#117 mars 2018

Page 1

MENSUEL N° 117 Mars 2018

“MON EXPÉRIENCE DANS UN ASHRAM EN INDE”

SARAH BAKEWELL

“MERLEAU-PONTY LE CORPS ET L’ESPRIT ENFIN RÉUNIS”

CAHIER CENTRAL S’il est loisible de manger chair ? PLUTARQUE

L’ÉTHIQUE EST DANS LE STEAK

SUPPLÉMENT OFFERT

PLUTARQUE

S’il est loisible de manger chair

Ne peut être vendu séparément. Plutarque, Estampe de Turcher, 1837 © AKG-Images ; Xxxxxxxxx ; retouche : StudioPhilo.

MÉDITATION

L’éthique est dans carnivore ?

’:HIKTPC=VUZ^UZ:?a@b@l@r@a";

le steak Être ou ne pas être M 09521 - 117 - F: 5,90 E - RD M 09521 - 117 - F: 5,90 E - RD

Mensuel / France : 5,90 € Bel./Lux./Port. cont. : 6,50 € Suisse : 11 CHF Andorre : 6,20 € Allemagne : 6,90 € Canada : 11,50 $CA DOM : 8 € COM :1 000 XPF Maroc : 60 DH

JERRY BROWN L’ANTI-TRUMP Le gouverneur de Californie dialogue avec Jean-Pierre Dupuy


ÉDITO

L’œil de

Berberian Par Alexandre Lacroix Directeur de la rédaction

Os – tracisme ppelons-le M. À cette époque, j’habitais en Saône-et-Loire et j’avais fait sa connaissance par hasard. Nous nous baladions avec ma compagne dans un village reculé du Clunysois quand nous avons rencontré un garçon de notre âge, barbu, les yeux malicieux – je veux dire par là qu’il avait dès le premier abord un côté ours et un côté renard –, avec lequel nous avons engagé la conversation. Il nous avait invités à prendre un verre chez lui. M. habitait une grande bicoque sur plusieurs niveaux, glaciale si on s’éloignait du poêle, aux murs tapissés de milliers de livres. Il s’agissait des premières éditions en poche, au papier jauni, des classiques de la science-fiction, Isaac Asimov, A. E. van Vogt, Dan Simmons. Le week-end, M. remplissait quelques cageots de bouquins et partait les écouler dans les vide-greniers ou sur le quai de la Pêcherie, à Lyon. Être bouquiniste, c’était son bol d’oxygène. Car son activité principale était nettement moins poétique : M. était inspecteur sanitaire dans un abattoir. Par la suite, il est venu régulièrement prendre l’apéritif ou dîner avec nous. De temps à autre, il nous racontait des anecdotes du boulot. Il se levait à 4 heures et embauchait à 5. Dans les couloirs de réception, les bêtes attendaient en mugissant. Il travaillait avec des couteaux à la ceinture et faisait le tour des carcasses ouvertes. Au sein du microcosme de l’abattoir, M. incarnait un genre de contre-pouvoir, et ses rapports avec la direction comme avec les éleveurs s’en trouvaient teintés de méfiance : il avait le droit d’ordonner la consignation d’une carcasse, sur laquelle des anomalies, grosseurs ou bulles de pus, laissaient penser que l’animal souffrait de tumeurs ou d’infections. M. nous refilait, à l’occasion, un tuyau entre amis. « Bon, la viande en général, c’est pas mauvais, mais tout ce qui est haché, en saucisses ou dans les raviolis, et qui se vend en supermarché, vous oubliez. » Ou alors : « Y en a en ville qui croient encore que le jambon, c’est rose bonbon. D’autres qui pensent que c’est fuchsia. Bah, non. T’as déjà vu un cochon de la couleur d’un poisson rouge ? Ces jambons-là, sous cellophane, c’est juste de la bidoche barattée et remoulée, bourrée de sels nitrités. » Quand il nous prodiguait ce genre de conseils, nous étions heureux d’avoir un pote dans le secteur. Mais voilà, nous étions bien les seuls de cet avis. Si M. venait souvent à la maison, c’est que les autres, les jeunes de la région, le fuyaient. Et pour draguer, il ramait – non, ce n’est pas le mot –, il se prenait un râteau après l’autre. Quand une fille se rapprochait de lui, tout se passait bien jusqu’à la question : « Et toi, tu fais quoi dans la vie ? » Ensuite, elle avait les yeux qui flottaient dans le vide. Elle se rappelait soudain qu’elle devait passer un coup de fil à sa meilleure amie. Ce qui n’arrangeait rien, c’était l’odeur. La barbe, les cheveux, les vêtements de M. étaient imprégnés d’une fragrance musquée, dont il ne parvenait pas à se défaire. Il sentait… le civet de sanglier, ou quelque chose d’approchant. Autrefois, peut-être, la mise à mort des animaux représentait-elle un rituel communautaire, soudant la vie des fermes et des villages. Quelques traditions ont survécu, comme le tue-cochon dans le Sud-Ouest ou la curée à la fin des parties de chasse. Mais désormais, l’abattage a lieu hors de l’espace social. Y participer, c’est être ostracisé – comme si l’on était membre d’une secte aux pratiques inavouables. Pas rancunier, M. mangeait de la viande. Et il aimait ça. Comme moi d’ailleurs. Mais qui aurait l’idée saugrenue de militer pour la reconnaissance des parias de la filière carnée ?

