MENSUEL N° 119 Mai 2018
LE CULTE DE LA PERFORMANCE. JUSQU’OÙ FAUT-IL S’AMÉLIORER ?
SPINOZA Éthique (extraits)
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SUPPLÉMENT OFFERT
CAHIER CENTRAL
SPINOZA
Sur la perfection extraits de l’Éthique
Jusqu’où faut-il s’améliorer ?
NASSIM NICHOLAS TALEB
“Les élites devraient risquer leur peau”
CLÉMENT ROSSET
PENSEUR DU RÉEL ET DE LA JOIE
M 09521 - 119 - F: 5,90 E - RD
HOMMAGE EXCEPTIONNEL 14 PAGES
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DIALOGUE ENTRE CHARLES PÉPIN ET LA DANSEUSE ÉTOILE LUDMILA PAGLIERO
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Mensuel / France : 5,90 € Bel./Lux./Port. cont. : 6,50 € Suisse : 11 CHF Andorre : 6,20 € Allemagne : 6,90 € Canada : 11,50 $CA DOM : 8 € COM :1 000 XPF Maroc : 70 DH Tunisie 11,30 TND
Le culte de la perfection
RENCONTRE
ÉDITO
L’œil de
Berberian Par Alexandre Lacroix Directeur de la rédaction
Dans les moindres détails l y a quelques années, sur une autoroute du nord de l’Italie, un pneu de ma voiture a crevé. J’ai roulé au pas et me suis arrêté à la première pompe à essence. Le paysage alentour était plat et jauni par l’été, avec un faux air de western. Un pompiste mal rasé en salopette est arrivé d’un pas traînant. Il a mouillé son index. Il a tâté le pneu en fermant les yeux. Puis il m’a dit : « Le trou est là. » Je ne sais comment, il avait deviné, avec cette technique vaudoue, par où s’échappait l’air du pneu. Il a sorti une vrille de sa poche, a creusé dans la gomme noire. Puis il y a coulé une sorte de bâtonnet de caoutchouc. J’ignorais que ce genre de rustine existait pour les voitures – en France, on m’aurait fait acheter un pneu neuf. « Je vous dois combien ? » Le vieux a haussé les épaules. Un billet de cinq euros de la main à la main suffirait. Récemment, j’ai acquis la nationalité italienne. Au consulat, l’employée qui avait réceptionné mon dossier m’avait exposé le déroulement des opérations avec un sourire gourmand. Selon la loi, après deux ans de mariage avec une citoyenne italienne, la nationalité m’était acquise. En pratique, les choses seraient plus compliquées. « Voilà ce qui va se passer maintenant. Je vais mettre votre dossier dans un tiroir. Peut-être qu’il prendra à quelqu’un l’envie d’y jeter un coup d’œil, mais c’est peu probable. Un décret nous oblige à vous donner une réponse au bout de deux ans. C’est pourquoi, dans deux ans, vous recevrez une lettre, qui vous convoquera à un rendez-vous. » Et le rendez-vous sera fixé combien de temps après réception de la lettre ? « Oh… pas moins de six mois. Lors du rendez-vous, nous vous dirons si vous avez la nationalité. Pour justifier un refus, parfois une simple faute d’orthographe suffit. » Cette dernière remarque m’a mis hors de moi : « Alors, vous allez me faire le plaisir de corriger mon prénom. Après toutes ces années en France, vous devriez savoir qu’on n’écrit pas “Alexander” !… » Ces deux histoires – mais j’aurais pu en rapporter bien d’autres – me paraissent révélatrices du rapport au travail des Italiens, très différent de celui des Français. En Italie, on ne dit jamais de quelqu’un, pour vanter ses mérites, qu’il est cultivé ou intelligent. Le compliment le plus fréquent, qui revient dans toutes les conversations, est plutôt : « È preciso ! » Ainsi le grand mérite, la vertu cardinale, c’est la précision, la capacité à soigner ce qu’on fait nei minimi particolari – « dans les moindres détails » –, autre expression consacrée. Qu’il s’agisse de préparer un café, de réparer un pneu, de cuisiner des pâtes ou de jouer du violon, le souci du détail est socialement encouragé et suscite une reconnaissance immédiate, transclasse. Mais alors, pourquoi l’administration fonctionne-t-elle si mal ? Parce qu’aucun travail mécanique ou répétitif n’intéresse mes compatriotes italiens. Tout ce qui génère des économies d’échelle ou renvoie à la dimension collective passe pour laid et inintéressant. Fignoler une Ferrari