MENSUEL N° 116 Février 2018
Faut-il défendre un terroriste ? Éric Dupond-Moretti débat avec Yves Michaud
MICHAËL FŒSSEL
“Paul Ricœur m’a initié au mystère du mal” CHINE
Voyage au pays de l’accélération Par Hartmut Rosa CAHIER CENTRAL PEUT-ON DÉSIRER SANS DOMINER ?
EXTRAITS
JOHN STUART MILL
L’Asservissement des femmes HARRIET TAYLOR MILL
L’Affranchissement des femmes
Ne peut être vendu séparément. © DeAgostini/Leemage ; DR, source : www.harriettaylormill.com ; retouche : StudioPhilo.
SUPPLÉMENT OFFERT
Harriet Taylor et John Stuart Mill
Mensuel / France : 5,90 € Bel./Lux./Port. cont. : 6,50 € Suisse : 11 CHF Andorre : 6,20 € Allemagne : 6,90 € Canada : 11,50 $CA DOM : 8 € COM :1 000 XPF Maroc : 60 DH
ESSAIS SUR LES FEMMES
Peut-on désirer sans dominer ? Les relations hommes-femmes passées au crible, avec notre rédactrice en chef invitée Eva Illouz
M 09521 - 116 - F: 5,90 E - RD
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ÉDITO
L’œil de
Berberian Par Alexandre Lacroix Directeur de la rédaction
Si seulement le temps s’arrêtait l me semble que la solution au « problème de la sexualité », que chacun cherche si ardemment, pourrait résider dans la réalisation de ce fantasme. Imaginez. Vous êtes dans un lieu public assez fréquenté. Une gare ou une station de métro à l’heure de pointe. Une rue piétonne un samedi soir. Ou un théâtre, un jour de première. Soudain, le temps s’arrête. Ou plus exactement, humains et machines se figent autour de vous, les aiguilles de votre montre se bloquent, sauf qu’au milieu de ces statues de sel, vous restez mobile, éveillé. Vous avez été épargné par un gigantesque arrêt sur image provoqué par quelque malin génie farceur. Et vous avez le pouvoir de faire revenir n’importe quelle personne au mouvement, à seule fin de vivre un moment de désir et de plaisir avec elle, hors du temps. Vous commencez cette quête, sans doute, en vous dirigeant vers les silhouettes les plus attractives, les êtres qui correspondent à des critères de beauté évidents. Mais assez vite, votre curiosité s’agace. Alors, vous tentez d’autres expériences, avec des partenaires qui ont un défaut troublant, dont l’expression exprime une blessure ou une intensité spéciale, ou des plus timides, des plus âgés, des gens très différents de ceux que vous côtoyez d’habitude – et qui vous paraissent attirants par cela même qu’ils sont extérieurs à votre cercle de relations sociales, qu’ils se présentent à vous comme étrangers. Ce fantasme a sa part de lumière. Non seulement il débarrasse la sexualité des hantises qui la rongent, le manque et la frustration – c’est son côté buffet à volonté –, mais il renverse un préjugé trop courant. Je crois qu’il est faux d’imaginer, comme le suggère une morale insistante, que nous respectons dans la vie quotidienne les autres humains en tant que sujets, tandis que lors des rapports sexuels nous aurions tendance à les réifier, à les traiter comme objets. La thèse contraire serait presque plus convaincante : d’ordinaire, nous envisageons les autres comme des moyens, car nous avons des objectifs à atteindre, nous sommes pris dans des rôles sociaux, alors que dans l’ailleurs sexuel nous les voyons enfin sans habits, sans rôle social, vulnérables et nus. Partager une expérience sexuelle permet de découvrir l’humanité de l’autre et la sienne propre. Il est beaucoup plus facile de réifier le contrôleur du train ou l’employé de banque qu’une personne avec laquelle on se trouve dans une étroite intimité de peau. Le glissement vers le plaisir provoque la transformation des statues ou des automates en authentiques êtres de chair. Mais ce fantasme a aussi sa part d’ombre : il suppose une forme d’omnipotence, il évacue l’éventualité du « non ». Chaque fois que nous fantasmons, la question du consentement ou plus simplement de la réciprocité du désir ne se pose pas vraiment. Fantasmer, c’est se projeter dans un cinéma intérieur un film où tout le monde bascule en même temps dans le trouble sexuel, où même les chaises et les réverbères se révèlent érotiques, s’ils sont pris dans le scénario. Dans la vie réelle, cette conjonction magique n’est jamais assurée. C’est pourquoi la sexualité, la vraie, exige de nous une forme de renoncement. Elle commande de faire le deuil de la fluidité extraordinaire du fantasme, pour prendre en compte le point de vue de l’autre et son éventuelle froideur. Ce décentrement apporte sans doute in fine un surcroît de plaisir, mais pour commencer, il coûte, il demande un effort : le respect de l’autre serait-il, plus encore qu’une valeur morale, une affaire de self-control ?
