QUAND LA SILICON VALLEY REALISE L’IDEAL DES SOVIETS Ne peut être vendu séparément. © Xxxxxx ; retouche : StudioPhilo.
SUR L’ART DE VIVRE À PROPOS MONTAIGNE
À QUELLE VITESSE VOULONS-NOUS VIVRE ?
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UTOPIE CAHIER CENTRAL
M 09521 - 120 - F: 5,90 E - RD M 09521 - 120 - F: 5,90 E - RD
Mensuel / France : 5,90 € Bel./Lux./Port. cont. : 6,50 € Suisse : 11 CHF Andorre : 6,20 € Allemagne : 6,90 € Canada : 11,50 $CA DOM : 8 € COM :1 000 XPF Maroc : 70 DH Tunisie 11,30 TND
MENSUEL N° 120 Juin 2018
SUPPLÉMENT OFFERT
MONTAIGNE (extraits)
Essais
À quelle
vitesse voulons-nous
vivre ?
DIALOGUE ENTRE
ISABELLE AUTISSIER ET JÉRÔME LÈBRE
ÉDITO
L’œil de
Berberian Par Alexandre Lacroix Directeur de la rédaction
L’option « marche arrière » à bord du bolide de l’irréversible l est une illusion d’optique banale, qui se rencontre n’importe où dans la rue : une voiture démarre, elle accélère, et vous avez durant quelques secondes l’impression que sa roue ralentit, puis qu’elle se met à tourner à l’envers. L’effet est renforcé pour peu que la voiture ait des enjoliveurs voyants, en étoile de mer : alors, ce sont leurs rayons chromés qui paraissent avancer dans le sens contraire des aiguilles d’une montre. Cette illusion est également fréquente au cinéma et se remarque d’autant mieux dans les films hollywoodiens, car les roues des grosses cylindrées américaines sont flamboyantes. Or j’éprouve parfois – rarement – la même illusion au niveau auditif, et presque exclusivement en écoutant des chansons. Elle se produit, d’après ce que j’ai pu observer, quand la voix du chanteur s’appesantit, s’élargit, qu’elle se distend et prend ses aises, tandis que la section rythmique qui l’accompagne continue comme avant à tenir le tempo : alors, j’ai la sensation aussi nette qu’impressionnante de remonter le cours du temps. Cela dure quelques dizaines de secondes tout au plus et se produit par exemple dans les derniers chorus de la version de Pastime Paradise donnée par Patti Smith, ou encore à la fin de Sodade interprétée par l’extraordinaire chanteur angolais Bonga : quand les voix se dissocient de l’accompagnement, tout se passe comme si le cours du temps n’avait plus prise sur elles, qu’elles s’autorisaient une échappée, et j’éprouve un plaisir d’une rare intensité. À quoi cette fascination serait-elle comparable ? Le monde poursuit sa course, il fonce comme un bolide vers la destruction et la mort de tout ce que nous connaissons, comme de nous-mêmes, oui, le monde dévale sa pente vers le précipice, tandis qu’il existe un effort vers le beau qui s’offre le luxe inouï de la marche arrière : la voix de Patti Smith, celle de Bonga, j’ai l’impression qu’elles nous offrent momentanément de remonter le col de la matrice. Si l’image a quelque chose de sexuel, elle assigne aussi une direction à cette fuite – il s’agit de gagner à nouveau l’origine. Et dans les moments – si précieux – où j’éprouve cette hallucination auditive, je me dis que ces chansons simples délivrent une sorte de message, d’enseignement éthique à leur manière : c’est ainsi qu’il faudrait vivre ! En sachant que le temps s’écoule et en ayant, malgré cette certitude, la sensation de remonter, au fur et à mesure, vers l’origine. De telle façon que la mort ne soit pas une douleur ni une perte irrémédiables, mais aussi une manière de se frayer à nouveau un passage vers la douceur de ce néant qui précéda notre naissance. Il n’est pas désagréable de penser à la mort en écoutant des chansons.
© Serge Picard pour PM ; illustration : Charles Berberian pour PM.
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Philosophie magazine n° 120 JUIN 2018
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10, rue Ballu, 75009 Paris Tél. : 01 43 80 46 10 www.philomag.com
PAUL ARIÈS
DAVID LE BRETON
Docteur en sciences politiques, il est une figure de la décroissance et de la lutte contre la « malbouffe » – il a armé idéologiquement le démontage du McDonald’s de Millau, en 1999. Auteur d’une trentaine de livres, dont Le Socialisme gourmand et Une histoire politique de l’alimentation, il défend dans notre dossier la nécessité de ralentir, notamment dans notre façon de manger et de consommer.
