Philosophie magazine #105 déc. 2016 / jan. 2017

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Ne peut être vendu séparément. Illustration : Séverine Scaglia pour PM ; image-droits d’inspiration : © Photo Josse/Leemage.

Mensuel / France : 5,50 € Bel./Lux./Port. cont. : 6,50 € Suisse : 11 CHF Andorre : 6,20 € Allemagne : 6,90 € Canada : 11,50 $CA DOM : 8 € COM :1 000 XPF Maroc : 60 DH

n° 105

Fondateur de religion ?

supplément offert

Préface Jean-François Balaudé

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Épicure

M 09521 - 105 - F: 5,50 E - RD

MENSUEL N° 105

Décembre 2016 /Janvier 2017

Suis-je

l’auteur de ma vie ? Comment reprendre en main son existence

ÉPICURE

et la religion

Notre enquête sur l’idéologie du nouveau FN

DANS LA TÊTE DE MARINE LE PEN

trump power quatre clés pour comprendre


Édito

Un drôle d’oiseau

© Serge Picard pour PM ; illustration : Charles Berberian pour PM PM.

Par Alexandre Lacroix

Directeur de la rédaction

V

endredi soir, je me trouvais, dans le métro, un peu fatigué, cahotant, les yeux rivés sur le linoléum de la rame, quand une voix a tonné : « Messieurs Dames, bonsoir, excusez-moi de vous déranger… » L’homme portait un sac à dos lourd et rafistolé par des épingles à nourrice. Il avait un corps maigre, qui contrastait avec son visage tuméfié. Ses lèvres, surtout, bourgeonnaient. Le froid. L’alcool. Le tabac. Qui sait. Il devait avoir les semelles reliées au rail de courant de la voie, alimenté en continu à 750 volts, car une électricité peu ordinaire le traversait. « Mesdames Messieurs, je sais, c’est pas facile, vous en entendez pas mal des comme moi, ça défile toute la journée, mais voilà, j’ai quelque chose à vous dire : je vous hais. Je vous déteste carrément. Vous êtes des porcs. Vous êtes des hypocrites et des lâches. Vous avez honte de me regarder en face parce que vous savez que vous êtes trop moches. J’aimerais vous voir crever, vous et votre égoïsme. Vous et votre petit confort. Oui, je vous hais du fond de mon cœur. » J’avoue que si son allocution n’avait pas pris cette tournure imprécatoire, je serais peut-être resté le nez baissé, à toiser mes genoux. Tout à coup, il se passait quelque chose. « Rassurez-vous, a repris l’homme au regard vraiment noir – je n’avais pas remarqué jusque-là combien ses pupilles étaient dilatées et sombres, de vrais cratères

prêts à cracher leur lave –, après une entrée en matière pareille, je ne vais pas vous demander de l’argent. Non, ce serait indécent. Je vais plutôt faire l’hélicoptère avec ma bi… – S’il vous plaît, allez faire ça ailleurs, a dit une jeune femme aux premières loges, il y a un enfant de huit ans ici. – Oups ! » a répondu l’impétrant, avant de bondir et de décocher un féroce coup de boule à la vitre de la porte. Vous vous souvenez de l’introït de Série noire d’Alain Corneau, quand Patrick Dewaere se cogne à tout-va le front contre la tôle d’une voiture, au milieu d’un terrain vague embrumé ? Eh bien, c’était un coup dans ce genre. D’une rage qui ne triche pas. Puis il a louché, a ondulé comme un personnage de cartoon : « Excusez-moi, Madame. C’est la grande ville. Y en a des qui ne résistent pas. Y en a des que ça rend vraiment fous. » Lucide. La rame est entrée en station et il s’est éclipsé. Est-on l’auteur de sa vie ? Dans l’ensemble, j’ai de sérieux doutes, car l’existence que nous menons n’est pas vraiment malléable. Elle n’est pas artificielle non plus. La vie n’est pas ce qu’on fait volontairement, mais tout ce qui advient. Difficile de façonner un mois, une année. Cependant, il est assurément possible de créer des moments particuliers. Si d’aucuns rêvent de donner à toute leur existence une forme belle, de faire de leur vie une œuvre d’art, il est tentant de tourner en dérision un tel projet, de le taxer de dandysme. La bio-esthétique est suspecte ; elle s’apparenterait à une préoccupation de snobs, de privilégiés. Ce serait l’apanage des fils et des filles de bonne famille que de très peu subir, de tout sculpter. Pourtant, ce SDF à la voix tonitruante nous rappelait autre chose : même quand on galère, qu’on n’a rien décidé de la suite d’événements calamiteux qui nous tombent sur le coin de la figure, on peut encore susciter des moments étonnants. Oui, il s’était montré créatif devant nous. Il nous avait rendus spectateurs d’une performance, surclassant en intensité pas mal de celles qui se jouent officiellement en scène. Là, réside comme un espoir. La poétique fulgurante de l’action gratuite n’est pas réservée aux seuls nantis. Pour quelques minutes, même le plus malheureux des humains peut faire l’hélicoptère avec sa vie.

