#113 octobre 2017

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MENSUEL N° 113 Octobre 2017

IL N’Y A PAS DE BONHEUR SANS Y A-T-IL ENCORE UNE VÉRITÉ ?

NIETZSCHE Introduction théorétique sur

la vérité et le mensonge au sens extra-moral

(extraits)

Ne peut être vendu séparément. © akg/Science Photo Library ; retouche : StudioPhilo.

SUPPLÉMENT OFFERT

REPORTAGE

Un philosophe au Hellfest

11 VACCINS OBLIGATOIRES

Est-il rationnel de s’y opposer ?

DOSSIER AUTEUR

LES IDÉES DU JEUNE KARL MARX

Par Raoul Peck

CAHIER CENTRAL

PHOTOS © KRIS DEWITTE

NIETZSCHE LE 27 SEPTEMBRE AU CINÉMA

Mensuel / France : 5,90 € Bel./Lux./Port. cont. : 6,50 € Suisse : 11 CHF Andorre : 6,20 € Allemagne : 6,90 € Canada : 11,50 $CA DOM : 8 € COM :1 000 XPF Maroc : 60 DH

Y a-t-il

encore

une vérité M 09521 - 113 - F: 5,90 E - RD

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ÉDITO

L’œil de

Berberian Par Alexandre Lacroix Directeur de la rédaction

De quelle couleur est la Maison-Blanche ? ans le jardin de la Maison-Blanche, il y a un ver de terre. Il n’a pas d’yeux et ne voit rien, pourtant son corps rose et soyeux est parcouru par une chaîne nerveuse qui lui permet de ressentir les vibrations du sol, mais aussi la lumière et l’humidité. Pour ce ver, l’automne qui s’annonce sera marqué par un événement de première importance : lors d’une nuit fraîche et mouillée, il devra trouver un partenaire et se coller tête-bêche contre lui. Ils échangeront leur sperme et déposeront chacun, un peu plus tard, cinq à dix cocons dans le sol, leur précieuse descendance. Dans le Bureau ovale, par la fenêtre ouverte, lors d’un après-midi de septembre encore tiède, une mouche est entrée. Elle y voyait bien mieux que le président américain, puisqu’elle avait une vision à cent quatre-vingts degrés, là où l’homme le plus puissant du monde n’a une ouverture d’angle de vue nette que de cinq degrés. Capable de capter plus de deux cents images par seconde, la mouche décompose les mouvements – la gesticulation d’un porte-parole particulièrement agité, par exemple – bien mieux que le président lui-même. En revanche, elle est très inférieure à ce dernier en terme de longévité : au mieux, elle vivra deux mois et ne passera pas le prochain coup de froid ! Je donne ces exemples car nous avons, nous tous qui sommes attachés à la notion de vérité, un sérieux problème : les apparences et la réalité ne sont pas superposées. Il y a au contraire, entre elles, une béance. Dès lors, où est la « vraie réalité » ? Je veux dire : la réalité que perçoit l’être humain est-elle plus vraie que celle que perçoit le ver ? Et selon quel critère ? Pouvons-nous décider si Donald Trump est plus proche de la vérité qu’une mouche ? Il me semble que, face au décalage troublant entre les apparences et la réalité, nous avons le choix entre deux options métaphysiques. Elles sont très différentes, et chacune présente quelques inconvénients. Ou bien nous dirons que ni l’homme, ni la mouche, ni le ver ne peuvent percevoir la réalité. La réalité ne serait donc pas de l’ordre du sensible. Cette position est sensée, mais elle a son désavantage. J’ai un bureau devant moi. Je touche ce bureau. Mais de quoi est-il fait ? D’atomes, de quanta ? Son être est-il d’une tout autre nature ? En fait, si la réalité n’est rien de ce que je peux sentir, il m’est permis d’émettre toutes sortes d’hypothèses farfelues : si ça se trouve, Donald Trump n’a jamais existé, pas plus que ce bureau devant moi, je suis un cerveau dans une cuve, et le monde qui m’entoure n’est qu’une gigantesque simulation créée par un programmateur de jeux vidéo barjot ; ou bien je suis en train de dormir, et ce bureau appartient à mon rêve ; ou encore il y a un Dieu omnipotent qui fait tenir le monde et qui l’empêche de s’effondrer sur lui-même à chaque instant. Comment trancherais-je entre ces hypothèses ? Ou bien nous dirons qu’il y a tout autant de réalité dans le monde que perçoit le ver, la mouche, vous et moi, ainsi que le président américain (encore, que dans son cas, le doute soit permis). Ce qui veut dire que toutes les apparences sont également vraies. La réalité n’est pas quelque chose de caché sous les apparences, elle n’est pas mystérieuse. En fait, elle est partout, elle est l’addition immense de tout ce qui est et de tout ce qui apparaît. L’inconvénient de cette position est évidemment son relativisme : pour le ver de terre, la Maison-Blanche n’a pas de couleur. Suis-je fondé à penser qu’elle n’est pas noire ? C’est pourquoi, si la seconde option métaphysique a ma préférence, je proposerai tout de même une conclusion sceptique : « Rien n’est plus vrai que ce que je vois, et pourtant je n’y crois pas. »

