Philosophie magazine #110 juin 2017

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MENSUEL N° 110 Juin 2017

Nouveulllee form

L’humanité est-elle capable de justice ?

VAT I C A N LES VÉRITÉS D’UN EX-INQUISITEUR

CAHIER CENTRAL

SCHOPENHAUER sur le génie de l’enfance

EMMANUEL MACRON

Mensuel / France : 5,90 € Bel./Lux./Port. cont. : 6,50 € Suisse : 11 CHF Andorre : 6,20 € Allemagne : 6,90 € Canada : 11,50 $CA DOM : 8 € COM :1 000 XPF Maroc : 60 DH

ARTHUR SCHOPENHAUER

et les âges de la vie

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vu par

Paul Ricœur, Carl Schmitt, Karl Marx, John Rawls...

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Ne peut être vendu séparément. © Costa/Leemage ; Unsplash ; retouche : StudioPhilo.

PLATON PAR BADIOU

QUELLE PART D’ENFANCE GARDONSNOUS ?

Quelle part

d’enfance gardons-nous ? M 09521 - 110 - F: 5,90 E - RD

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18/05/2017 18:55


ÉDITO

L’œil de

Berberian Par Alexandre Lacroix Directeur de la rédaction

Le cheminement des grands enfants ous aimons croire aux lents processus de maturation, à l’éclosion des talents, à la sublimation des défauts en qualités, à la résolution des névroses, à l’épanouissement des potentialités… Mais tout cela relève de croyance, et je suis prêt à soutenir que la réalité nue est qu’on ne change pas. Cela vaut pour les autres : les quelques personnes que je connais depuis plusieurs décennies – qui ont, disons, 40 ans aujourd’hui, mais qui en avait 6 ou 7 lorsque je les ai rencontrées – ont conservé, tout au long de ces années, le même sourire, le même humour, la même manière de marcher ou de bouger les mains, la même odeur corporelle et, de façon plus générale, la même personnalité. Les menteurs continuent à raconter leurs histoires étonnantes, les insolents à provoquer, les bagarreurs à suinter l’agressivité et les timides à rougir lorsqu’il s’agit de prendre la parole en public. Mais cette observation vaut aussi pour moi, quoique dans un sens bien différent. Je ne peux pas me saisir de l’extérieur, à travers quelques traits de caractère ou une gestuelle reconnaissable, car je ne suis pas pour moi-même un personnage. À mes propres yeux, je ne suis même pas quelqu’un. Je ne suis personne. Ainsi, ce qui n’a pas changé, ce n’est pas ce que contiendraient ma peau ou mon cerveau, mais seulement mon regard. Oui, ce sont les mêmes paysages que je trouve beaux depuis que j’ai 6 ans, les mêmes personnes dont je me méfie et les mêmes qui m’inspirent de la sympathie. Stendhal, dans une formule restée célèbre, définissait le roman comme « un miroir qu’on promène le long d’un chemin ». Pour le paraphraser, je me demande si le moi n’est pas une vitre promenée le long d’un chemin – le paysage aperçu à travers la vitre se modifie, tandis que celle-ci reste inaltérable. Si cette observation est juste, serait-ce une bonne ou une mauvaise nouvelle ? Ne pas changer, se coltiner toute une vie sa propre voix mais aussi ses angoisses, ses désirs inextinguibles mais aussi ses difficultés et ses manques, serait-ce une grâce ou une malédiction ? La plupart du temps, je considère cela comme une chance : au lieu d’espérer, un peu bêtement, obtenir par quelque obscur travail sur soi-même une très hypothétique transfiguration, la lucidité, soit l’acceptation de la permanence de la vitre, commande plutôt de se laisser aller aux détours du chemin et de profiter du paysage. Nous devrons nous tenir compagnie jusqu’à la fin de nos jours, donc autant faire la paix avec nous-mêmes. Parfois aussi, je me demande si ce n’est pas un peu triste. Quand je vois les personnes âgées, je suis toujours étonné de constater qu’elles ne sont pas plus avancées que les jeunes, qu’elles n’en savent pas substantiellement plus. En somme, dans une version plus sombre, cette position selon laquelle on ne change jamais suggère que nous ne sommes que des enfants qu’on mène, par un trajet de quelques dizaines d’années, à une mort certaine.

© Serge Picard pour PM ; illustration : Charles Berberian pour PM.

N

N’hésitez pas à nous transmettre vos remarques sur la nouvelle formule de Philosophie magazine

reaction@philomag.com

Philosophie magazine n° 110 JUIN 2017

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ILS ONT PARTICIPÉ À CE NUMÉRO

10, rue Ballu, 75009 Paris Tél. : 01 43 80 46 10 www.philomag.com SERVICE ABONNÉS abo@philomag.com / 01 43 80 46 11 Philosophie magazine, 4, rue de Mouchy, 60438 Noailles Cedex - France Tarifs d’abonnement : prix normal pour 1 an (10 nos) France métropolitaine : 53 € TTC (TVA 2,1 %). UE et DOM : 64 €. COM et Reste du monde : 73 €. Formules spéciales pour la Belgique et la Suisse Belgique : 070/23 33 04 abobelgique@edigroup.org Suisse : 022/860 84 01 abonne@edigroup.ch

ALEXIS LAVIS P. 49

Diffusion : Presstalis. Contact pour les réassorts diffuseurs : À Juste Titres, 04 88 15 12 42, Julien Tessier, j.tessier@ajustetitres.fr

ALAIN BADIOU P. 70

Et si l’hypothèse communiste s’apparentait à une Idée platonicienne ? C’est la question que pose le célèbre philosophe, auteur de L’Être et l’Événement. À ses yeux, la philosophie de Platon est le lieu d’un débat sur la justice qui questionne la possibilité de l’utopie communiste. Auteur d’une traduction très modernisée de la République, Alain Badiou nous explique ici comment et pourquoi il s’est éloigné de l’existentialisme de Sartre pour lui préférer le platonisme.

CHIARA PASTORINI P. 50

Docteure en philosophie, spécialiste de Wittgenstein, autrice de Pourquoi je ne suis pas un griffon ?, elle est la fondatrice des petites Lumières, collectif d’une trentaine d’intervenants qui proposent des ateliers de philosophie aux enfants. Pour notre dossier, elle a animé trois ateliers avec des participants âgés de 3 à 11 ans sur le thème : « C’est quoi, un enfant ? »

CLAUDE HABIB

PIERRE ZAOUI

La défense de la laïcité met-elle en péril la liberté de conscience ? Doit-on regarder la France comme un modèle d’intolérance quand elle interdit le port du voile dans l’espace public ? Pour cette philosophe qui a signé La Galanterie française, deux définitions de la tolérance s’opposent en réalité, celle de John Locke et celle de Voltaire, qui fondent la tradition américaine et la nôtre. Aucune n’est parfaite !