De la marche aux conduites à risque, des scarifications aux rites de virilité des adolescents, le corps et ses représentations sont l’objet des recherches de ce professeur de sociologie à l’université de Strasbourg, également membre de l’Institut universitaire de France. Auteur notamment d’une Sociologie du risque et de Disparaître de soi. Une tentation contemporaine, il commente pour nous des récits de vies sacrément rythmées.
P. 56
ISABELLE AUTISSIER P. 59
Première femme à avoir accompli, en 1991, un tour du monde à la voile en compétition, cette navigatrice a notamment participé au Vendée Globe Challenge avant de se tourner vers l’écriture – avec Seule la mer s’en souviendra et Soudain, seuls. Actuelle présidente de l’association de défense de la faune WWF France, elle discute ici vitesse de croisière et frissons avec le philosophe Jérôme Lèbre.
P. 50
ÉTIENNE BIMBENET P. 72
Après avoir exploré l’œuvre de Maurice Merleau-Ponty (dans son livre Après MerleauPonty), ce philosophe, professeur à l’université Bordeaux-Montaigne, interroge désormais la notion d’animalité du point de vue de la phénoménologie (L’Animal que je ne suis plus et Le Complexe des trois singes). Fin connaisseur de Jean-Paul Sartre, il analyse, dans un texte passionné, le rapport de l’existentialisme au salut et à la liberté.
JÉRÔME LÈBRE P. 59
Philosophe formé à l’École normale supérieure, ce professeur en classes préparatoires au lycée Hélène-Boucher, à Paris, est aussi directeur de programme au Collège international de philosophie. Après un essai consacré aux Vitesses, il vient de publier Éloge de l’immobilité, un concept au cœur de son entretien avec Isabelle Autissier.
NILS MARKWARDT P. 30
Depuis deux ans, il a rejoint la rédaction de l’édition allemande de Philosophie magazine. Diplômé en littérature et en sciences sociales de l’université Humbolt de Berlin, il collabore également aux hebdomadaires Die Zeit et Der Freitag, et a publié un premier essai, New Deal, bitte ! (non traduit en français). Dans ce numéro, il raconte l’étonnante histoire de savants soviétiques en quête d’immortalité et de leurs « héritiers » techno-capitalistes de la Silicon Valley.
SERVICE ABONNÉS abo@philomag.com / 01 43 80 46 11 Philosophie magazine, 4, rue de Mouchy, 60438 Noailles Cedex - France Tarifs d’abonnement : prix normal pour 1 an (10 nos) France métropolitaine : 57 € TTC (TVA 2,1 %). UE et DOM : 69 €. COM et Reste du monde : 77 €. Formules spéciales pour la Belgique et la Suisse Belgique : 070/23 33 04 abobelgique@edigroup.org Suisse : 022/860 84 01 abonne@edigroup.ch Diffusion : Presstalis. Contact pour les réassorts diffuseurs : À Juste Titres, 04 88 15 12 42, Julien Tessier, j.tessier@ajustetitres.fr RÉDACTION redaction@philomag.com Directeur de la rédaction : Alexandre Lacroix Rédacteurs en chef : Martin Legros, Michel Eltchaninoff Conseillers de la rédaction : Philippe Nassif, Sven Ortoli Chefs de rubrique : Martin Duru, Catherine Portevin Secrétaires de rédaction : Noël Foiry, Marie-Gabrielle Houriez Création graphique : William Londiche / da@philomag.com Graphiste : Alexandrine Leclère Rédacteurs photo : Nathalie Debotte, Stéphane Ternon Rédacteur Internet : Cédric Enjalbert Webmaster : Cyril Druesne Ont participé à ce numéro : Adrien Barton, Charles Berberian, Bruno Charoy, Paul Coulbois, Magali Delporte, Victorine de Oliveira, Philippe Garnier, Gaëtan Goron, Seb Jarnot, Jules Julien, Olivier Mannoni, Frédéric Manzini, François Morel, Catherine Meurisse, Julien Mignot, Tobie Nathan, Charles Pépin, Charles Perragin, Serge Picard, Claude Ponti, Marika Puicher, Antoine Rogé, Oriane