© Serge Picard pour PM ; illustration : Charles Berberian pour PM.

D

N’hésitez pas à nous transmettre vos remarques sur

reaction@philomag.com

Philosophie magazine n° 113 OCTOBRE 2017

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10, rue Ballu, 75009 Paris Tél. : 01 43 80 46 10 www.philomag.com

ILS ONT PARTICIPÉ À CE NUMÉRO

SERVICE ABONNÉS abo@philomag.com / 01 43 80 46 11 Philosophie magazine, 4, rue de Mouchy, 60438 Noailles Cedex - France Tarifs d’abonnement : prix normal pour 1 an (10 nos) France métropolitaine : 53 € TTC (TVA 2,1 %). UE et DOM : 64 €. COM et Reste du monde : 73 €. Formules spéciales pour la Belgique et la Suisse Belgique : 070/23 33 04 abobelgique@edigroup.org Suisse : 022/860 84 01 abonne@edigroup.ch

P. 62

Titulaire de la chaire de métaphysique et de philosophie de la connaissance au Collège de France, cette philosophe qui s’inscrit dans la tradition pragmatique s’attaque aux héritiers de Nietzsche, Foucault et Derrida qui auraient, d’après elle, détruit la notion de vérité. Elle qui a signé Le Ciment des choses (2011) n’épargne pas ceux qu’elle juge aujourd’hui responsables de cette « imposture intellectuelle ».

HÉLÈNE L’HEUILLET P. 32

DENIS MOREAU P. 38

OLIVIER REY P. 24

Depuis quelques années, la pensée d’Ivan Illich – auteur culte des décroissants et des écolos – est en train de devenir classique. Notamment parce que des penseurs comme Olivier Rey, mathématicien et philosophe, y puisent les ressources d’une critique renouvelée de la rationalité contemporaine, par exemple dans Une question de taille (2014). Illich permet aussi de nourrir l’actuelle controverse sur les vaccins obligatoires, comme le montre ici Rey.

Ce philosophe au style allègre et à la pensée précise est en quête du salut. Il le cherche dans l’amour avec Pour la vie ? Petit traité du mariage et des séparations (2014) ou en méditant sur la mort et les fins dernières dans Les Voies du Salut. Un essai philosophique (2010). Mais également en se rendant chaque année au Hellfest, un festival de musique metal dont il livre un étonnant récit.