ou une Lamborghini, oui, c’est passionnant. Produire la Golf, non. Faire du vinaigre balsamique de Modène, oui. Produire de la Worcestershire sauce, non. Créer de la haute couture ou du design, oui. Produire des habits H&M ou des meubles Ikea, non. C’est-à-dire que l’Italie est à la fois le pays du perfectionnisme le plus extrême et de la négligence la plus assumée, selon qu’on travaille sur des objets singuliers ou des grandes séries. Les Italiens m’ont appris que la simple préparation d’un risotto al teroldego peut exiger tellement de savoir-faire qu’elle en devient une tâche abstraite. Par leur manière d’être, ils prônent une forme de perfectionnisme qui reste humain, car il n’a rien de technocratique ni de froid, il n’est pas vendu au système ; il permet au contraire, à l’intérieur même du monde du travail, d’échapper à la logique de la rentabilité. Quand vous allez très loin dans la précision, nei minimi particolari, vous n’êtes plus en train de travailler pour les autres, mais plutôt de réaliser une œuvre d’art.
© Serge Picard pour PM ; illustration : Charles Berberian pour PM.
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Philosophie magazine n° 119 MAI 2018
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10, rue Ballu, 75009 Paris Tél. : 01 43 80 46 10 www.philomag.com
VIRGINIE LINHART
NATHALIE SARTHOU-LAJUS
P. 56
Docteure en sciences politiques, elle renonce à une carrière universitaire pour se consacrer à la réalisation de documentaires (Jacques Derrida. Le courage de la pensée ou Vincennes, l’université perdue) et à l’écriture. Fille du leader maoïste Robert Linhart, elle est née un mois avant Mai-68. Elle raconte la désillusion d’une frange de l’extrême gauche dans un beau récit Le jour où mon père s’est tu. Dans notre dossier, elle s’exprime sur ses rapports houleux avec l’engagement, lorsque celui-ci tourne à l’obsession.
P. 38
BORIS RAZON P. 46
Normalien, il a dirigé le site Internet du Monde lors de son lancement, été directeur de Transmédia/Nouvelles Écritures à France Télévisions, puis directeur de la rédaction de Slate.fr. En 2005, il a été atteint par un syndrome de Guillain-Barré atypique, qui l’a plongé dans une longue paralysie hantée de cauchemars, expérience qu’il a relatée en 2013 dans son roman Palladium. Il s’interroge ici sur la nouvelle invisibilité technologique.
ISABELLE QUEVAL
LUDMILA PAGLIERO
P. 56
P. 72
La détermination et la grâce conjuguées au talent. Née à Buenos Aires, elle est passée par l’école de danse du Teatro Colón, avant de rejoindre à 15 ans le ballet de Santiago du Chili, puis de remporter des concours aux États-Unis. Elle intègre en 2005 le corps de ballet de l’Opéra de Paris. Elle est nommée danseuse étoile en 2012 dans des circonstances plus que tendues qu’elle relate dans nos pages. Face au philosophe Charles Pépin, elle évoque sa conception personnelle de la perfection, en lien avec son art.
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Rédactrice en chef de la revue jésuite Études, cette philosophe a publié Sauver nos vies sur les ruptures et les séparations, mais aussi un Éloge de la dette où elle s’intéresse, entre autres, à la transmission. Partant du scandale autour de la succession de Johnny Hallyday, elle défend sa conception de l’héritage, perçu comme le « symbole d’un ordre généalogique » qui protège les enfants contre un destin d’« âmes errantes ». Le philosophe libéral Vincent Valentin lui répond.
PATRICK PHARO P. 68
Sociologue, il est directeur du Centre de recherche Sens, Éthique, Société (Cerses). Spécialiste de l’addiction, il a signé Philosophie pratique de la drogue et, dernièrement, Le Capitalisme addictif. Pour lui, les dépendances ne sont pas seulement des « pathologies du désir d’un individu » mais trahissent des malaises sociaux et collectifs. Dans notre dossier, il expose un phénomène peu connu, la consommation de psychotropes au travail pour stimuler la concentration et la créativité.
