvrent à l’humanité, nous apercevons encore mieux que la paix est le seul combat qui vaille d’être mené. Ce n’est plus une prière, mais un ordre qui doit monter des peuples vers les gouvernements, l’ordre de choisir définitivement entre l’enfer et la raison. » Dans ses pas, les philosophes seront nombreux à se pencher sur les traits de cette arme nouvelle et ses conséquences éthiques et politiques. Nous vous présentons des extraits de leurs réflexions.
EST-CEQUEÇAEXISTE?
PARCOURS DE CE DOSSIER
Nous disons souvent que nous avons eu un coup de chance (ou de malchance !). Mais est-ce une affirmation sérieuse ou superstitieuse ?
P. 52
En tout cas, la chance n’intéresse pas que les diseuses de bonne aventure ou les férus du loto : un florilège de citations montre qu’elle a toujours inspiré les penseurs !
P. 54
Le concept de chance a en effet une longue histoire. Dans l’Antiquité, il occupe une belle place dans la méditation sur l’art de bien conduire sa vie. Dans la Modernité, l’esprit scientifique suppose d’abord qu’il n’y a que du hasard et nulle part de chance, dans un monde où tout s’enchaîne mécaniquement. Seulement, la chance a fait son grand come-back philosophique au début du XXe siècle : agir moralement, n’est-ce pas se rendre capables de saisir certaines occasions ?
P. 59
Et vous, qu’en pensez-vous ?
Faites notre test pour mieux saisir votre rapport personnel à la fortune.
P. 62
Plusieurs samedis d’affilée, notre enquêteur Cédric Enjalbert est allé en mairie assister à des mariages. Avec cette question en tête : comment tombe-t-on sur l’amour de sa vie ? Auteur de La Rencontre, Charles Pépin répond à cette question.
P. 66
Spécialiste de littérature, Frédérique Leichter-Flack, qui a signé Pourquoi le mal frappe les gens bien ?, revient sur la loi des séries de catastrophes dont certains semblent victimes.
P. 68
La chance occupe une place centrale dans la réflexion métaphysique de Tristan Garcia, qui vient de faire paraître Laisser vivre et rendre puissant. Et si la chance d’une chose, quelle qu’elle soit, était tout simplement d’exister ?
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QUAND LA VIE EST UNE BALLE DE MATCH
La notion de chance a inspiré les penseurs de l’Antiquité, puis a été rejetée par les Modernes, parce qu’irrationnelle. Depuis le XXe siècle, elle fait son grand retour, car elle nous invite à cultiver une forme de gratitude envers tout ce qui échappe à notre volonté.
Par Martin Legroses gens n’osent pas admettre à quel point leur vie dépend de la chance. Cela fait peur de penser que tant de choses échappent à notre contrôle. C’est comme dans un match de tennis quand la balle frappe le haut du filet, avec un peu de chance elle passe, et on gagne. Ou bien elle ne passe pas, et on perd. » Prononcé par le personnage de Chris Wilton en ouverture du film de Woody Allen Match Point (2005), ce constat est celui d’un homme scandaleusement chanceux : professeur de tennis d’extraction modeste, il a réussi à épouser la fille d’une riche famille de la bourgeoisie londonienne tout en échappant à la police pour le meurtre de sa maîtresse grâce à un ultime coup du sort : la bague de sa victime qu’il a jetée dans la Tamise a été retrouvée sur le cadavre d’un SDF, devenu ainsi le coupable idéal. Même si le fantôme de sa victime
BONNE PIOCHE !
Notre liberté conjugale et sexuelle s’est accrue en même temps que les outils de choix et de sélection, au point d’aboutir à un paradoxe : plus les contraintes s’assouplissent, plus l’incertitude augmente… et plus on cherche à s’assurer de réussir ! Alors, sait-on encore « saisir sa chance » en amour ?