Voici une psychanalyste qui s’intéresse aux policiers et aux terroristes ! Cette lacanienne, qui enseigne la philosophie à la Sorbonne, affirme dans son dernier essai, Tu haïras ton prochain comme toi-même, que nous vivons une époque inédite de levée du refoulement sur la haine. Elle confronte ses hypothèses sur les jeunes djihadistes au travail de terrain du sociologue Farhad Khosrokhavar.

GAYATRI CHAKRAVORTY SPIVAK P. 63

Aux États-Unis, elle est l’une des stars de la pensée postcoloniale depuis la parution en 1988 de Les subalternes peuvent-elles parler ? Celle qui a traduit et introduit la pensée de Jacques Derrida outre-Atlantique s’insurge contre ceux qui prétendent que la philosophie de la déconstruction serait responsable de la post-vérité sur laquelle surfe allégrement Donald Trump.

Historienne, elle mène des recherches – notamment dans les archives de l’Éducation nationale – pour comprendre comment on enseigne l’histoire. Faut-il la transformer en récit épique, en roman national ? Ne serait-il pas mieux d’apprendre à faire de l’histoire ? Elle a dirigé l’ouvrage collectif La Fabrique scolaire de l’histoire et s’interroge sur les moyens d’affronter en classe révisionnisme et théories du complot.

MENSUEL NO 113 - OCTOBRE 2017 Couverture : Illustration : © Lennart Gabel pour PM. Origine du papier : Italie. Taux de fibres recyclées : 0%. Tous les papiers que nous utilisons dans ce magazine sont issus de forêts gérées durablement et labellisés 100% PEFC. Le taux majoritaire indiqué Ptot est de 0,009.

Philosophie magazine n° 113 OCTOBRE 2017

ADMINISTRATION Directeur de la publication : Fabrice Gerschel Responsable administrative : Sophie Gamot-Darmon Responsable développement éditorial : Julie Davidoux Fabrication : Rivages Photogravure : Key Graphic Impression : Maury imprimeur, Z.I., 45300 Manchecourt Commission paritaire : 0521 D 88041 ISSN : 1951-1787 Dépôt légal : à parution Imprimé en France/Printed in France / Philosophie magazine est édité par Philo Éditions, SAS au capital de 254 000 euros, RCS Paris B 483 580 015 Siège social : 10, rue Ballu, 75009 Paris Président : Fabrice Gerschel RELATIONS PRESSE Canetti Conseil, 01 42 04 21 00 Françoise Canetti, francoise.canetti@canetti.com PUBLICITÉ Partenariats/Publicité culturelle et littéraire Audrey Pilaire, 01 71 18 16 08, apilaire@philomag.com Julie Davidoux, 01 71 18 25 75, jdavidoux@philomag.com Publicité commerciale Anne Borromée, 01 71 18 16 03, 06 51 58 08 45 aborromee@philomag.com Audrey Pilaire, 01 71 18 16 08, apilaire@philomag.com

LAURENCE DE COCK P. 64

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RÉDACTION redaction@philomag.com Directeur de la rédaction : Alexandre Lacroix Rédacteurs en chef : Martin Legros, Michel Eltchaninoff Conseillers de la rédaction : Philippe Nassif, Sven Ortoli Chefs de rubrique : Martin Duru, Catherine Portevin Secrétaires de rédaction : Noël Foiry, Marie-Gabrielle Houriez Conception graphique : William Londiche / da@philomag.com Graphiste : Alexandrine Leclère Directrice photo : Julie Watier Le Borgne Rédacteurs photo : Mika Sato Rédacteur Internet : Cédric Enjalbert Webmaster : Cyril Druesne Ont participé à ce numéro : Bertrand Alary, Adrien Barton, Charles Berberian, Riki Bianco, Véronique Blin, Bruno Bressolin, Philippe Chevallier, Victorine de Oliveira, Thibaut de Saint Maurice, Marie Denieuil, Virginie Dolle, Lennart Gabel, Philippe Garnier, Gaëtan Goron, Stéphane Haber, Seb Jarnot, Jul, Jules Julien, Guillaume Krempp, Nils Markwardt, Julien Mecchi, Julien Mignot, François Morel, Tobie Nathan, Aïda N’Diaye, Charles Pépin, Charles Perragin, Serge Picard, Claude Ponti, Séverine Scaglia, Nicolas Tenaillon, Sylvain Tesson, Laurent Villeret

La rédaction n’est pas responsable des textes et documents qui lui sont envoyés. Ils ne seront pas rendus à leurs propriétaires.

