#115 hiver 2017

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MENSUEL N° 115 Décembre 2017/Janvier 2018

A L E X A N D R E J O L L I E N A P R È S T RO I S A N S E N C O R É E

“La méditation n’est pas une baguette magique” LE MONDE N’A JAMAIS ÉTÉ MEILLEUR QU’EN 2017 LA THÈSE DE STEVEN PINKER

Mensuel / France : 5,90 € Bel./Lux./Port. cont. : 6,50 € Suisse : 11 CHF Andorre : 6,20 € Allemagne : 6,90 € Canada : 11,50 $CA DOM : 8 € COM :1 000 XPF Maroc : 60 DH

EDGAR MORIN “HÉRACLITE M’A APPRIS LA PENSÉE COMPLEXE”

Pourquoi est-il

si difficile

de changer ? CAHIER CENTRAL

PETER SLOTERDIJK EXTRAITS DE

TU DOIS CHANGER TA VIE M 09521 - 115 - F: 5,90 E - RD

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ÉDITO

L’œil de

Berberian Par Alexandre Lacroix Directeur de la rédaction

Promenades infamilières ous empruntons sans cesse les mêmes chemins. Pour bien des trajets, la répétition répond à une nécessité pratique!: l’itinéraire qui nous mène de la porte de notre habitation à celle de notre travail, qui nous permet d’acheter à manger ou de rejoindre nos proches, n’a pas vocation à varier. Nous attendons peu d’illuminations de ces déplacements. Il s’agit d’accorder un moyen à une fin!; or il existe un tracé optimal entre deux points, par rapport auquel toute déviance n’est qu’une perte de temps. Mais cette tendance à répéter est plus étonnante pour les promenades. Il est quelques lieux où je passe régulièrement et dans lesquels j’ai ma randonnée, ma boucle idéale que je reprends à la façon d’un rituel. Par exemple, il ne s’écoule jamais une année sans que je fasse le tour de l’étang de Grez-sur-Loing. Chaque hiver, je suis la même balade d’une dizaine de kilomètres, entre labours noirs et forêt nue, le long de l’Orba, dans le Piémont. Chaque été, je gravis la montagne San Pietro jusqu’à un vieil ermitage où passa Benoît de Nursie, depuis le village de Toirano, en Ligurie. Il y a aussi des boucles plus anciennes, inscrites dans la mémoire affective et sensorielle de telle manière qu’on n’hésite jamais aux croisements, qu’on les ferait les yeux fermés : si je retournais demain à La Villedieu-du-Clain, village de mon enfance, j’irais traverser le bois des Cartes, pour me promener dans une sapinière puis déboucher sur la route de Gizay après la propriété de La Ferrière. Je crois que nous avons tous ces parcours en nous, auquel nous obéissons presque comme s’il s’agissait d’algorithmes et que nous étions des machines, alors même qu’ils nous paraissent intimes, irrationnels et saturés d’émotions. Ce qui donne de l’importance à la première fois. Car chacune de ces promenades, il a bien fallu que nous la découvrions – avant de la recommencer. Une première fois exige de nous un supplément d’énergie, elle n’est possible que si nous ouvrons une brèche dans nos habitudes, que si nous acceptons de marcher à l’inconnu. Quitter sa propre ornière, c’est traverser un vertige!: une première fois n’est réussie que si elle nous fait douter de nousmêmes et de nos capacités, que si nous éprouvons au moins momentanément l’inquiétude d’être perdu, de ne plus savoir rentrer. Il y a sans doute une loi de proportionnalité, en promenade comme en amour!: plus la première fois nous aura plongé dans l’anxiété, et en même temps transi et comblé de délices, plus souvent nous referons la balade. D’où un paradoxe!: si une première fois est bouleversante, elle nous condamne à la répétition. Chacun se demande de temps à autre comment rendre l’existence un peu moins pesante. J’avoue que je ne suis pas grand amateur de préceptes, de ces listes de dix-conseilspour-embellir-sa-vie, dont l’optimisme et la bienveillance ont quelque chose d’accablant. Mais je serais tenté de faire une exception à mon habitude de ne rien prescrire, puisque précisément c’est de cela qu’il s’agit. Voici un bon conseil!: pour vivre mieux, empruntez au moins une fois par semaine, pour aller au travail, en revenir, ou simplement pour le plaisir, un chemin nouveau.