Décembre 2016/Janvier 2017 Philosophie magazine n° 105 / 3


Les contributeurs

MAGAZINE

10, rue Ballu, 75009 Paris Tél. : 01 43 80 46 10 www.philomag.com

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P. 78

Yadh ben Achour

Élisabeth Schneider

Pierre Vesperini

Membre du Comité des droits de l’homme des Nations unies et exdoyen de la Faculté des sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis, il est notamment l’auteur de La Deuxième Fâtiha. L’islam et la pensée des droits de l’homme. Il a été l’un des acteurs de la transition démocratique qui a suivi la révolution tunisienne. Pour nous, il en dresse le bilan et en livre une analyse décapante, six ans après.

Cette chercheuse en géographie et en sciences de l’information à l’université de Caen enquête sur les nouvelles pratiques d’écriture des adolescents à l’ère de Facebook, Instagram et Twitter. Dans notre dossier, elle explique comment les jeunes se cons­ truisent comme les sujets de leur vie à travers des récits très riches, en textes et en images, qu’ils font circuler sur Internet.

Tenant d’une relecture radicale des penseurs antiques, dont il aime renouveler l’étrangeté, il est l’auteur du récent Droiture et Mélancolie. Sur les écrits de Marc Aurèle. Ancien membre de l’École française de Rome et membre de l’Insti­ tuto de Filosofia de l’université de Porto, il signe dans ce numéro un essai polémique faisant d’Épicure, à rebours de la tradition, un fondateur de religion.

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Camille Chamoux

Peter Sloterdijk

François Jullien

Comédienne et scénariste, elle a connu le succès avec le film Les Gazelles et son one-woman show Née sous Giscard. Elle joue actuellement au Théâtre du Petit Saint Martin dans L’Esprit de contradiction et apparaît également au cinéma dans Maman a tort, de Marc Fitoussi. Dans notre dossier, elle nous explique la manière dont elle entrelace son parcours et celui de sa génération pour donner une certaine cohérence à sa vie.

L’iconoclaste de la pensée allemande, qui avait tant choqué avec ses Règles pour le parc humain, manuel d’antihumanisme, continue de nous dérouter avec génie. Cinq ans après Tu dois changer ta vie, il signe Après nous le déluge, tableau d’une condition humaine qui n’accepte plus aucun héritage. La meilleure manière d’être l’auteur de sa vie ? Réponses dans notre dossier.

Sa connaissance de la pensée chinoise lui permet de jeter un nouveau regard sur la nôtre. Après Éloge de la fadeur ou Traité de l’efficacité, le philosophe se passionne désormais pour le thème du « vivre ». Après sa Philosophie du vivre, il propose une réflexion originale sur La Seconde Vie (à paraître en février 2017) – qui peut sur venir de 15 ans à 77 ans… et plus. Il nous y plonge dans le cadre de notre dossier.