Les protagonistes de l’ultragauche contemporaine sont-ils les héritiers de Diogène ? C’est là l’avis de ce lecteur zélé de Spinoza et de Deleuze, maître de conférences à l’université Paris-7-Diderot, auteur de La Traversée des catastrophes. Le philosophe se frotte ici à la lecture de Maintenant, le dernier ouvrage du Comité invisible, dans lequel il a trouvé une pensée aussi féconde qu’étroite – à l’image du cynisme antique lui-même.

P. 32

P. 82

CLAUDE PONTI P. 58

Okilélé, Sur l’île des Zertes ou encore Le Doudou méchant, tous publiés à L’École des loisirs, sont autant de ses albums qui ont fait date. Sérieusement éprouvé dans sa jeunesse, devenu un joyeux optimiste sur le tard, cet auteur-illustrateur s’est imposé comme l’une des références incontournables de la littérature destinée à la jeunesse. Celui qui répond aux questions des enfants dans Philosophie magazine s’entretient dans notre dossier avec Raphaël Enthoven.

RÉDACTION redaction@philomag.com Directeur de la rédaction : Alexandre Lacroix Rédacteurs en chef : Martin Legros, Michel Eltchaninoff Conseillers de la rédaction : Philippe Nassif, Sven Ortoli Chefs de rubrique : Martin Duru, Catherine Portevin Secrétaires de rédaction : Noël Foiry, Marie-Gabrielle Houriez Conception graphique : William Londiche / da@philomag.com Directrice photo : Julie Watier Le Borgne Rédactrice photo : Mika Sato Graphiste : Alexandrine Leclère Rédacteur Internet : Cédric Enjalbert Webmaster : Cyril Druesne Ont participé à ce numéro : Adrien Barton, Charles Berbérian, Bruno Bressolin, Philippe Chevallier, Paul Coulbois, David Coulon, Victorine de Oliveira, Morgan Fache, Philippe Garnier, Gaëtan Goron, Jul, Jules Julien, François Morel, Tobie Nathan, Charles Pépin, Sylvie Pereira, Charles Perragin, Serge Picard, Séverine Scaglia, Frédéric Stucin, Sylvain Tesson ADMINISTRATION Directeur de la publication : Fabrice Gerschel Responsable administrative : Sophie Gamot-Darmon Responsable développement éditorial : Julie Davidoux Fabrication : Rivages Photogravure : Key Graphic Impression : Maury imprimeur, Z.I., 45300 Manchecourt Commission paritaire : 0521 D 88041 ISSN : 1951-1787 Dépôt légal : à parution Imprimé en France/Printed in France / Philosophie magazine est édité par Philo Éditions, SAS au capital de 254 000 euros, RCS Paris B 483 580 015 Siège social : 10, rue Ballu, 75009 Paris Président : Fabrice Gerschel RELATIONS PRESSE Canetti Conseil, 01 42 04 21 00 Françoise Canetti, francoise.canetti@canetti.com PUBLICITÉ Partenariats/Publicité culturelle et littéraire Julie Davidoux, 01 71 18 25 75, jdavidoux@philomag.com Publicité commerciale Anne Borromée, 01 71 18 16 03, 06 51 58 08 45 aborromee@philomag.com Audrey Pilaire, 01 71 18 16 08, apilaire@philomag.com MENSUEL NO 110 - JUIN 2017 Couverture : © J. J. Sempé/Éditions Denoël/Éditions Martine Gossieaux

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Philosophie magazine n° 110 JUIN 2017

La rédaction n’est pas responsable des textes et documents qui lui sont envoyés. Ils ne seront pas rendus à leurs propriétaires.

© Courtesy Alexis Lavis / DR ; Hannah Assouline/Opale/Leemage ; Vincent Muller/Opale/Leemage ; Patrice Normand/Opale/Leemage ; Witi De Tera/Opale/Leemage.

Agrégé de philosophie, doctorant chargé de cours à l’université de Rouen, il est spécialiste des pensées indienne et chinoise, et a entre autres signé l’ouvrage d’initiation La Voie du Tao. Il nous explique ici comment les pensées orientales (confucianisme, bouddhisme, taoïsme) traitent de la question de l’enfance, sans toujours la considérer comme le temps de l’immaturité mais plutôt comme celui de la sagesse.


Allée de Blaise le poussin masqué p. 58

Défense de marcher sur la pelouse du pape p. 36

Forteresse de la Schadenfreude p. 94

Dans notre aire de jeu ce mois-ci Passerelle de l’existentialisme au platonisme

Tour d’ivoire du révolutionnaire solitaire

p. 70

p. 82

Statue de la Liberté de culte p. 32

Bac à sable Simone-de-Beauvoir

Escalier Thomas-Pesquet

p. 54

p. 18

Râteau du Bouddha méchant p. 88

Pâté du Tao parfait p. 49

Balançoire de la passion à la raison

Macron sur ressort

p. 20

p. 78

Descente vers l’âge de raison

© Illustration : Paul Coulbois pour PM

p. 44

Allée de l’Iki en fleur

p. 77


SOMMAIRE P. 3 Édito

P. 8 Questions à Charles Pépin

P. 10 Questions d’enfants à Claude Ponti

Tigre dévoreur de sages

P. 12 Courrier des lecteurs

p. 64

Déchiffrer l’actualité

P. 14 TÉLESCOPAGE

p. 50

P. 44 L’appel de l’enfance

P. 49 L’enfance vue par les sagesses

orientales, avec Alexis Lavis

P. 16 LA PERSONNALITÉ

P. 50 Immersion dans des ateliers de philo

P. 18 REPÉRAGES

P. 54 Les souvenirs fondateurs

Le grand saut d’Emmanuel Macron Cinq clés pour comprendre P. 26 AU FIL D’UNE IDÉE Espace vital P. 27 POUR UN NOUVEAU PARTAGE Claude Onesta (en partenariat avec la Maif) P. 28 ETHNOMYTHOLOGIES par Tobie Nathan

P. 58 Dialogue entre Claude Ponti

Benoît Schneckenburger

Escalade des concepts à partir de 3 ans

DOSSIER Quelle part d’enfance gardons-nous ?