© Serge Picard pour PM ; illustration : Charles Berberian pour PM.
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reaction@philomag.com
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10, rue Ballu, 75009 Paris Tél. : 01 43 80 46 10 www.philomag.com
EVA ILLOUZ
CATHERINE HAKIM
Rédactrice en chef invitée de notre dossier, cette professeure à l’Université hébraïque de Jérusalem et directrice d’études à l’EHESS de Paris nous a aidés à élaborer les réponses à notre question de couverture. Spécialiste de la transformation contemporaine du sentiment amoureux et des rapports hommes/femmes, elle livre sa thèse provocante sur les conséquences de la révolution sexuelle et se confronte ensuite aux différentes positions exprimées dans nos pages.
Cette sociologue britannique est actuellement chercheuse à l’Institut de recherches sur la société civile (Civitas). Dans son livre Honey Money. The Power of Erotic Capital (non traduit) et son article sur le « déficit sexuel masculin », elle soutient, statistiques à l’appui, que c’est l’excès de désir sexuel des hommes qui rend les relations entre les sexes conflictuelles ! Une position que réfute ici la neuroscientifique Daphna Joel.
P. 55
ELSA DORLIN P. 62
« Je me défends, donc je suis ! » Tel pourrait être le credo de cette professeure de philosophie politique et sociale au département de sciences politiques de l’université Paris-8. Après avoir démonté les mécanismes de l’« hétérosexisme » en 2008 dans Sexe, Genre et Sexualités, elle a proposé en 2017 une généalogie de l’autodéfense politique dans Se défendre. Une philosophie de la violence. Elle nous pousse ici à remplacer une image passive de la femme par une féminité puissante et autonome.
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P. 66
HARTMUT ROSA P. 36
Ce n’est pas tous les jours que l’un des plus fins analystes de l’accélération des sociétés contemporaines se rend pour nous au cœur de la Chine actuelle ! Tel Marco Polo en son temps, ce grand sociologie, professeur à l’université Friedrich-Schiller d’Iéna et auteur d’Accélération, explore la transformation foudroyante que vit l’empire du Milieu, des mégalopoles mondialisées jusqu’aux villages les plus reculés. Il nous livre le journal de bord d’un voyage tout en contrastes.
MANON GARCIA P. 58
Chercheuse en philosophie à l’université Harvard, elle a soutenu en juin 2017 sa thèse « Consentir à sa soumission. Un problème philosophique ». Contre la conception dominante du consentement conçu comme tacite, elle propose de le rendre systématiquement explicite, afin de rendre les rapports hommes/femmes plus transparents.
ISABELLE SORENTE P. 64
Ancienne polytechnicienne et pilote d’avion, elle se tourne vers l’écriture avec un premier roman, L, sur l’infantilisation des femmes. Parallèlement à ses romans, elle signe plusieurs essais où elle explore le vertige d’un renversement des rôles sexuels (La Femme qui rit, 2007) et fait du féminin « un entraînement radical à la liberté » (État Sauvage, 2012). Elle nous livre ici une réflexion saisissante sur l’agression sexuelle comme « initiation au mal ».