4 / Philosophie magazine n° 105 Décembre 2016/Janvier 2017

Diffusion : Presstalis. Contact pour les réassorts diffuseurs : À Juste Titres, 04 88 15 12 42, Julien Tessier, j.tessier@ajustetitres.fr RÉDACTION redaction@philomag.com Directeur de la rédaction : Alexandre Lacroix Rédacteurs en chef : Martin Legros, Michel Eltchaninoff Conseillers de la rédaction : Philippe Nassif, Sven Ortoli Chefs de rubrique : Martin Duru, Catherine Portevin Édition : Noël Foiry, Marie-Gabrielle Houriez, Laure-Anne Voisin Directeur de la création : William Londiche da@philomag.com Directrice photo : Cécile Vazeille-Kay Rédactrices photo : Mika Sato Graphiste : Alexandrine Leclère Rédacteur Internet : Cédric Enjalbert Webmaster : Cyril Druesne Ont participé à ce numéro : Jean-François Balaudé, Adrien Barton, Charles Berbérian, Manuel Braun, Philippe Chevallier, Guillaume Cot, Victorine de Oliveira, Wolfram Eilenberger, Sylvain Fesson, Philippe Garnier, Gaëtan Goron, Seb Jarnot, Jul, Mathilde Lequin, Olivier Mannoni, Tobie Nathan, Charles Pépin, Charles Perragin, Serge Picard, Jussi Puikkonen, Antoine Rogé, Séverine Scaglia, Nicolas Tenaillon, Tomi Ungerer, Fred Van Deelen ADMINISTRATION Directeur de la publication : Fabrice Gerschel Responsable administrative : Sophie Gamot-Darmon Responsable développement éditorial : Julie Davidoux Fabrication : Rivages Photogravure : Key Graphic Impression : Maury imprimeur, Z.I., 45300 Manchecourt Commission paritaire : 0521 D 88041 ISSN : 1951-1787 Dépôt légal : à parution Imprimé en France/Printed in France Philosophie magazine est édité par Philo Éditions, SAS au capital de 254 000 euros, RCS Paris B 483 580 015 Siège social : 10, rue Ballu, 75009 Paris Président : Fabrice Gerschel RELATIONS PRESSE Canetti Conseil, 01 42 04 21 00 Françoise Canetti, francoise.canetti@canetti.com PUBLICITÉ Partenariats/Publicité culturelle et littéraire Julie Davidoux, 01 71 18 25 75, jdavidoux@philomag.com Publicité commerciale Anne Borromée, 01 71 18 16 03, 06 51 58 08 45 aborromee@philomag.com Audrey Pilaire, 01 71 18 16 08, apilaire@philomag.com MENSUEL NO 105 - DÉCEMBRE 2016/ JANVIER 2017 Couverture : © Matteo Tranchellini

2015

La rédaction n’est pas responsable des textes et documents qui lui sont envoyés. Ils ne seront pas rendus à leurs propriétaires.

© M.Rais/CC BY-SA 3.0 ; unicaen ; Jose Eduardo Real/Éditions Verdier ; Georges Biard/CC BY-SA 3.0 ; Ulf Andersen /Éditions Payot ; Claude_Truong-Ngoc/CC BY-SA 3.0.

P. 40

SERVICE ABONNÉS abo@philomag.com / 01 43 80 46 11 Philosophie magazine, 4, rue de Mouchy, 60438 Noailles Cedex – France Tarifs d’abonnement : prix normal pour 1 an (10 nos) France métropolitaine : 53 € TTC (TVA 2,1 %). UE et DOM : 64 €. COM et Reste du monde : 73 €. Formules spéciales pour la Belgique et la Suisse Belgique : 070/23 33 04 abobelgique@edigroup.org Suisse : 022/860 84 01 abonne@edigroup.ch


Sommaire

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Taillage rapide des rêves révolutionnaires

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Gomme molle du lâcher-prise p. 18

p. 30

PHILOSOPHIE MAGAZINE N° 106 PARAÎTRA LE 19 JANVIER

P. 8 Questions à Charles Pépin P. 10 Questions d’enfants à Tomi Ungerer P. 12 Courrier

Ce numéro offre un supplément de 16 pages comprenant la Lettre à Ménécée et des extraits de la Lettre à Pythoclès d’Épicure, en cahier central (agrafé entre les pages 50 et 51). Ne peut être vendu séparément. Un encart Beaux-Arts Magazine est jeté sur 20 000 abonnés France métropolitaine.