© Serge Picard pour PM ; illustration : Charles Berberian pour PM.

A

N’hésitez pas à nous transmettre vos remarques surreaction@

philomag.com

Philosophie magazine n° 117 MARS 2018

3


10, rue Ballu, 75009 Paris Tél. : 01 43 80 46 10 www.philomag.com

FLORENCE BURGAT

JOCELYNE PORCHER

Végétarienne, végane depuis 2016, elle plaide pour une sortie de la civilisation de la viande, notamment dans L’Humanité carnivore. Philosophe et directrice de recherche à l’Institut national de la recherche agronomique (Inra), elle fait paraître ce mois-ci chez Payot Être le bien de l’autre, sur le statut juridique des animaux, ainsi que Le Mythe de la vache sacrée, récit d’un voyage en Inde. Dans notre dossier, elle explique pourquoi le régime carné vaut complicité de meurtre lors d’un débat houleux avec Jocelyne Porcher et Hervé This.

Sa vie a changé depuis qu’elle a quitté son poste de secrétaire dans une grande entreprise parisienne pour rejoindre la campagne et devenir éleveuse. Devenue chercheuse à l’Inra, Jocelyne Porcher n’a eu de cesse de penser le lien de travail entre l’homme et l’animal, ainsi qu’en témoigne son livre Vivre avec les animaux. Une utopie pour le XXIe siècle. C’est la pérennité de ce lien qui est menacée autant par ceux qui prétendent libérer les animaux que par ceux qui cherchent à fabriquer une viande artificielle, affirme-t-elle dans un débat avec Florence Burgat et Hervé This.

P. 64

CLAUDE FISCHLER

P. 64

ÉLISABETH DE FONTENAY P. 58

Philosophe spécialiste de la différence entre l’homme et l’animal, elle a publié une somme sur le sujet, Le Silence des bêtes. La philosophie à l’épreuve de l’animalité (1998), suivi de Sans offenser le genre humain. Réflexions sur la cause animale (2008). Elle a fait paraître à l’automne dernier En terrain miné, une correspondance avec Alain Finkielkraut où il est question (notamment) de la culture juive. Elle se demande dans notre dossier s’il est légitime de comparer les abattoirs à un « éternel Treblinka ».

HERVÉ THIS

P. 52

Ce sociologue et anthropologue au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) explore depuis plusieurs décennies nos goûts, dégoûts, fantasmes et tabous sur la nourriture. Incollable sur les manières de manger et de boire de nos ancêtres et de nos contemporains, il a notamment publié Manger. Français, Européens et Américains face à l’alimentation (avec Estelle Masson, 2008), Du Vin (1999) ou le magistral L’Homnivore (1990). Il commente les témoignages de personnes qui élèvent, abattent ou préparent la viande.

4

Philosophie magazine n° 117 MARS 2018

P. 64

SARAH BAKEWELL P. 72

Ce n’est pas en spécialiste de l’histoire de la philosophie mais en amatrice spontanée et passionnée que cette romancière a abordé Montaigne dans Comment vivre ? Une vie de Montaigne en une question et vingt tentatives de réponse. Dans son nouvel opus, Un café existentialiste. La liberté, l’être et le cocktail à l’abricot, elle nous plonge dans l’effervescence du Saint-Germain-des-Prés de l’après-guerre. Et fait revivre son « classique subjectif », Maurice Merleau-Ponty, ce penseur du corps que nous redécouvrons avec elle.