© Serge Picard pour PM ; illustration : Charles Berberian pour PM.

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N’hésitez pas à nous transmettre vos remarques sur

reaction@philomag.com

Philosophie magazine n°!115 DÉCEMBRE 2017/JANVIER 2018

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10, rue Ballu, 75009 Paris Tél.!: 01!43!80!46!10 www.philomag.com

EDGAR MORIN P. 80

LUCIE DÉSAUBLIAUX P. 69

Parfois, même si l’on ne le réalise pas, l’idée d’un projet radical suffit à nous changer profondément. C’est le thème qui est au cœur de La nuit sera belle, le premier roman très enlevé de cette plasticienne qui a repris sur le tard des études en Lettres et Création littéraire après une formation aux Beaux-Arts. Mais c’est aussi l’idée qui est au cœur de la petite nouvelle inédite qu’elle nous a livrée en guise de réflexion sur le changement.

CATHERINE MALABOU P. 60

Voici une philosophe qui n’a pas peur du changement!: partie d’une thèse sur le concept de plasticité chez Hegel dirigée par Derrida, elle se tourne ensuite vers les neurosciences. Dans Que faire de notre cerveau!? elle oppose l’intelligence humaine « plastique » à celle des machines, mais, depuis, elle s’est ravisée et nous invite à une attitude ouverte face aux intelligences artificielles. Elle nous éclaire sur cette étonnante capacité à se transformer.

ALEXANDRE JOLLIEN P. 38

La vie et la pensée de cet écrivain et philosophe suisse n’ont jamais été séparées – lui qui a touché un très large public en faisant de son handicap de naissance un point de départ de ses réflexions, comme dans Éloge de la faiblesse ou Petit Traité de l’abandon. Parti avec toute sa famille pour un long séjour à Séoul afin d’approfondir la pratique de la méditation, il en revient quelque peu désabusé. Il nous expose les raisons qui l’ont rapproché puis éloigné du zen.

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Philosophie magazine n°!115 DÉCEMBRE 2017/JANVIER 2018

DANIEL MENDELSOHN P. 32

Dix ans après Les Disparus, large succès mondial, cet écrivain et critique littéraire américain publie cette année un ouvrage qui retrace sa réconciliation difficile avec son père, alors que celui-ci assistait à son cours au Bard College sur l’Odyssée. Il a accepté de retracer pour nous, au gré d’une journée pas toujours homérique, comment pense et vit au quotidien un parfait helléniste.

Ce sociologue et philosophe mondialement réputé s’est intéressé au cinéma, à la rumeur ou à la cybernétique, avant de proposer dans les six volumes de La Méthode une articulation générale des savoirs. Il raconte ici comment l’un des premiers penseurs grecs, Héraclite, a été une boussole dans sa vie personnelle, dans ses engagements politiques comme dans sa pensée de la complexité, parce qu’il invitait à intégrer la contradiction, au lieu de la refouler.

PIERRE ZAOUI P. 66

Philosophe, maître de conférences à l’université Paris-Diderot, il est spécialiste de Spinoza et de Deleuze. Dans Spinoza. La décision de soi, il partait du philosophe du XVIIe siècle pour s’interroger sur la façon dont l’homme doit conduire sa vie. Dix ans après, il nous invite à résister aux injonctions modernes de changement vides de sens, en persévérant dans nos désirs.

