MENSUEL N° 121 Juillet/Août 2018
POURQUOI AVONS-NOUS BESOIN D’ÊTRE AIMÉS ?
CAHIER CENTRAL
PLATON
Le Banquet
(extraits)
SUPPLÉMENT OFFERT
Ne peut être vendu séparément. © Selva/Leemage ; retouche : StudioPhilo.
EXTRAITS DU
PHIS0121P001-016_cc_oksr.indd 1
21/06/2018 16:21
BANQUET DE PLATON
Pourquoi
besoin TONI NEGRI “La lutte des classes n’est pas une promenade de santé”
ET SI LE TEMPS N’EXISTAIT PAS ? L’HYPOTHÈSE QUI DIVISE LES PHYSICIENS
PAUL VALÉRY UN EXCITANT POUR L’ESPRIT
OPÉRA SIX MOIS DANS LES COULISSES DE BORIS GODOUNOV
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d’être aimés ? M 09521 - 121 - F: 5,90 E - RD
Mensuel / France : 5,90 € Bel./Lux./Port. cont. : 6,50 € Suisse : 11 CHF Andorre : 6,20 € Allemagne : 6,90 € Canada : 11,50 $CA DOM : 8 € COM :1 000 XPF Maroc : 70 DH Tunisie 11,30 TND
avons-nous
ÉDITO
L’œil de
Berberian Par Alexandre Lacroix Directeur de la rédaction
Sur le double jeu du je t’aime e voudrais poser une question limite perverse : pourquoi avonsnous tant besoin de haïr ceux qui nous aiment et que nous aimons ? Cette curieuse tendance psychologique trouve au moins deux explications, contradictoires. D’un côté, il est possible que nous nous mettions à détester secrètement la personne à laquelle nous sommes le plus liés, parce que nous avons besoin de reconquérir une marge de liberté, parce que nous ne voulons pas être annexés par l’autre. Les éclats de colère, les disputes, les remarques acides ou les phases de mauvaise humeur ne seraient que des coups de canif que nous donnons sciemment afin d’amincir la corde du lien, de le rendre plus léger. Mais, de l’autre, il n’est pas exclu que, lorsque nous sommes profondément unis à quelqu’un par l’amour, nous devenions par un genre d’automatisme aussi intraitables envers lui qu’envers nous-mêmes. De même que nous ne relâchons jamais les exigences que nous avons envers nous, que nous nous exhortons en permanence à dépasser nos états de fatigue, nos faiblesses, nos vanités, nos langueurs, nos peurs, que nous ne nous ménageons pas – ce que nous appelons le Moi ne se soutient peut-être que de cette tyrannie ! –, de même, la personne qui a passé des années à nos côtés, dont la peau est devenue notre peau, loin d’être une étrangère envers qui nous gardons une distance respectueuse, à qui nous devons des égards ou l’hospitalité, représente aussi une sorte de vassale soumise à notre tyrannie intérieure. Nous ne faisons plus la différence entre elle et nous, nous n’y mettons plus les formes, nous lui disons les choses aussi durement que nous les formulons pour nous-mêmes. Est-ce donc par besoin de distance, ou au contraire à force d’indifférenciation avec l’autre que nous en devenons brutaux ? Difficile de trancher, mais cela suffit à faire passer tous ceux qui déclament l’éloge de l’amour du prochain pour de doux, d’innocents lapereaux : comment ne voient-ils pas, ces gentils, que si nous parvenons à nous élever jusqu’aux sommets les plus extatiques de l’amour, nous goûterons du même coup les raffinements les plus pointus de la haine ? Certains saxophonistes de jazz, comme l’inégalable Roland Kirk, sont capables de jouer en continu. Ainsi, dans son interprétation de Petite Fleur, le thème sentimental de Sidney Bechet, Roland Kirk tient la même note pendant plus de trois minutes. Quand il la lâche, il ne s’arrête pas mais poursuit un enchaînement virtuose – le public interloqué applaudit. Comment a-t-il réussi ce prodige, comment a-t-il maintenu cette note si stable dans le temps ? C’est simple, il inspirait de l’air par le nez tout en soufflant par la bouche, en grandes quantités. Dans le domaine amoureux, nous exécutons un tel tour de force : nous donnons le souffle chaud de notre tendresse tout en rechargeant nos poumons de haine fraîche, ce qui vient feutrer la note mais permet de durer.
© Serge Picard pour PM ; illustration : Charles Berberian pour PM.
