MENSUEL N° 112 Septembre 2017
EN TERRE D’ISLAM Par Souleymane Bachir Diagne
CAHIER CENTRAL
HANNAH ARENDT
HANNAH ARENDT
La Crise de la culture
(extraits)
Ne peut être vendu séparément. © akg-images/picture-alliance/Fred Stein ; Goldhafen ; retouche : StudioPhilo.
MICHEL SERRES VIVRE AVEC LES ROBOTS
LIRE BERGSON
À QUOI TIENT L’AUTORITÉ ?
SUPPLÉMENT OFFERT
DIALOGUE
FABRICE LUCHINI PASCAL BRUCKNER
Mensuel / France : 5,90 € Bel./Lux./Port. cont. : 6,50 € Suisse : 11 CHF Andorre : 6,20 € Allemagne : 6,90 € Canada : 11,50 $CA DOM : 8 € COM :1 000 XPF Maroc : 60 DH
Êtes-vous sûr de détester l’argent ?
À QUOI TIENT
L’AUTORITÉ ? M 09521 - 112 - F: 5,90 E - RD
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ÉDITO
L’œil de
Berberian Par Alexandre Lacroix Directeur de la rédaction
Résistance mécanique a machine ne répond plus. On a beau appuyer sur le bouton « On/Off ». Un petit coup sec ou une pression prolongée. Nada, elle ne s’allume pas. On vérifie l’alimentation, on pose l’oreille contre le couvercle dans l’espoir de percevoir un bruit quelconque. On presse encore le bouton avec une ferme résolution – c’est-àdire ni trop brièvement ni trop longtemps. Mais non, la machine est brisée à l’intérieur et elle n’obéira plus. Il faut la changer. D’après mon expérience, il n’est aucun moyen de résister à l’autorité extérieure, si du moins celle-ci s’exerce de façon impérieuse, sinon à se considérer momentanément soi-même comme cassé. C’est un engagement que l’on prend d’abord avec soi et qui, pour porter ses fruits, doit être irrévocable. Quel que soit le bouton que la personne qui souhaite nous commander actionnera – qu’elle joue sur la promesse d’une récompense, la menace d’un châtiment, le défi ou l’injure –, nous n’accéderons en aucun cas à sa demande. Jouer à la machine cassée face à un parent, un professeur, un supérieur hiérarchique, un contrôleur de billets ou un policier est une méthode de résistance d’une incroyable efficacité. Cette attitude ne manque pas d’engendrer, chez l’autre, qui s’estimait votre propriétaire, la stupéfaction et la colère. Comme si sa voiture ou son téléphone lui faisait le coup de l’objection de conscience. Il imaginait avoir le pouvoir de vous faire marcher ; mais non, c’est terminé. Lorsqu’on s’engage dans cette forme de résistance, l’important est de rester muet, de n’engager aucune conversation. A-t-on déjà entendu une voiture justifier son refus net de démarrer par un matin de verglas ? Est-ce que la batterie chuchote qu’elle est à plat, les bougies d’allumage qu’il est temps de les changer ? Le disque dur réfractaire avoue-t-il qu’il aimerait bien nous servir, mais que, voilà, il ne décide pas tout, il est victime lui aussi de l’obsolescence programmée ? Non ! Consentir à parler, c’est amenuiser son potentiel de résistance. C’est déjà fonctionner à moitié, quand l’autorité ne se brise que sur une passivité vraiment obstinée. Pour autant, cette disposition psychologique n’est peut-être pas sans risque. Depuis l’enfance, on nous enseigne comment fonctionner en société. La plupart du temps, il suffit d’enclencher l’un de nos nombreux automatismes pour que nous exécutions diligemment l’action attendue : je veux dire par là que nous nous arrêtons au feu rouge, que nous nous rangeons quand un agent de la circulation nous fait signe et que nous ne discutons pas les directives de notre hiérarchie, pas plus que nous ne contestons l’avis du médecin. Celui qui ne se comporte pas ainsi est le personnage chez qui ça ne tourne pas rond. Je veux dire que c’est le fou. Pour résister à un ordre, si l’injonction est pressante, il faut quitter non seulement le domaine de l’argumentation mais aussi celui de la santé mentale partagée. Il faut presser les raisins acides de sa propre folie et en boire le jus. C’est pourquoi il y a une usure psychique de la résistance. Il convient de choisir avec précaution les autorités auxquelles on résistera et celles auxquelles on cédera, sous peine de s’épuiser en ces combats. De finir, pour de bon et pas seulement par choix, rompu.
© Serge Picard pour PM ; illustration : Charles Berberian pour PM.
L
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Philosophie magazine n° 112 SEPTEMBRE 2017
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P. 70
Ex-élève d’Althusser et de Derrida, il s’est imposé comme le grand penseur du métissage. Entre Dakar, Paris et New York, où il enseigne, il défend l’hybridation des traditions. La preuve avec son Bergson postcolonial. Dans cet essai, comme il le fait dans notre dossier « auteur », il relit l’œuvre du philosophe français à la lumière du penseur musulman Mohamed Iqbal.
NATHALIE NEVEJANS P. 39
Juriste et maître de conférences à la faculté de Douai, membre du comité d’éthique du CNRS, elle s’interroge sur les questions éthiques et juridiques suscitées par la révolution robotique. Autrice d’un Traité de droit et d’éthique de la robotique civile, elle réfléchit à la proposition avancée par Michel Serres de conférer aux robots le même statut que celui des esclaves sous l’Antiquité.