Ce physicien et chimiste des casseroles a des airs de professeur Tournesol mâtiné de Paul Bocuse. Inventeur de la gastronomie moléculaire dans les années 1990, il se fait aujourd’hui l’apôtre de la cuisine « note à note », cuisine de synthèse composée à partir de légumes fractionnés à la ferme et de viandes recomposées artificiellement. Chercheur à l’AgroParisTech-Inra, auteur du récent La Cuisine note à note, il converse avec Florence Burgat et Jocelyne Porcher et propose ses remèdes pour nourrir les 10 milliards d’humains qui peupleront la Terre en 2050.

SERVICE ABONNÉS abo@philomag.com / 01 43 80 46 11 Philosophie magazine, 4, rue de Mouchy, 60438 Noailles Cedex - France Tarifs d’abonnement : prix normal pour 1 an (10 nos) France métropolitaine : 57 € TTC (TVA 2,1 %). UE et DOM : 69 €. COM et Reste du monde : 77 €. Formules spéciales pour la Belgique et la Suisse Belgique : 070/23 33 04 abobelgique@edigroup.org Suisse : 022/860 84 01 abonne@edigroup.ch Diffusion : Presstalis. Contact pour les réassorts diffuseurs : À Juste Titres, 04 88 15 12 42, Julien Tessier, j.tessier@ajustetitres.fr RÉDACTION redaction@philomag.com Directeur de la rédaction : Alexandre Lacroix Rédacteurs en chef : Martin Legros, Michel Eltchaninoff Conseillers de la rédaction : Philippe Nassif, Sven Ortoli Chefs de rubrique : Martin Duru, Catherine Portevin Secrétaires de rédaction : Noël Foiry, Marie-Gabrielle Houriez Création graphique : William Londiche / da@philomag.com Graphiste : Alexandrine Leclère Rédactrices photo : Lise Bruyneel, Nathalie Debotte, Mika Sato Rédacteur Internet : Cédric Enjalbert Webmaster : Cyril Druesne Ont participé à ce numéro : Charles Berberian, Christophe Boulze, Manuel Braun, Bruno Bressolin, Philippe Chevallier, Paul Coulbois, Victorine de Oliveira, Judith Duportail, Jack Fereday, Sylvain Fesson, Philippe Garnier, Jules Julien, François Morel, Catherine Meurisse, Tobie Nathan, Charles Pépin, Serge Picard, Emmanuel Polanco, Claude Ponti, Antoine Rogé, Nicolas Tenaillon, Sylvain Tesson ADMINISTRATION Directeur de la publication : Fabrice Gerschel Responsable administrative : Sophie Gamot-Darmon Responsable développement éditorial : Julie Davidoux Fabrication : Rivages Photogravure : Key Graphic Impression : Maury imprimeur, Z.I., 45300 Manchecourt Commission paritaire : 0521 D 88041 ISSN : 1951-1787 Dépôt légal : à parution Imprimé en France/Printed in France / Philosophie magazine est édité par Philo Éditions, SAS au capital de 254 000 euros, RCS Paris B 483 580 015 Siège social : 10, rue Ballu, 75009 Paris Président : Fabrice Gerschel RELATIONS PRESSE Canetti Conseil, 01 42 04 21 00 Françoise Canetti, francoise.canetti@canetti.com PUBLICITÉ Partenariats/Publicité Audrey Pilaire, 01 71 18 16 08, apilaire@philomag.com MENSUEL NO 117 - MARS 2018 Couverture : © jojo1 photography/ Moment/Getty Images ; Manuel Braun pour PM Origine du papier : Italie. Taux de fibres recyclées : 0 %. Tous les papiers que nous utilisons dans ce magazine sont issus de forêts gérées durablement et labellisés 100 % PEFC. Le taux majoritaire indiqué Ptot est de 0,009.

2016 La rédaction n’est pas responsable des textes et documents qui lui sont envoyés. Ils ne seront pas rendus à leurs propriétaires.

© Serge Picard pour PM ; Vincent Muller/Opale/Leemage ; Serge Picard pour PM ; Christophe Boulze pour PM ; Samuel Kirszenbaum/Albin Michel ; Serge Picard pour PM.