Par Cédric EnjalbertL’essentiel, c’est de se trouver. » Parole d’élue. Je l’ai entendue un matin de juin à la mairie du IXe arrondissement de Paris. Les unions se succèdent à cette période de l’année, et j’ai assisté à quelques mariages. Ici, des célébrités se sont fait vœu de fidélité, dont Paul Gauguin et Maître Gims. Mais avant d’être la « maison commune », l’édifice a abrité l’un des clubs de jeux les plus prisés de la capitale. Au Cercle des Étrangers, écrit un auteur anonyme dans Paris et ses modes (1803), certains « autour d’une longue table de jeu tentaient la fortune et s’exposaient à ses caprices ». L’amour serait-il aussi un jeu de hasard ? C’est ce que je suis venu voir.
Madame la maire Delphine Bürkli sort la tête de son bureau : « C’est bien le mariage
« LA CHANCE, C’EST CE QUI RÉSISTE »
Dans Forme et Objet, le concept de « chance » fait une entrée fracassante… sauf que vous lui donnez un sens assez particulier…
TRISTAN GARCIA : Ce qui m’intéressait alors, c’était d’aller récupérer l’usage de ce terme, d’en contester l’appropriation par la science des probabilités. Au début du XVII e siècle, il y a eu en effet un essor du calcul des probabilités, d’abord sous l’impulsion du mathématicien italien Girolamo Cardano, puis à travers les échanges entre Blaise Pascal et Pierre de Fermat. À cette époque, et jusqu’au XVIIIe siècle, beaucoup de savants et de philosophes étaient des joueurs, ce qui explique leur intérêt non seulement pour la chance, mais aussi pour les paris et la recherche de martingales – c’est-àdire de ruses permettant d’augmenter ses chances. Ils vont donc engager une entreprise de rationalisation de l’aléatoire. Dans leur optique, la chance désigne la probabilité de l’occurrence d’un événement, sa calculabilité. Pour ma part, je souhaite défendre une idée de la chance plus ordinaire, plus commune. Dans son sens minimal, je dirais que, pour moi, la chance d’une chose, c’est simplement qu’elle soit entrée dans l’existence. C’est le fait de sortir du néant, du rien, de commencer à être quelque chose.
Cela rejoint l’adage selon lequel nous sommes tous des gagnants du loto, puisqu’il y a plus de cent millions de spermatozoïdes par éjaculation…
Et ça renvoie aussi à ces traditions anciennes de nihilisme selon lesquelles il n’y a rien de plus tragique que d’être entré dans l’existence. La chance peut être perçue comme négative. Emil Cioran, quand il écrit De l’inconvénient d’être né, ou l’écrivain d’épouvante Thomas Ligotti, dont certains textes sont repris dans la saison 1 de la série True Detective, par la bouche de l’inspecteur Cohle, poursuivent ces métaphysiques de la malchance primordiale.
Tristan Garcia vient de publier deux sommes : un essai, Laisser être et rendre puissant (PUF), et un roman, Vie contre vie (Gallimard). Il nous explique pourquoi la chance, à ses yeux, a des implications bien plus profondes que le simple coup de bol. Propos recueillis par Alexandre Lacroix
TRISTAN GARCIA
Romancier et philosophe, maître de conférences à l’université Lyon-3, il s’est imposé comme une figure du renouveau de la métaphysique en France avec Forme et Objet (PUF, 2011). Cette année, il a publié un autre traité, Laisser être et rendre puissant (PUF). Côté roman, il a fait paraître le deuxième volet de son érudite et foisonnante Histoire de la souffrance (Gallimard), composée de contes situés dans toutes les époques et dans toutes les civilisations. Sous le titre Vie contre vie, ce volume nous emporte de l’Andalousie du XIe siècle jusque dans le cercle de la Lunar Society of Birmingham de la fin du XVIIIe siècle.
Pourquoi ne pas raisonner là-dessus en termes de statistiques : une graine qui tombe d’un arbre a une certaine probabilité de pousser, non ?