SERVICE ABONNÉS abo@philomag.com / 01!43!80!46!11 Philosophie magazine, 4, rue de Mouchy, 60438 Noailles Cedex - France Tarifs d’abonnement!: prix normal pour 1 an (10 nos) France métropolitaine!: 57 € TTC (TVA 2,1 %). UE et DOM!: 69 €. COM et Reste du monde!: 77 €. Formules spéciales pour la Belgique et la Suisse Belgique!: 070/23!33!04 abobelgique@edigroup.org Suisse!: 022/860 84 01 abonne@edigroup.ch Diffusion!: Presstalis. Contact pour les réassorts diffuseurs!: À Juste Titres, 04!88!15!12!42, Julien Tessier, j.tessier@ajustetitres.fr RÉDACTION redaction@philomag.com Directeur de la rédaction!: Alexandre Lacroix Rédacteurs en chef!: Martin Legros, Michel Eltchaninoff Conseillers de la rédaction!: Philippe Nassif, Sven Ortoli Chefs de rubrique!: Martin Duru, Catherine Portevin Secrétaires de rédaction!: Noël Foiry, Marie-Gabrielle Houriez Conception graphique : William Londiche / da@philomag.com Graphiste!: Alexandrine Leclère Rédactrices photo!: Valérie Dereux, Mika Sato Rédacteur Internet!: Cédric Enjalbert Webmaster!: Cyril Druesne Ont participé à ce numéro!: Adrien Barton, Charles Berberian, Bruno Bressolin, Christophe Boulze, Philippe Chevallier, Victorine de Oliveira, Marie Denieuil, Sylvain Fesson, Philippe Garnier, Gaëtan Goron, Seb Jarnot, Jules Julien, François Morel, Catherine Meurisse, Tobie Nathan, Aïda N’Diaye, Charles Pépin, Charles Perragin, Serge Picard, Emmanuel Polanco, Claude Ponti, Séverine Scaglia, Nicolas Tenaillon, Sylvain Tesson ADMINISTRATION Directeur de la publication!: Fabrice Gerschel Responsable administrative!: Sophie Gamot-Darmon Responsable développement éditorial!: Julie Davidoux Fabrication!: Rivages Photogravure!: Key Graphic Impression!: Maury imprimeur, Z.I., 45300 Manchecourt Commission paritaire!: 0521 D 88041 ISSN!: 1951-1787 Dépôt légal!: à parution Imprimé en France/Printed in France / Philosophie magazine est édité par Philo Éditions, SAS au capital de 254!000 euros, RCS Paris B 483 580 015 Siège social!: 10, rue Ballu, 75009 Paris Président!: Fabrice Gerschel RELATIONS PRESSE Canetti Conseil, 01!42!04!21!00 Françoise Canetti, francoise.canetti@canetti.com PUBLICITÉ Partenariats/Publicité culturelle et littéraire, et publicité commerciale Audrey Pilaire, 01!71!18!16!08, apilaire@philomag.com MENSUEL NO!115 - DÉCEMBRE 2017/ JANVIER 2018 Couverture!: © Lara Zankoul Origine du papier : Italie. Taux de fibres recyclées : 0 %. Tous les papiers que nous utilisons dans ce magazine sont issus de forêts gérées durablement et labellisés 100% PEFC. Le taux majoritaire indiqué Ptot est de 0,009.

La rédaction n’est pas responsable des textes et documents qui lui sont envoyés. Ils ne seront pas rendus à leurs propriétaires.

2016

© DR ; DR/PUF ; Ingrid Hoffmann/Opale/Leemage ; Raphaël Bourgeois ; Matt Mendelsohn/Flammarion ; DR/Autrement.