P. 20 REGARDS CROISÉS

pour enfants

des philosophes

et Raphaël Enthoven

Cheminer avec les idées P. 64 ENTRETIEN

Gonçalo M. Tavares

P. 70 LE CLASSIQUE SUBJECTIF

Platon vu par Alain Badiou

P. 76 BOÎTE À OUTILS

Prendre la tangente P. 30 PLAIDOYER

France/États-Unis. La bataille de la tolérance, par Claude Habib P. 36 LE MÉTIER DE VIVRE Krzysztof Charamsa P. 40 GÉNIE DES LIEUX par Sylvain Tesson

Divergences / Sprint / Intraduisible / Strates P. 78 BACK PHILO

Livres

P. 80 ESSAI DU MOIS

Vers la nuit. Un journal / John Hull

P. 81 ROMAN DU MOIS

La nuit sera belle / Lucie Desaubliaux

P. 82 POINT DE VUE

Pierre Zaoui a lu Maintenant du Comité invisible P. 84 Nos choix P. 88 Notre sélection culturelle

Plates-bandes du Lebensraum

P. 90 Agenda

P. 92 LA CITATION CORRIGÉE

p. 26

par François Morel

P. 94 Jeux

P. 96 50 NUANCES DE GRECS

par Jul

P. 98 QUESTIONNAIRE DE SOCRATE

Thomas Jolly

PHILOSOPHIE MAGAZINE N° 111 PARAÎTRA LE 6 JUILLET

Philosophie magazine n° 110 JUIN 2017

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Actualité

REGARDS CROISÉS

5 philosophes se penchent sur le phénomène

Macron Face à l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron, les observateurs sont pris de court : pragmatique ou idéaliste, lié au monde des affaires et à François Hollande ou émancipé, notre nouveau président ? Pour cerner le phénomène, nous avons convoqué cinq grands penseurs.

Par Michel Eltchaninoff, Alexandre Lacroix, Samuel Lacroix et Martin Legros

tre du bond” dirait Char. » Cette citation tirée des Feuillets d’Hypnos, poèmes fragmentaires composés par René Char alors qu’il était engagé dans la Résistance entre 1943 et 1944, apparaît dans une « “ lettre d’Emmanuel Macron à Paul Ricœur, dont il était l’assistant, en 1999. « Être du bond. » C’est tout un état d’esprit qui se dessine avec ces trois mots qui pourraient être la devise de cet homme, qui n’est entré dans la vie publique qu’en 2012, en tant que secrétaire général adjoint à l’Élysée, et qui, en cinq années de carrière politique, a conquis la plus haute fonction de l’État. Certes, il a eu pour lui des circonstances exceptionnellement favorables : lorsque Macron se déclare candidat, il y a un an, la victoire d’Alain Juppé à la primaire des Républicains puis à l’élection présidentielle semble acquise. Il a fallu des rebondissements en série – campagne batailleuse, lors de la primaire, de François Fillon, qui plaidait pour un retour de l’ordre moral, puis empêtrement de ce dernier dans les affaires ; programme très idéaliste et héritage lourd à porter chez Benoît Hamon, qui ont conduit les socialistes au naufrage – pour que ça passe. Certains commentateurs voient en Emmanuel Macron un ambitieux, un opportuniste. Peut-être. Mais être du bond, c’est aussi n’avoir aucun plan de carrière, naviguer à vue, s’adapter au monde tel qu’il est. En tout cas, la victoire d’Emmanuel Macron – plus jeune dirigeant du G20 et plus jeune chef d’État démocratiquement élu –, sur fond de double effondrement du Parti socialiste et des Républicains, est un imprévu historique. Pour comprendre cet ovni politique, nous avons invoqué les mânes de cinq grands penseurs : Paul Ricœur, parce qu’Emmanuel Macron fut son disciple ; John Rawls, car le projet assumé de concilier libéralisme et justice lui doit beaucoup ; Karl Marx, parce que le candidat d’En Marche ! a bénéficié d’une recomposition des forces sociales qui lui était favorable ; Noberto Bobbio, car il est le grand penseur du libéralisme social ; et enfin Carl Schmitt, contempteur du consensus en politique. Mais avant de leur laisser la parole, il convient de rappeler la citation complète de René Char : « Être du bond. N’être pas du festin, l’épilogue. » Rendez-vous dans cinq ans ?

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© Michel Spingler/AP/Sipa ; Philippe Matsas/Opale/Leemage.