ILS ONT PARTICIPÉ À CE NUMÉRO


NOS MEILLEURS MORCEAUX

Grosse idéologie

p. 79

p. 42

Grosse imagination

p. 78

p. 30

les

d

Am azo p. 2’4 n

p. 72

Boîte à moëlle sous-marine

rine

p. 64

Tendron de Merleau-Ponty à la Bakewell

p. 94

Poit

p. 98

Arguments à faire bouillir

pour a

p.8

Quasi misogyne à la sauce Nietzsche

Collierquenottes

24 p.

p. 28

Côtes de bœuf grillées au feu de séquoia

Grande Bavette Malade

p. 96 Gite exquis du parasite

e ng e rlo ud Su solit de

Rumsteck de croyant bien saignant

p. 34

Tranche grasse de bon sauvage

p. 86

p. 84

Gite indien à la noix

Deux loyaux contre trois aloyaux

p. 60

Dans la culotte de saint Augustin

paiser

CE MOIS-CI


SOMMAIRE P. 3 Édito

Dialogue exclusif

P. 8 Jerry Brown / Jean-Pierre Dupuy

P. 14 Questions à Charles Pépin

P. 15 Questions d’enfants à Claude Ponti P. 16 Courrier des lecteurs

Déchiffrer l’actualité P. 18 TÉLESCOPAGE

P. 20 LA PERSONNALITÉ

Daniel A. Bell

P. 22 REPÉRAGES

P. 24 PERSPECTIVES

Cannabis : le pragmatisme macronien à l’épreuve / Le premier supermarché sans caissière d’Amazon : achetez, vous êtes filmé ! / Le ministère britannique de la Solitude par le philosophe Julian Baggini / L’hôpital donne l’heure de notre mort P. 28 AU FIL D’UNE IDÉE Les parasites P. 30 ETHNOMYTHOLOGIES par Tobie Nathan

Prendre la tangente P. 34 REPORTAGE

Silence, on médite ! Au cœur d’un stage Vipassana, en Inde P. 42 LE MÉTIER DE VIVRE Peter Godfrey-Smith P. 46 GÉNIE DES LIEUX par Sylvain Tesson

DOSSIER L’éthique est dans le steak P. 50 Quand le carnivore se regarde en face P. 52 Les travailleurs de la chair.

Témoignages commentés par Claude Fischler P. 58 Les abattoirs sont-ils les nouveaux camps de la mort? par Élisabeth de Fontenay P. 60 Quel diététhicien êtes-vous ? P. 64 Un dîner presque saignant, avec Florence Burgat, Jocelyne Porcher et Hervé This Cahier central Agrafé entre les pages 50 et 51, notre supplément offert : S’il est loisible de manger chair, de Plutarque

Cheminer avec les idées P. 72 LE CLASSIQUE SUBJECTIF

Maurice Merleau-Ponty vu par Sarah Bakewell P. 78 BOÎTE À OUTILS Divergences / Sprint / Intraduisible / Strates P. 80 BACK PHILO

Livres

P. 82 ESSAI DU MOIS

Solstice d’hiver. Alain, les Juifs, Hitler et l’Occupation / Michel Onfray P. 83 ROMAN DU MOIS Des jours d’une stupéfiante clarté / Aharon Appelfeld P. 84 LE TOUR D’UNE ŒUVRE Les Aveux de la chair / Michel Foucault inédit P. 86 Nos choix P. 90 Notre sélection culturelle

© Illustration : Paul Coulbois pour PM

Ce numéro offre un supplément de 16 pages, comprenant S’il est loisible de manger chair, de Plutarque (agrafé entre les pages 50 et 51).

P. 92 Agenda

P. 94 LA CITATION CORRIGÉE

par François Morel

P. 95 Francis Wolff écoute Leonard Bernstein

PHILOSOPHIE MAGAZINE N° 118 PARAÎTRA LE 22 MARS

(en partenariat avec l’Orchestre de Paris) P. 96 Humaine, trop humaine par Catherine Meurisse P. 98 QUESTIONNAIRE DE SOCRATE Grand Corps Malade

Philosophie magazine n° 117 MARS 2018

7


Exclusif

DIALOGUE

JERRY BROWN L’ANTI-TRUMP DIALOGUE AVEC JEAN-PIERRE DUPUY

Gouverneur de Californie, Jerry Brown est à la tête de l’État le plus riche et le plus peuplé des États-Unis. À l’heure où Donald Trump claque la porte de l’accord de Paris sur le climat et brandit la menace atomique à l’encontre de la Corée du Nord, les engagements de ce démocrate pour la réduction des émissions de gaz à effet de serre et contre la prolifération nucléaire détonnent. De passage à Paris, nous l’avons invité à dialoguer avec l’un de ses amis de longue date, le penseur du « catastrophisme éclairé » Jean-Pierre Dupuy. Propos recueillis et traduits par Alexandre Lacroix / Photos Manuel Braun