2016

© Patrick Imbert / Collège de France ; Hannah Assouline/Opale/Leemage ; Bertrand Alary Agence Dalle ; CP ; Laurent Villeret/Picturetank pour PM ; CC BY 2.0/Rosa-Luxemburg-Stiftung.

Diffusion : Presstalis. Contact pour les réassorts diffuseurs : À Juste Titres, 04 88 15 12 42, Julien Tessier, j.tessier@ajustetitres.fr

CLAUDINE TIERCELIN


Pyramide où seront produits les futurs vaccins obligatoires p. 24

Cauchemar du prof d’histoire en collège p. 64

Cheval écoutant le concert d’Airbourne au Hellfest

Réserve de graines marxistes rares dans l’archipel du Svalbard

p. 38

p. 78

Bunker des valeurs universelles de la NORAD p. 86

Club d’imbéciles essayant d’avoir l’air intelligent (ou l’inverse ?)

Camp de divertissement obligatoire de la Fema

p. 72

LES THÉORIES CONCOCTÉES POUR VOUS CE MOIS-CI

p. 85

Symbole de la sagesse grecque perdue

Cercueils pour penseurs post-modernes préparés par le clan rationaliste

p. 88

p. 62

Fresques leibniziennes de la Bank of America p. 20

Guidestones de la stratégie nucléaire p. 20


SOMMAIRE P. 3 Édito

P. 8 Questions à Charles Pépin

DOSSIER Y a-t-il encore une vérité ?

P. 12 Courrier des lecteurs

P. 54 Le regard de Michel Serres

P. 10 Questions d’enfants à Claude Ponti

P. 52 Le temps des incrédules

P. 56 Duels philosophiques au soleil

P. 60 Dans les Tweets de Donald Trump

Déchiffrer l’actualité

Animaux en flamme des fresques de l’aéroport de Denver

P. 14 TÉLESCOPAGE

P. 16 LA PERSONNALITÉ

p. 16

Tiphaine Lagarde

P. 18 REPÉRAGES

P. 20 PERSPECTIVES

La politique du « comme si » d’Angela Merkel / Corée du Nord : la théorie du fou / L’idéologie de Xi Jinping décryptée par le journaliste François Bougon / Le meilleur des mondes de Brigitte Macron P. 24 ESSAI 11 vaccins obligatoires : est-il rationnel de s’y opposer ? par Olivier Rey P. 26 AU FIL D’UNE IDÉE Les animaux de compagnie P. 27 POUR UN NOUVEAU PARTAGE Christian Thuderoz (en partenariat avec la Maif) P. 28 ETHNOMYTHOLOGIES par Tobie Nathan

Vieille photo du Bohemian Grove encourageant la nostalgie p. 84

Prendre la tangente P. 32 DIALOGUE

Farhad Khosrokhavar / Hélène L’Heuillet Les racines du djihadisme P. 38 REPORTAGE Hellfest, la douceur du metal par Denis Moreau P. 48 GÉNIE DES LIEUX par Sylvain Tesson

P. 62 La faute à Nietzsche, Foucault et

Derrida ? par Claudine Tiercelin et Gayatri Spivak P. 64 Que répondre à une théorie du complot ? Cahier central Agrafé entre les pages 54 et 55, notre supplément offert : « Introduction théorétique sur la vérité et le mensonge extra-moral » de Nietzsche