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L’œil de

Paul Ricœur

Rendre chaque homme capable e garçon ambitieux a été ce que serait la France éternelle, mais “le lien mon assistant éditorial pour à la langue” [Révolution]. Que chacun, en « La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli consé­quence, peut s’approprier. Lorsqu’il a dit [2000]. Sur le site Web de son “qu’il n’y avait pas une culture française”, il mouvement, Emmanuel Macron suggérait que la culture française s’élaborait à déclare à mon propos : “Je ne partir de celle des autres, dans un processus cesse encore aujourd’hui de le lire et de tenter de ouvert. Il a également provoqué la polémique nourrir mon action de ses réflexions, de sa en caractérisant, sans vraiment argumenter, philosophie et de ce qu’il m’a appris.” Je peux dire la colonisation en Algérie de crime contre qu’il m’a même emprunté pas mal de choses. l’humanité. Ceci n’a pas manqué de m’irriter, Dans Révolution [XO Éditions, 2016], il moi qui dénonce, au début de La Mémoire, affirme que le “dessein français” consiste à “tout l’Histoire, l’Oubli, “l’inquiétant spectacle que faire pour rendre l’homme capable”. Or c’est moi donnent le trop de mémoire ici, le trop d’oubli qui ai développé une “phénoménologie de l’homme ailleurs, pour ne rien dire des commémorations et capable” ! L’idéal est d’aider à l’émergence d’un des abus de mémoire – et d’oubli”. Avec ce terme “homme dont les actes sont coordonnables aux valeurs qui hystérise tout débat, il n’est pas allé vers la qu’il s’est lui-même données” “juste mémoire” que j’appelle [Parcours de la reconnaissance, de mes vœux – même si, au 2004]. Je souligne même que « Je suis d’accord fond, il souhaite régler nos la “cité [est] le milieu d’effec­ vieux comptes avec le passé avec lui quand tuation des capacités humaines” colonial et repartir de l’avant. [Philosophie, Éthique et Poli­ti­ il refuse d’assigner Il y a enfin quelque chose que, 2017]. Il n’y a rien de pire une conception qui me chiffonne. Dans un que de vouloir imposer le fixe à l’identité article de 1957, “Le paradoxe bonheur. Comme le dit mon française » politique”, j’expliquais que la disciple autoproclamé, “l’enjeu dimension horizontale de la n’est plus d’apporter la même politique, c’est-à-dire la dis­ chose à tous : c’est de fournir à cussion démocratique, était chacun ce dont il a besoin” [Révolution]. Il faut aussi indispensable que sa dimension verticale, pouvoir suivre sa voie. La politique intervient celle qui veut que “l’État dirige, organise et dé­ pour rendre cette réalisation possible. cide”. J’ai parfois l’impression que le nou­ Un autre de mes grands concepts est celui veau président, avec sa conception volontiers d’identité narrative. Chacun d’entre nous éla­ “mys­tique” ou “transcendante” de la politique, bore son identité en se racontant, en réinter­ est plus enclin à la verticalité qu’à l’hori­zon­ prétant, au fil des métamorphoses, tout ce qui talité. Nous verrons, dans les semaines qui se fait et se défait. Il n’y a pas d’identité fixe du viennent, si Emmanuel Macron se souvient de moi, mais une réélaboration permanente, que mes appels au compromis et à la nuance. » l’on fixe parfois dans un écrit. Selon Macron, cette dimension narrative de soi individue les existences et interdit de plaquer des idéaux PAUL RICŒUR collectifs trop contraignants sur les parcours (1913-2005) de chacun. Mais cette identité se joue éga­ Ce philosophe français formé à l’école lement du point de vue collectif. En tant de la phénoménologie d’Edmund Husserl a étudié qu’herméneute et spécialiste de philosophie la vie au prisme des textes qu’elle inspire. du langage, je suis d’accord avec lui lorsqu’il Il a touché à tous les domaines : philosophie première, éthique, mais aussi esthétique refuse d’assigner une conception fixe à et psychanalyse, histoire et politique. Modeste l’identité française. Pour lui, “le cœur de ce qui et modéré, ce protestant est l’une des grandes figures de la pensée française du XXe siècle. nous unit” n’est pas une conception fermée de

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Tangente

PLAIDOYER

FRANCE/ÉTATS-UNIS

La bataille de la tolérance

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Claude Habib

Écrivain, essayiste et professeure de lettres à l’université Paris-3, elle est spécialiste du XVIIIe siècle français et a consacré une partie de ses travaux à l’histoire des relations hommes/femmes en France, comme en témoignent Galanterie française (Gallimard, 2006) et Le Goût de la vie commune (Flammarion, 2014). Dans ses positions sur la laïcité, elle défend la tradition de la « visibilité heureuse » du féminin dans l’espace public.

© Isabelle Eshraghi/Agence Vu ; Mark Wilson/Getty Images /AFP ; Hannah Assouline/Opale/Leemage.

Pourquoi les Américains nous reprochent-ils, à nous Français, d’être incohérents quand nous défendons la liberté d’expression tout en interdisant de « porter une tenue destinée à dissimuler son visage » dans l’espace public ? Pourquoi ironisons-nous sur un peuple dont les présidents prêtent serment sur la Bible ? Deux conceptions de la tolérance s’affrontent ici, que détaille la philosophe Claude Habib.

L es démocraties occidentales sont frappées par le terrorisme islamiste et par la sécession d’une partie de leur population, désormais hostile à leurs valeurs : liberté, égalité des sexes, confort matériel et adoucissement des mœurs. Malgré cette situation partagée, leur réponse est divisée. L’une des raisons de la division tient à une compréhension différente de la tolérance. La France et les États-Unis sont en querelle sur ce point, et le danger commun n’éteint pas la querelle. Face aux initiatives que la France a dû prendre pour défendre ses lois, ses institutions et la mixité de l’espace public, les pays anglo-saxons ont souvent réagi de façon hostile. L’interdiction des signes religieux à l’école a été condamnée par le président Obama en 2009, dans son discours du Caire.

L’interdiction de la burqa dans l’espace public a été l’occasion, pour la presse américaine, de comparer la France à l’Afghanistan, le pays qui force les femmes à se voiler valant celui qui les force à se découvrir. La querelle du burkini, en août 2016, a renouvelé le procès d’intolérance dans un contexte douloureux. Blessée par le massacre du 14 juillet à Nice, suivi quelques jours plus tard par l’égorgement d’un prêtre, la France est passée, dans les colonnes du New York Times, du statut de victime à celui de coupable. En cause : notre laïcité – supposée extrémiste et intolérante – qui aurait attiré les maux qui nous accablent. Dès 2015, au lendemain de l’attentat contre Charlie Hebdo et des crimes antisémites de l’Hyper Cacher, des signes troubles s’étaient mêlés aux condoléances venues du monde entier. Obama ne s’était pas joint à la manifestation du 11 janvier. Une semaine après les crimes, l’interdiction d’un spectacle de Dieudonné donnait à une romancière célèbre l’occasion de ce Tweet : « Are we confused by France’s celebration of freedom expression/ speech/press one day & arrest of stand-up comic next day ? » (« Comment ne pas être troublé par la célébration de la liberté d’expression en France un jour et l’arrestation d’un humoriste le jour suivant ? »). L’empathie de Joyce Carol Oates n’allait manifestement pas à la rédaction martyre mais à un antisémite notoire. Il est vrai qu’aux États-Unis la liberté d’expression est illimitée : les tribunaux autorisent qu’un défilé nazi avec croix gammées et

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Tangente

LE MÉTIER DE VIVRE

Krzysztof Charamsa a été l’un des dirigeants de la Congrégation pour la doctrine de la foi – l’héritière de l’Inquisition – avant de claquer la porte du Vatican avec fracas pour vivre des amours humaines. En guerre contre l’hypocrisie, il met en cause l’attitude de l’église catholique à l’égard de la sexualité. Par Alexandre Lacroix / Photos David Coulon

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uel bonheur que d’avoir en face de soi un homme qui a dirigé la Sainte Inquisition et de pouvoir lui demander de but en blanc : « Mais en fait, ce qui a fait basculer votre vie, c’est un coup de foudre ? » « Oui, l’amour au premier regard ! répond l’Inquisiteur. Cette rencontre d’une nuit, je ne la considérerai jamais comme une simple quête de plaisir sexuel, comme un adultère. Ce fut au contraire la révélation de l’amour, qui m’était jusque-là interdit. Ce fut une révolution intérieure, qui a détruit toute ma vie antérieure et qui m’a reconstruit très rapidement une autre vie. Le coup de foudre, c’est l’énergie neuve qui déplace les blocs en toi, qui fait surgir ce qui était enterré dans les sous-sols, qui convertit ta peur en énergie et tes impossibilités en possibilités… » Il est vraiment enthousiaste, ce Krzysztof Charamsa, qui s’exprime dans un italien raffiné, bien qu’il ait appris cette langue sur le tard. Avant de trouver l’amour une nuit dans le quartier de l’Eixample, à Barcelone, il avait eu un parcours sans écart. Né en 1972 en Pologne, passé par le séminaire et les études de théologie en Pologne et en Suisse, il a été ordonné prêtre en 1997 et a pris en 2003 la fonction d’officier de la Congrégation pour la doctrine de la foi, ex-Inquisition – laquelle fut présidée par le cardinal Ratzinger, futur Benoît XVI, de 1981 à 2005.