e 12 décembre dernier, pour le deuxième anniversaire de l’accord de Paris qui concluait la COP21, la France organisait le One Planet Summit. L’objectif de cette rencontre : remobiliser la com­ munauté internationale sur le dossier du changement climatique, après que Donald Trump a annoncé avec fracas, le 1er juin 2017, le retrait des États-Unis. Mais, côté américain, ce sommet comptait tout de même un invité de marque : le gouverneur démocrate de Californie, Jerry Brown. Fils de Pat Brown, lui-même gouverneur de cet État de 1959 à 1967, Jerry Brown a été tenté par la vocation religieuse avant de rejoindre l’arène politique. Fait unique, il n’est pas concerné par une loi californienne qui interdit de remplir plus de deux mandats comme gouverneur, cette loi passée en 1990 ne s’appliquant pas à ceux qui avaient déjà été en fonction. Alors qu’il arrive au terme de son dernier mandat, sa popularité est considérable outre-Atlantique. Jerry Brown a redressé les finances désastreuses laissées par son prédécesseur, Arnold Schwarzenegger – la

L

8

Philosophie magazine n° 117 MARS 2018

Californie a frôlé la faillite. Dans le vide idéologique qui a suivi la défaite d’Hillary Clinton, il représente, pour les opposants à Donald Trump – et ils sont nombreux –, l’autre voix de l’Amérique. Le 13 décembre, Jerry Brown se voyait remettre un doctorat honoris causa par l’École normale supérieure dans ses locaux, rue d’Ulm, à Paris. Au sortir de cette cérémonie à laquelle assistait un panel de chercheurs, il s’est rendu à pied au domicile de son ami de longue date, le philosophe français Jean-Pierre Dupuy. Ce dernier fait partie des intimes mais aussi des conseillers informels de Brown – ils sont six ou sept à se réunir régulièrement, sans ordre du jour, pour « parler idées ». L’échange qui suit n’est donc pas un débat contradictoire. Il s’agit plutôt d’une réflexion à bâtons rompus autour de la question qui passionne les deux hommes : l’humanité estelle promise à l’autodestruction, ou bien la catastrophe pourra-t-elle être évitée ? – Mais pourquoi une telle obsession ? Sans doute parce que Jerry Brown et Jean-Pierre Dupuy ont tous deux été proches du penseur de la décroissance, le philosophe Ivan Illich.



Tangente

REPORTAGE

Le temple de la Mahabodhi, à Bodhgaya. À proximité se trouve l’arbre de la Bodhi, sous lequel Bouddha aurait trouvé l’illumination.

34

Philosophie magazine n° 117 MARS 2018


Inde C’est à Bodhgaya, dans le nord-est de l’Inde, que le Bouddha aurait connu l’Illumination. C’est aussi dans cette ville que nombre d’Occidentaux en quête de paix intérieure affluent afin de pratiquer le Vipassana. Notre reporter a joué les candides et s’est initié à cette forme de méditation austère, entre quiétude et mortification.

© Hakbong Kwon/Hemis.fr

SILENCE, ON MÉDITE !

L

Par Jack Fereday

a douleur circule, piégée dans un circuit fermé. Le dos courbé, les fesses écrasées, les jambes tordues… À chaque changement de position, elle se déplace, puis se concentre, comme ces gouttes de sueur qui me perlent au front, avant de ruisseler jusqu’au ventre. Après cinq heures de méditation, j’ai du mal à me soulever, comme si un camion m’était passé dessus. Et il n’est que 11 heures du matin. Et ce n’est que le premier jour. Cette torture, je la dois à Andrew, un jeune Anglais parcourant l’Inde à moto, le premier d’une série de voyageurs à me vanter les mérites des stages de méditation Vipassana. « C’est l’occasion de te détacher de la vie extérieure, qui est chaotique et déroutante », m’a-t-il

Philosophie magazine n° 117 MARS 2018

35


Dossier

L’ÉTHIQUE EST DANS LE STEAK


PARCOURS DE CE DOSSIER

P. 52

P. 50

Examinons d’abord les arguments, implacables, contre le carnivorisme : exploitation animale, insoutenabilité écologique, mauvais effets sur la santé. Alors, qu’est-ce qui nous retient de devenir végétariens ?