SERVICE ABONNÉS abo@philomag.com / 01 43 80 46 11 Philosophie magazine, 4, rue de Mouchy, 60438 Noailles Cedex - France Tarifs d’abonnement : prix normal pour 1 an (10 nos) France métropolitaine : 57 € TTC (TVA 2,1 %). UE et DOM : 69 €. COM et Reste du monde : 77 €. Formules spéciales pour la Belgique et la Suisse Belgique : 070/23 33 04 abobelgique@edigroup.org Suisse : 022/860 84 01 abonne@edigroup.ch Diffusion : Presstalis. Contact pour les réassorts diffuseurs : À Juste Titres, 04 88 15 12 42, Julien Tessier, j.tessier@ajustetitres.fr RÉDACTION redaction@philomag.com Directeur de la rédaction : Alexandre Lacroix Rédacteurs en chef : Martin Legros, Michel Eltchaninoff Conseillers de la rédaction : Philippe Nassif, Sven Ortoli Chefs de rubrique : Martin Duru, Catherine Portevin Secrétaires de rédaction : Noël Foiry, Marie-Gabrielle Houriez Création graphique : William Londiche / da@philomag.com Graphiste : Alexandrine Leclère Rédactrices photo : Mika Sato, Alessandro Zuffi Rédacteur Internet : Cédric Enjalbert Webmaster : Cyril Druesne Ont participé à ce numéro : Adrien Barton, Charles Berberian, Manuel Braun, Bruno Bressolin, Philippe Chevallier, Paul Coulbois, Victorine de Oliveira, Judith Duportail, Philippe Garnier, Gaëtan Goron, Jules Julien, Samuel Lacroix, Alexis Lavis, Olivier Mannoni, François Morel, Catherine Meurisse, Tobie Nathan, Aïda N’Diaye, Charles Pépin, Serge Picard, Claude Ponti, Éric Reinhardt, Mathias Roux, Séverine Scaglia, Nicolas Tenaillon, Sylvain Tesson ADMINISTRATION Directeur de la publication : Fabrice Gerschel Responsable administrative : Sophie Gamot-Darmon Responsable développement éditorial : Julie Davidoux Fabrication : Rivages Photogravure : Key Graphic Impression : Maury imprimeur, Z.I., 45300 Manchecourt Commission paritaire : 0521 D 88041 ISSN : 1951-1787 Dépôt légal : à parution Imprimé en France/Printed in France / Philosophie magazine est édité par Philo Éditions, SAS au capital de 254 000 euros, RCS Paris B 483 580 015 Siège social : 10, rue Ballu, 75009 Paris Président : Fabrice Gerschel RELATIONS PRESSE Canetti Conseil, 01 42 04 21 00 Françoise Canetti, francoise.canetti@canetti.com PUBLICITÉ Partenariats/Publicité culturelle et littéraire, et publicité commerciale Audrey Pilaire, 01 71 18 16 08, apilaire@philomag.com MENSUEL NO 116 - FÉVRIER 2018 Couverture : © Maurizio Di Iorio ; Manuel Braun pour PM Origine du papier : Italie. Taux de fibres recyclées : 0 %. Tous les papiers que nous utilisons dans ce magazine sont issus de forêts gérées durablement et labellisés 100% PEFC. Le taux majoritaire indiqué Ptot est de 0,009.
La rédaction n’est pas responsable des textes et documents qui lui sont envoyés. Ils ne seront pas rendus à leurs propriétaires.
2016
© Maurice Weiss ; Éditions la DÉcouverte ; Charles Shearn ; CP ; CP ; Delphine Jouandeau/Éditions Lattès.