Safré-Proust, Séverine Scaglia, Isabelle Sorente, Nicolas Tenaillon, Sylvain Fesson ADMINISTRATION Directeur de la publication : Fabrice Gerschel Responsable administrative : Sophie Gamot-Darmon Fabrication : Rivages Photogravure : Key Graphic Impression : Maury imprimeur, Z.I., 45300 Manchecourt Commission paritaire : 0521 D 88041 ISSN : 1951-1787 Dépôt légal : à parution Imprimé en France/Printed in France / Philosophie magazine est édité par Philo Éditions, SAS au capital de 340 200 euros, RCS Paris B 483 580 015 Siège social : 10, rue Ballu, 75009 Paris Président : Fabrice Gerschel RELATIONS PRESSE Canetti Conseil, 01 42 04 21 00 Françoise Canetti, francoise.canetti@canetti.com PUBLICITÉ Partenariats/Publicité Audrey Pilaire, 01 71 18 16 08, apilaire@philomag.com MENSUEL NO 120 - JUIN 2018 Couverture : © Lissy Elle Laricchia
Origine du papier : Italie. Taux de fibres recyclées : 0 %. Tous les papiers que nous utilisons dans ce magazine sont issus de forêts gérées durablement et labellisés 100 % PEFC. Le taux majoritaire indiqué Ptot est de 0,009.
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Philosophie magazine n° 120 JUIN 2018
La rédaction n’est pas responsable des textes et documents qui lui sont envoyés. Ils ne seront pas rendus à leurs propriétaires.
© Éric Fougere/Corbis/Getty Images ; Julien Mignot pour PM ; Jean-Bernard Nadeau/Opale/Leemage ; Julien Mignot pour PM ; Philippe Matsas/Opale/Leemage ; Johanna Ruebel.
ILS ONT PARTICIPÉ À CE NUMÉRO
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SOMMAIRE P. 3 Édito
P. 8 Questions à Charles Pépin
P. 10 Questions d’enfants à Claude Ponti P. 12 Bac philo. L’appel du 18 juin
es rité g anla vé rber c i Ch vec ucke a eZ d . 95 p
DOSSIER À quelle vitesse voulez-vous vivre ? P. 44 Un nouvel Achille est né
P. 46 Au rythme des sages. Tour d’horizon
Déchiffrer l’actualité P. 14 TÉLESCOPAGE
S d tat p. 8e la ion d 2 poé e l sie ’or n
P. 16 LA PERSONNALITÉ
Christian Page
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P. 18 REPÉRAGES
P. 20 PERSPECTIVES
Trump invente l’Idiotrealpolitik / La Tchétchénie, une fabrique du terrorisme / La Coupe du monde de football analysée par Pierre-Henri Tavoillot / Les taxis volants d’Uber P. 24 AU FIL D’UNE IDÉE Les prénoms P. 25 POUR UN NOUVEAU PARTAGE Patrick Viveret (en partenariat avec la Maif) P. 26 ETHNOMYTHOLOGIES par Tobie Nathan
Prendre la tangente P. 30 ESSAI
r vie ont a r r g e s ts c à el s né s Ba uqu damfant ssan a on en éi c es sob l é 0 d . 1 p
URSS / Silicon Valley. Un même combat pour l’immortalité ? par Nils Markwardt P. 36 LE MÉTIER DE VIVRE Guillaume Ancel P. 40 MOTIFS CACHÉS par Isabelle Sorente
de six vitesses philosophiques majeures
P. 50 Chacun cherche sa cadence.
Témoignages commentés par David Le Breton P. 56 La société qui fait mal aux lents. Enquête P. 59 Au fil de l’eau . Dialogue entre Isabelle Autissier et Jérôme Lèbre Cahier central Agrafé entre les pages 50 et 51, notre supplément : les Essais (extraits) de Michel de Montaigne
Cheminer avec les idées P. 66 ENTRETIEN
Carlo Ginzburg
P. 72 LE CLASSIQUE SUBJECTIF
Jean-Paul Sartre vu par Étienne Bimbenet P. 78 BOÎTE À OUTILS Divergences / Sprint / Intraduisible / Strates P. 80 BACK PHILO
Livres
P. 82 ESSAI DU MOIS
Ce qui n’a pas de prix / Annie Le Brun P. 83 ROMAN DU MOIS Le Lambeau / Philippe Lançon P. 84 CARREFOUR Les migrants dans l’espace public P. 86 Nos choix
© Illustration : Paul Coulbois pour PM
P. 90 Notre sélection culturelle Ce numéro comprend un supplément de 16 pages, avec des extraits des Essais, de Michel de Montaigne (agrafé entre les pages 50 et 51).