ILS ONT PARTICIPÉ À CE NUMÉRO


Combinaison préféministe du XXe siècle p. 74

Perruque végane en fibres de bambou p. 24

Perruque de Tolstoïevski p. 91

Bonnet du vide parfait

Travail du chapeau

p. 38

p. 98

Loup pour l’homme p. 87

Tube pour persévérer dans son rouge

Le maillot de bain de Pénélope

p. 66

p. 32

Tenue de travail des adorateurs de Presley Le véritable slip de Portnoy

p. 20

p. 96

Cravate du devoir p. 88

Escarpins à bout coqué anti-harcèlement p. 20

Parapluie fiscal pour propriétaires fonciers p. 20

Vieilles chaussettes de l’habitude

Collerette de l’humiliation

p. 56

p. 18

POUR ASSEMBLER VOTRE PERSONNALITÉ CE MOIS-CI


SOMMAIRE P. 3 Édito

P. 8 Questions à Charles Pépin

DOSSIER Pourquoi est-il si difficile de changer!?

P. 12 Courrier des lecteurs

P. 56 Des habitudes à la discipline

P. 10 Questions d’enfants à Claude Ponti

Déchiffrer l’actualité

P. 14 TÉLESCOPAGE

P.16 LA PERSONNALITÉ

Tom Insel

P. 18 REPÉRAGES

P. 20 PERSPECTIVES

Harcèlement sexuel!: quand la séduction devient-elle agression!? / La religion en entreprise!: un nouvel âge des revendications / L’esprit du néoprotestantisme souffle sur la réforme de l’impôt sur la fortune P. 24 AU FIL D’UNE IDÉE Le véganisme P. 25 POUR UN NOUVEAU PARTAGE Thierry Pech (en partenariat avec la Maif) P. 28 ETHNOMYTHOLOGIES par Tobie Nathan

Planche pour surfer deux fois sur la même vague

P. 52 Juste avant le grand saut

P. 60 La plasticité, le nouveau visage

de la liberté, avec Catherine Malabou P. 63 Bouge de là ! Enquête sur le déménagement P. 66 Être fidèle à son désir, avec Pierre Zaoui P. 68 La décision de soi. Extraits du Traité pour la réforme de l’entendement, de Spinoza P. 69 On va créer!! une nouvelle inédite de Lucie Désaubliaux Cahier central Agrafé entre les pages 54 et 55, notre supplément offert!: Tu dois changer ta vie (extraits) de Peter Sloterdijk

Cheminer avec les idées P. 74 ENTRETIEN

p. 80

Prendre la tangente P. 32 PARCOURS

Daniel Mendelsohn Une journée dans la vie d’un helléniste passionné P. 38 RENCONTRE Alexandre Jollien « La méditation n’est pas une baguette magique » P. 48 GÉNIE DES LIEUX par Sylvain Tesson

Le portable qui a failli rendre Nicholas Carr stupide

Steven Pinker

P. 80 LE CLASSIQUE SUBJECTIF

Héraclite vu par Edgar Morin

P. 87 BOÎTE À OUTILS

Sprint / Intraduisible / Strates

P. 88 BACK PHILO

Livres

P. 90 NOTRE SÉLECTION DE FÊTES

P. 98 Notre sélection culturelle

p. 92

P. 100 Agenda P. 101 Jeux

P. 102 LA CITATION CORRIGÉE

par François Morel

Mandoline de l’homme qui aimait les femmes p. 106

© Illustration : Séverine Scaglia pour PM

P. 103 Vincent Delecroix écoute Edward Elgar

(en partenariat avec l’Orchestre de Paris) P. 104 Humaine, trop humaine par Catherine Meurisse P. 106 QUESTIONNAIRE DE SOCRATE Julien Clerc Ce numéro offre un supplément de 16 pages, comprenant des extraits des Tu dois changer ta vie de Peter Sloterdijk (agrafé entre les pages 54 et 55).