SONIA ROLLEY P. 26
Journaliste pour RFI, elle a enquêté en République démocratique du Congo et a révélé d’importants massacres de population dans la province du Kasaï. Menacée, elle a dû revenir en France, d’où elle documente une tragédie humaine qui se déroule dans l’indifférence générale. Elle explique le lien entre le génocide du Rwanda et les événements du Kasaï.
YVES MICHAUD P. 52
Initiateur de l’Université de tous les savoirs, ex-professeur des universités, il aime mettre en pièces les grands systèmes et les arguments d’autorité. En spécialiste de Hume et de Locke, il traque le « diable dans les détails », au plus près des faits. Ainsi, s’est-il prêté au jeu du commentaire critique : pour notre dossier, il se penche sur six témoignages relatant différents rapports d’autorité et de confiance.
MICHEL SERRES P. 34
C’est le plus stimulant des « anti-ronchons ». En savant humaniste, il dissipe les peurs que nous développons face aux nouveautés techniques. Après Petite Poucette qui nous réconcilie avec les smartphones, il montre que les algorithmes et les robots peuvent être aussi inoffensifs... qu’une tarte Tatin. Il vient de signer Darwin, Bonaparte et le Samaritain. Une philosophie de l’histoire.
Ce « mécontemporain » devenu académicien défend la culture classique et fustige les idéologies démagogiques de notre temps. Il publie ce mois-ci En terrain miné, une correspondance avec Élisabeth de Fontenay. Débattant avec Frédéric Gros sur le sens de l’autorité et de la désobéissance, il invoque Hannah Arendt pour faire l’éloge d’une soumission à l’autorité qui ne se transforme pas en soumission aveugle.
MENSUEL NO 112 - SEPTEMBRE 2017 Couverture : © Client : Poste Italiane. Nom de la campagne : Filatelia Milanofil 2017 « L’Arte si fa piccola ». Agence : McCann Worldgroup Italia. Photographes : Carioca Studio. Société de production : 1806.
Origine du papier : Italie. Taux de fibres recyclées : 0%. Tous les papiers que nous utilisons dans ce magazine sont issus de forêts gérées durablement et labellisés 100% PEFC. Le taux majoritaire indiqué Ptot est de 0,009.
Philosophie magazine n° 112 SEPTEMBRE 2017
ADMINISTRATION Directeur de la publication : Fabrice Gerschel Responsable administrative : Sophie Gamot-Darmon Responsable développement éditorial : Julie Davidoux Fabrication : Rivages Photogravure : Key Graphic Impression : Maury imprimeur, Z.I., 45300 Manchecourt Commission paritaire : 0521 D 88041 ISSN : 1951-1787 Dépôt légal : à parution Imprimé en France/Printed in France / Philosophie magazine est édité par Philo Éditions, SAS au capital de 254 000 euros, RCS Paris B 483 580 015 Siège social : 10, rue Ballu, 75009 Paris Président : Fabrice Gerschel RELATIONS PRESSE Canetti Conseil, 01 42 04 21 00 Françoise Canetti, francoise.canetti@canetti.com PUBLICITÉ Partenariats/Publicité culturelle et littéraire Julie Davidoux, 01 71 18 25 75, jdavidoux@philomag.com Publicité commerciale Anne Borromée, 01 71 18 16 03, 06 51 58 08 45 aborromee@philomag.com Audrey Pilaire, 01 71 18 16 08, apilaire@philomag.com
ALAIN FINKIELKRAUT P. 62
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RÉDACTION redaction@philomag.com Directeur de la rédaction : Alexandre Lacroix Rédacteurs en chef : Martin Legros, Michel Eltchaninoff Conseillers de la rédaction : Philippe Nassif, Sven Ortoli Chefs de rubrique : Martin Duru, Catherine Portevin Secrétaires de rédaction : Noël Foiry, Marie-Gabrielle Houriez Conception graphique : William Londiche / da@philomag.com Directrice photo : Julie Watier Le Borgne Rédacteurs photo : Clément Gagliano, Mika Sato Graphiste : Alexandrine Leclère Rédacteur Internet : Cédric Enjalbert Webmaster : Cyril Druesne Ont participé à ce numéro : Adrien Barton, Charles Berberian, Manuel Braun, Bruno Bressolin, Édouard Caupeil, Philippe Chevallier, Paul Coulbois, Victorine de Oliveira, Franck Ferville, Philippe Garnier, Gaëtan Goron, Jul, Jules Julien, Alexis Lavis, François Morel, Tobie Nathan, Charles Pépin, Serge Picard, Claude Ponti, Mathias Roux, Séverine Scaglia, Nicolas Tenaillon, Sylvain Tesson, Kun Yung Wu
La rédaction n’est pas responsable des textes et documents qui lui sont envoyés. Ils ne seront pas rendus à leurs propriétaires.
2016
© Édouard Caupeil/Pasco and Co ; Vincent Muller/Leemage ; DR ; Franck Ferville pour PM ; CP ; Hannah Assouline/Opale/Leemage.