Passer d’un court de tennis à un cours de philo avec la même aisance, c’est la trajectoire originale empruntée par cette ancienne joueuse de haut niveau, désormais enseignante chercheuse à l’université Paris-Descartes. De ces deux expériences, elle a tiré plusieurs travaux, dont S’accomplir et se dépasser. Essai sur le sport contemporain ou Philosophie de l’effort. Pour nous, elle analyse la passion pour la réussite sportive – et ses limites.
SERVICE ABONNÉS abo@philomag.com / 01 43 80 46 11 Philosophie magazine, 4, rue de Mouchy, 60438 Noailles Cedex - France Tarifs d’abonnement : prix normal pour 1 an (10 nos) France métropolitaine : 57 € TTC (TVA 2,1 %). UE et DOM : 69 €. COM et Reste du monde : 77 €. Formules spéciales pour la Belgique et la Suisse Belgique : 070/23 33 04 abobelgique@edigroup.org Suisse : 022/860 84 01 abonne@edigroup.ch Diffusion : Presstalis. Contact pour les réassorts diffuseurs : À Juste Titres, 04 88 15 12 42, Julien Tessier, j.tessier@ajustetitres.fr RÉDACTION redaction@philomag.com Directeur de la rédaction : Alexandre Lacroix Rédacteurs en chef : Martin Legros, Michel Eltchaninoff Conseillers de la rédaction : Philippe Nassif, Sven Ortoli Chefs de rubrique : Martin Duru, Catherine Portevin Secrétaires de rédaction : Noël Foiry, Marie-Gabrielle Houriez Création graphique : William Londiche / da@philomag.com Graphiste : Alexandrine Leclère Rédacteurs photo : Stéphane Ternon, Mika Sato Rédacteur Internet : Cédric Enjalbert Webmaster : Cyril Druesne Ont participé à ce numéro : Adrien Barton, Charles Berberian, Abdennour Bidar, Édouard Caupeil, Paul Coulbois, Victorine de Oliveira, Audouin Desforges, Sylvain Fesson, Philippe Garnier, Gaëtan Goron, Seb Jarnot, Samuel Lacroix, Frédéric Manzini, François Morel, Catherine Meurisse, Tobie Nathan, Aïda N’Diaye, Charles Pépin, Charles Perragin, Serge Picard, Claude Ponti, Antoine Rogé, Oriane Safré-Proust, Séverine Scaglia, Isabelle Sorente, Nicolas Tenaillon ADMINISTRATION Directeur de la publication : Fabrice Gerschel Responsable administrative : Sophie Gamot-Darmon Fabrication : Rivages Photogravure : Key Graphic Impression : Maury imprimeur, Z.I., 45300 Manchecourt Commission paritaire : 0521 D 88041 ISSN : 1951-1787 Dépôt légal : à parution Imprimé en France/Printed in France / Philosophie magazine est édité par Philo Éditions, SAS au capital de 340 200 euros, RCS Paris B 483 580 015 Siège social : 10, rue Ballu, 75009 Paris Président : Fabrice Gerschel RELATIONS PRESSE Canetti Conseil, 01 42 04 21 00 Françoise Canetti, francoise.canetti@canetti.com PUBLICITÉ Partenariats/Publicité Audrey Pilaire, 01 71 18 16 08, apilaire@philomag.com MENSUEL NO 119 - MAI 2018 Couverture : © Samantha Tran/ Getty images ; Gérard Rondeau/ Agence VU. Origine du papier : Italie. Taux de fibres recyclées : 0 %. Tous les papiers que nous utilisons dans ce magazine sont issus de forêts gérées durablement et labellisés 100 % PEFC. Le taux majoritaire indiqué Ptot est de 0,009.
2016 La rédaction n’est pas responsable des textes et documents qui lui sont envoyés. Ils ne seront pas rendus à leurs propriétaires.
© Hannah Assouline/Opale/Leemage ; Julien Falsimagne/Stock ; CP ; Audoin Desforges pour PM ; PUF ; Léa Crespi/Pasco & co.