DATES CLÉS 1972 Naît à Gdynia, en Pologne 1991-1993 Étudie la théologie et la philosophie au séminaire de Pelplin, en Pologne 1993-1997 Poursuit des études à l’université de Lugano, en Suisse 1997 Ordonné prêtre 2003-2015 Officier de la Congrégation pour la doctrine de la foi au Vatican 2011-2015 Secrétaire adjoint de la Commission théologique internationale 2015 Coming-out à la veille du synode des évêques sur la famille 2016 La Première Pierre paraît en italien chez Rizzoli (trad. fr. La Découverte, 2017)

K R Z Y S Z T O F

Mais tout de même, un doute vient aux lèvres : avant ce choc de l’amour, le prêtre modèle Krzysztof Charamsa n’a-t-il pas vécu dans l’hypocrisie ? « Non, je ne pense pas que j’étais faux ni hypocrite. J’aimais mon métier.  » Pas marrant quand même, le métier en question… « Les accusations des penseurs des Lumières contre l’Inquisition me paraissaient excessives. Pour moi, la Congrégation avait une belle mission, celle de défendre la vérité absolue, en usant du droit canonique et d’une argumentation rationnelle. J’étais fasciné par Thomas d’Aquin, par sa systématicité, par la cathédrale logique parfaite de son œuvre. Hélas ! j’ai fini par me rendre compte que Thomas était le gardien d’une prison et que l’Église m’imposait une forma mentis, une “forme d’esprit” qui m’empêchait de me mouvoir vers la vérité. » Soit, mais l’hypocrisie ne consiste-t-elle pas plus prosaïquement à prêcher la chasteté et à se permettre des égarements ? « Mais vous n’y êtes pas ! Jusqu’à ce soir-là, à Barcelone, je suis resté chaste. Je n’avais pas conscience de mon homosexualité, ou bien je la détestais, je la repoussais au fond de mon subconscient. »

L’ŒIL (DE MOSCOU) SUR LA PLACE SAINT-PIERRE

La Congrégation est un petit service – d’une quarantaine de personnes – qui exerce une grande influence. Charamsa supervisait le bureau traitant des questions de doctrine, élaborant des documents destinés à être traduits en douze langues et envoyés à tous les évêques. Ces textes orientent les messages diffusés par l’Église en direction d’une communauté qui compte un milliard et trois cents millions de fidèles. « Je me suis rendu compte que j’appartenais à

C H A R A M S A

Par la grâce de l’amour

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La INDE


© J. J. Sempé/Éditions Denoël/Éditions Martine Gossieaux

Quelle part d’enfance gardons-nous ?

Dossier


PARCOURS DE CE DOSSIER

P. 58

Pour conclure, un dialogue entre le génial créateur de livres pour la jeunesse Claude Ponti et le philosophe Raphaël Enthoven sur le génie de l’ingénuité, la transmission et l’optimisme farouche des tout-petits. Et si c’était le meilleur de l’enfance, ce désir de vivre ?

P. 44

Les psychologues étudient les différents stades du développement, tandis que les nostalgiques idéalisent l’enfance… Mais comment avoir accès à cet âge de la vie dont le mystère et la richesse restent inépuisables ? En ne plaquant pas nos théories ni nos désirs sur l’enfant que nous fûmes.

P. 54

P. 49

Si la philosophie occidentale s’adresse à des adultes et insiste sur la maturité, ce n’est pas le cas du taoïsme chinois. L’enfance est même au bout de la voie du Tao, explique Alexis Lavis.

P. 50

Mais qu’en disent les principaux intéressés, les enfants eux-mêmes ? Le collectif Les petites Lumières a organisé trois ateliers philo avec des garçons et des filles âgés de 3 à 11 ans pour explorer le thème de notre dossier. Voilà leur substantifique contribution.

Les grands penseurs ont également porté des culottes courtes. Nous avons retrouvé dans les œuvres d’Augustin, de Montaigne, de Rousseau, de Sartre ou de Beauvoir des souvenirs d’enfance qui les ont marqués à vie. Et leur ont donné à méditer.

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Dossier

QUELLE PART D’ENFANCE GARDONS-NOUS ?

L’enfance était une privation et une imperfection qu’il fallait surmonter au plus vite. Elle est devenue le cœur de notre identité. Walter Benjamin, Gilles Deleuze et Friedrich Nietzsche nous aident à faire place à l’enfant qui est en nous. Par Martin Legros

L’appel de l’enfance


© Frieke Janssens@PLATNUM

Lorsque l’enfant était enfant, Il aimait se cacher dans les choses, Lorsque l’enfant était enfant, Il apprenait à jouer avec le monde, Lorsque l’enfant était enfant, Il avait le regard de l’animal, Lorsque l’enfant était enfant, Il parlait toutes les langues, Lorsque l’enfant était enfant, Il avait envie de devenir grand, Depuis que l’enfant est devenu grand, Il cherche à retrouver l’enfant.