SOULEYMANE BACHIR DIAGNE
Salle de cours du youtubeur en folie
La machine à café est cassée
p. 20
p. 3
Pupitres des touristes heureux p. 44
Cheval d’arçon de la réussite matérielle p. 8
Salle de cours de pêche aux poissons volants
p. 40
Banc de méditation indienne p. 77
Ce mois-ci
A l école de la liberté de pensée
Marronnier de la crise de l’autorité
Cahier central
Préau des amours déçues p. 98
Banc des fumeurs existentialistes p. 77
SOMMAIRE Salle de dialogue entre mécontemporains et libertaires
P. 3 Édito
p. 62
Dialogue exclusif
Planification des inégalités de salaire
P. 8 Fabrice Luchini / Pascal Bruckner
p. 23
P. 14 Questions à Charles Pépin
P. 15 Questions d’enfants à Claude Ponti P. 16 Courrier des lecteurs
Déchiffrer l’actualité
P. 18 TÉLESCOPAGE
P. 20 LA PERSONNALITÉ
Cyrus North
DOSSIER À quoi tient l’autorité ? P. 48 Ce qui nous grandit
P. 52 Relations de confiance. 6 témoignages
commentés par Yves Michaud
P. 58 Tour d’horizon des différents
fondements de l’autorité
P. 62 Quand faut-il désobéir ?
Dialogue entre Alain Finkielkraut et Frédéric Gros Cahier central Agrafé entre les pages 50 et 51, notre supplément offert : « Qu’est-ce que l’autorité ? », de Hannah Arendt
P. 22 REPÉRAGES
P. 24 PERSPECTIVES
Bureau du conseiller bergsonien en devenir p. 70
Charge mentale, le point de vue de Bergson / Une île artificielle au large de Gaza : la promesse d’une terre ? / La sale guerre de l’armée congolaise dans la province du Kasaï / La béatification de Blaise Pascal, ou le pari du pape François P. 28 AU FIL D’UNE IDÉE Les salles de sport P. 30 ETHNOMYTHOLOGIES par Tobie Nathan
Cheminer avec les idées P. 70 LE CLASSIQUE SUBJECTIF
Henri Bergson vu par Souleymane Bachir Diagne P. 76 BOÎTE À OUTILS Divergences / Sprint / Intraduisible / Strates P. 78 BACK PHILO
Livres
P. 80 ESSAI DU MOIS
Prendre la tangente P. 34 ESSAI
La dialectique du maître et du robot par Michel Serres P. 40 LE MÉTIER DE VIVRE Samoyan Rapongan P. 44 GÉNIE DES LIEUX par Sylvain Tesson
Escalier des bons sauvages
p. 80
À la recherche du sauvage idéal / François-Xavier Fauvelle P. 81 ROMAN DU MOIS Transport / Yves Flank P. 82 CARREFOUR La société de la transparence P. 84 Nos choix P. 88 Notre sélection culturelle P. 90 Agenda
P. 92 LA CITATION CORRIGÉE
par François Morel
Portail des robots-esclaves p. 34
© Illustration : Paul Coulbois pour PM
P. 93 Eva Illouz écoute Gustav Mahler
Ce numéro offre un supplément de 16 pages, comprenant des extraits de La Crise de la culture, de Hannah Arendt (agrafé entre les pages 50 et 51). Un livret de 4 pages (27 g) de l’Orchestre de Paris est jeté sur l’ensemble des abonnées Île-de-France (6 500 abonnés). Un encart Rue des Étudiants est jeté sur l’ensemble des abonnés France métropolitaine.
(en partenariat avec l’Orchestre de Paris) P. 94 Jeux P. 96 50 NUANCES DE GRECS par Jul P. 98 QUESTIONNAIRE DE SOCRATE Philippe Vilain
PHILOSOPHIE MAGAZINE N° 113 PARAÎTRA LE 28 SEPTEMBRE
Philosophie magazine n° 112 SEPTEMBRE 2017
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Exclusif
DIALOGUE
PASCAL BRUCKNER / FABRICE LUCHINI
ÊTES-VOUS SÛR DE DÉTESTER L’ARGENT ? Fabrice Luchini revient sur scène pour y dire des textes sur l’argent. Il lit Zola, Guitry, Marx, mais aussi un penseur contemporain qu’il apprécie… Pascal Bruckner. Ensemble, ils ont pris un malin plaisir à mettre à mal notre tabou national. Propos recueillis par Alexandre Lacroix / Photos Édouard Caupeil abrice Luchini est de retour au théâtre, à partir du 18 septembre à Paris, mais cette fois, il se penche sur la poésie… du grisbi ! Curieusement, l’argent est l’une des préoccupations majeures de l’existence, et pourtant, il demeure un impensé. Dans la tradition philosophique, il n’existe pas vraiment de traité sur la question, à l’exception de Philosophie de l’argent (1900), de Georg Simmel. Pour écrire La Sagesse de l’argent, paru en 2016 chez Grasset, Pascal Bruckner a rassemblé toutes les pages théoriques disséminées chez les penseurs depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours. Son but : prôner une attitude saine face à l’argent, qui ne soit ni l’appât du gain effréné, ce qu’Aristote appelait la chrématistique, ni l’idéal d’austérité des ordres religieux pauvres et des décroissants. Comment donner à l’argent sa juste valeur, sans devenir pour autant un partisan de l’exploitation ? Telle est la question que Fabrice Luchini et lui creusent sans fausse pudeur.
F
Pascal Bruckner : Parler d’argent, c’est toujours parler de soi. Je suis issu de la petite bourgeoise d’après-guerre. Ma famille, d’abord pauvre quand j’étais enfant, s’est hissée jusqu’à la classe moyenne, puisque mon père était ingénieur des mines dans l’est de la France. Suite à un surendettement, il a fini sa vie dans la misère. À sa mort, j’ai dû refuser son héritage, parce qu’il ne laissait que des dettes.