ILS ONT PARTICIPÉ À CE NUMÉRO
DANS NOTRE CLUB DE FITNESS INTELLECTUEL CE MOIS-CI
26/04/18 > 30/05/18 rès ap t du e s ur go oir Co e mane n l yg 0 c . 8 p le r sib uri invi o c t r ê ou for is p une p Ta ans 6 d . 4 p
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SOMMAIRE P. 3 Édito
HOMMAGE À CLÉMENT ROSSET
P. 8 Nos souvenirs / Un entretien sur le Réel et le Double / Son abécédaire
P. 22 Questions à Charles Pépin
P. 24 Questions d’enfants à Claude Ponti P. 26 Courrier des lecteurs
Déchiffrer l’actualité
s re nt toi enfa és u Ex our érit p ésh d . 38 p
P. 28 TÉLESCOPAGE
P. 30 LA PERSONNALITÉ
Stefano Mancuso
P. 32 REPÉRAGES
ur po re nc rend ver a B pp ule a so el à e ré l . 8 p
P. 34 PERSPECTIVES
Grève intermittente. L’Art de la guerre de Sunzi revisité / La tentation de la radicalité des jeunes : un concept dévoyé ? / La société de surveillance en Chine décryptée par la philosophe Antoinette Rouvroy / Les enfants pensent-ils avant de parler ? P. 38 POUR/CONTRE Peut-on déshériter (certains de) ses enfants Vincent Valentin / Nathalie Sarthou-Lajus P. 40 AU FIL D’UNE IDÉE L’analphabétisme P. 41 POUR UN NOUVEAU PARTAGE Laurent Ledoux (en partenariat avec la Maif) P. 42 ETHNOMYTHOLOGIES par Tobie Nathan
te ila ans t e P nt s cien c n a s Po giss con a tre 8 ê . 8 p
Prendre la tangente P. 46 ESSAI
L’ère des machines invisibles par Boris Razon P. 52 MOTIFS CACHÉS par Isabelle Sorente
DOSSIER Le culte de la perfection. Jusqu’où faut-il aller ?
P. 56 À quels sommets avez-vous renoncé ?
Avec Isabelle Queval, Dorian Astor, Virginie Linhart et Abdennour Bidar P. 60 Pour en finir avec l’infini P. 64 Duels d’excellence entre philosophes P. 68 Toujours plus, mais pourquoi ? Enquête P. 72 De la discipline à la liberté Dialogue entre Ludmila Pagliero et Charles Pépin Cahier central Agrafé entre les pages 54 et 55, notre supplément : l’Éthique (extraits) de Baruch Spinoza
Cheminer avec les idées P. 80 ENTRETIEN
Nassim Nicholas Taleb
P. 86 BOÎTE À OUTILS
Divergences / Sprint / Intraduisible / Strates P. 88 BACK PHILO
Livres
P. 90 ESSAI DU MOIS
Non ! De l’esprit de révolte / Vincent Delecroix P. 91 ROMAN DU MOIS Seiobo est descendue sur terre / László Krasznahorkai P. 92 POINT DE VUE François Bougon a lu Zhao Tingyang P. 94 Nos choix P. 98 Notre sélection culturelle P. 100 Agenda
P. 102 LA CITATION CORRIGÉE
par François Morel
ne e cin rien Pis picu 4 é . 6 p
© Illustration : Paul Coulbois pour PM
P. 103 Jeux Ce numéro comprend un supplément de 16 pages, avec des extraits de l’Éthique, de Baruch Spinoza (agrafé entre les pages 54 et 55).