6 / Philosophie magazine n° 105 Décembre 2016/Janvier 2017

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L’Esprit du temps

Horizons

P. 14 Télescopage P. 16 Matière à penser P. 18 Regards croisés Trump Power Quatre penseurs du passé pour éclairer le futur des États-Unis P. 24 Au fil d’une idée Alerte aux zombies P. 25 Pour un nouveau partage Réformer l’éducation, par François Taddei (en partenariat avec la MAIF)

P. 30 Enquête

Dans la tête de Marine Le Pen Par Michel Eltchaninoff P. 40 Rencontre

Tunisie. L’âge de raison de la révolution ? Avec Yadh ben Achour

© Séverine Scaglia pour PM

Décembre 2016 Janvier 2017

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Gomme dure de la marginalité volontaire

LES ARMES MAÎTRESSES DU STORYTELLING


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Plume nostalgique de Tesson p. 84 Plume stylée de Macé

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Plume Sergent-Major de Guyotat

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Dossier

Idées

Les livres en fêtes

Suis-je l’auteur de ma vie ?

P. 70 Entretien

P. 84 La beauté du geste P. 86 Vertige des mots P. 87 Promesses du ciel P. 88 Dans le chaos du monde P. 90 Hauteur de vue

P. 46 La liberté de se choisir P. 48 Ils se sont faits eux-mêmes. Témoignages P. 50 Moi, ce chef-d’œuvre ? Le point de vue de Michel Foucault P. 54 Comment se raconter sans se la raconter. Enquête P. 58 L’élan de l’expérience. Entretien avec François Jullien P. 62 Ils sont sortis des clous. Témoignages P. 64 Invente-toi ton héritage ! Entretien avec Peter Sloterdijk

Michael Tomasello

P. 76 Boîte à outils Pensée d’ailleurs / L’art d’avoir toujours raison P. 78 Le classique revisité Épicure, fondateur de religion ? par Pierre Vesperini, suivi de la réponse de Marcel Conche Cahier central agrafé entre les pages 50 et 51 Lettre à Ménécée et extraits de Lettre à Pythoclès, d’Épicure Préface de Jean-François Balaudé

P. 92 Agenda P. 94 La BD de Jul P. 96 Papilles & Méninges P. 98 Le questionnaire de Socrate Neil Hannon de Divine Comedy

Décembre 2016/Janvier 2017 Philosophie magazine n° 105 / 7


Horizons

EnquĂŞte


© lllustration : Fred Van Deelen/L’Un & l’Autre pour PM ; photo-droit d’inspiration : Christopher Morris/VII/REA

Marine Le Pen veut transformer en profondeur le socle idéologique du Front national hérité de son père. Elle puise son inspiration dans la IIIe République. Elle cite des penseurs de la gauche antilibérale. Elle prétend lutter contre le mondialisme, qu’elle assimile à un nouveau totalitarisme. Mais a-t-elle fait sortir son parti de la famille de l’extrême droite ? En lisant ses discours et en assistant à ses meetings, nous voyons qu’il n’en est rien. Décryptage du nouveau discours frontiste. Par Michel Eltchaninoff

L

e 12 juillet 2016, Saint-Cloud, en banlieue parisienne. Au fond du parc privé de Montre­tout, qui abrite de luxueuses demeures, on pénètre chez les Le Pen. Marine Le Pen y occupait un loft aménagé dans les communs. Elle a quitté les lieux à la fin de 2014, quelques mois avant la rupture officielle avec son père. La raison ? Un doberman du patriarche aurait tué l’une des chattes de sa fille… Symbolique. L’un d’eux grogne d’ailleurs à l’entrée du visiteur. L’homme qui ouvre le portail du jardin ne sourit pas lorsqu’on lui demande si le molosse mord ou dévore : « Cela dépend qui », répond-il avec une glaciale indifférence. Il faut ensuite patienter, au rezde-chaussée du bâtiment principal, dans un salon Napoléon III. Jean-Marie Le Pen attend au premier étage, dans son bureau qui offre une vue panoramique sur Paris. Le style est bourgeois, sans clinquant. La pièce est encombrée de bibelots, de livres et de photos du leader historique du Front national (FN). Sur son bureau est posé un immense calendrier à l’effigie de Vladimir Poutine. Jean-Marie Le Pen, 88 ans, porte un impeccable costume bleu nuit et une chemise sans cravate. Il arbore un visage fermé. Nous avons demandé à l’ancien président du FN de nous expliquer sa vision du monde, afin de pouvoir la comparer avec celle de Marine Le Pen, qui a accédé à la présidence du parti en 2011 et en a exclu son père en 2015.