Allons sur le terrain ! Nous avons interrogé des témoins – éleveuse, abatteur, boucher… – animés par un véritable respect de l’animal. Comme le constate l’anthropologue Claude Fischler, leur expérience renvoie à une dimension fondamentale des sociétés humaines : la mise en partage de la viande.

P. 58

Les abattoirs sont-ils un « éternel Treblinka », une atrocité dont les humains du futur se demanderont comment elle a été possible ? Telle est la question à laquelle se confronte la philosophe Élisabeth de Fontenay.

P. 64

Lorsqu’un scientifique carnivore ivre de cuisine moléculaire, une sociologue ex-éleveuse de brebis en quête de sagesse paysanne et une philosophe végane se retrouvent autour de « rillettes de lentilles », que vont-ils bien pouvoir se dire ?

© jojo1 photography/Moment/Getty Images

P. 60

Et dans votre assiette, que mettez-vous ? À bien y regarder, nous pouvons relever aujourd’hui cinq positions « diététhiques » possibles. Quelle est la vôtre ?

Philosophie magazine n° 117 MARS 2018

49


Dossier

L’ÉTHIQUE EST DANS LE STEAK

Quel « diététhicien » êtes-vous ? Par Alexandre Lacroix


Voici cinq styles alimentaires, cinq façons de faire avec la viande. Prenez un moment pour choisir la ou les déclarations dont vous vous sentez le plus proche.

1.

Je suis devenu végétarien, parce que je ne supporte pas la souffrance et la tuerie des animaux. Cela ne m’empêche pas de consommer du lait, des fromages ou des œufs, pour les protéines mais aussi parce que ces produits ne sortent pas de l’abattoir.

2.

Je ne mange ni viande, ni œufs, ni produits laitiers. Chez moi, je ne possède rien qui provienne d’un cadavre : ni sac ni chaussures en cuir, ni pull ni gants en laine.

3.

J’aime la viande. Je n’ai aucun a priori contre les abats, les rognons, la tête de veau, les pieds de cochon, le boudin ni l’andouillette, même si, bien sûr, j’ai mes préférences… Par contre, je surveille la provenance des animaux que je déguste. Je suis attentif aux labels « Issu de l’agriculture biologique » ou « Élevé en plein air ». La bidoche industrielle, très peu pour moi !

4.

Je fais attention à modérer ma consommation de viande, comme d’autres leur penchant pour l’alcool, le café ou la cigarette. Les viandes trop grasses, les cervelles d’agneau, les andouillettes ou les charcuteries, j’évite. Le gras, le cholestérol, je m’en passe. D’ailleurs, je préfère les viandes blanches, moins acides.

5.

Je n’ai pas honte d’être omnivore. Je ne regarde pas avec méfiance le steak haché du hamburger, ni le jambon des sandwichs achetés en boulangerie, ni la garniture des raviolis. Je mange de tout et ne me prive de rien. J’aime les produits de qualité, mais si je suis pressé ou invité chez des amis, je prends ce qu’il y a, on n’a qu’une vie !

Vous vous y retrouvez à peu près ? Ces cinq comportements alimentaires ne sont pas seulement liés à l’appétit. Ce sont aussi des éthiques, et ils ont – dans l’histoire de la philosophie – leurs défenseurs comme leurs détracteurs. Reprenons…

S i v o u s a v e z c h o i s i l ’a f f i r m a t i o n 1 vous êtes :

V É G É TA R I E N W E L FA R I S T E

elfare, en anglais, c’est le bien-être. De nombreux végétariens le sont devenus parce qu’ils abhorrent la maltraitance des animaux dans les élevages industriels et leur abattage à la chaîne. Cette position a des racines profondes, puisque Ovide (43 av. J.-C.-v. 17 apr. J.-C.), dans les Métamorphoses, brosse un vibrant éloge du végétarisme de Pythagore : « Le premier, il fit un crime à l’homme de servir sur ses tables la chair des animaux […]. Il est des céréales, il est des fruits qui font plier les branches sous leur poids, des grappes gonflées de suc sur les vignes ; il est des plantes exquises qui peuvent devenir, à la flamme, plus douces et plus tendres. Et la nature ne vous plaint ni le lait, ni le miel parfumé par la fleur du thym ; la terre prodigue met à votre disposition ses trésors et de délicieux aliments ; elle fournit vos tables, sans qu’il vous soit besoin de verser le sang. » Lait, miel, œufs n’ont pas été extorqués par la torture et le crime. En revanche, l’ingestion de chair convoque des images cauchemardesques : « Hélas ! combien il est criminel d’engloutir des entrailles dans des entrailles, d’engraisser un corps vorace en le bourrant de la chair d’un

© plainpicture/Laurence Ladougne ; Alison Marras/Unsplash.