P. 92 Agenda
P. 94 LA CITATION CORRIGÉE
par François Morel
P. 95 Jeux
P. 96 Humaine, trop humaine
PHILOSOPHIE MAGAZINE N° 121 PARAÎTRA LE 5 JUILLET
par Catherine Meurisse
P. 98 QUESTIONNAIRE DE SOCRATE
Ben Harper
Philosophie magazine n° 120 JUIN 2018
7
Droits d’inspiration : DR
Tangente
ESSAI
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Philosophie magazine n° 120 JUIN 2018
UNION SOVIÉTIQUE/SILICON VALLEY
UN MÊME
COMBAT POUR
Les géants californiens de la technologie sont à la recherche de l’immortalité… comme dans les années 1920 un groupe de penseurs soviétiques. Si les projets de ces philosophes communistes et l’utopie capitaliste de la Silicon Valley présentent d’étonnantes similitudes, cela en dit long sur notre inclination à troquer notre liberté contre la vie éternelle. Par Nils Markwardt / Illustrations Séverine Scaglia
L’IMMORTALITÉ ? Philosophie magazine n° 120 JUIN 2018
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Tangente
LE MÉTIER DE VIVRE
La France refuse toujours de faire la lumière sur le sens de son intervention lors du génocide au Rwanda. Un ancien officier déployé sur le terrain il y a vingt-quatre ans décide, lui, de dire toute sa vérité dans un livre saisissant. Complicité dans les massacres, complaisance de l’État… Guillaume Ancel propose ici un récit au vitriol et explique comment lui-même a agi face à des ordres immoraux. Par Martin Legros / Photos Bruno Charoy «
J
e n’aime pas subir. Je ne supporte pas qu’on décide à ma place de ce que je dois dire ou penser. » Issu de la grande bourgeoisie industrielle lyonnaise, « où l’armée est mal perçue, puisqu’on y est mal payé et qu’on y risque sa vie », Guillaume Ancel ne ressemble pas à l’image convenue du militaire, obéissant en silence aux ordres. Et s’il a décidé de prendre la parole et la plume pour raconter de l’intérieur l’intervention française au Rwanda, c’est précisément qu’on a voulu le faire taire à propos d’une opération qui reste selon lui, vingt ans après, l’objet d’un mutisme coupable. À l’entendre, la France a joué un rôle trouble dans le dernier génocide du XXe siècle, le seul qui aurait pu être empêché : l’assassinat de plus de 800 000 Tutsi – sur 6 millions de Rwandais – par les milices et l’armée du gouvernement en place, à dominante hutu, un massacre perpétré en trois mois, d’avril à juillet 1994. À la fin du mois de juin 1994, Ancel reçoit son ordre d’opération. Il est alors un jeune capitaine déjà expérimenté : il a participé à une opération au Cambodge où il a dû négocier avec les Khmers rouges l’application des accords de paix « face à une société qui a implosé, après un génocide et vingt ans de guerre civile – on prend plusieurs années en quelques mois ». À son retour, il a suivi une formation pointue sur le guidage des frappes aériennes, qui deviendra sa spécialité. « Je guide sur le terrain les avions de chasse quand ils vont frapper. Un boulot compliqué et risqué. L’équipe doit être proche de la cible et, en général, l’ennemi s’en prend d’abord à nous, parce qu’il sait que nous détenons une clé de l’affrontement. » Son ordre de mission au Rwanda est lié à cette compétence : détaché dans une compagnie de combat de la Légion étrangère du 2e Régiment étranger d’infanterie (2e REI), il est censé dégager un couloir qui permettra de réaliser un raid terrestre sur Kigali, la capitale, pour « remettre en place le gouvernement » déstabilisé par les avancées sur le territoire des rebelles tutsi, lui explique-t-on. Une mission militaire classique dont il n’entend pas