La décadence a un visage de femme Le tronc de l’idéologie lepéniste est l’idée de déclin : « Notre civilisation est en décadence. Celle-ci peut être très largement attribuée à l’effondrement des valeurs religieuses dans notre société depuis les années 1960 et le concile de Vatican II » (19621965), dont l’objectif était d’adapter l’église catholique au monde contemporain. « Avant cela, poursuit JeanMarie Le Pen, la société française avait été profondément formatée par la religion chrétienne. Toute l’existence humaine était encadrée, depuis les balbutiements du baptême jusqu’au décès et aux funérailles. L’abandon de ce que je crois essentiel, le rituel – les gestes, les mots, les chants, avec leurs notations esthétiques, à la fois ornementales, musicales, symboliques – a entraîné une véritable rupture. » Quelle est la cause de cet affaissement de la pratique religieuse ? Une « dépression démographique, qui a entraîné la ruine des structures spirituelles, morales, mentales, psychologiques ». Et d’où vient à son tour cette dépression ? « De la promotion professionnelle de la femme à l’extérieur de sa famille, de l’égalitarisme sexuel. Bien que l’homme et la femme soient profondément différents, que la nature ait programmé la femme pour assurer la reproduction de l’espèce comme sa tâche essentielle, la féminisation de la société a entraîné la promotion de l’indépendance sociale de la femme et son éloignement de sa fonction vitale de reproduction. Les femmes ont occupé la place des hommes à l’occasion des grands conflits mondiaux. Les femmes se sont promues par nécessité, en ont pris l’habitude, puis le goût. Celles qui font des études ressentent le besoin d’enfant vers 35 ans, ce qui est trop tard pour assurer le renouvellement des générations. » Toute l’après-guerre est rejetée au nom d’un passé qui correspond à la propre enfance de Jean-Marie Le Pen. Le succès du FN, à partir des années 1980, s’est construit sur l’hostilité envers les immigrés. Jean-Marie Le Pen inscrit son équation politique de base (immigration = insécurité + chômage) dans une démonstration plus ample. Selon lui, « l’immigration massive découle de la Décembre 2016/Janvier 2017 Philosophie magazine n° 105 / 31

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TUNISIE

Rencontre

L’âge de raison

de la révolution ?

Les Tunisiens célèbrent à Tunis l’anniversaire de la révolution, le 14 janvier 2016.

40 / Philosophie magazine n° 105 Décembre 2016/Janvier 2017


Il y a six ans, la révolution tunisienne faisait souffler l’air de la liberté sur le monde arabe, avant que le despotisme et le fanatisme ne reprennent la main un peu partout. Sauf en Tunisie. Le juriste et philosophe Yadh ben Achour, qui a participé activement à la transition démocratique et que nous avions interrogé en 2011 *, dresse le bilan de ce bouleversement politique. Et livre ses réflexions incisives sur l’Islam et la laïcité, aussi bien au Maghreb qu’en Europe. Une analyse décapante !

© Yuri Kozyrev/NOOR ; M. Rais/CC BY-SA 3.0

Propos recueillis à Tunis en juillet 2016 par Adam Galou

Au lendemain de la Révolution, vous déclariez dans nos colonnes : « L’ivresse de la liberté peut conduire à des catastrophes. La liberté nécessite de la mesure et de la discipline. Sans cela, la révolution risque de se retourner contre elle-même. » Six ans plus tard, considérezvous que le risque a été évité ? Yadh ben Achour : J’ai coutume d’appeler la période révolutionnaire « l’année des nuages ». Car nous étions bel et bien sur un nuage : la politique avait pris des allures de rêve, nous venions d’achever un régime dictatorial, tous les Tunisiens travaillaient pour le pays. Quand j’avais parlé d’une ivresse de la liberté, c’était dans un double sens : d’abord, la joie de faire de la politique dans un climat de liberté – ce que nous n’avions jamais connu depuis l’indépendance ; mais aussi les risques de l’excès de liberté qui peut se retourner contre la société et l’entraîner dans une forme d’anarchie. Alors, six ans plus tard, avons-nous atteint