« Là où les enfants jouent, un mystère est enfoui », affirmait le philosophe Walter Benjamin. On pourrait le dire de la parole, de la pensée et du rêve enfantin autant que du jeu : « Là où un enfant parle, là où un enfant pense, là où un enfant rêve, un mystère est enfoui. » Ce mystère est d’autant plus étrange qu’il est nous. Nous l’oublions souvent, mais nous avons commencé par percevoir, penser, rêver comme un enfant avant de basculer dans le monde adulte – de la raison, du langage, de la loi. Et une part peut-être essentielle de notre rapport au réel, aux autres, à la vie s’est nouée dans ces premières années qui nous sont pourtant devenues opaques. Quelle était notre expérience enfantine du monde ? En quoi se distingue-t-elle de celle que nous faisons, adultes ? Pourquoi restons-nous captifs de l’enfance après l’avoir quittée ? Que vivonsnous là de si singulier et de si intense pour que, malgré la distance, l’oubli et le refoulement, nous puissions y revenir et y trouver enfouie, qu’il s’agisse d’un trésor ou d’une douleur, une part indestructible de notre être ? Dans la pensée et l’histoire occidentale, l’enfance a longtemps été considérée comme une expérience négative ou privative qu’il fallait surmonter : comme dans ces tableaux du Moyen Âge où il est affublé de tous les traits de l’adulte, l’enfant est saisi sous l’angle de ce qui lui fait défaut et de ce que l’éducation doit lui apporter pour qu’il devienne un homme accompli. « L’enfant étant un être imparfait, sa vertu ne peut se rapporter à sa propre personne, mais à sa fin et à l’autorité qui le dirige », professait Aristote. Même dans le christianisme, qui fait de la naissance d’un enfant, le Christ, venu racheter l’innocence perdue de l’humanité,

l’événement central autour duquel pivote le sens de l’Histoire, l’enfant reste un symbole, et sa sagesse supposée une morale : « Se faire enfant », au sens de l’évangéliste Mathieu, adopter « la sagesse de l’enfance » au sens de Pascal, c’est renoncer à la force et à la puissance, se faire humble et misérable. Cependant, au fil de la modernité, nous sommes allés à la découverte de l’enfance. Dans la lignée des grands traités de pédagogie des humanistes et de l’appel de Rousseau à considérer « l’enfance dans l’enfant », nous avons appris à le connaître : les linguistes nous ont révélé que son babil, loin d’être absence de langage, était au contraire ouverture à toutes les langues, capacité d’émettre une palette de sons qui n’existe dans aucune langue particulière ; les psychologues nous ont permis de déchiffrer, à travers ses dessins notamment, une manière spécifique de voir et de penser – sensible, concrète, projective. Les psychanalystes ont, eux, scruté la prime enfance comme un moment constitutif de notre identité et ont fait reconnaître, derrière l’innocence supposée de l’enfant, un « pervers polymorphe », voué à nourrir des désirs incestueux et parricides visà-vis de ses parents au prix de conflits psychiques dignes des plus grandes tragédies antiques. Enfin, les écrivains, Proust en tête, nous ont invités à faire du temps retrouvé dans le temps perdu de l’enfance la voie royale de l’accès à notre identité. L’enfance est ainsi devenue l’objet d’une sollicitude sans précédent : la société confère des droits aux enfants, le marché s’adresse à eux, par-dessus l’épaule de leurs parents, comme à des consommateurs et à des prescripteurs, l’école est chargée de les mettre au centre de l’éducation… Bref, par une étonnante inversion de sens, l’enfance, qui était privation et imperfection à dépasser, est devenue ce moment précieux qu’il faut protéger, entretenir, sauvegarder. On ne peut que s’en réjouir. Mais sait-on vraiment pourquoi l’enfance nous fascine tant ? Nous naissons enfants avant que de devenir adultes. Enfants, nous aspirons à devenir grands. Et voilà que devenus adultes, nous nous retournons vers l’enfance pour comprendre ce que nous sommes et y puiser un regain de vitalité. Ce mouvement est-il absurde ou fondamental ? Quel est cet ombilic de l’enfance que nous cherchons avec d’autant plus d’attention que nous l’avons perdu ? « Lorsque l’enfant était enfant, clame Peter Handke – dans un poème qui scande Les Ailes du désir réalisé par Wim Wenders en 1987 (et

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Dossier

QUELLE PART D’ENFANCE GARDONS-NOUS ?

Perles du bac (à sable)

« C’est quoi un enfant ? » Le mieux est de poser la question aux premiers intéressés : les enfants eux-mêmes. Le collectif Les petites Lumières a organisé trois ateliers philo sur ce thème dont les participants ont entre 3 et 11 ans. Florilège réjouissant. Propos recueillis par Chiara Pastorini / Photos Morgan Fache/item


Ouissal : Un enfant, c’est un humain. Sasha : Oui, on a tous la même langue, on est tous sur la même planète, on a tous les mêmes parties du corps. Amine : Un enfant, c’est un adulte, mais qui n’est pas encore développé comme un adulte. Il va grandir plus dans le cerveau. C’est comme ça qu’il va réagir : il va apprendre plein de choses qui vont lui servir. Quand on vient de naître, on ne sait pas parler ni marcher. Après, quand on grandit, on apprend à faire des choses. Quentin : Un enfant, c’est quand tu es petit et que t’as pas 18 ans. Un enfant, c’est un mineur, il n’a pas le droit de voter ni de conduire. Olivia : Ni de vivre seul. Quand il est bébé, il ne peut pas se nourrir tout seul non plus. Lola : Mais les enfants peuvent voter pour les délégués de classe ou pour le conseil des enfants de la mairie.

Louis : Les adultes sont plus autonomes. Malohe : Parfois ma mère me donne de l’argent et c’est moi qui vais acheter la baguette le samedi matin parce que c’est juste au bout de la rue. Et je connais un pays dans lequel on peut passer son permis de conduire à l’âge de 15 ans. Maddalena : Les adultes ont plus de droits que les enfants. Aussi, les enfants ont moins de capacités.

Amine : L’adulte sera toujours un enfant, parce que c’est l’enfant qui va grandir et devenir l’adulte. Et puis, il sera toujours un enfant pour sa maman. Même quand elle sera morte. Mais si c’était l’inverse, ça ne marcherait jamais parce que l’adulte ne peut pas rétrécir et redevenir enfant. Il y a un cycle de la vie. Quand l’enfant n’est pas dans le ventre de sa maman, il n’existe pas, et pareil, quand il sera vieux et qu’il va mourir, il n’existera plus. Philosophie magazine n° 110 JUIN 2017

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Dossier

QUELLE PART D’ENFANCE GARDONS-NOUS ?

Les aventuriers de l’âge RAPHAËL perdu ENTHOVEN CLAUDE PONTI

Retrouvez chaque mois Claude Ponti dans la rubrique « Questions d’enfants » (p. 10 de ce numéro).