DATES CLÉS 1985 Diplômé d’économie à l’université Lyon-2, il intègre l’École spéciale militaire de Saint-Cyr 1992 Officier d’artillerie dans la Force d’action rapide, il intervient au Cambodge en tant que chef de patrouille en jungle et négociateur auprès des Khmers rouges JUIN 1994 Intervient au Rwanda dans le cadre de l’opération Turquoise au sein du 2e Régiment étranger d’infanterie, alors que le génocide des Tutsi est en cours 1995 Dirige l’équipe de guidage des frappes aériennes à Sarajevo dans le cadre du mandat de l’ONU. En 2017, il fait le récit de cette opération dans Vent glacial sur Sarajevo (Les Belles Lettres) 2000 Passe par l’École de guerre, le Collège royal de défense et la Fondation européenne de management à Bruxelles 2005 Quitte l’Armée de terre avec le grade de lieutenant-colonel et est recruté par la SNCF. À partir de 2008, il dirige notamment le réseau Transilien de la gare Saint-Lazare 2013 Intègre un grand groupe de protection sociale 2018 Signe Rwanda, la fin du silence. Témoignage d’un officier français (Les Belles Lettres)
discuter le bien-fondé. Sauf qu’elle cadre assez mal avec la manière dont l’intervention française est alors présentée, médiatiquement et politiquement, par François Mitterrand et le gouvernement de cohabitation d’Édouard Balladur, dont Alain Juppé est le ministre des Affaires étrangères. La France se targue d’opérer une « intervention humanitaire » sous mandat des Nations unies en vue de « mettre fin aux massacres, éventuellement en utilisant la force ». En réalité, elle cherche aussi à aider un régime ami… bien qu’il soit en train de perpétrer un génocide. « On a tout de suite senti le flottement, raconte Ancel. Il y avait quelque chose qui ne collait pas entre ce que la France prétendait faire, ce qu’on nous ordonnait de faire militairement et ce qu’on observait sur le terrain. Ce qui m’a sauté à la gorge, c’est le fait qu’on soit aux côtés de types qui se vantaient de commettre un génocide. “Les Tutsi, on s’en est débarrassé, nous disaient ceux qu’on aidait. Ils ne couraient pas assez vite…” Les gens ont du sang plein les mains et ils s’en vantent. Inutile d’avoir fait Saint-Cyr pour comprendre. C’est comme si l’on avait envoyé un corps expéditionnaire à la fin de la Seconde Guerre mondiale… pour débarquer aux côtés des nazis. On n’a pas participé au génocide, mais, sous couvert d’opération humanitaire, nous étions aux côtés des génocidaires. Et cela alors que le génocide n’était pas fini. Nous étions au soixante-quinzième jour, il en restait encore vingt-cinq… » Finalement, Le raid sur Kigali ne sera pas mis en œuvre. La compagnie d’Ancel est envoyée en réserve au sud du lac Kivu pour se battre contre les troupes rebelles du Front patriotique rwandais (FPR), les exilés tutsi. Pendant ce temps survient l’épisode terrible de Bisesero : les forces spéciales françaises trouvent des rescapés du génocide dans les collines de Bisesero, des morts-vivants couverts de blessures ouvertement pourchassés par les forces gouvernementales. Un officier français promet aux rescapés de revenir pour les secourir, mais, rentré à sa base, il reçoit l’ordre de ne pas intervenir. Trois jours plus tard, ulcérés, quelques militaires décident de « s’égarer » et retournent sur place avec des journalistes. Des centaines de réfugiés ont été massacrés. Cet événement marque le point de bascule de l’opération Turquoise. Sous la pression des militaires et de l’opinion publique, le commandement réquisitionne enfin les forces spéciales pour protéger ces rescapés. Du côté
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© Bruno Charoy
GUILLAUME ANCEL
La INDE
Dossier
ALLER BIEN DANS UN MONDE QUI VA MAL ?
PARCOURS DE CE DOSSIER
P. 44
Constat : le désir d’une existence intense mais qui dure longtemps est devenu dominant aujourd’hui. La course rapide est-elle vraiment tenable sur la distance ?
À QUELLE VITESSE VOULONS-NOUS VIVRE ? P. 59
La navigatrice Isabelle Autissier dialogue sur un ton passionné avec le philosophe Jérôme Lèbre. Où l’on comprend qu’il est possible de trouver un certain calme dans la tempête et qu’il y a plus d’un lien entre la quête de vitesse et l’immobilité.
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P. 46
Un mode de vie, c’est d’abord un art de l’emploi du temps, autrement dit un rythme. Oui, mais lequel choisir ? De Lao-tseu à Gilles Deleuze en passant par Denis Diderot, les recommandations de six grands philosophes.