P. 104 Humaine, trop humaine
par Catherine Meurisse
P. 106 QUESTIONNAIRE DE SOCRATE
Serge Rezvani
PHILOSOPHIE MAGAZINE N° 120 PARAÎTRA LE 31 MAI
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HOMMAGE À CLÉMENT ROSSET
HOMMAGE À
CLÉMEN T RO S SE T
Loin de nous
P armi tous les événements désagréables dont nous cherchons à escamoter la réalité, auxquels nous préférons le refuge de l’illusion, même au prix d’un renoncement partiel à la lucidité, la mort de ceux que nous aimons arrive en première place. Le philosophe Clément Rosset est-il vraiment mort à son domicile parisien, le 27 mars 2018 ? Rien n’est moins sûr. D’abord, son corps a été retrouvé par sa femme de ménage le mardi 27, mais il est peut-être mort le lundi, le dimanche, ou même le samedi précédent. Ensuite, le médecin a écrit dans son rapport qu’il s’agissait d’un « arrêt cardiaque ». Techniquement, cela ne saurait être faux, car tout le
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Philosophie magazine n° 119 MAI 2018
monde a un arrêt du cœur en mourant ; mais de quoi Clément Rosset est-il mort ? Peut-être est-il simplement tombé du réel dans un rêve sans retour. Et ce qu’il appelait le réel, n’était-ce pas son grand rêve à lui ? Peut-être est-il tombé d’un rêve dans un rêve. Je me souviens comme j’étais intimidé lors du premier entretien qu’il m’avait accordé, en décembre 2007. J’admirais son œuvre. C’était un vendredi, il faisait froid dehors, il était 15 heures quand nous nous sommes installés de part et d’autre de sa minuscule table de travail protégée par un napperon rouge ; il m’a servi un grand verre à moutarde de vin blanc. « Alors, ai-je commencé, ce réel dont vous parlez dans presque tous vos livres, est-il sensible ? Est-il objet de notre perception ? » « Ah oui ! a-t-il répliqué, ça c’est sûr, il est sensible. » « D’accord, mais dans ce cas, le nombre deux, est-il réel ? » « Euh, oui… a-t-il con tinué, en lampant une gorgée de blanc. C’est un réel… mental. » Ainsi, il y avait du réel sensible et du réel mental. J’ai bu à mon tour et poursuivi : « Je me demandais quelle place vous accordiez, dans votre philosophie, à la distinction entre être en puissance et être en acte. Être un chaton en acte, c’est être un chat en puissance. Être une graine de rosier, c’est être des roses en puissance. Ce qui est en puissance est-il aussi irréel que nos illusions, ou s’agit-il d’un irréel non illusoire ? » Il a tapé du poing sur la table : « Oh !
mais vous commencez à m’embêter vous, avec vos questions ! » Je sentais mes orteils se recroqueviller dans mes souliers. Le réel n’était-il donc qu’un concept sans définition précise, indéterminé, mais utile pour dénoncer le caractère fallacieux de la plupart de nos représentations ? Une sorte d’astre vide, mais éclairant la nature illusoire du restant de nos pensées ? L’entretien a duré six ou sept heures. J’en suis sorti hagard et titubant dans la nuit hivernale. Ce soir-là, je me suis couché avec quarante de fièvre et suis resté deux nuits et deux jours au lit. Mais quand j’ai repris la transcription, je me suis aperçu avec stupeur que Clément avait suivi un fil de raisonnement parfaitement cohérent (lire pp. 11-15). Avec les années, ces rendez-vous se sont multipliés. Le tutoiement est arrivé, et la confiance, et l’amitié… En juin dernier, je me suis retrouvé une dernière fois dans le petit appartement de la rue Fustel-de- Coulanges. Il était 15 heures, encore. Clément plastronnait. Ses analyses médicales étaient parfaites. Il était joyeux : « Dis-moi, qu’est-ce que je te sers ? Je peux t’offrir du vin blanc, du rosé, du whisky avec glace ou sans glace, un Campari, un Americano… » Petit joueur, je me suis rabattu sur le vin blanc. Clément a sorti d’une liasse de papiers une feuille griffonnée. Il avait réfléchi au sujet de notre entretien, Gaston Lagaffe. Il en était ravi. Il avait, disait-il, trouvé
© Gérard Rondeau/Agence VU
Clément Rosset, décédé le 27 mars dernier, était l’un des plus grands philosophes français. C’était aussi un compagnon de route de Philosophie magazine. Notre directeur de la rédaction Alexandre Lacroix évoque ici sa mémoire.