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Philosophie magazine n° 112 SEPTEMBRE 2017
Fabrice Luchini : Vous racontez cela dans un livre… P. B. : Oui, dans Un bon fils. F. L. : Mais vous parlez là de vraies dettes financières, pas du poids de la figure paternelle ? P. B. : Les deux : mon père était un nostalgique du IIIe Reich et un antisémite frénétique, mais
je parle bien de dettes concrètes. Payer pour les erreurs des aînés est très désagréable. C’est pourquoi je suis, comme beaucoup de Français, hanté par le déclassement social. Au-delà de ces origines, j’ai évolué au sein d’une génération pour laquelle l’argent ne comptait guère. Dans les années 1970, les possessions matérielles n’étaient pas autant valorisées qu’aujourd’hui… F. L. : L’ambition professionnelle n’était pas de mise ! Si quelqu’un en soirée avait osé dire que son projet était de migrer en Angleterre pour y conquérir une position importante dans la banque, il aurait été regardé comme un misérable ou un égaré. P. B. : Les conversations tournaient autour du plaisir, de la subversion, et la richesse était littéraire, philosophique. Ceux qui souhaitaient devenir cadres ou, pire, directeurs d’entreprise étaient vus comme des suppôts du capital… F. L. : Le livre de référence était L’Homme unidimensionnel d’Herbert Marcuse. Cet essai oppose la culture de l’avoir – qu’il faut détruire – et
© Spencer Lowell ; Vincent Muller/Leemage.
Tangente
ESSAI
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Philosophie magazine n° 112
SEPTEMBRE 2017
Dans toutes nos activités, les machines seraient en passe de prendre le pouvoir sur les hommes. C’est tout le contraire avance le philosophe Michel Serres, qui propose de considérer les robots et autres algorithmes comme nos nouveaux esclaves. Une hypothèse audacieuse que nous avons soumise à trois spécialistes de la robotique.
La dialectique du maître et du robot
L
es nouveautés induites par le numérique terrifient ceux qui sacrifient au saint patron de tous les ronchons du monde, Socrate, dont les fureurs contre l’écriture critiquaient le changement d’institutions et de pensée qu’elle apportait. Mourait-il de peur, le vieux questionneur oral ? Toujours est-il qu’autour de nous frémissent d’ire mille post-socratiques. Pour dépasser cette humeur, rien de tel que le travail de deux connaisseurs raisonnables de la question, l’informaticien Serge Abiteboul et le philosophe informaticien Gilles Dowek, professeurs à l’Institut national de recherche en informatique et en automatique (Inria) et auteurs d’un essai remarquable Le Temps
des algorithmes (Le Pommier, 2017). Ils permettent de se faire une idée claire et posée de la grande transformation du numérique en éclairant son outil principal et pourtant méconnu : l’algorithme. Tentons de suivre leur démarche.
LA TARTE TATIN EST UN ALGORITHME
Pour commencer, détendons l’atmo sphère. Oui, la recette de la tarte Tatin est un algorithme. Si vous voulez vraiment réussir ce plat délicieux, il faut, je dis bien il faut, vous en tenir aux énoncés de la recette et la suivre pas à pas sans dévier. La pâtisserie, c’est la pâtisserie ; elle ne souffre pas le
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© Client : Poste Italiane.Nom de la campagne : Filatelia - Milanofil 2017 « L’Arte si fa piccola ». Agence : McCann Worldgroup Italia. Photographes : Carioca Studio. Société de production : 1806.
l’autorité ? À quoi tient
Dossier
PARCOURS DE CE DOSSIER
P. 48
L’autorité, on la réclame aujourd’hui après l’avoir détestée. Mais à condition de ne pas se soumettre. Quel est le secret de ceux qui en imposent ? Peut-être moins l’acte de commander que la capacité à faire émerger des capacités nouvelles chez ceux qu’ils dirigent.
P. 52
Comment nos contemporains viventils concrètement les rapports d’autorité, à l’école, dans l’entreprise ou au tribunal ? Nous avons interrogé ceux qui décident et ceux qui consentent ou se rebellent. Puis nous avons demandé au philosophe Yves Michaud de commenter leurs propos. Surprise : poser la question de l’autorité aujourd’hui, c’est partir à la recherche d’une confiance véritable.
P. 58
Tous les philosophes qui se sont penchés sur le mystère de l’autorité s’accordent pour lui trouver une source précise. Mais quelle est-elle ? Le passé ou le charisme ? La connaissance ou la discussion ? Et qui les incarne aujourd’hui ? Tour d’horizon des piliers de l’autorité, de Confucius à Habermas en passant par Hobbes ou Diderot.
P. 62
L’idée d’autorité est-elle à reconstruire ou toujours à déconstruire ? Nous avons proposé à Alain Finkielkraut, virulent critique de l’égalitarisme contemporain, et à Frédéric Gros, observateur vigilant des mécanismes de domination, d’en débattre.
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Dossier
À QUOI TIENT L’AUTORITÉ ?