Yadh ben Achour

Ancien doyen de la Faculté des sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis, il a démissionné du Conseil constitutionnel tunisien en 1992, en réaction aux mesures liberticides du régime de Ben Ali. Au lendemain de la révolution, il a présidé la Haute Instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique. Il a publié, entre autres, Aux fondements de l’orthodoxie sunnite (PUF, 2008) et La Deuxième Fâtiha (PUF, 2011).

le stade de la maturité politique ? Oui et non. Oui, parce que nous avons établi un régime et une Constitution garantissant les libertés démocratiques, parce que nous vivons et que nous pratiquons la démocratie. Pour la première fois, nous avons exercé le droit de vote en toute indépendance lors des premières élections du 23 octobre 2011, puis nous avons goûté à la joie de l’alternance avec les élections législatives et présidentielles de 2014. Elles ont exclu le gouvernement de la troïka (composée des partis Ennahdha, Congrès pour la République, Ettakatol) au pouvoir de novembre 2011 à novembre 2014. Et elles ont laissé la place à l’opposition réunie dans le parti Nidaa Tounes (ou Appel de la Tunisie). Mais le risque d’un débordement subsiste dans les comportements. La société est anarchique. Vous pouvez le constater dès que vous prenez le volant. Personne, ou presque, ne se conforme au Code de la route. Et cela vaut aussi bien pour l’hygiène publique, la gestion des déchets ou

les constructions urbaines. Le littoral tunisien qui était attractif est devenu hideux à cause des constructions sans plans, sans goût… et sans autorisation. Chacun se comporte selon ses propres intérêts. Et l’État est absent, parce qu’il manque de ressources et qu’il a d’autres priorités, au premier rang desquelles la lutte contre le terrorisme. Nous avons perdu une part de cette discipline sociale dont la démocratie a besoin. Mais nous ne connaissons pas pour autant la déliquescence des sociétés arabes « postrévolution » comme la Libye, le Yémen, la Syrie, l’Irak ou même l’Égypte. Nous avons acquis des libertés définitives. Il n’en reste pas moins que l’esprit de l’anarchie plane sur la société.

En mai dernier, Ennahdha, le grand parti islamo-conservateur, a pris un virage étonnant. Rached Ghannouchi, son président, a déclaré : « Nous sortons de l’Islam politique pour entrer dans la démocratie musulmane. Nous sommes des musulmans démocrates qui ne se réclament plus de l’Islam politique. » Comment interprétez-vous ce revirement ? Je pense que les tenants de l’Islam politique (Ennahdha, Frères musulmans et tous les autres) traîneront toujours avec eux leur doctrine et leurs ambitions politiques. Le projet qu’ils poursuivent est l’instauration d’un État musulman avec un califat et l’application de la charia dans tous les domaines du droit. Les laïcs ne peuvent donc pas croire à la sécularisation de ces partis. Cependant, l’essentiel n’est pas de savoir s’ils sont sincères. Seul compte le résultat politique final : le respect des libertés. Que ce résultat leur soit imposé de l’extérieur, par la force de la société civile, la résistance de l’opposition et des intellectuels, ou que cela procède d’une réforme endogène des partis islamistes ne m’intéresse pas. Aujourd’hui, nous avons un parti islamique qui joue le jeu électoral depuis cinq ans, qui se retire quand il perd les élections. C’est cela qui importe. Peut-être qu’en continuant à pratiquer le jeu démocratique pendant des décennies, ces mouvements deviendront des partis de Décembre 2016/Janvier 2017 Philosophie magazine n° 105 / 41

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DOSSIER

Suis-je l’auteur

de ma © Matteo Tranchellini

D

vie ?

écider, imaginer, mettre en scène sa propre vie : voilà un idéal de plus en plus partagé. Désenchaînés des traditions, nous sommes nombreux à tenter de creuser la distance avec les conformismes pour nous forger une existence qui nous ressemble vraiment. Au prix, cependant, d’une difficulté : comment pourrionsnous être à la fois la plume et le livre, celui qui donne la forme et celui qui la reçoit, l’auteur d’une existence qui, par ailleurs, nous surprend et nous dépasse ?