PHILOSOPHIE MAGAZINE N° 116 PARAÎTRA LE 18 JANVIER

Philosophie magazine n°!115 DÉCEMBRE 2017/JANVIER 2015

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Tangente

PARCOURS

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Daniel

MENDELSOHN UNE JOURNÉE DANS LA VIE D’UN

HELLÉNISTE PASSIONNÉ Les humanités classiques, la connaissance du grec ancien peuventelles illuminer notre quotidien en 2017!? Tel est le pari de ce romancier et universitaire américain, dont vient de paraître en France Une odyssée. Un père, un fils, une épopée. Propos recueillis par Alexandre Lacroix / Illustrations Emmanuel Polanco

7H15

L’AUTEUR

© Matt Mendelsohn/Flammarion

DANIEL MENDELSOHN Érudit, francophile, professeur de littérature classique au Bard College (État de New York), spécialiste des littératures grecques et latines, l’écrivain Daniel Mendelsohn, né en 1960, a été une révélation internationale avec Les Disparus (Flammarion, 2007). Il y effectuait un voyage vers ses origines, en Ukraine, collectant des traces et des documents sur six membres de sa famille victimes de la Shoah. L’Étreinte fugitive (Flammarion, 2009), également autobiographique mais plus intimiste, évoquait une vie privée partagée entre les amours du narrateur dans le quartier gay de New York et l’éducation d’un enfant adoptif, auprès duquel il joue le rôle de « modèle masculin ». Une odyssée (lire Philosophie magazine n°"114, p. 88), qui vient de paraître chez Flammarion en cette rentrée, poursuit ce cycle sur la quête de l’identité.

D’un geste maladroit, vous renversez votre tasse, le café éclabousse votre pyjama. Une vieille expression vous vient à l’esprit!: arkhê kakôn"! rkhê signifie en grec « le commencement » et kakos « ce qui est mauvais ». L’expression arkhê kakôn, le « commencement de tous les maux », que l’on trouve dans l’Odyssée, n’est pas à prendre à la légère!: elle s’applique à des catastrophes historiques. Dans une comédie, un personnage pourrait renverser sa tasse et s’exclamer arkhê kakôn!; le public grec aurait ri. D’ailleurs, votre suggestion offre l’occasion de méditer sur la différence entre tragédie et comédie. Les Grecs considéraient l’univers comme foncièrement indifférent à l’expérience humaine, voire hostile. Ils étaient pessimistes. Demain ne sera pas meilleur qu’aujourd’hui, le pire est certain!: c’est tellement rafraîchissant, cette façon de voir!! J’ai toujours aimé le tempérament tragique des Grecs, ils offrent une bouffée d’air frais,

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surtout lorsqu’on baigne dans la culture populaire américaine saturée d’optimisme et de sentimentalisme. Or ce n’est pas un hasard si la même civilisation a inventé à la fois la tragédie et la comédie, qui sont comme l’avers et l’envers de la même médaille, deux façons de se confronter au négatif – pleurer ou en rire. 7H45

Dans la salle de bains, vous ouvrez l’armoire à pharmacie. Qui est pleine de cosmétiques!! Tiens, encore un mot dérivant du grec. ’exagérez pas, je ne suis pas si vieux!! Je ne suis pas atteint par le stade Gustav von Aschenbach, le héros de Thomas Mann guetté par la mort à Venise. Mais effectivement, cosmos est un mot grec intéressant, qui signifiait « l’ordre des choses ». Nous nous servons de ce terme pour désigner l’espace interplanétaire. Par « ordre », les Grecs entendaient également « beauté ». C’est pourquoi un dérivé du

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Alexandre Jollien devant une statue de Bouddha, au temple de Bongeun, à Séoul, en Corée du Sud.

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« LA MÉDITATION N’EST PAS UNE BAGUETTE MAGIQUE » Alexandre

JOLLIEN

Il y a trois ans, Alexandre Jollien est parti avec femme et enfants vivre en Corée du Sud. Là-bas, le philosophe a suivi l’enseignement d’un maître zen et pratiqué la méditation. Sans trouver l’apaisement qu’il était venu chercher. De retour en Europe, il partage avec nous l’expérience de cette quête spirituelle. Propos recueillis par Alexandre Lacroix

© Raphaël Bourgeois ; Jed Adan/Unsplash.