Ce qui
nous
grandit
C
Qu’est-ce qui permet à un individu de faire reconnaître son autorité ? Apparemment, des vertus telles que le courage, l’intelligence ou la compétence ne suffisent pas, ni même la position sociale que l’on occupe. Et si la réponse à ce mystère résidait plutôt dans la capacité de nous « augmenter », de nous rendre meilleurs ?
ommençons par une histoire vécue qui m’a toujours paru mystérieuse. Florin est un grand ami d’origine rou maine. À 17 ans, ne supportant plus la chape de plomb qui étouffait la Roumanie totalitaire de Ceauşescu, il a profité d’un voyage scolaire en Hongrie pour sauter d’un train en marche, franchir le rideau de fer et venir en France respirer l’air de la liberté, sans même prévenir ses parents. Féru d’art, de musique et de littérature classique, il peut reproduire des sculptures en marbre de Michel-Ange, parle le français de Racine et lit Shakespeare en anglais. Après de brillantes études de mathématiques, il a obtenu la nationalité française, s’est marié et a eu deux enfants. Une grande réussite en somme. Sauf que sa vie s’est un jour fracassée sur le problème de l’autorité. Ne trouvant pas de poste en fac après sa thèse, il a passé
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Par Martin Legros
l’agrégation et s’est donc retrouvé dans un lycée difficile du nord de Paris sans aucune préparation. Le premier jour, au fond de la classe, trois individus mangeaient des kebabs et discutaient pendant qu’il dispensait son premier cours. Il n’a pas supporté l’épreuve de force qui s’engageait et a démissionné dans la semaine de l’Éducation nationale. Depuis, il n’a jamais vraiment retrouvé le chemin de la vie professionnelle… Cet homme doté du courage des héros et d’une intelligence communicative a été défait par l’épreuve de l’autorité. S’agit-il d’une défaillance personnelle ? Ou ne lui a-t-on pas enseigné les leviers à activer pour se faire respecter ? Si le courage, l’intelligence et la compétence ne suffisent pas, quelle est cette chose impalpable appelée autorité qui permet à ces qualités de s’exprimer ?
VERTICALITÉ ET HORIZONTALITÉ
« Je suis votre chef ! » Énoncée en juillet dernier par Emmanuel Macron pour mettre fin aux critiques provoquées par un budget des armées revu à la baisse, la formule a fait date. Contesté par ceux dont le métier est d’obéir, le président de la République cherchait à réaffirmer son autorité par l’énoncé pur et simple de sa supériorité : « Je suis le chef des armées et, à ce titre, vous me devez obéissance ! » Cependant, l’autorité n’est pas une donnée factuelle qui serait attachée à la position de pouvoir que l’on occupe ou qu’il suffirait de marteler pour qu’elle produise ses effets. C’est une prétention de grandeur qui doit être étayée sur des capacités et des qualités spécifiques, mais aussi reconnue par ceux sur lesquels elle s’exerce.
© Olivier Coulange/Agence VU
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Dossier
À QUOI TIENT L’AUTORITÉ ?
Relations
de confiance Comment l’autorité s’exerce-t-elle et comment est-elle vécue par ceux qui la subissent concrètement ? À la lecture des témoignages que nous avons recueillis, le philosophe Yves Michaud constate qu’elle est bien autre chose qu’un jeu de pouvoir.
J’adopte la méthode ‘chien de berger’
Propos recueillis par Catherine Portevin / Photos Manuel Braun
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© Hannah Assouline/Opale/Leemage
«
onfiance, fiabilité, loyauté : voilà le noyau de la relation d’autorité, que tous les témoins reconnaissent ici à leur manière. Nous sommes loin de la définition d’une autorité “autoritaire”, liée à une position de pouvoir… ce qui n’a en réalité jamais été la définition philosophique de l’autorité. La confiance est le noyau du concept, mais celui-ci se monnaye ensuite selon les contextes. Celui qui a l’autorité maîtrise les conditions de la con fiance, et celles-ci ne sont pas les mêmes quand il s’agit de juger un criminel, de transmettre des connaissances ou de diriger une entreprise. Les catégories de Max Weber (autorités traditionnelle, charismatique, rationnelle ou bureaucratique) ne valent plus parce que nous sommes en régime de droit. On peut être poursuivi pour abus de position d’autorité, harcèlement sexuel ou administratif. Nous évoluons plutôt dans le monde de John L. Austin, le pragmatique, pour lequel c’est dans la subtilité des situations et des relations que l’on définit l’autorité. Si celle-ci est une relation inégalitaire scellée par la confiance, il n’est pas étonnant que, dans les témoignages, elle ne soit pas décrite comme une valeur masculine. L’autorité est de moins en moins “genrée”, elle ne l’est que lorsqu’on confond autorité et séduction. Le prof, le juge, le patron sont dans des positions de pouvoir. Faut-il toujours un pouvoir pour exercer l’autorité ? Je ne crois pas. On le voit dans la plupart des actions collectives : une personnalité se dégage du collectif, qui va être capable d’imposer une action efficace et maintenir le calme. »
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SYLVIANE D’ANDREANO Professeure de français au collège Paul-Éluard de Vigneux-sur-Seine (Essonne) «
YVES MICHAUD Philosophe, spécialiste de Hume, il s’est intéressé à l’autorité à l’école – dans Face à la classe, avec Sébastien Clerc (Folio actuel, 2010) –, ainsi qu’à la violence politique. Son dernier essai Contre la bienveillance (Stock, 2016) brocarde l’aveuglement du sentimentalisme moral en politique.