ILS ONT PARTICIPÉ À CE NUMÉRO
Pince de Trump pour torturer le langage
p. 26
Paddle ayant appartenu à Valerie Solanas
p. 62
DANS NOTRE DONJON PHILOSOPHIQUE CE MOIS-CI
Escalier glissant de l’illusion romantique
p. 64
Pilori de méditation pour moine bouddhiste dévoyé p. 26
Paire de chaussures ayant curieusement survécu à la révolution sexuelle
Chevalet de Turin pour philosophe au bord de la démence
Cage de la liberté sartrienne
p. 55
p. 96
p. 82
Menottes du consentement donné une fois pour toutes
p. 58
Combinaison de l’homme capable p. 77
Liens discrets entre l’utilitarisme et le féminisme Cahier central
SOMMAIRE P. 5 Édito
Dialogue exclusif
P. 10 Éric Dupond-Moretti /
Yves Michaud
Croix de Saint-André curieusement négligée par Paul Ricœur dans sa réflexion sur la symbolique du mal
P. 16 Questions à Charles Pépin
P. 17 Questions d’enfants à Claude Ponti
p. 72
P. 18 Courrier des lecteurs
Déchiffrer l’actualité P. 20 TÉLESCOPAGE
P.22 LA PERSONNALITÉ
Julien Rérolle
P. 24 REPÉRAGES
P. 26 PERSPECTIVES
Les trois révolutions iraniennes / La novlangue de Donald Trump / Des parlementaires méditent avec le psychiatre Christophe André / Little Foot, l’australopithèque qui se tenait déjà debout P. 30 AU FIL D’UNE IDÉE Les relations P. 32 ETHNOMYTHOLOGIES par Tobie Nathan
Cravache réservée à ceux qui ignorent certains détails du code Napoléon p. 94
Martinet pour châtier les chauffards p. 78
Fouet made in China pour encadrer les cadences de production
Prendre la tangente
p. 36
P. 36 REPORTAGE
Hartmut Rosa Voyage en Chine, dans l’empire de la vitesse P. 48 GÉNIE DES LIEUX par Sylvain Tesson
DOSSIER Peut-on désirer sans dominer ?
P. 52 En quête d’un nouvel érotisme
P. 55 Les femmes, grandes perdantes
de la révolution sexuelle ? avec Eva Illouz P. 58 La révolution du « oui », avec Manon Garcia P. 60 50 nuances de contrat sexuel P. 62 Balance ton poing, avec Elsa Dorlin P. 64 De quoi sexuel est-il le nom ? par Isabelle Sorente P. 66 Le mal vient-il d’un excès de désir masculin ? Réponses de Catherine Hakim et Daphna Joel P. 68 Moi, homme féministe, par Éric Reinhardt Cahier central Agrafé entre les pages 50 et 51, notre supplément offert : L’Asservissement des femmes (extraits) de John Stuart Mill et L’Affranchissement des femmes (extraits) de Harriet Taylor Mill
Cheminer avec les idées P. 72 LE CLASSIQUE SUBJECTIF
Paul Ricœur vu par Michaël Fœssel
P. 78 BOÎTE À OUTILS
Divergences / Sprint / Intraduisible / Strates P. 80 BACK PHILO
Livres
P. 82 ESSAI DU MOIS
Au café existentialiste / Sarah Bakewell
Cagoule du faux ami Facebook
© Illustration : Paul Coulbois pour PM
P. 83 ROMAN DU MOIS
Ce numéro offre un supplément de 16 pages, comprenant des extraits de L’Asservissement des femmes, de John Stuart Mill, et de L’Affranchisement des femmes, de Harriet Taylor Mill (agrafé entre les pages 50 et 51).