ENTRETIEN © Jean-François Robert/Modds
Le réel finit toujours par prendre sa revanche Il y a dix ans, début 2008, Clément Rosset nous donnait un grand entretien destiné à donner une vision d’ensemble de son œuvre et à éclairer ses deux concepts principaux, le « réel » et le « double ». En voici une version revue et augmentée. Propos recueillis par Alexandre Lacroix
Qu’est-ce qu’un morceau de camembert ? Clément Rosset : Mon ami et collègue Vincent Descombes m’a dit un jour : « Toi, tu es un théologien du camembert. On a la théologie qu’on peut… » Il faisait allusion à cette page de mon essai L’Objet singulier, dans lequel je pastiche le passage de la deuxième méditation de Descartes consacré au morceau de cire. Mon argument à propos du camembert est le suivant : chaque objet est singulier et il est impossible de décrire sa singularité. Toutes les descriptions que nous pouvons donner d’un objet procèdent par
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HOMMAGE À CLÉMENT ROSSET
L ’ B deÉ CClément ÉDAIRE Rosset
De 2006 à 2017, Clément Rosset nous a accordé plus d’une quinzaine d’entretiens. Il les préparait toujours, et toujours de la même façon : il avait noté, sur un petit bout de papier, une idée. Une seule idée, à laquelle il tenait et qu’il voulait faire passer ! Cet abécédaire est une collection de ces éclairs philosophiques, parfois provocateurs et toujours facétieux. Propos recueillis par Alexandre Lacroix
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OBY LAPOINTE
’aime bien Boby Lapointe, et en particulier une chanson intitulée Andréa, c’est toi. C’est une chanson assez exceptionnelle, puisqu’il s’agit d’un duo, exercice auquel se prête rarement Boby Lapointe. On entend un ténor, qui entonne une chanson d’amour lyrique et pathétique, sorte de barcarolle italienne d’une sentimentalité exagérée. Entre chacune de ses phrases, Boby lance des commentaires furieux, il mime celui qui ne comprend pas et prend la mouche. Ainsi, quand le premier s’exclame : “Veux tu m’aimer ?”, Boby réplique : “J’en veux pas de ta mémé, moi !” Quand l’amant éperdu demande : “Dis, à m’aimer consens, va !”, l’autre entend : “Dis à mémé qu’on s’en va ? Oh ! dis-lui toi-même.” Cette chanson me fait rire et me touche parce que, au-delà des jeux de mots, j’y vois une illustration de l’incommunicabilité foncière entre les humains. Le langage n’est pas un outil de communication fiable ; l’incompréhension, le fossé, l’impossibilité de tout contact sont la règle. À notre époque où le catéchisme officiel prône les vertus de la compréhension de l’autre, de l’ouverture à autrui, je vois là un rappel à l’ordre rafraîchissant. Boby Lapointe fait bande à part dans l’histoire de la chanson française. Chez lui, les sentiments sont moins exaltés que chez les autres, ou alors, pour le dire plus précisément, les sentiments se dissolvent dans les contresens. Quand Jacques Brel bêle : “Ne me quitte pas” et se met à pleurer, Boby Lapointe, lui, s’amuse : “Ta Katie t’a quitté / Tic-tac tic-tac / T’es cocu qu’attends-tu ? / Cuite-toi t’es cocu / T’as qu’à, t’as qu’à t’cuiter / Et quitter ton quartier…” La communication est impossible, surtout en amour. »
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© Jean-Pierre Loth/INA/AFP
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© Christophe Beauregard, série Technomades
Tangente
ESSAI
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L’ÈRE DES MACHINES INVISIBLES Alors que la technologie n’a jamais paru aussi omniprésente, elle pourrait fort bien disparaître… ou tout au moins s’effacer. Telle est la thèse audacieuse de l’écrivain et journaliste familier des questions numériques Boris Razon, qui imagine, au détour d’une visite fictive dans un grand magasin automatisé du type Amazon Go, comment et surtout pourquoi les machines vont se fondre de plus en plus dans notre décor quotidien. homme est dans un supermarché. Il cherche des céréales bio pour ses enfants. Au chocolat, avec des amandes ou des noisettes. Ils mégotent souvent au petit déjeuner, et sa femme déteste qu’ils partent à l’école le ventre vide. Elle a l’impression de faillir à sa tâche. Lui s’en moque. « Ils mangeront plus au déjeuner », lui assène-t-il à chaque fois. Mais il veut faire plaisir à son épouse ou qu’elle cesse de lui casser les pieds. C’est pour ça qu’il a poussé jusquelà. Il conçoit une légère honte à préférer un magasin
aseptisé à l’épicerie du coin. Mais il est mieux achalandé, moins cher, et puis on n’y fait jamais la queue. Pratique. Pourtant, il s’y sent mal à l’aise. Depuis près de vingt ans, je suis journaliste dans l’environnement numérique, terre de mirages et d’emballements, de démesure et de grands espoirs. C’était un miroir aux alouettes et, pour moi comme pour beaucoup d’autres, le lieu d’un fol espoir. Celui d’une démocratie
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Dossier
LE CULTE DE LA PERFECTION
JUSQU’OÙ FAUT-IL S’AMÉLIORER ?