W

corps et, dans un être vivant, entretenir la vie par la mort d’un autre être vivant ! » Au-delà de l’horreur et du dégoût, un autre argument des végétariens welfaristes est que la consommation de viande rendrait agressif, qu’elle entretiendrait en nous les pulsions prédatrices. C’est pourquoi Jean-Jacques Rousseau, dans l’Émile (1762), a des prescriptions diététiques : « Une des preuves que le goût de la viande n’est pas naturel à l’homme, est l’indifférence que les enfants ont pour ce mets-là, et la préférence qu’ils donnent tous à des nourritures végétales, telles que le laitage, la pâtisserie, les fruits, etc. Il importe surtout de ne pas dénaturer ce goût primitif, et de ne point rendre les enfants carnassiers ; si ce n’est pour leur santé, c’est pour leur caractère ; car, de quelque manière qu’on explique l’expérience, il est certain que les grands mangeurs de viande sont en général cruels et féroces plus que les autres hommes ; cette observation est de tous les lieux et de tous les temps. » Observons qu’un végétarien welfariste pourrait à la rigueur manger de la viande, s’il a la certitude que l’animal a été bien traité et qu’il est mort naturellement ou par accident.

Philosophie magazine n° 117 MARS 2018

61


Dossier

L’ÉTHIQUE EST DANS LE STEAK


Un dîner presque saignant

I

J O C E LY N E P O R C H E R / F L O R E N C E B U R G AT / H E R V É T H I S

Pour s’entre-déchirer autour d’une table, plus besoin de parler de politique. Il suffit de réunir une sociologue et ancienne éleveuse qui soutient l’abattage à la ferme, une philosophe végane et un scientifique préoccupé par le fait de nourrir 10 milliards d’êtres humains. Si leurs désaccords ont donné lieu à une rencontre très épicée, certaines convergences de points de vue offrent, elles, des saveurs surprenantes. Bon appétit ! Propos recueillis par Martin Legros / Photos Serge Picard

l fut un temps où il était impossible de réunir autour d’une même table un communiste et un libéral… Dorénavant, les lignes de clivages semblent passer autour de ce que vous mettez dans vos assiettes. Dites-moi si vous êtes végane, végétarien, mangeur de viande bio ou omnivore indifférent, et je vous dirais qui vous êtes, avec qui et où vous pouvez manger et discuter. Jugez plutôt. « Même si je suis sensible au fait que vous ayez pensé à me solliciter pour cette expérience à mi-chemin entre la gastronomie, l’éthique et la métaphysique, me retrouver à cette table m’est sincèrement impossible. C’est tout simplement pour moi la situation la plus anxiogène qui puisse m’être imposée. » Voilà comment la philosophe Florence Burgat a initialement réagi à la proposition que nous lui avions faite – un peu maladroite, il est vrai, à destination d’une philosophe végane – d’échanger avec un philosophe carnivore… dans un restaurantboucherie. En face, nombre de philosophes que nous connaissions pour leur goût de la viande ont décliné la proposition, comme si les carnivores d’aujourd’hui étaient tous un peu honteux. Au final, ce débat a bien eu

Florence Burgat : Jusqu’à 24 ans, j’ai été une grande carnivore. La question animale me taraudait déjà, mais, à la faveur d’une scène d’abattage de bovin vue par hasard dans un film, je me suis rendu compte qu’en mangeant de la viande je cautionnais un crime. J’ai alors pris la décision de ne plus en consommer. Mon végétarisme n’est pas diététique, il ne procède pas d’un dégoût pour la viande. C’est une décision éthique. Depuis quelques années, je suis même devenue végane : j’ai cessé d’utiliser l’ensemble des produits animaux. Je considère que les animaux ont eux aussi une vie à vivre. Dans la mesure où nous