S
ans avoir fait l’expérience de se retrouver seule face à une classe, on ne peut rien savoir de l’autorité. Comme tous les jeunes diplômés, j’ai été nommée il y a quatre ans dans un collège du réseau d’éducation prioritaire [REP] en lointaine banlieue parisienne. Il n’y a pas de gros problèmes de violence mais plutôt de précarité sociale et culturelle : un niveau scolaire assez bas, des familles de toutes origines, en général assez pauvres, très peu de livres à la maison… Alors on découvre peu à peu que l’autorité se joue dans des détails très concrets, très pragmatiques. Un début de cours, ce sont des rituels, avec une chorégraphie réglée, dont le but est d’instaurer le calme qui prépare à réfléchir. Je mentirais en prétendant que j’obtiens ainsi une concentration parfaite à tous les coups ! Et pourtant, les élèves y sont très attachés. Lorsque j’en oublie un, ils me le font remarquer. L’autorité, c’est aussi assumer une forme de mise en scène de soi. Je fais attention à la manière dont je m’habille. J’ai naturellement la voix qui porte, mais j’essaie de maîtriser la tonalité, un ton plutôt grave. Enfin, il y a le mouvement. J’adopte la méthode “chien de berger” : tout en parlant, j’encercle ! Je circule dans la classe, je réveille ceux qui dorment, je repère celui qui n’a pas ouvert son livre à la bonne page ou celui qui est en train de construire une fusée avec ses stylos… Pas de secret pour exercer une autorité : il faut être avec les élèves tout le temps, se pencher sur leur travail, les regarder et se contrôler en permanence. Fondamentalement, je pense que mon autorité ne tient pas par magie à ma fonction, ni à ma personnalité, ni à la bienveillance que je manifeste à mes élèves. C’est ma compétence qui me permet de les rallier à ma “cause”, c’est-à-dire de créer les bonnes conditions pour apprendre. Les élèves savent autant que moi que l’autorité ne consiste pas tant à inspirer la crainte qu’à savoir garder son calme. À être dans le rappel à l’ordre permanent, on s’épuise et on perd son autorité. »
Le commentaire d’Yves Michaud
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Assumer une relation inégalitaire «
La proximité joue aussi dans le respect
La professeure et l’élève
MEHDI GUEDDOURI Élève de terminale ES au lycée Romain-Rolland d’Ivry-sur-Seine (Val-de-Marne) «
A
u collège, quand les professeurs étaient autoritaires, je me renfermais. J’avais un professeur d’anglais très dur. Il était jeune mais ultra-exigeant. Il détestait tout chahut, notait très sec et me faisait peur. Je n’osais pas aller lui parler. Ce n’était pas agréable, mais, en entrant au lycée, je me suis rendu compte que mon niveau d’anglais était excellent. En classe de 2nde, j’ai eu une professeure de maths sur le même modèle, très sévère. Je l’ai pris sans me braquer, parce que j’ai tout de suite vu qu’elle voulait la réussite de ses élèves. Je n’ai pas eu avec elle de relations aussi cool qu’avec d’autres professeurs, mais je lui suis reconnaissant. Il y a aussi des professeurs qui sont autoritaires parce qu’ils sont débordés. Quand ils hurlent dès le début, on s’arrête peut-être de chahuter, mais on sait que le cours est mort ! En 5e, j’ai passé mon année au fond de la classe à jouer à la balle ou aux cartes. Un prof qui a vraiment de l’autorité, on le sent très à l’aise. On sent l’expérience. Il entre dans la classe, il dit : “Stop !” sans crier, et s’il menace d’une sanction, elle sera exécutée sans négociation. Mais j’ai préféré ma prof d’histoire-géo au lycée. On pouvait parler de tout et de rien avec elle, son cours était très vivant, elle nous faisait passer la passion de l’histoire. On la prenait un peu
C
ette jeune prof a bien compris que l’autorité joue sur des détails très concrets, presque éthologiques : bouger, jouer de la distance et d’un contrôle serré, rappeler à l’ordre mais pas trop… Il est clair pour elle que l’autorité, ça se gagne en assumant d’exercer l’autorité, donc la relation inégalitaire, le pouvoir de sanction, mais aussi, comme elle le dit très bien, une certaine “mise en scène de soi”. Pour faire valoir qu’elle est la plus forte du point de vue des connaissances, elle doit s’imposer par d’autres moyens. Un prof de gym peut être “sympa” parce qu’il est en général plus costaud que ses élèves. Il est plus difficile de faire valoir sa supériorité en grammaire ! Mehdi, l’élève, lui répond bien lorsqu’il reconnaît les effets positifs de l’autorité à condition que le professeur le fasse avancer. Il pourrait presque accepter l’autoritarisme dans ce cas. Lui aussi donne les détails très concrets de ce qui fait la différence avec un autoritarisme de pure forme. En accordant de l’importance à une certaine familiarité de relations (le côté “cool”), il est de sa génération. Il veut les deux, l’autorité et la proximité, ce qui peut être légèrement contradictoire. Mais il n’y a pas de grand malentendu dans cette confrontation prof-élève. Les deux sont dans la même culture de l’autorité. C’est d’ailleurs pourquoi je trouve très positif, contrairement aux déplorations habituelles, d’envoyer en REP (ex-ZEP) de jeunes capésiens “sans expérience”. Ils n’ont pas la vieille conception de la tradition, pas de stéréotypes, pas non plus de lassitude. Des enseignants “expérimentés” seraient sur une autre planète. »
pour notre maman : elle nous protégeait et elle nous a souvent aidés à régler des conflits avec d’autres professeurs. Aujourd’hui, je peux dire qu’un prof qui a de l’autorité sait nous rendre intéressant ce qu’il a à nous apprendre. La proximité joue aussi dans le respect. Un prof sympa nous prend par les sentiments. Mais sans cela, on est moins motivés. Je suis entraîneur d’athlétisme avec des enfants de 9 à 11 ans et je me sers de tout ce que je vois au lycée pour mêler exigence et plaisir. Je n’ai pas envie d’avoir l’image de quelqu’un d’autoritaire, je veux être quelqu’un en qui l’on a confiance, avec qui l’on peut parler et rigoler. »
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Les huit piliers
de l’autorité
© Paul Fuentes Design
Dossier
À QUOI TIENT L’AUTORITÉ ?