Je ne suis pas une héroïne / Nicolas Fargues P. 84 LE TOUR D’UNE ŒUVRE Nassim Nicholas Taleb P. 86 Nos choix P. 90 Notre sélection culturelle P. 92 Agenda
P. 94 LA CITATION CORRIGÉE
par François Morel
P. 95 Jeux
P. 96 Humaine, trop humaine
PHILOSOPHIE MAGAZINE N° 117 PARAÎTRA LE 15 FÉVRIER
par Catherine Meurisse
P. 98 QUESTIONNAIRE DE SOCRATE
Florence Cestac
p. 30
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Exclusif
DIALOGUE
COMMENT DUPOND-MORETTI PEUT-ON MICHAUD DÉFENDRE UN TERRORISTE ? ÉRIC
YVES
L’avocat Éric Dupond-Moretti a été pris à partie pour sa défense du frère de Mohamed Merah. Au-delà de la polémique, ce procès pose des questions fondamentales : peut-on être condamné pour des intentions ? Les options religieuses radicales sont-elles de simples croyances ou le premier pas dans l’engrenage du crime ? Il les discute avec le philosophe Yves Michaud, spécialiste de la violence, qui a suivi le procès Merah. Face-àface acéré entre un penseur qui fustige l’esprit de bienveillance et un ténor du barreau. Propos recueillis par Martin Legros / Photos Manuel Braun
Yves Michaud : Abdelkader Merah était poursuivi devant la cour d’assises spéciale de Paris pour « complicité d’assassinat » et « association de malfaiteurs en lien avec une entreprise terroriste », accusé d’avoir apporté un soutien logistique et idéologique à son frère Mohamed Merah. Vous avez fait valoir qu’il n’y avait pas de preuve matérielle de l’implication de Merah dans les crimes de son frère. Il avait pourtant participé à l’achat du blouson et au vol du scooter utilisé lors de l’assassinat de sept personnes, dont trois enfants devant une école juive. Comment avez-vous démonté l’accusation de complicité ? Éric Dupond-Moretti : Trois éléments à charge pesaient contre Abdelkader Merah. Il avait rencontré son frère le jour de l’attentat. Cela n’était pas contesté. La police disait : « Ils ont sans doute échangé des éléments pouvant définir une complicité. » Je répondais : « En avezvous la preuve ? » Ils invoquaient la taqîya, la
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stratégie de dissimulation recommandée aux terroristes djihadistes. Cela conduisait à des échanges surréalistes avec l’accusation : « Mohamed et Abdelkader se sont parlé. — Savez-vous ce qu’ils se sont dit ? — Non, mais en vertu de la taqîya, c’est forcément la preuve de leur culpabilité. » À plusieurs reprises, le président de la Cour a interrogé les policiers sur la relation complexe entre les frères – et les psychiatres ont expliqué qu’il est courant qu’un terroriste, avant de passer à l’acte, se réconcilie avec sa famille dans une sorte de purification préparatoire au martyre. Mais force a été d’admettre que cela ne constituait pas une preuve. Deuxième élément à charge : le vol du scooter. Abdelkader était sur le véhicule avec son frère le jour du vol. Le ministère public voulait faire du vol un acte prémédité. Cette accusation est tombée quand le propriétaire du véhicule a expliqué qu’il avait laissé les clés sur son scooter… En admettant qu’Abdelkader pouvait être le
complice du vol du scooter – ce qu’il a contesté –, encore fallait-il établir qu’en aidant son frère à le voler, il savait que c’était dans le but de perpétrer des actions criminelles. Aucune preuve n’en a été produite. Troisième élément : le blouson. Abdelkader a avancé l’argent à son frère. Une facture a même été établie à son nom afin qu’il puisse bénéficier des points de fidélité. Pour quelqu’un censé se dissimuler, c’est assez piquant ! Par ailleurs, les photos attestent que le blouson porté par Mohamed lors de l’attentat contre l’école juive n’était pas celui acheté par Abdelkader. Ce qui passait pour une preuve n’a pas résisté à l’examen méticuleux des faits. Y. M. : Mais n’y avait-il pas aussi les recommandations qu’Abdelkader avait pu donner à son frère ? É. D.-M. : Ce sont les éléments découverts dans son matériel informatique, qui contiennent des recommandations que l’on prête à Al-Qaïda. Tellement générales qu’elles n’avaient pas été entièrement traduites. Lorsque j’ai demandé au juge de procéder à la traduction intégrale, il m’a été répondu que c’était inutile, parce qu’elles n’avaient jamais pu servir à Mohamed. Y. M. : Abdelkader n’a donc été condamné qu’en vertu de l’association de malfaiteurs. Une infraction dont vous doutez aussi de la légitimité. Est-ce à dire que vous n’êtes pas satisfait par la décision rendue ? Même si vingt ans
Éric Dupond-Moretti (gauche) et Yves Michaud (droite), dans le cabinet de l’avocat.