Cheminer avec les idées P. 72 ENTRETIEN

Maurizio Ferraris

P. 78 LE CLASSIQUE SUBJECTIF

Karl Marx vu par Raoul Peck et Séphane Haber P. 84 BOÎTE À OUTILS Divergences / Sprint / Intraduisible / Strates P. 86 BACK PHILO

Livres

P. 88 ESSAI DU MOIS

Une odyssée, un père, un fils, une épopée / François-Xavier Fauvelle P. 89 ROMAN DU MOIS L’Éducation de Jésus / J. M. Coetzee P. 90 POINT DE VUE Pierre Zaoui a lu Le Clan Spinoza de Maxime Rovere P. 92 Nos choix P. 96 Notre sélection culturelle P. 98 Agenda

P. 100 LA CITATION CORRIGÉE

p. 48

par François Morel

P. 102 Jeux © Illustration : Séverine Scaglia pour PM

Antennes cachées sur le plateau du Vercors

P. 104 50 NUANCES DE GRECS

par Jul

P. 106 QUESTIONNAIRE DE SOCRATE

Yves Simon

Ce numéro offre un supplément de 16 pages, comprenant des extraits d’« Introduction théorétique sur la vérité et le mensonge extra-moral » de Friedrich Nietzsche, (agrafé entre les pages 54 et 55)..

PHILOSOPHIE MAGAZINE N° 114 PARAÎTRA LE 26 OCTOBRE

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Tangente

DIALOGUE


FA R H A D K H O S R O K H AVA R

H É L È N E L’ H E U I L L E T

Comment expliquer que des jeunes, dans nos sociétés, rêvent de tuer tout en se tuant eux-mêmes ? Auteurs cette année de deux essais stimulants sur la radicalisation, la psychanalyste Hélène L’Heuillet et le sociologue Farhad Khosrokhavar sondent ces adolescents qui rêvent de djihad.

Propos recueillis par Michel Eltchaninoff / Photos Laurent Villeret/Picturetank

DJIHADISME LES RACINES DU MAL

Hélène L’Heuillet : Comment expliquer le fait que des jeunes gens attirés par le djihadisme décident si facilement de tuer en se tuant ? Ce passage à l’acte serait impossible sans ce que j’appelle une levée de refoulement sur cette pulsion qu’est la haine. Sans cette force intérieure qu’est la pulsion, le passage à l’acte serait impossible. La force pulsionnelle est une dynamique, une excitation qui nous met en mouvement, nous « pousse » ou au contraire nous paralyse et nous fige. À l’époque de Freud, la morale commune était encore dirigée par l’injonction évangélique « tu aimeras ton prochain comme toi-même ». Bien sûr, cette éthique recelait énormément de haine. Chaque homme, chaque peuple, dans l’histoire, a aisément tiré la conclusion de cette maxime : lorsque l’autre n’est pas « comme moi-même », pas semblable, mais différent, j’ai l’autorisation de le haïr ! Mais cette haine était rentrée, dissimulée sous le discours de l’amour. Ce qui a changé, c’est que, aujourd’hui, un discours de haine, qu’il soit populiste ou islamiste, se lève dans nos sociétés, sans aucun refoulement. Cette

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Tangente

REPORTAGE

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Qu’est-ce qui peut pousser chaque année Denis Moreau, philosophe spécialiste de Descartes, de surcroît catholique, à se mêler aux 150 000 spectateurs de cette « fête d’enfer », l’un des plus grands festivals du rock le plus dur d’Europe, et par ailleurs cible régulière des associations chrétiennes intégristes ? Est-ce par goût pour cette musique ? Ou pour y retrouver un sens de la communion oublié au sein d’un Occident sécularisé ? Par Denis Moreau / Photos Bertrand Alary, Véronique Blin, Julien Mecchi/Agence Dalle

LA DOUCEUR

DU METAL Philosophie magazine n° 113 OCTOBRE 2017

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Dossier

PARCOURS DE CE DOSSIER

P. 52

« Post-vérité » : l’expression forgée par l’écrivain Steve Tesich en 1992 a connu
une singulière fortune depuis l’élection de Donald Trump. La politique est-elle entrée dans une nouvelle ère, où le mensonge et les convictions personnelles l’emportent sur la vérification des faits ? Ne faut-il pas faire un nouvel éloge de l’argumentation et du savoir, comme le propose Michel Serres que nous avons interrogé ?