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PLATON
CONFUCIUS
(428-348 av. J.-C.)
(551-479 av. J.-C.)
FONDEMENT
LE SAVOIR ET LA VÉRITÉ
FONDEMENT
© Photo Josse/Leemage ; Luisa Ricciarini/Leemage ; Witi De Terra/Opale/Leemage ; MMP/Writer Pictures/Leemage.
L’ÂGE ET L’EXPÉRIENCE
L’expérience, la tradition, le charisme, la discussion… Des plus traditionalistes aux plus démocratiques, tour d’horizon des divers fondements de l’autorité. Et de leurs incarnations contemporaines. Par Michel Eltchaninoff
L
a sagesse s’acquiert au bout d’un long chemin. Si Confucius commence son apprentissage à 15 ans, s’affermit dans la Voie à 30, n’éprouve plus de doutes à 40, ce n’est qu’à 50 ans qu’il connaît enfin « les décrets du Ciel » (Entretiens) et à 70 ans qu’il se met à agir « en toute liberté, sans pour autant transgresser aucune règle ». Mais son savoir lui vient des plus âgés que lui : « Je transmets l’enseignement des Anciens, sans rien créer de nouveau. » Par conséquent, « un jeune doit être respectueux, chez lui envers ses parents, en société envers ses aînés ». Mais s’il veut incarner l’autorité, l’ancien, doit « montrer l’exemple ». L’homme de bien est « celui qui ne prêche pas ce qu’il faut faire tant qu’il n’a pas fait ce qu’il prône ». EFFET PERVERS Si elle n’est pas interrogée, la prétendue sagesse de l’expérience devient un pouvoir incompréhensible qui encourage le conformisme, assèche l’esprit et interdit les initiatives. Dans la Chine d’aujourd’hui, Confucius est massivement mobilisé pour justifier l’ordre existant et empêcher l’émergence de la démocratie au nom de la sélection des meilleurs. Il ne reste qu’à obéir et à vivre sa vie sans faire trop de vagues. INCARNATION CONTEMPORAINE
STÉPHANE HESSEL Auteur, à 93 ans, du best-seller Indignez-vous ! (Indigène Éditions, 2010)
E
t si l’autorité reposait, tout simplement, sur la connaissance ? C’est ce que suggère Platon, fâché contre la démocratie, qui représente selon lui le règne des démagogues. Les philosophes surmontent, par la pensée, la diversité du monde sensible afin de se hisser à la contemplation des essences immuables et éternelles de toutes les réalités – le Bien, le Vrai, le Beau, etc. Les personnes qui y sont parvenues, après de longues années d’étude, possédant une vision juste et définitive de ce qui est utile aux hommes, sont destinées à exercer leur autorité sur toutes les autres. Ils doivent « mettre en pratique, en les ramenant au niveau des mœurs humaines, les choses [qu’ils ont] vues là-bas » (République). À condition de « [dissiper] l’agressivité [du peuple] à l’égard du désir de connaissance », les philosophes gouverneront la cité. EFFET PERVERS Cette conception de l’autorité, qui paraît plutôt évidente, porte en elle trois périls. Le premier est le rejet par le peuple de ces purs esprits tout emplis de la lumière de la vérité : ils seront « l’objet de moqueries », voire de haine. Le deuxième est le dogmatisme, l’incapacité de manœuvrer, de choisir le moment favorable à l’action. Là encore, ils risquent de provoquer la colère du peuple. Enfin, le savant peut être tenté d’abuser d’une autorité acquise dans un domaine pour donner son avis sur tout. Pas facile d’être un philosophe-roi. INCARNATION CONTEMPORAINE
STEPHEN HAWKING Physicien et cosmologiste britannique
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Dossier
À QUOI TIENT L’AUTORITÉ?