R

écemment, le philosophe suisse Alexandre Jollien est revenu de Corée du Sud. Il avait emménagé il y a trois ans à Séoul avec sa femme et leurs trois enfants pour suivre l’enseignement de Bernard Senécal, père jésuite et maître zazen. Les débuts de cette aventure personnelle et spirituelle un peu folle, il les a racontés dans son livre Vivre sans pourquoi (Seuil, 2015). Ces trois années de pratique intensive de la méditation sous la conduite du père Bernard ont été éprouvantes pour son corps comme pour son esprit, mais elles ont abouti à une désillusion!: non, le zen n’a pas apporté à Alexandre Jollien l’apaisement qu’il escomptait. Il n’a pas exorcisé dans les dojos coréens ses démons intérieurs et ne s’est pas réconcilié avec lui-même. À tel point que sa confiance dans cette discipline de sagesse asiatique, dont il a pourtant poussé très loin l’exploration, s’est émoussée. Et il est retourné à ses premières amours philosophiques, notamment à Nietzsche, qui renverse les idoles et décape les illusions. C’est ce retour de Corée qu’il nous a décrit, lors de son dernier passage à Paris. Comme Alexandre Jollien ne fait pas les choses à moitié, il a énormément lu sur le bouddhisme et la méditation. Nous lui avons demandé quels étaient les ouvrages qui l’avaient le plus marqué. Il nous en a cité quatre, dont nous proposons ici de courts extraits – afin de confronter l’expérience personnelle aux sources. Dans notre échange d’e-mails préliminaire à cette rencontre, il écrivait!: « Quant à la méditation, évidemment, j’ai à cœur d’en parler. Le danger, à mes yeux, est d’en faire une baguette magique, un effet de mode, un produit que l’on vend sur étals. Bref, j’ai envie d’être critique sans cracher dans la soupe, car cette pratique aide des millions de gens. Là aussi, il s’agira d’être équilibré et vrai. » Dont acte!!

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Dossier

Pourquoi est-il

si difficile

de changer?


PARCOURS DE CE DOSSIER

P. 52

Le quotidien nous ennuie et nous entrave. Nous connaissons la source de nos insatisfactions. Nous voulons changer – de lieu, d’amour, de travail et même de manière de voir le monde… Et pourtant, l’inertie a le dessus. Pourquoi!? C’est que nous rencontrons trois obstacles majeurs au changement!: l’habitude, la peur et la difficulté de savoir ce que l’on veut vraiment. Ce sont ces trois obstacles que le dossier propose d’enjamber!!

P. 55

Parole aux lecteurs!: nous vous avons demandé pourquoi il était si difficile de changer, et vous nous avez répondu. Florilège de vos citations!!

VOIE 1 S’EXERCER

P. 56

Le premier obstacle au changement est l’habitude. Mais il existe une voie pour se décaler par rapport à ses habitudes!: entrer dans de nouvelles disciplines, c’est-à-dire opposer le rituel choisi et épanouissant au rituel involontaire et abrutissant!!

P. 58

© Lara Zankoul

Yohann Diniz, champion du monde de marche athlétique à 42 ans après une jeunesse houleuse, et Laura, étudiante qui conjure ses démons par la guitare, témoignent.

VOIE 2 PARTIR

P. 60

La philosophe Catherine Malabou donne un drôle de conseil à son fils!: « Dès que tu te sens emprisonné, va-t’en"! » Selon elle, il ne faut pas avoir peur de partir, car nous sommes plastiques, souples – nous ne casserons pas, nous nous adapterons.

P. 63

Dans les sociétés traditionnelles, on habitait la maison où l’on était né. Aujourd’hui, on déménage tous les quatre ou cinq ans. Une épreuve existentielle décryptée avec le sociologue Hartmut Rosa et l’urbaniste Thierry Paquot.

VOIE 3 DÉSIRER

P. 66

Une voie plus rationnelle, plus introspective, consiste à élucider son propre désir, à savoir ce que l’on veut vraiment. C’est le processus que le philosophe Pierre Zaoui, lecteur de Spinoza et de Lacan, décrypte pour nous.