P. 56

Mais de quelle vérité parle-t-on ? Si les philosophes, depuis Socrate, sont en quête de sa lumière, force est de constater qu’ils n’ont eu de cesse de s’affronter sur la définition même de la vérité. De Platon à Nietzsche, résumé des débats majeurs qui ont ponctué l’histoire de la pensée.

Y a-t-il P. 60

Si Donald Trump est virtuose dans l’art de distordre le débat public par ses déclarations ubuesques, c’est qu’il n’hésite pas à multiplier les angles d’attaque et les stratégies d’escamotage. Décryptage, par ses Tweets, de ses différents subterfuges.

P. 62

Faut-il clouer au pilori les penseurs dits « post-modernes » qui, de Nietzsche à Derrida en passant par Foucault, ont réussi à nous convaincre qu’il n’y avait pas de faits mais seulement des interprétations ? Entre Claudine Tiercelin et Gayatri Chakravorty Spivak, le débat est frontal.

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P. 64

Une théorie du complot, c’est très déstabilisant : si vous la démentez, c’est que vous faites partie du complot. Comment alors porter la contradiction de manière efficace ? Les chercheurs Philippe Huneman, Laurence De Cock et Dominique Cardon nous livrent leurs meilleures stratégies.


encore

© Illustration : Lennart Gabel pour PM.

une vérité Philosophie magazine n° 113 OCTOBRE 2017

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Dossier

Y A-T-IL ENCORE UNE VÉRITÉ ?


Que répondre

à une théorie du complot ? C’est la question que nous avons posée à une historienne, professeure en lycée et spécialiste de la pédagogie de sa discipline, à un philosophe qui s’intéresse aux procédures de raisonnement et à un sociologue observateur du Web.

© Michael Hughes/LAIF-REA

Par Alexandre Lacroix

S

ur le site d’information Mediapart – en fait, sur un blog hébergé par Mediapart, signé Victorayoli, mais tous les usagers ne font pas la différence –, on trouve un article, mis en ligne le 28 août, au titre intrigant : « Le Bilderberg gouverne la France ! » Le « Bilderberg », vous avez peu de chance de connaître si vous ne lisez que les médias traditionnels : c’est un club réunissant des entrepreneurs, des hommes politiques et autres journalistes, fondé en 1954 et qui se réunit une fois par an. « Sans doute le plus puissant des réseaux d’influence », selon Victorayoli. Emmanuel Macron a participé à l’édition 2014. « Eh ! ça promotionne sérieux d’être

adoubé par la mafia de Bilderberg ! Tu parles : Bill Clinton, Lionel Jospin, José Manuel Barroso ont été systématiquement invités l’année précédente de leur nomination. » Conclusion : « Élevé chez les Jésuites », « formaté chez Rothschild », Macron, c’est « l’allégeance absolue » aux « mafias de la finance internationale ». Ce blog est loin d’être le seul à relayer la thèse. Pour donner un ordre d’idées, la requête « Macron + Bilderberg » sur Google affiche plus de 300 000 pages Web. Si vous adhérez à cette version des faits, vous pouvez commencer à lire l’actualité à travers elle : par exemple, fin août, Macron confirmait qu’il allait remplacer l’impôt sur la