Prenons l’image concrète du coup de dés. Ce qui intéresse le statisticien, c’est uniquement le résultat générique : le nombre. Ce que j’appelle la chance de cet événement, c’est l’événement lui-même : a-t-il rebondi ? la main était-elle moite ? a-t-il tourné beaucoup ? comment a-t-il heurté la table ? a-t-il failli tomber par terre ? Le statisticien a une saisie générique de l’événement, mais, à l’époque, ce qui m’intéressait dans la chance, c’était ce qui fait que ce coup de dé-là est singulier et n’a jamais été tiré auparavant, ni ne le sera dans le futur. Pour le statisticien, la chance d’obtenir un six est d’un sixième. En un autre sens, la chance du coup de dé est ce qui, en lui, résiste à toute description finie, à toute évaluation, c’est ce qui dans cette expérience n’est pas répétable.
Dans le final de Forme et Objet, vous opposez la chance et le prix. Si l’on comprend que la chance d’une chose, c’est le noyau irréductible de sa singularité, qu’est-ce que son prix ? Là aussi, je souhaitais rependre un terme
au domaine du calcul et de l’économie. Pour que je puisse concevoir un être, pour que je dise : « Tiens, ceci est une chose », il y a un prix à payer. Autrement dit, pour concevoir une chose, lui reconnaître une forme, je dois limiter sa puissance d’être n’importe quelle autre chose, son échangeabilité, si l’on veut.
Pouvez-vous prendre un exemple ?
Quand j’écrivais Forme et Objet, je me passionnais pour des questions de logique qui peuvent sembler oiseuses, à propos d’objets contradictoires, du genre : « Y a-t-il une différence entre un cercle carré et un triangle carré ? » Ces deux objets sont bien entendu autocontradictoires et ne peuvent pas exister. Pourtant, ils n’ont pas la même manière de ne pas exister. On sent bien qu’il y a une petite différence intuitive entre un cercle carré et un triangle carré. À quoi tient-elle ? Au fait que le premier doit son impossibilité d’exister aux propriétés du cercle et le second à celles du triangle, donc ils sont un minimum déterminés par les figures initiales du cercle et du triangle : même eux, quoiqu’ils soient contradictoires – et inexistants –, ne sont pas complètement n’importe quoi, ils ont un minimum de détermination, ils ne sont pas tout à fait substituables, et là, c’est leur prix, ce qui les limite.
Ce ne serait pas plus clair si vous preniez l’exemple d’une chose qui existe vraiment, comme un caillou ?
La chance est le concept qui désigne la sorte de forteresse imprenable qu’est l’objet singulier, donc la chance de ce caillou-ci assure sa non-remplaçabilité, c’est ce qui fait qu’il est unique et que je ne peux pas en énumérer toutes les propriétés. Le prix, en réalité, c’est la même chose que la chance mais considéré sous un autre angle. La chance désigne l’impuissance d’un autre caillou à remplacer tout à fait celui-ci ; le prix, l’impuissance de ce caillou-ci à se substituer complètement à un autre.
P.
Cheminer dans les idées
« Lève-toi avant l’aube, affranchi de tout souci, et pars à l’aventure »
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L’ALTERNATIVE (OU BIEN… OU BIEN)
réconciliationL’impossible
Toute sa vie, Søren Kierkegaard s’est senti déchiré entre trois aspirations. Soit se consacrer à l’écriture, à la musique, aux plaisirs sensuels. Soit faire le saut du mariage, ce qu’il redoute tant qu’il va rompre ses fiançailles. Soit être illuminé par la foi. Mais comment ne pas rester perpétuellement insatisfait, si nous prenons chacune de nos décisions sur fond d’angoisse ?
Par Victorine de OliveiraLivres
« Si vous connaissiez le temps aussi bien que je le connais moi-même, vous ne parleriez pas de le gaspiller comme une chose. Le temps est une personne », explique le Chapelier fou dans Alice au pays des merveilles. Alors, pourquoi ne pas passer cet été à (re)prendre votre temps avec notre sélection de livres ?