P. 68

Car Spinoza a pris la décision de changer sa vie!! Il en parle dans une page magnifique, qui ouvre le Traité de la réforme de l’entendement, à relire ici.

P. 69

Et pour finir, une jolie nouvelle, douce-amère, de la jeune romancière Lucie Désaubliaux!: nous voulons tous à certains moments partir en expédition, créer… Nous n’irons peut-être pas au bout, mais ce n’est pas grave. Philosophie magazine n°!115 DÉCEMBRE 2017/JANVIER 2018

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Idées

ENTRETIEN

STEVEN PINKER

IL VAUT MIEUX VIVRE EN 2017 QU’À N’IMPORTE QUELLE ÉPOQUE ANTÉRIEURE!! Voici un intellectuel, professeur de psychologie à Harvard et essayiste à succès, qui s’attaque avec malice aux idées reçues. Dans son dernier ouvrage, il défie le pessimisme ambiant : selon lui, le monde n’a jamais été aussi paisible qu’aujourd’hui. Propos recueillis et traduits par Alexandre Lacroix / Photos Christophe Boulze onsidéré en 2004 comme l’une des cent personnes les plus influentes au monde par le magazine américain Time, Steven Pinker est à la fois un grand professeur de psychologie à l’université de Harvard, qui a tranché quelques-uns des débats les plus pointus sur la cognition humaine ou la théorie évolutionniste des trente dernières années, et un auteur de livres de vulgarisation scientifique ayant rencontré un vaste succès public. Surtout, il est en train d’ériger un monument à l’optimisme – tâche peu commune pour un intellectuel par les temps qui courent. Plus personne ne croit sérieusement que nous vivons la meilleure époque de tous les temps. Nul ne défend plus l’idée de progrès. Pourtant, il reste un esprit scientifique qui ne s’est pas laissé décourager par le spectacle des journaux télévisés, ni par l’ombre portée des guerres mondiales et des totalitarismes du XXe siècle!: son nom est Pinker, « plus rose ». Les éditions des Arènes se sont lancées dans la traduction des quelque mille pages de La Part d’ange en nous, qui a été acclamé à sa sortie aux États-Unis en 2011. Bill Gates l’a propulsé en tête des ventes d’Amazon en un Tweet!: « C’est le livre le plus inspirant que j’aie lu!! » Il faut dire que cette lecture a de quoi conforter l’homme le plus riche du monde dans sa conversion à la philanthropie et dans sa volonté de soutenir, à travers sa fondation, de nombreuses initiatives pouvant améliorer le bien-être de l’humanité ou le partage des savoirs. Pinker démontre en effet que la violence a constamment décliné à travers les siècles. Notre espèce s’est libérée des sacrifices humains et de l’esclavage, les taux d’homicides ont drastiquement diminué depuis le Moyen Âge, les guerres reculent, tout cela sous l’influence de la raison, de l’empathie et de la maîtrise de soi… Quelle meilleure nouvelle pour qui table sur l’efficacité de l’altruisme!? Mais Pinker a aussi une face « plus noire »!: dans Comprendre la nature humaine (2002), il a soutenu que les êtres humains naissent inégaux en talent et en intelligence. Une thèse qui lui a valu des démêlés houleux avec les féministes. Selon lui, les humanistes ordinaires ont tort de penser que les êtres humains à la naissance sont des « pages blanches » et que le texte est écrit par la culture. Non seulement il existe, selon lui, une nature humaine, mais l’évolution de notre espèce et les déterminations génétiques sont profondément inscrites en nous. Comme quoi, on peut être progressiste et politiquement incorrect… Et si Pinker était surtout un intellectuel qui tente de renverser une ou deux idées reçues, pour le fun!?