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Idées

ENTRETIEN

MAURIZIO FERRARIS

L’IMBÉCILE QUE, DONC, JE SUIS Ce philosophe italien, ami de Jacques Derrida et dont la verve n’est pas sans rappeler celle d’Umberto Eco, traite aussi bien du téléphone portable que de métaphysique. Si, pour lui, l’imbécillité fait, hélas ! partie de la condition humaine, il ne renonce pas pour autant au gai savoir. Propos recueillis par Catherine Portevin / Photos Julien Mignot

l s’intéresse à des objets apparemment futiles : le téléphone portable par exemple, ou l’imbécillité humaine – ceci étant parfois en rapport avec cela. Il cite une fable de La Fontaine ou vous raconte la dernière vidéo virale du Net pour brocarder les dangers de la post-vérité. Ajoutez-y une pointe d’accent italien dans un français nourri de Gide et de Proust, une bonne dose d’humour, et vous croirez rencontrer le dernier pop-philosophe à la mode. Pourtant, Maurizio Ferraris, fondateur du Laboratoire d’ontologie à l’université de Turin, est un savant sérieux, de surcroît métaphysicien et spécialiste de Jacques Derrida, incollable sur les débats entre réalistes et post-modernes ou sur les problèmes les plus abstraits de la logique, des actes de langage et de la phénoménologie de la perception. Comme son compatriote Umberto Eco, dont il pourrait être un jeune neveu – et auquel son dernier petit opus L’imbécillité est une chose sérieuse est une forme d’hommage –, un appétit pour le sens commun et pour les techniques et travers de son époque l’a préservé des raideurs de l’esprit académique et lui a ouvert les colonnes de plusieurs revues et journaux italiens où il a tenu chronique. Étudiant à Turin dans l’ébullition politique des années 1970, il a d’abord, comme tant d’autres, élu Nietzsche comme philosophe de la vie et chantre d’un individualisme solaire. Mais après une thèse sur les post-structuralistes français – Foucault, Deleuze, Derrida –, il prendra quelques années plus tard ses distances avec le relativisme post-moderne pour, en quelque sorte, remettre les pieds sur terre et s’emparer de la difficile question du réel, jusqu’à devenir l’un des chefs de file du mouvement dit des « nouveaux réalistes ». Revenir « aux choses mêmes » ? À l’être ? Maurizio Ferraris, en se saisissant du téléphone portable, a joint le geste au manifeste. Cet objet n’est pas seulement un prétexte à manier des concepts en virtuose, mais, très concrètement, ce qui donne forme à sa pensée de la réalité sociale, qu’il fonde, dans cette époque si bavarde, sur l’écrit. Nous l’avons rencontré dans un lieu qui lui est familier. Les fresques et ors 1900 de la brasserie du Train bleu, dominant le bruissement de la salle des pas-perdus de la gare de Lyon, à Paris, s’accordent à son trajet et à ses curiosités : de Turin à Paris, de la Méditerranée nietzschéenne à la French Theory, et retours, et échappées.

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Le téléphone portable n’est pas un objet anecdotique chez vous. Comment est-il devenu le socle de votre travail philosophique ? MAURIZIO FERRARIS : Je le dois à Jacques Derrida… mais peut-être malgré lui ! C’est lui le premier qui a attiré mon attention sur l’intérêt de cet objet. C’était en 2001. Nous parlions ensemble en nous promenant. Moi, je m’agaçais de tous ces gens autour de nous, pendus à leurs appareils, qui nous faisaient profiter de leurs conversations privées. Mais Derrida était plus indulgent que moi et y voyait même un outil plus prometteur que l’ordinateur, en prédisant que l’un prendrait un jour le pas sur l’autre. Une intuition très étonnante, puisque ces deux objets avaient des fonctions très distinctes, et l’ordinateur personnel avait alors l’avantage. Le téléphone portable servait essentiellement… à téléphoner et ne permettait l’accès ni aux e-mails, ni au Web, ni à des images, encore moins aux réseaux sociaux



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Idées

LE CLASSIQUE SUBJECTIF

KARL MARX V U PA R RAOUL PECK

« La théorie de Marx n’est belle que si elle est incarnée » IL N’Y A PAS DE BONHEUR SANS REVOLTE

PHOTOS © KRIS DEWITTE

AGAT FILMS & CIE ET VELVET FILM PRÉSENTENT

LE 27 SEPTEMBRE AU CINÉMA

© Illustration : Jules Julien pour PM ; photo-droits d’inspiration : Erik Tanner/Contour By Getty Images ; Photo-Re-Pubblic/Leemage.