P. 50
Certains métiers ne connaissent que l’urgence lorsque d’autres exigent au contraire la lenteur : une chirurgienne, un peintre, une viticultrice, un instituteur et un coursier nous éclairent sur leurs rapports à chaque fois particuliers aux horloges, que commente le sociologue David Le Breton.
P. 56
© Lissy Elle Laricchia
Être lent semble être devenu une malédiction à l’ère de la tyrannie de la vitesse. Mais pourquoi est-ce un sujet tabou ? Nous avons enquêté du côté de ces nouveaux « inadaptés », pour qui doucement rime avec épanouissement.
Dossier
À QUELLE VITESSE VOULONS-NOUS VIVRE ?
Un nouvel Achille est né Que préférer : une vie brève et intense, ou longue et sans éclat ? Telle fut longtemps en Occident la grande question existentielle. Or, à l’ère de l’accélération, un nouvel être est en train d’émerger, cherchant à vivre à la fois vite et longtemps. Par Martin Legros
S
ouvenons-nous d’Achille, aux portes de Troie. En colère contre Agamemnon qui lui a ravi la belle Briséis, il est tenté de rentrer au pays pour profiter d’une vie heureuse et paisible. Mais il se ravise et, sous le coup de la mort de son ami Patrocle, accepte de prendre les armes à nouveau alors même qu’il est promis à une mort certaine. Il va tout risquer, en sachant que la mort l’attend, mais la belle mort, héroïque, dans la beauté préservée de sa jeunesse. Né d’une nymphe, incarnation même de la vitesse et de l’invulnérabilité, il s’expose à la mortalité qui lui échoit en tant que fils d’un mortel.
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Dossier
À QUELLE VITESSE VOULONS-VOUS VIVRE ?
Au rythme des sages
Trépidant, saccadé, calme ou contemplatif… les sages sont loin de s’accorder sur le tempo selon lequel il faudrait vivre. Tour d’horizon de six vitesses philosophiques majeures. Par Martin Duru
Dossier
À QUELLE VITESSE VOULONS-NOUS VIVRE ?
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DIALOGUE
I SA B E L L E AU T I S S I E R / J É RÔ M E L È B R E
Au fil de l’eau
Pour la navigatrice Isabelle Autissier, première femme à avoir accompli un tour du monde à la voile en compétition, la vitesse n’est pas un but, mais le moyen de développer une forme d’excellence. Le philosophe Jérôme Lèbre cherche, lui, à penser les moments d’immobilité auxquels nous condamne de plus en plus l’accélération contemporaine. Ils se sont retrouvés dans la cour ensoleillée de l’hôtel-restaurant Le Grand Amour, à deux pas de la gare de l’Est, à Paris, pour échanger expériences et réflexions en mer et sur terre. Propos recueillis par Martin Legros et Ariane Nicolas / Photos Julien Mignot
Idées
ENTRETIEN
CARLO GINZBURG L’HISTORIEN EST UN AVOCAT DU DIABLE C’est l’un des plus grands historiens vivants. Son œuvre, traduite dans le monde entier, éclaire les vies minuscules de la Renaissance, hérétiques ou simples meuniers. Pour reconstituer le puzzle de leur existence, ce fils d’intellectuels antifascistes italiens se mue en véritable détective. Et comme tout bon enquêteur, il endosse aussi bien le point de vue de la sorcière que celui de l’inquisiteur. Avec, toujours, le doute comme arme et la quête de preuves comme horizon. Propos recueillis par Philippe Garnier / Photos Marika Puicher/Parallelozero
Q
ue peut-on connaître d’un individu obscur, pauvre et illettré ayant vécu il y a cinq siècles ? Que peut-on savoir de ses représentations, de ses croyances, de ses désirs ? L’historien italien Carlo Ginzburg a mis au point des instruments d’une grande subtilité pour déchiffrer les consciences et les inconscients du passé. À une époque où ses confrères privilégiaient les données chiffrées et la vie matérielle, lui s’est consacré à l’étude de l’objet le plus difficile à atteindre : l’individu ordinaire, la victime oubliée. Sorcières, hérétiques, illuminés du XVIe siècle ont fait l’objet de ses premières recherches. Peu à peu, il a développé une science de l’interprétation des textes et des témoignages, basée sur le « paradigme indiciaire », où le contenu manifeste et le contenu latent des traces sont l’un et l’autre interrogés. En témoigne une série de livres marquants et traduits dans le monde entier : Les Batailles nocturnes, Le Fromage et les Vers ou Le Sabbat des sorcières. Ses recherches l’ont également mené du côté de l’histoire de l’art. Fidèle à sa méthode d’enquêteur, Ginzburg met au jour des significations culturelles aujourd’hui disparues mais indispensables à la compréhension de l’œuvre. Son attention aux détails l’amène à