Face à ce défi, la philosophie propose trois pistes : 1 S’inventer, d’abord, à la façon d’un artiste du moi, comme l’avançait, avec précaution, Michel Foucault.

Se raconter, ensuite, comme le proposait Paul Ricœur, qui voyait dans le récit que nous faisons de notre existence la meilleure façon de lui donner consistance. 2

Se laisser être, enfin, en s’inspirant du principe du lâcher-prise propre à la Chine tel que le propose ici François Jullien. 3

Autant d’approches qui, comme le rappelle Peter Sloterdijk, devraient être abordées avec le sens de la nuance : cette dimension qui, précisément, distingue les écrivains du dimanche des véritables auteurs. Décembre 2016/Janvier 2017 Philosophie magazine n° 105 / 45


Idées

L’entretien

L’époque est à l’effacement des frontières entre humain et animal. Au milieu de cet unanimisme des scientifiques, Michael Tomasello détonne. Pour lui, nous demeurons une espèce unique : nous parlons, donc nous coopérons. Comment le langage permet-il de forger nos structures collectives et nos dispositions morales ? Réponses avec ce spécialiste américain des grands singes. Propos recueillis par Wolfram Eilenberger / Photos Jussi Puikkonen

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Tomasello

« Seul l’homme a la capacité de partager son attention »

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ous sommes en 2016 après Jésus-Christ. Toutes les universités du monde sont occupées par les darwiniens. Désormais, tout le monde sait que l’espèce humaine a des origines animales, mieux, que les humains sont des animaux. Entre l’homme et l’animal, il n’y a pas de différence de nature, mais seulement de degré. Les animaux ont comme nous des émotions, des sentiments, des moyens de communication. Les singes supérieurs ont peur de la mort et, s’ils n’enterrent pas leurs proches, ils vivent des deuils. Ils ont même des proto-organisations politiques et culturelles qui ressemblent aux nôtres. Celui qui a le plus œuvré à la destruction de la frontière entre l’homme et l’animal est le Néerlandais Frans De Waal (lire Philosophie magazine n° 59, pp. 58-63), le César de la

70 / Philosophie magazine n° 105 Décembre 2016/Janvier 2017

primatologie. Mais la communauté savante est-elle entièrement conquise ? Non ! Un primatologue original qui a étudié les grands singes de très près, avant Frans De Waal, au Yerkes National Primate Research Center (Atlanta, États-Unis) aujourd’hui dirigé par ce dernier, résiste encore et toujours. Ce penseur, c’est Michael Tomasello. Ses recherches reposent sur une multitude d’observations et d’expériences. Tomasello n’est pas un darwinien comme les autres. Pour lui, rien à faire, l’espèce humaine conserve quelque chose d’unique. Sa spécificité ? La coopération. C’est sur cette base qu’a prospéré le langage. Comme il avance à contre-courant, Tomasello – qui vient de passer dix-huit années en Allemagne et retourne aujourd’hui aux États-Unis – n’est pas très connu. Mais ses arguments méritent d’être entendus, car ils pèsent dans l’un >>> des débats les plus importants de notre temps.



78 / Philosophie magazine n° 105 Décembre 2016/Janvier 2017

© Illustration : Séverine Scaglia pour PM ; photo-droits d’inspiration : Photo Josse/Leemage.


Idées

Le classique revisité

Épicure

FONDATEUR

DE RELIGION ?

Jouisseur pour certains, austère pour d’autres… Épicure serait-il aussi le gourou d’une secte

religieuse ? C’est l’hypothèse surprenante que propose ici le spécialiste de la pensée antique Pierre Vesperini. Dans une société grecque structurée par les rituels et le culte des dieux, le Jardin d’Épicure ne serait autre qu’une association religieuse dont les membres vénéraient un maître, qui luimême aspirait à devenir comme une divinité… Gare aux contresens, répliquent Marcel Conche et JeanFrançois Balaudé. Il ne faudrait pas perdre de vue l’ensemble de la métaphysique atomiste épicurienne. Entre lecture classique et interprétation audacieuse, le match se joue au sommet.

Décembre 2016/Janvier 2017 Philosophie magazine n° 105 / 79


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