PARCOURS DE CE DOSSIER
P. 56
Dans le domaine du sport ou de la politique, de l’art ou de la spiritualité, ils ont longtemps été épris d’absolu… avant de comprendre qu’ils faisaient fausse route. Quatre repentis du culte de la perfection se racontent.
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Mais d’où vient cet impératif perfectionniste qui tend aujourd’hui à transformer nos existences en évaluation permanente ? Et surtout, comment pourrait-on y échapper ? En revenant à la juste mesure grecque ? Ou peut-être en inventant une voie d’affirmation de soi ?
P. 64
Viser le parfait, (presque) tous les philosophes, depuis Platon, sont pour. Oui, mais selon quelle fin ? Et par quels moyens ? Là, le débat est ouvert.
P. 68
Burn-out, addiction, désingularisation… il y a un côté sombre au culte de la performance qui, en tant que parent, au bureau ou même dans nos loisirs, nous enjoint d’en faire toujours plus. Nous avons mené l’enquête.
© Samantha Tran/Getty Images
P. 72
La danse classique, depuis toujours, allie une discipline de fer à une compétition impitoyable. Quelle place, alors, pour l’expression de sa sensibilité artistique ? Le philosophe Charles Pépin a posé la question à la danseuse étoile Ludmila Pagliero. Philosophie magazine n° 119 MAI 2018
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Dossier
LE CULTE DE LA PERFECTION
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Pour en finir avec l’infini Être parfait… à l’heure où chacun peut apprendre à mieux s’alimenter, à travailler plus vite, à renforcer son corps et son psychisme, c’est devenu une tentation. Mais cette course à l’amélioration de soi n’est-elle pas dangereuse ? Entre le rêve d’équilibre un peu ennuyeux des anciens Grecs et le désir d’absolu épuisant des Modernes, une troisième voie est possible.
© Maria Svarbova
Par Alexandre Lacroix
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élicitations ! Vous venez d’introduire une nouvelle pratique dans votre vie. La planche à voile. Le chinois. Le tai-chi. La musculation. Attention quand même, car vous n’allez pas tarder à être tenté par l’un des démons les plus puissants de l’époque : le perfectionnisme. Tenez-vous prêt… Si vous cédez à ses avances, il risque de transformer votre belle et neuve pratique en supplice. Jusqu’où faut-il s’améliorer ? C’est aujourd’hui une question lancinante, dans la sphère professionnelle aussi bien que privée, car nous vivons à l’ère de l’intellectualisation de la vie sociale et de la mise en commun des savoir-faire. Des connaissances, des tours de main qui n’étaient transmis autrefois qu’au sein d’étroits cercles de spécialistes sont désormais diffusés sur des sites dédiés et des tutoriels vidéo. Qu’il s’agisse d’apprendre à effectuer un virage carving à ski, à poser des chaînes neige sur les roues de sa voiture, à mijoter une blanquette de veau à l’ancienne, à prononcer le th anglais avec l’accent d’Eton, à planter un rosier ou à faire un temps correct au semi-marathon, les explications sont
accessibles, gratuites et souvent présentées de façon divertissante. Ça, c’est pour la face souriante du démon. Mais sa grimace arrive : la société du perfectionnisme démocratisé est aussi celle de l’évaluation universelle. Si les employés du tertiaire ont pris l’habitude des procédures d’évaluation à 360°, si les coursiers, les chauffeurs ou les magasiniers savent que des applications calculent la vitesse moyenne de leurs trajets et comparent leurs performances avec celles de leurs collègues, la fièvre évaluatrice a aussi envahi les loisirs : les clients des taxis Uber ou les locataires d’appartements sur Airbnb sont notés ; les balances équipées d’impédancemètre vous donnent votre poids, mais aussi votre taux de graisse et d’eau, et vous préviennent en cas d’écart à la norme ; les sportifs utilisent des fréquencemètres pour surveiller leur cœur ; les « bracelets d’activité » se popularisent ; le nombre de like obtenu sur Facebook ou Instagram après un post est en soi un genre de notation. Même si nous avons envie de repousser les avances du démon, nous savons que nos