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des éclairages parfois bouleversants : à partir du regard porté par un moine voyageur du XIIIe siècle sur la statuaire religieuse du sud de la France, il reconstitue un contexte où la représentation est en train de perdre sa fonction magique et où, du même coup, l’art au sens moderne devient possible. Né en 1939 à Turin, il est le fils d’un héros de la résistance italienne au fascisme, Leone Ginzburg, et d’une écrivaine de grand renom et traductrice de Proust, Natalia Ginzburg. C’est après des études de philosophie à Pise, où il lit notamment Benedetto Croce et Antonio Gramsci, qu’il devient assistant puis professeur d’histoire moderne à l’université de Bologne. Enseignant à l’Université de Californie à Los Angeles (UCLA) et à l’École normale de Pise, il est l’un des pionniers de ce qu’on appelle la microhistoire, qui repose sur l’étude de « cas » individuels plutôt que sur les descriptions de phénomènes de masse. Poser des questions au passé : telle est la technique élaborée par ce chercheur hors normes et homme d’engagement. Une technique qui permet aussi de répondre à bien des questions très actuelles.
Comment s’est déclarée votre vocation ?
CARLO GINZBURG : Le contexte familial antifasciste de gauche dans lequel j’ai grandi a sans doute influencé ma décision d’essayer de devenir historien. Le premier livre d’histoire que j’ai lu – j’avais, je crois, 17 ans – a été l’Histoire de l’Europe au XIXe siècle [1932], de Benedetto Croce [philosophe et historien italien, fondateur du Parti libéral italien en 1922]. Ma deuxième grande rencontre intellectuelle a été [le
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Idées
LE CLASSIQUE SUBJECTIF
© Illustration : Jules Julien pour PM ; photo-droits d’inspiration : © Farabola/Leemage ; Jean-Bernard Nadeau/Opale/Leemage. Jean-Bernard Nadeau/Opale/Leemage
J E A N - PAU L SA RT R E V U PA R É T I E N N E B I M B E N E T
« Sartre m’a libéré de Dieu »
J
Lorsque, adolescent, Étienne Bimbenet découvre l’auteur de L’Être et le Néant, il perd aussitôt la foi et se tourne vers la philosophie. Sartre, en lui montrant que nous ne sommes que ce que nous faisons, lui ouvre la voie à une liberté authentique.
Étienne Bimbenet est philosophe et professeur à l’université Bordeaux-Montaigne. Ce spécialiste de phénoménologie s’est d’abord penché sur l’œuvre de Maurice Merleau-Ponty (Après Merleau-Ponty, Vrin, 2011). Il interroge désormais notre rapport aux animaux et à l’animalité d’un point de vue phénoménologique (L’Animal que je ne suis plus, Gallimard/Folio Essais, 2011). Dernier livre paru : Le Complexe des trois singes (Seuil, 2017).
’ai lu “L’existentialisme est un humanisme” de Sartre lorsque j’avais 13 ans. Ce fut un véritable bouleversement ; aujourd’hui encore, j’en mesure tous les effets. J’étais alors un croyant fervent, au point que j’aspirais à devenir moine. Après cette lecture, et du jour au lendemain, je décide de ne plus croire en Dieu ; je refuse de croire que Dieu prédétermine le sens de ma vie ; je décide d’assumer seul le sens de mon existence, conformément à ce que Sartre préconise dans sa conférence de 1945. Je décide même de devenir philosophe. Le choc est violent. Il y a quelque chose chez Sartre qui appelle ce type de sursaut. Contrairement aux apparences, il reprend des thèmes religieux. Et,
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Ne peut être vendu séparément. © Photo Josse/Leemage ; retouche : StudioPhilo.
À QUELLE VITESSE VOULONS-NOUS VIVRE ?
(extraits)
SUPPLÉMENT OFFERT
Essais
MONTAIGNE