Tangente
REPORTAGE
Les quartiers pauvres de Shanghai semblent figés dans le temps. Ils bordent pourtant l’aéroport international de Hongqiao, d’où un avion décolle toutes les trois minutes.
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Chine
L’EMPIRE DE LA VITESSE HARTMUT ROSA
© Arnd Dewald ; Jörg Glaescher.
Héritier de l’École de Francfort, ce sociologue allemand est l’un des observateurs les plus acérés de notre époque. Il a publié un ouvrage traduit dans le monde entier : Accélération. Une critique sociale du temps (La Découverte, 2010), réflexion sur la frénésie de nos rythmes de vie. Il a prolongé cette réflexion avec une brillante conférence, Aliénation et Accélération (La Découverte, 2012). Son dernier livre, Resonanz : Eine Soziologie der Weltbeziehung (« Résonance. Une sociologie de notre relation au monde »), est paru en Allemagne en 2016 chez Suhrkamp et sera prochainement disponible en français.
En quelques décennies, ce pays est passé du Moyen Âge à l’hypermodernité. Le sociologue allemand Hartmut Rosa, théoricien de l’accélération, s’est rendu dans la Chine des gigantesques métropoles mais aussi des campagnes les plus reculées pour prendre le pouls de cette modernisation à marche forcée.
u mois d’octobre 2017, Hartmut Rosa a voyagé pendant deux semaines à travers l’est et le centre de la Chine. Son périple a commencé par quelques conférences et ateliers dans des académies et des universités à Shanghai, puis s’est poursuivi avec un voyage en train à Wuhan et dans le centre de la Chine. Il a culminé avec une excursion de plusieurs jours dans les villages et petites villes du Huang Pi (« pays jaune »), une région rurale de la Chine centrale. Il était accompagné par le traducteur chinois de son livre Aliénation et Accélération, le professeur Tsuo-Yu Cheng, et (pour le voyage à Huang Pi) par le vice-doyen de la faculté de sciences sociales de l’université Huazhong, à Wuhan. Il a pu se faire une impression en profondeur de la vie rurale en Chine grâce au professeur, qui, revenant pour la première fois dans les villages de sa région natale, est allé dans les maisons des membres de sa famille et a rendu visite à sa mère, âgée de 90 ans.
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Dossier
PEUT-ON
DÉSIRER SANS
DOMINER ?
PARCOURS DE CE DOSSIER Il y aura un « avant » et un « après » l’affaire Weinstein. Car la libération de la parole des femmes contre les violences sexuelles nous amène à interroger le désir lui-même : y a-t-il dans l’attraction entre deux êtres une part mystérieuse qui confère de l’emprise à l’un sur l’autre ? Et cette emprise a-t-elle la même signification pour les deux sexes ? Où s’arrête le désir et où commence le pouvoir ? Un dossier pour explorer les voies possibles à une réinvention de l’éros.
P. 55
Autrice de Quand L’amour fait mal, la sociologue Eva Illouz nous a accompagnés dans la conception de ce dossier. Avec une thèse surprenante et éclairante : si les violences contre les femmes sont si importantes, c’est que les femmes sont les grandes perdantes de la révolution sexuelle. Dépassant ce constat, elle dessine avec nous les trois chemins pour imaginer une relation érotique au-delà de la domination.
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LA VOIE DU CONSENTEMENT P. 58
L’éthique du consentement, née sur les campus américains, tend à s’imposer comme la première des voies de sortie de crise. Encore faut-il que ce consentement soit « positif et affirmatif », explique Manon Garcia qui argumente en faveur d’une reconfiguration de nos mœurs selon une philosophie du contrat. Au risque d’être un tue-l’amour ?