insoumis
De vrais
ALAIN FINKIELKRAUT FRÉDÉRIC GROS
L’un adresse à son époque une critique acide, l’autre remet en cause l’obéissance aveugle. Tous deux tentent, au cours d’un dialogue enlevé, de définir ce que pourrait être une dose nécessaire d’autorité. Propos recueillis par Alexandre Lacroix / Photos Franck Ferville/Agence VU
Alain Finkielkraut : L’autorité, la majesté, l’éclat, la gloire apparaissaient autrefois comme des manifestations sensibles du divin. Dans les sociétés démocratiques, tout le monde est logé à la même enseigne terrestre. Comment dès lors définir l’autorité ? La compétence ne suffit pas. Il faut de la droiture, de la clairvoyance, de la fermeté, une certaine noblesse. Qualités qui me font venir à l’esprit ce mot démodé : l’âme. J’ai rencontré beaucoup de gens intelligents parmi les intellectuels, mais c’est autre chose, c’est l’âme qui exerce sur moi une autorité. Frédéric Gros : L’idée d’autorité comprend à mes yeux au moins deux dimensions. D’abord, elle implique l’absence de violence physique. L’autorité est cette forme de pouvoir qui s’exerce sans contrainte. Ensuite, ce pouvoir est indiscutable. L’autorité s’impose comme du non-négociable, c’est cette qualité qui entre en contradiction avec un éthos démocratique et égalitaire pour lequel tout se discute. Si l’autorité peut faire fonctionner ensemble ces deux caractères,
c’est qu’elle suppose de la part de celui qui obéit la reconnaissance de la légitimité du donneur d’ordres. Attention, je ne dis pas que chacun constitue l’autorité de telle ou telle figure qui l’impressionne. Je ne suis pas la source de l’autorité, je la reconnais, ce qui est bien différent. C’est pourquoi l’autorité peut, par exemple, reposer sur un affect dont la philosophie (Platon, Descartes, etc.) a toujours reconnu la puissance, l’admiration. A. F. : C’est pourquoi vous pouvez reconnaître l’autorité de personnes qui n’exercent sur vous aucun commandement. F. G. : D’habitude, l’inégalité écrase. Mais pas dans le cas de l’admiration : si j’admire un philosophe, un musicien ou un dirigeant politique, je suis grandi par cet affect. Condillac touche un point très juste lorsqu’il affirme dans son Traité des animaux [1755] que l’homme doit son intelligence à sa capacité d’imitation. Nous avons besoin de modèles à imiter, afin de faire jouer en nous une espèce
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Idées
LE CLASSIQUE SUBJECTIF
HENRI BERGSON V U PA R SOULEYMANE BACHIR DIAGNE
« Bergson m’a aidé à penser un islam ouvert »
© Illustration : Jules Julien pour PM ; photo-droits d'inspiration : © Prismaarchivo/Leemage ; Édouard Caupeil/Pasco and Co.
C’est en étudiant le penseur musulman Mohamed Iqbal que Souleymane Bachir Diagne a redécouvert Bergson. Ces deux philosophes ont de réelles affinités, sur l’individu, Dieu, la religion ou la morale, et leurs pensées sont plus que jamais précieuses pour lutter contre l’instinct tribal, le populisme et le terrorisme.
A
mon arrivée à Paris, j’avais des inquiétudes, car c’était la première fois que je vivais en dehors du Sénégal. Mais le lycée Louis-le-Grand était international et, au fond, nous venions tous d’ailleurs. Certains « provinciaux » étaient dans le même cas que moi. Je fréquentais les cercles communistes, je faisais partie de l’équipe de foot… autant de réseaux de socialisation qui m’ont vite intégré à une communauté. Je suis entré à l’École normale supérieure en 1977. J’étais alors le seul élève venu d’Afrique sub saharienne et musulman. Toutefois, j’ai toujours eu le sentiment d’être à ma place. À
Louis-le-Grand, on me mettait de côté un plat spécial à la cantine quand il y avait du porc au menu, mes camarades me chambraient un peu sur le fait que je ne buvais pas d’alcool en me jurant que je ratais quelque chose, mais, dans l’ensemble, ma religion n’était pas un sujet. Mes camarades étaient bien contents que je puisse faire le chauffeur au retour de nos soirées au Palace ! À Dakar, au milieu des années 1980, on a vu de plus en plus de femmes voilées sur le campus. La révolution iranienne venait d’avoir lieu, l’islam politique gagnait du terrain. J’enseignais alors la logique, mais j’ai aussi créé un cours sur la philosophie en islam, car il nous a paru nécessaire dans le département de rappeler qu’il s’agissait aussi d’une religion des Lumières et de la raison. C’est en travaillant notamment sur le philosophe indien musulman Mohamed Iqbal (1877-1938), que je suis revenu à la pensée d’Henri Bergson – dont je n’avais eu qu’une connaissance académique lorsqu’il était au programme de l’agrégation de philosophie. Iqbal défend une vision dynamique de la théologie coranique, loin de toute interprétation figée. Le lire était pour moi
m’approprier une pensée qui mettait les mots qu’il fallait sur ce que je ressentais, qui résonnait avec mes interrogations personnelles. Il y a trois grandes idées sur lesquelles Iqbal rencontre Bergson. Iqbal propose de penser la cosmologie coranique comme toujours en émergence, en lien avec un monde continûment en train de se faire. L’idée d’un monde accompli, avec un Dieu n’ayant plus qu’à contempler son œuvre, lui est étrangère. Cela rappelle la notion d’évolution créatrice de Bergson. Pourquoi est-ce si important ? Si vous êtes dans un monde ouvert, dans un monde de l’inachèvement, il vous est permis de penser que, loin d’être son ennemi, le temps est ce qui permet à l’être de se déployer. Vous pouvez avoir deux façons de penser le temps. La première consiste à le voir comme un facteur de destruction : la perfection est à l’origine, et le temps ne peut qu’apporter de la détérioration, de la corruption. Le temps ouvert, au contraire, est celui du déploiement, de la réalisation. C’est cette cosmologie émergente qu’Iqbal considérait être celle du Coran. C’est là qu’il a tout naturellement rencontré l’idée d’élan, de poussée vitale, créatrice. Leur
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Ne peut être vendu séparément. © akg-images/picture-alliance/Fred Stein ; Goldhafen ; retouche : StudioPhilo.
À QUOI TIENT L’AUTORITÉ ?
SUPPLÉMENT OFFERT
HANNAH ARENDT
La Crise
de la culture (extraits)