lieu, grâce à la complicité d’Olivier Colombe, le patron du Faitout, charmant restaurant végane de la rue Simon-Bolivar, dans le XIXe arrondissement de Paris. Ses menus de « rillettes de lentilles, cœur d’artichaut » et de « chorizo à base de protéines de blé » ont levé les résistances de notre philosophe. Mais ont attiré également deux interlocuteurs de choix : Jocelyne Porcher, ancienne éleveuse et grande voix du monde paysan, qui défend avec conviction la possibilité d’un élevage respectueux des animaux, et Hervé This, physicien chimiste haut en couleur, inventeur de la gastronomie moléculaire et de la cuisine « note à note », qui propose un nouvel art culinaire à base de protéines végétales. Loin de tourner au pugilat que nous imaginions, leur échange révèle que les lignes d’accord et de désaccord sont à la fois profondes et sinueuses – les arguments gastronomiques, écologiques et éthiques pouvant être mobilisés aussi bien par les partisans que par les adversaires de l’alimentation carnée. En somme, si la viande n’est plus bonne à manger pour tous, elle continue d’être bonne à penser pour tous !

ne sommes pas en contexte de survie, où il serait normal de donner la préférence à soi-même, il est contraire à mes valeurs de continuer à manger tout produit issu de l’exploitation animale. Jocelyne Porcher : Pour ma part, je suis omnivore mais je fais en sorte de ne pas consommer de produits issus de l’agriculture industrielle. À 25 ans, alors que j’étais secrétaire dans une grande entreprise à Paris, j’ai quitté la ville pour la campagne. Je ne connaissais rien du monde agricole et, petit à petit, je suis devenue éleveuse. J’ai appris à soigner, à plumer, à dépouiller, à tuer

aussi. Non pas tuer du lapin, mais mes lapins, mes poulets, mes oies. J’ai découvert que pour avoir un poulet dans son assiette, il faut que quelqu’un l’élève et le tue. J’ai travaillé ensuite en production industrielle de porcs et j’ai constaté l’abîme qui sépare les systèmes industriels – les productions animales – et l’élevage. Donc : manger des produits issus des animaux oui, mais pas à n’importe quelle condition d’élevage ou d’abattage. Hervé This : Je mange de tout. Et je n’arrive pas à séparer le sort des animaux de celui des plantes que je consomme : ils ne sont pas humains

Philosophie magazine n° 117 MARS 2018

65



Idées

LE CLASSIQUE SUBJECTIF

MAURICE MERLEAU-P ONTY V U PA R SA R A H B A K E W E L L

© Illustration : Jules Julien pour PM ; photo-droits d'inspiration : © adoc-photos ; Samuel Kirszenbaum/Albin Michel ; Samuel Kirszenbaum/Albin Michel.

« Comme Merleau-Ponty, j’aime aborder la pensée par l’expérience concrète » Sarah Bakewell vient de consacrer un livre passionnant aux existentialistes français. Mais, parmi ces philosophes, il y en a un qui l’a davantage inspirée. Si Maurice Merleau-Ponty la fascine, c’est qu’il réhabilite le corps et nos perceptions comme voies d’accès au monde et à la conscience.

Collaboratrice du Guardian et du New York Times, elle est l’autrice d’un roman, The Smart (Chatto & Windus, 2001, non traduit), d’une biographie de l’aventurier danois Jørgen Jørgenson (The English Dane, Chatto & Windus, 2005, non traduit) et d’un essai remarqué, Comment vivre ? Une vie de Montaigne en une question et vingt tentatives de réponse (2010 ; trad. fr. Albin Michel, 2013). Saluée par la critique et récompensée par plusieurs prix, elle emploie dans son dernier essai, Au café existentialiste. La liberté, l’être et le cocktail à l’abricot (2016 ; trad. fr. Albin Michel, 2018 ; lire Philosophie magazine n° 116, p. 82), toute son érudition et son ton piquant pour livrer une vivante histoire du courant philosophique existentialiste.

M erleau-Ponty aimait danser, s’habillait avec élégance et se montrait souvent d’humeur joyeuse et légère. Simone de Beauvoir n’était pas indifférente à son charme et pensait même un temps en faire son petit ami. Il lui manque toutefois un brin de pugnacité : “Il n’est pas violent ; le royaume de dieu est pour les violents”, assène-t-elle dans ses carnets. Par ailleurs, et faute suprême : “Il ne détestait pas les sorties mondaines et dansait à l’occasion : Pourquoi pas ? me demanda-t-il d’un air ingénu qui me

Philosophie magazine n° 117 MARS 2018

73


Ne peut être vendu séparément. Plutarque, Estampe de Turcher, 1837 © AKG-Images ; Unslpash ; retouche : StudioPhilo.

L’ÉTHIQUE EST DANS LE STEAK

SUPPLÉMENT OFFERT

S’il est loisible de manger chair

PLUTARQUE


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.