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2
L A VOIE DU VERTIGE
L A VOIE DU COMBAT P. 62
« Assez de mots, des actes », clamaient, à la fin du XIXe siècle les suffragistes anglaises. Pour la philosophe Elsa Dorlin, ce n’est pas d’une morale du consentement dont les femmes ont besoin : elles doivent apprendre à se défendre physiquement. Une éthique de la violence est-elle possible ?
P. 64
Par-delà le contrat et le lutte, une troisième voie se dessine pour nous émanciper des rapports de domination, défend l’écrivaine Isabelle Sorente, celle du vertige, à travers la redéfinition et l’inversion des rôles. Et cela commence par l’abandon de nos fantasmes romantiques.
P. 66
Mais, au fait, serait-il possible que le problème soit d’abord biologique ? Un excès de désir propre aux hommes les rendrait naturellement insatiables et violents ? La sociologue Catherine Hakim et la neuroscientifique Daphna Joel confrontent statistiques et arguments.
P. 60
Peut-être faut-il alors articuler ce « consentement affirmatif » à d’autres types de contrats, plus sulfureux, comme le préconisaient l’écrivain Sacher-Masoch et, dans ses pas, le philosophe Gilles Deleuze.
© Maurizio Di Iorio
P. 68
Pour conclure, le romancier Éric Reinhardt, auteur de L’Amour et les Forêts, décrit et nous fait partager son engagement d’« homme féministe ». Que les hommes apprennent à se délester de leur posture virile est, plus que jamais, requis.
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Idées
LE CLASSIQUE SUBJECTIF
PAU L R I C Œ U R V U PA R M I C H A Ë L F Œ S S E L
© Illustration : Jules Julien pour PM ; photo-droits d'inspiration : © Vincent MULLER/Opale/Leemage ; Effigie/Leemage. Vincent MULLER/Opale/Leemage.
« Ricœur m’a initié au mystère du mal » Philosophe et professeur à l’École polytechnique, il a connu Paul Ricœur dans les dernières années de sa vie. Il est aujourd’hui membre du conseil scientifique du Fonds Ricœur et conseiller de la rédaction de la revue Esprit. Après une thèse consacrée à Kant, il explore des champs délaissés par la rationalité, que ce soit dans La Privation de l’intime (Seuil, 2008), dans Après la fin du monde. Critique de la raison apocalyptique, (Seuil, 2012) ou dans La Nuit. Vivre sans témoin (Autrement, 2017). Il vient de publier L’Avenir de la liberté. De Rousseau à Hegel, aux PUF.
L
C’est avec Ricœur que Michaël Fœssel, alors âgé de 15 ans, a découvert la philosophie. Une illumination qui s’est jouée autour d’une question essentielle : l’origine du mal.
e hasard a fait que le premier livre de philosophie que j’ai lu soit un livre de Paul Ricœur, La Symbolique du mal (1963), offert par un ami de mes parents. J’avais 15 ans. Il y est question en ouverture des “symboles primaires” du mal que sont la souillure, le péché, la culpabilité, mais ce n’est pas l’aspect religieux de l’essai qui m’a le plus
intéressé. Ce qui m’a marqué, c’est la manière dont une question morale était traitée par un philosophe en passant par des symboles littéraires et mythiques. C’est le problème du langage qui s’est ouvert à moi. Ricœur m’a fait découvrir des continents de signification, des symboliques que j’ignorais totalement. Il partait d’une question existentielle, l’expérience profonde de la faute, dont le péché est l’expression religieuse. Je n’étais pas encore en terminale et je n’avais aucune idée de ce qu’était la philosophie, mais cette lecture m’a donné pour la première fois la preuve que l’on pouvait aborder des textes anciens comme des expressions de la vie.
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La fin de l’humanisme ? De big Brother à Big data A bas le sexe, vive le plaisir ! Faire de sa vie une oeuvre d’art
© Roland Allard / Agence VU.
LES AVEUX DE LA CHAIR (INÉDIT) : EXTRAIT
FOUCAULT LE COURAGE D’ÊTRE SOI
En kiosque dès le 25 janvier RENSEIGNEMENTS, COMMANDES : WWW.PHILOMAG.COM