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Depuis toujours, la compréhension de la nature humaine est au cœur de vos recherches. Dès vos premiers articles, au début des années 1980, vous avez défendu une approche dite « computationnaliste » [formé sur l’anglais computation, « calcul »], qui envisage le cerveau comme une machine, un superordinateur. En quoi consiste cette approche!? STEVEN PINKER!: Je n’ai pas inventé l’approche computationnaliste du cerveau, qui me paraît être l’une des découvertes majeures de la modernité. Elle remonte assez loin, à un philosophe comme G.!W. Leibniz [1646-1716], par exemple. Cependant, elle ne prend vraiment son essor qu’avec la « révolution cognitive » des années 1950 et les premiers travaux d’Alan Turing. Les grands noms de ce courant sont Marvin Minsky, Allen Newell, Herbert Simon et Jerry Fodor. L’idée de départ est assez simple!: la pensée humaine est une forme de calcul. Notre cerveau est une machine très complexe, mais elle ne fait que décoder, coder ou transformer de l’information. C’est ainsi



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Idées

LE CLASSIQUE SUBJECTIF

HÉRACLITE V U PA R E D GA R M O R I N

© Illustration : Jules Julien pour PM ; photo-droits d'inspiration : © Ingrid HOFFMANN/Opale/Leemage ; akg-images. © Ingrid HOFFMANN/Opale/Leemage.

« Héraclite m’a montré que la contradiction structurait le monde » Prenant acte des impasses de la rationalité occidentale – qui « nous montre que la raison devient folle lorsqu’elle se ferme sur elle-même » –, Edgar Morin a développé dans les six volumes de La Méthode (1977-2004, Seuil) une « pensée complexe » qui veut embrasser toutes les contradictions de notre monde et de notre être. Il est l’un des intellectuels contemporains les plus écoutés, notamment dans le domaine de l’écologie. Parmi ses derniers ouvrages parus!: Sur l’esthétique (Robert Laffont, 2016) et Connaissance, Ignorance, Mystère (Fayard, 2017).

L

Les fragments d’Héraclite comme la pensée d’Edgar Morin vous ont toujours semblé des massifs infranchissables ? Rapprochez l’obscurité de l’un, la complexité de l’autre, et tout devient lumineux. C'est que, nous raconte Edgar Morin, l’œuvre d’Héraclite n’a cessé de l’accompagner, de l’Occupation jusqu’à aujourd’hui.

orsque j’ai quitté ma première femme en 1950, je lui ai cédé toute ma bibliothèque pour emporter avec moi une dizaine de livres seulement. Parmi eux!: les Pensées de Pascal, les écrits de jeunesse de Marx, et Les Présocratiques de la collection Hatier. J’ai beaucoup déménagé, perdu de nombreux ouvrages, mais toutes ces années, j’ai gardé ce noyau philosophique fondateur. Des présocratiques, c’est Héraclite qui m’a le plus intéressé parce qu’il fait de la contradiction la structure

même de notre monde et de notre mode de penser sans jamais chercher à l’effacer. Beaucoup plus que Pascal, qui adopte la position du moraliste pour montrer que cohabitent en l’homme grandeur et bassesse, ou que Hegel, qui fait de l’histoire un mouvement dialectique visant à dépasser les contraires, Héraclite affronte les contradictions tout en les maintenant. La contradiction a quelque chose d’embarrassant, de dérangeant, pour les Occidentaux que nous sommes. Elle est contraire à la logique que nous apprenons tous depuis le berceau, celle d’Aristote et son principe de non-contradiction qui stipule que A et non-A ne peuvent être vrais en même temps. Si vous tombez sur une contradiction, c’est que vous faites erreur, il faut faire marche arrière. Le cours du développement technique

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POURQUOI EST-IL SI DIFFICILE DE CHANGER ?

Ne peut être vendu séparément. © Basso Cannarsa/Opale/Leemage ; Unsplash ; retouche : StudioPhilo.

SUPPLÉMENT OFFERT

PETER SLOTERDIJK

Tu dois changer ta vie EXTRAITS


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