Prendre le temps
D’AIMER
Un écrivain a-t-il le droit et même le pouvoir de faire totalement fi de son temps ? C’est la question qu’on ne peut manquer de se poser à la lecture du dernier texte, aussi époustouflant que troublant, de Pierre Michon. Ce court récit, suite donnée à un premier, paru en 1996 sous le titre La Grande Beune, narre le séjour d’un jeune instituteur dans un village du Périgord, au bord des rivières de la Petite et de la Grande Beune, et des grottes préhistoriques des environs de Lascaux, où il s’éprend éperdument d’Yvonne, buraliste de vingt ans de plus que lui sur laquelle il projette ses fantasmes érotiques les plus débridés. Le texte creuse dans une langue, un style et un rythme très travaillés, la question du désir sexuel. Mais il le fait sous un mode qui heurte frontalement l’esprit du temps. Dans le scénario sexuel de Michon, la Préhistoire, et la question de l’origine de l’humanité, ainsi que la chasse et la pêche, et la question de l’animalité, doublent en permanence l’intrigue contemporaine entre l’instituteur et sa buraliste. Comme si dans leurs « vies minuscules » d’aujourd’hui, Pierre et Yvonne étaient voués à rejouer la découverte fascinée du désir et de la sexualité par le premier homme et la première femme.
L’homme et la femme apparaissent ici comme deux espèces différentes, aimantées l’une vers l’autre par l’abîme que creuse leur différence anatomique : l’homme est un chasseur possédé, et son phallus un « silex » qui taille son empreinte dans le corps de la femme. Celleci apparaît tantôt comme une « reine » inatteignable et intouchable, tantôt comme une proie au regard « affolé », « une chienne » qu’il faut « prendre » et « fourrer » sur un carré de béton comme sur le flipper d’un café.
Michon ignore superbement les bouleversements des relations entre les hommes et les femmes dont nous sommes les contemporains, et l’on en vient même à penser que par la distance vis-à-vis de ces transformations, il entend manifester sa souveraineté d’écrivain. Disons-le franchement, aucun autre écrivain contemporain ne pourrait aujourd’hui écrire ce qu’il écrit à propos du sexe, sans passer pour le dernier des réac’. En refermant son récit, on en vient cependant à se demander si c’est notre nouveau discours amoureux, tel ce Kärcher avec lequel deux personnages du récit ont effacé les dessins d’une caverne, qui a privé la sexualité de sa dramaturgie archaïque ? Ou si cette dramaturgie appartient à un temps révolu et que sur les parois blanchies de la grotte de demain, un nouveau scénario sexuel est en train de naître qui attend encore d’être mis en images et en mots ?
Martin LegrosComment réinjecter l’esprit d’aventure dans la routine existentielle ? Comment défaire les contraintes de nos modes de vie de plus en plus programmés et de nos interactions de plus en plus automatisées ? Comment faire place à la surprise, à l’émerveillement qui nous manquent souvent au quotidien ? En accueillant peut-être déjà l’imprévu, ce que Rémy Oudghiri nomme « l’échappée belle » dans son nouvel essai succédant à une autre réflexion sur les marcheurs solitaires. Échapper au système des normes asphyxiantes invite à se nourrir des situations imprévues, à changer nos plans, à se laisser déséquilibrer par des « microfugues », sur le modèle des explorations psychogéographiques pratiquées par les situationnistes dans les années 1950-1960 à travers leurs « dérives » urbaines. Ces microfugues sont ces intermèdes qui donnent provisoirement le sentiment d’échapper au temps et à l’espace ; ils reconfigurent le regard sur le monde, intensifient les sensations du corps par-delà même l’érotisme de la chair. Comme dans l’amour – mot qui n’apparaît jamais dans le livre mais qui le hante de bout en bout tel un motif fantomatique –, il faut apprendre à se laisser bousculer par l’imprévu, voire à aller vers lui. Apprendre à s’ajuster aux contre-temps de la vie quotidienne comme autant d’occasions de vivre d’autres expériences de soi et du monde. Apprendre à saisir la poésie au coin de la rue qui, comme le disait Jorge Luis Borges, « peut nous sauter dessus n’importe quand » – exactement comme l’amour. C’est dans cette imbrication de deux gestes corporels et spirituels que Rémy Oudghiri fait de l’échappée belle un art de la fugue : il n’est rien d’autre qu’un savoir empirique habité par l’attachement aux brèches qui changent la vie et donnent envie d’aimer.