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Idées
ENTRETIEN
NASSIM NICHOLAS TA L E B « MIEUX VAUT AVOIR LA CONSCIENCE DE L’IGNORANCE QUE LA CERTITUDE DU SAVOIR » Ancien trader star de Wall Street ayant grandi dans un Liban en guerre et admirateur de Montaigne ou de Sextus Empiricus… Nassim Nicholas Taleb est un drôle d’oiseau. C’est d’ailleurs grâce à un volatile devenu concept, le « cygne noir », qu’il a donné les moyens de penser les crises financières de 2001 et de 2008. Dans un monde de plus en plus incertain, cet iconoclaste invite à « jouer sa peau » et à refonder la morale à l’épreuve du risque. Propos recueillis par Catherine Portevin / Photo Édouard Caupeil
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n pied chez les Anciens, un autre à Wall Street : deux mille cinq cents ans d’histoire, et neuf mille kilomètres entre l’est de la Méditerranée, où il est né, et l’est des États-Unis, où il vit la plupart du temps. De ce grand écart, Nassim Nicholas Taleb a fait sa philosophie de la vie. Une vie qui est fondamentalement incertaine et risquée : action, hasard, désordre, ignorance, compréhension. Né dans la montagne libanaise, il est tôt devenu l’un des traders le plus célèbres de New York dans les années 1990. Fortune faite, il a jeté sa cravate dans une poubelle de la Grosse Pomme, a filé étudier les mathématiques probabilistes, a relu Montaigne, s’est gavé des stoïciens et des sceptiques, et a décidé de passer le reste de son âge à lire et à écrire. En 2007, Le Cygne noir, livre dans lequel il théorise le rôle dans l’histoire des événements rares, imprévisibles et aux conséquences extrêmes sera lu comme une prémonition du krach financier survenu l’année suivante. Depuis, outre des conférences en entreprise, des consultations auprès de gouvernants et des articles savants sur la gestion du risque, il déroule opus après opus une méditation active. Il y met toute la vie, l’ordinaire, le politique, le financier, l’histoire, l’anecdote, la philosophie, les probabilités, les fractales, le « monde réel » et la liberté. Il a donné à ses « Essais » le titre générique d’Incerto. Dans les milieux économiques et politiques, c’est une star. Il est tout autant libéral que conservateur. Il adore déconcerter. Il avait prévenu de son passage à Paris trois jours à l’avance seulement. Il déteste encombrer son agenda, refuse les invitations à fort décalage horaire et les honneurs académiques, ne répond qu’à cinq e-mails par jour, ne boit et ne mange que des aliments qui ont un nom en grec ou en hébreu anciens (café excepté), lit soixante heures par semaine, n’aime ni les banquiers, ni les intellectuels, ni les journalistes. De son éditeur en France, Les Belles Lettres, il peut préférer recevoir des caisses de classiques antiques issus de la collection Budé au lieu de ses droits d’auteur. « Comme tous ceux qui aiment le risque, je ne suis pas facile à vivre », reconnaît-il. Insaisissable, pensant à toute vitesse, prenant les tangentes, Nassim Nicholas Taleb, une fois là, est vraiment là… surtout quand on lui demande de parler de Sextus Empiricus et de Sénèque plutôt que de prédire le taux de change euro-dollar ou l’éclatement de la bulle du Bitcoin…
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LE CULTE DE LA PERFORMANCE. JUSQU’OÙ FAUT-IL S’AMÉLIORER ?
SPINOZA Éthique (extraits)
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