Alors que son film Le Jeune Karl Marx sort au cinéma, le réalisateur haïtien Raoul Peck revient sur sa découverte du marxisme et du concept d’aliénation. Pour lui, le philosophe allemand est moins porteur d’une théorie que d’une humanité, véritable promesse pour chacun de transformer sa propre existence et le monde.

J’

ai découvert l’œuvre de Karl Marx à 17 ans, alors que j’étudiais à l’Université libre de Berlin où j’ai suivi pendant trois ans un séminaire consacré au Capital. Ce fut une révélation. Dans les années 1970, Berlin était une ville éminemment politique. Tous les mouvements de contestation et de libération s’y croisaient : les communistes iraniens qui s’opposaient au régime du shah (et qui furent décimés à leur retour en Iran après la Révolution islamique), les Sud-Africains du Congrès natio­ nal africain (ANC), le Swapo de la Namibie,

les sandinistes du Nicaragua, les Chiliens qui avaient survécu au putsch sanglant de Pinochet. J’ai grandi et me suis cultivé au sein de cette militance. À l’époque, je n’avais qu’une chose en tête : finir mes études et retourner me battre contre la dictature de Jean-Claude Duvalier en Haïti, finalement chassée du pouvoir en 1986. Marx était une évidence pour nous, tout comme pour une jeunesse allemande extrêmement critique à l’égard de ses aînés soupçonnés de participation au nazisme. C’était l’âge d’or de la solidarité internationale. Je voulais me situer dans ces combats, moi qui venais à la fois d’un pays pauvre et d’un milieu bourgeois, et Marx m’en a donné les clés. Je me suis toutefois rendu compte que, lors de nos discussions politiques entre étudiants, nous ne parlions jamais vraiment de moi, de ma réalité de jeune homme noir venu d’un pays pauvre des Caraïbes. Je devais m’adapter à un nombril eurocentré qui se gargarisait de théorie marxiste sans jamais l’incarner. Tout en restant fidèle à Marx, je me suis dès lors méfié de toute théorie qui se réclamait de lui sans se soucier de son incarnation. C’est cette absence,

cet oubli, qui a occasionné les dérives et la folie du détournement théorique du travail de Marx et d’Engels tel qu’il a été à l’œuvre dans les régimes soviétiques. On a perdu contact avec la source. »

DES ÊTRES DE CHAIR

« Dans Le Jeune Karl Marx, j’ai voulu contextualiser, découvrir les êtres humains derrière les concepts de communisme ou de lutte des classes. Il n’y avait pas de différence entre ce que ces jeunes gens écrivaient et ce qu’ils vivaient. Friedrich Engels, Karl Marx et sa femme Jenny, trois jeunes gens en pleine rébellion contre leur époque répressive et inégalitaire, ont chacun décidé de rompre avec leur classe sociale. Marx vient d’un milieu bourgeois. Engels était le fils d’un riche industriel propriétaire de manufactures textiles. Mais plutôt que d’endosser l’héritage de son père, Engels écrit La Situation de la classe laborieuse en Angleterre (1845) et tombe amoureux d’une ouvrière irlandaise, Mary Burns. Jenny faisait imprimer sur ses cartes de visite la mention « née baronne von Westphalen » : elle a renoncé aux

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Y A-T-IL ENCORE UNE VÉRITÉ ?

NIETZSCHE Introduction théorétique sur

la vérité et le mensonge au sens extra-moral

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