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A

Entre Claude Ponti et Raphaël Enthoven, entre le créateur de livres pour la jeunesse et le philosophe en quête d’ingénuité, la rencontre s’est faite naturellement. Tous deux partagent une conviction : l’enfance est une puissance qui éclaire notre vie adulte. Propos recueillis par Cédric Enjalbert

vec quatre enfants, Raphaël Enthoven est devenu un grand lecteur de Claude Ponti. Il a ainsi répondu chaleureusement à notre proposition de dialogue en compagnie de ce maître de la littérature pour la jeunesse. « J’ai lu quatre fois la totalité de vos livres avec mes enfants. Heureusement que vous avez du talent ! », déclare tout de go le philosophe à l’auteur de L’Arbre sans fin * (1992), un album qui décrit le parcours initiatique de la jeune Hipollène après un deuil. Claude Ponti raconte de façon quasi autobiographique la jeunesse malheureuse d’un enfant maltraité dans Okilélé (1993) ; il rend hommage à « tous ces personnages et à leurs créateurs, qui ont inventé le monde des livres pour enfants » dans Blaise et le Château d’Anne Hiversère (2004) – l’un des préférés de Raphaël Enthoven. Lui-même a notamment signé Un jeu d’enfant. La philosophie (Fayard, 2007), dans lequel il montre combien le « génie ingénu » est un art de l’étonnement. Alors comment l’enfant qu’ils ont été et ceux qu’ils ont eus ont-ils fait d’eux ce qu’ils sont ?

© Peter Marlow/Magnum Photos ; CC BY-SA 3.0 ; Patrice Normand/Opale/Leemage.

Claude Ponti : Je suis né en 1948. À l’époque, les livres pour enfants étaient rares. Étant fils d’enseignante, j’en avais un peu plus que les autres. J’aimais leur richesse et leur complexité. Il fallait qu’un livre me tienne long­temps. J’entrais dans un monde. Si ce monde était pauvre, le livre était méprisé. Pauvre ou niais. Je détestais par exemple Le Petit Prince. J’y entendais le témoignage d’un « faux enfant ». Aujourd’hui, je perçois dans ce roman la culpabilité des adultes d’aprèsguerre, qui se rachètent de n’avoir pas été à la hauteur. Ils fabriquent un monde idéal à travers leurs enfants, qu’ils veulent voir ressembler à ce prince, idéal et niaiseux. Raphaël Enthoven : Moi aussi, je le déteste ! Le Petit Prince n’est pas une représentation de l’enfance, mais seulement l’idée que les adultes s’en font. Il n’y a qu’un adulte pour faire dire à un enfant que l’enfance en sait plus que l’âge adulte… Tous ceux qui prétendent avoir aimé ce livre en parlent d’ailleurs au passé. Je ne connais aucun témoignage d’enfant qui l’aime. Il est le roman de la nostalgie d’une enfance embellie par le regret, tout l’inverse de vos livres, Claude. Je pense notamment à vos poussins, présents dans beaucoup de vos albums, qui sont des animaux millénaires. Ils représentent une enfance éternelle. À l’instar de l’axolotl, qui ne devient jamais adulte, ou des

Barbapapa qui se transforment parce qu’ils sont immuables, les poussins restent à l’état néoténique [en biologie, qui conservent leurs caractéristiques juvéniles]. Ils participent d’une éternité de jouvence. L’enfance n’est pas le résultat d’un petit nombre d’années mais le dialogue qu’un homme entretient avec son aïeul, c’est-à-dire lui-même enfant. De ce point de vue, quand je vous lis, j’ai l’impression de faire un Skype avec mon enfance ! Je me téléphone à moi-même et je prends de mes nouvelles. C. P. : Le rapport qu’on entretient à soimême est en lui-même immortel. Il existe du profondément immuable en nous. Enfant, je ne parvenais pas à comprendre ceux qui se situaient uniquement dans l’âge qu’ils avaient. Je me sentais à la fois vieux et jeune, considérant mon existence comme une entièreté. R. E. : J’étais aussi un jeune vieux. De la même façon que l’enfance est à conquérir, la vieillesse est parfois toujours déjà donnée. J’entends par vieillesse le sentiment de se sentir à distance du monde, dans une position de spectateur involontaire, dans une bulle. C. P. : La vieillesse est un mot employé pour se faire comprendre. Mais elle signifie en fait une certaine perception de soi. Je suis absolument hostile à l’idée que nous retrouverions

notre âme d’enfant. Je ne « retrouve » rien lorsque j’écris ou dessine. Je me fie à une puissance inexplicable au fond de moi, qui m’indique ce qu’il est permis de dire pour être au service de l’histoire, en restant dans le symbolique, sans intellectualisation. R. E. : Dans vos livres, les poussins évoluent sans inquiétude dans un apparent chaos dont ils ne doutent pas qu’il produise de l’ordre. Ils s’en remettent à la nécessité. Qui n’est autre qu’une définition de la joie. Ou de la confiance. À l’échelle individuelle, dans L’Arbre sans fin, vous montrez, à travers le deuil d’Hipollène qui traverse une série d’épreuves initiatiques, combien l’ennemi est soluble dans la victoire qu’on remporte sur soi-même, lorsqu’on cesse de redouter sa propre peur. Hipollène décoche au méchant Ortic, qui se jette sur elle en lui disant : « Je n’ai pas peur de toi », la plus belle réplique au monde : « Moi non plus, je n’ai pas peur de moi. » Alors, le monstre se racornit et se mord lui-même, comme une vieille laitue autophage. Que dire de plus intelligent aux lecteurs ? Vous n’avez aucune prise sur ce qui fait peur, mais vous pouvez agir sur votre propre peur… Magnifique ! C. P. : L’Arbre sans fin est précisément né de cette phrase, entendue dans un square de