Jean-Marie DurandNous parlons crush, sexe, drague, dating ou conquêtes, mais beaucoup plus rarement d’amour. C’est l’étrange constat que fait l’essayiste afro-féministe bell hooks dans un essai paru en 2000 et traduit l’automne dernier, qui trône au sommet des ventes d’essais depuis. D’où vient cette absence, alors que tout le monde s’accorde à dire que l’amour est un indispensable ? Principalement d’une culture patriarcale qui valorise peu l’attachement et lui préfère la consommation, des biens comme des personnes. Au premier abord, bell hooks peut dérouter, voire agacer : les affirmations générales du type « les hommes théorisent l’amour, mais les femmes le pratiquent » ne lui font pas peur, elle n’hésite pas à piocher dans le corpus du développement personnel, et certaines pages sonnent comme des prêches. Mais elle garde toujours en ligne de mire un objectif politique, voire révolutionnaire, qui consiste à subvertir la société en s’attaquant au champ de l’intime. Et si les femmes sont les plus disposées à mener cette révolution, c’est justement parce qu’elles sont en manque : « Nous les femmes, le plus souvent, nous parlons depuis une position de manque, depuis la position de celles qui n’ont pas reçu l’amour auquel elles aspiraient. » Conditionnées à prendre soin de l’autre, à s’effacer au profit des besoins d’autrui, les femmes souffrent d’un déficit qui les rend plus à même d’en penser la portée politique. Mais encore faut-il s’entendre sur une définition de l’amour. Pour bell hooks, il n’a rien d’un sentiment qui nous tomberait dessus par hasard : il est le fruit d’un acte de la volonté et consiste à « s’étendre soi-même dans le but de nourrir sa propre croissance spirituelle ou celle d’autrui ». Une définition en apparence simple, mais qui remet en question bien des lieux communs, à commencer par celui qui fait du couple son terrain privilégié. Lire bell hooks, c’est s’autoriser à imaginer de nouveaux terrains pour cet acte de la volonté qui ne nous demande même pas tant d’efforts que
ça.L’ÉTÉ AVEC PHILOSOPHIE Méditations sur le risque
TRANSCLASSES
L’un des arguments invoqués par les partisans d’un relèvement de l’âge de la retraite est que les Français travaillent moins longtemps que leurs voisins voire qu’ils
par an)
3 BONNES RAISONS DE
X Le tarif le plus avantageux
ce que nous voyons poindre en réalité, c’est un chassé-croisé, car les retraités tentent de se maintenir le plus longtemps possible en activité, tandis que les actifs, après avoir goûté au télétravail, sont tentés par la « grande démission » et cherchent plutôt faire entrer un peu de retraite dans leur vie.
P. 52
D’autres conceptions de la retraite sont donc imaginables, et même finançables, comme le montre le politologue Bruno Palier P. 54 De Sénèque à Ivan Illich, en passant par Montaigne ou Bertrand Russell, les classiques ont proposé plusieurs rapports au boulot et l’oisiveté dont certains sont peut-être à redécouvrir. P. 58 Quand l’économiste Pierre-Yves Gomez expert des mutations du travail et de l’entreprise, s’entretient avec la philosophe Céline Marty spécialiste de la décroissance, la discussion tourne rapidement autour d’une alternative : faut-il libérer l’activité ou se libérer du travail ?
X Un paiement échelonné dans le temps, sans engagement X La liberté de suspendre ou d'interrompre son abonnement à
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