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Idées

ENTRETIEN

G O N Ç A L O M . TAVA R E S

RESTER HUMAIN N’EST POSSIBLE QU’AUX GENS CAPABLES DE HAUSSER LES ÉPAULES Les livres de cet écrivain portugais ne ressemblent à rien de connu. Nous sommes allés à la rencontre d’un ovni littéraire, qui nous donne ici des clés pour survivre à l’ère de la technique. Propos recueillis par Alexandre Lacroix / Photos Frédéric Stucin n allant à la rencontre de Gonçalo M. Tavares, dans le café de l’Hôtel d’Aubusson à Paris, je ne suis pas seulement impres­sionné à l’idée de rencontrer un écrivain prodige. Né en 1970, Tavares s’est imposé comme un météore avec l’un de ses premiers romans, Jérusalem (2004), qui a fait dire à son compatriote le prix Nobel José Saramago : « On n’a pas le droit d’écrire aussi bien à son âge. Cela donne envie de le frapper. » Avec le roman suivant, Apprendre à prier à l’ère de la technique (2007), Tavares a accédé à la reconnaissance internationale – il est aujourd’hui traduit dans cinquante-deux pays. Mais ce qui m’impressionne vraiment, c’est que ses livres ne ressemblent à rien de connu. À du Kafka peut-être. Ou à du Wittgenstein qui raconterait des histoires. Pourtant, non, aucune comparaison ne vaut dans son cas. Tavares est une pure singularité, comme s’il avait une manière absolument différente de la nôtre de manier les mots et les idées. À force d’y réfléchir, je suis arrivé à la conclusion que Tavares est un être humain qui pense dans l’espace, alors que nous autres pensons pour la plupart dans le temps. Dans les notes finales de son dernier roman traduit, Matteo a perdu son emploi, il a cette formule qui semble confirmer cette hypothèse : « Voilà ce qu’est penser : savoir dessiner. La géométrie, on le sait, comme chose ancienne. Ce qui sépare – ce qui relie. » Par exemple, Tavares n’a de cesse de vouloir saisir où passe la frontière entre les animaux, les êtres humains et les machines, et il essaie de livre en livre de la dessiner. J’ai donc soumis mon hypothèse à l’auteur pendant l’entretien, et sa réaction a été… surprenante. Professeur de philosophie, Gonçalo Tavares n’a pas tant évoqué l’intrigue de ses romans, qu’il n’a déployé sa vision du monde. En penseur-dessinateur.

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Vous êtes né en Afrique, à Luanda. Dans quel contexte ? GONÇALO M. TAVARES : Mon père est un militaire à la retraite. Ingénieur de formation, il est parti cinq ans en Angola pour construire un pont. C’était de 1969 à 1974. Mes deux grands frères se souviennent de l’Angola, moi non, car j’avais 4 ans quand nous sommes rentrés [la guerre d’indépendance a duré de 1961 à 1974, année de la chute de la dictature de Salazar au Portugal]. Vous avez étudié plusieurs disciplines assez éclectiques, avant d’enseigner la philosophie. À l’âge de 18 ans, je jouais au football à un niveau semi-professionnel. Je m’enthousiasmais aussi beaucoup pour les mathématiques. Sport et mathématiques étaient mes deux obsessions. J’ai décidé de prolonger ma pratique sportive par une formation en théorie du sport et j’ai commencé à étudier la peinture, du point de vue théorique et non pratique, à l’Universidade Nova de Lisbonne. J’ai consacré mon mémoire de master à la



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Idées

LE CLASSIQUE SUBJECTIF

P L AT O N V U PA R ALAIN BADIOU

« L’humanité est capable de justice »

© Illustration : Jules Julien pour PM ; photo-droits d'inspiration : © De Agostini/Leemage.

Quand Alain Badiou rend hommage à Platon et interprète quelques passages qu’il a choisis de la République, il ne propose pas un commentaire classique, encore moins une vulgarisation. Mais il explique comment, dans son parcours de militant, après une jeunesse existentialiste et sartrienne, la rencontre avec Platon l’a amené à reconsidérer l’importance de la vérité et de la justice.

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ans ma jeunesse, j’ai d’abord été sartrien, existentialiste convaincu, donc antiplatonicien. Sartre insiste sur l’immédiateté de l’existence, quand Platon soutient une théorie des essences données d’abord dans les Idées. Nous étions dans les années 1950, c’était la guerre d’Algérie, on torturait dans les commissariats parisiens, le service militaire obligatoire envoyait les jeunes hommes durant deux ans làbas… La légitimation par Sartre de la révolte comme ce par quoi la liberté s’affirme me semblait alors fondamentale. J’avais besoin de son énergie négative. J’ai connu une époque où la

guerre d’Algérie était considérée comme légitime par une majorité de gens, pour lesquels l’Algérie française était une évidence. Je me suis confronté à la mentalité coloniale dès ma khâgne à Louisle-Grand où j’étais interne. Au moment des élections de 1956 qui ont mis au pouvoir les socialistes, avec quelques membres des Jeunesses communistes du lycée, nous avons organisé notre propre réunion électorale. Nous étions convaincus qu’il fallait un nouveau Front populaire dont la première action serait de mettre fin à la guerre d’Algérie. À ma grande surprise, beaucoup d’élèves nous ont rejoints ! Devant une salle pleine à craquer, j’ai endossé le costume de président. Mais les forces de l’ordre locales, des pions envoyés de toute urgence par le proviseur, ont dispersé notre assemblée. J’ai connu la répression très tôt ! J’ai été convoqué, il a même été question de renvoi. Comme j’étais bon élève, je m’en suis tiré avec un sermon sur la “neutralité scolaire”. Mais, philosophiquement, la neutralité m’ennuie. Par la suite, je suis devenu un militant et j’ai participé aux premières manifestations boulevard Saint-Michel qui nous rassemblaient au cri de “Paix en Algérie”. Arrivés au bout du boulevard, des flics nous cassaient la figure et nous

dispersaient. On remettait ça à chaque manifestation. Je me suis par la suite engagé au sein du Parti socialiste (PS), puis du Parti socialiste unifié (PSU). Mon avenir tout tracé était de devenir un brillant petit parlementaire. J’ai d’abord été secrétaire général du parti dans la Marne, puis directeur de campagne… Je connais la machine politique de l’intérieur. Peu à peu, j’ai senti quelque chose de discordant. C’est alors que l’événement Mai-68 m’a foudroyé : j’ai eu la révélation que l’espace politique réel se trouve à l’extérieur du parlementarisme. Je suis alors entré dans ma période révolutionnaire mao. Mais à partir des années 1980, la conjoncture change de nouveau. C’est la fin des années rouges, l’échec du communisme est patent, les États communistes, que du reste je critiquais déjà, s’effondrent, et s’installe une sorte de consensus planétaire autour de l’inéluctabilité du capitalisme. Je pense que nous sommes désormais à la fin d’un cycle et qu’il faut tout reprendre depuis le début. Nous sommes d’une certaine manière en 1840, une époque réactionnaire, celle de la Sainte-Alliance [pacte signé en 1815 par l’Autriche, la Prusse et la Russie], de la Restauration, où des individus parfaitement inconnus, comme le

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QUELLE PART D’ENFANCE GARDONSNOUS ?

Ne peut être vendu séparément. © Costa/Leemage ; Unsplash ; retouche : StudioPhilo.

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et les âges de la vie


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En kiosque le 29 juin 2017 ET SUR ABO.PHILOMAG.COM


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