J
N’hésitez pas à nous transmettre vos remarques sur reaction@
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Philosophie magazine n° 121 JUILLET/AOÛT 2018
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10, rue Ballu, 75009 Paris Tél. : 01 43 80 46 10 www.philomag.com
VINCENT DELECROIX
BENOÎT PEETERS
Romancier et philosophe, il est directeur d’études à l’École pratique des hautes études. Spécialiste de Kierkegaard, il a examiné les déchirures de l’amour dans son roman Ce qui est perdu et dans un dialogue avec Philippe Forest sur Le Deuil (édité par Philosophie magazine Éditeur). Récemment, il a défendu la force positive du refus avec Non ! De l’esprit de révolte. Dans notre « Banquet » revisité, il met en garde contre une conception narcissique de l’amour, qui flatterait trop notre Moi et ses certitudes.
Écrivain, scénariste et biographe, il a écrit la série de bande dessinée Les Cités obscures (avec François Schuiten). Connu comme spécialiste d’Hergé, il s’est aussi intéressé à Jacques Derrida et à Paul Valéry, à travers une biographie qui fait désormais référence : Valéry. Tenter de vivre. Dans ce numéro, il analyse les apports majeurs de l’auteur du Cimetière marin à la philosophie.
P. 52
P. 80
DANIEL MENDELSOHN P. 66
Fin connaisseur de littérature antique, cet ancien élève de Princeton est professeur au Bard College (État de New York). En 1999, il relate sa vie sexuelle et affective bien remplie dans L’Étreinte fugitive, avant de devenir mondialement connu avec Les Disparus, enquête sur son passé familial. En conclusion du dossier, l’auteur du récent Une Odyssée. Un père, un fils, une épopée s’interroge sur le devenir d’Éros à l’heure des réseaux sociaux.
GLORIA ORIGGI P. 62
Comprendre l’impact des nouvelles technologies sur notre personnalité, c’est l’une des missions de cette directrice de recherche au CNRS, autrice notamment de Qu’est-ce que la confiance ? et de La Réputation. Qui dit quoi de qui. Spécialiste d’épistémologie du Web et de philosophie des sciences sociales, elle estime que notre « ego social » n’obéit pas à une dictature du paraître mais nous aide plutôt à nous construire intimement.
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Philosophie magazine n° 121 JUILLET/AOÛT 2018
MARCELA IACUB P. 52
Après des études de droit en Argentine, elle s’envole pour Paris où elle soutient une thèse sur le statut juridique du corps, avant de devenir chercheuse au CNRS. Dans ses nombreux ouvrages mais aussi dans ses chroniques pour le magazine Lui, elle plaide pour une liberté sexuelle radicale – lire par exemple son Antimanuel d’éducation sexuelle ou son stimulant roman Œdipe reine. Lors de notre « Banquet » revisité, elle critique l’utopie du couple et fait l’éloge de l’amour que nous portent les chiens.
CARLO ROVELLI P. 32
Physicien de formation, cet Italien installé en France n’en est pas moins philosophe, puisque ses recherches explorent les mystères du temps. Directeur de l’équipe de gravité quantique au Centre de physique théorique de Luminy, à Marseille, il est aussi l’auteur de livres qui sont des succès mondiaux, dont Sept Brèves Leçons de physique et récemment L’Ordre du temps. Dans un dialogue avec son ami physicien Lee Smolin, il remet en question l’existence du temps.
SERVICE ABONNÉS abo@philomag.com / 01 43 80 46 11 Philosophie magazine, 4, rue de Mouchy, 60438 Noailles Cedex - France Tarifs d’abonnement : prix normal pour 1 an (10 nos) France métropolitaine : 57 € TTC (TVA 2,1 %). UE et DOM : 69 €. COM et Reste du monde : 77 €. Formules spéciales pour la Belgique et la Suisse Belgique : 070/23 33 04 abobelgique@edigroup.org Suisse : 022/860 84 01 abonne@edigroup.ch Diffusion : Presstalis. Contact pour les réassorts diffuseurs : À Juste Titres, 04 88 15 12 42, Julien Tessier, j.tessier@ajustetitres.fr RÉDACTION redaction@philomag.com Directeur de la rédaction : Alexandre Lacroix Rédacteurs en chef : Martin Legros, Michel Eltchaninoff Conseillers de la rédaction : Philippe Nassif, Sven Ortoli Chefs de rubrique : Martin Duru, Catherine Portevin Secrétaires de rédaction : Noël Foiry, Marie-Gabrielle Houriez Création graphique : William Londiche / da@philomag.com Graphiste : Alexandrine Leclère Responsable photo : Stéphane Ternon Rédactrice photo : Mika Sato Rédacteur Internet : Cédric Enjalbert Webmaster : Cyril Druesne Ont participé à ce numéro : Adrien Barton, Charles Berberian, Victorine de Oliveira, Franck Ferville, Philippe Garnier, Gaëtan Goron, Apolline Guillot, Jules Julien, Frédéric Manzini, François Morel, Catherine Meurisse, Tobie Nathan, Charles Pépin, Serge Picard, Claude Ponti, Antoine Rogé, Oriane Safré-Proust, Séverine Scaglia, Isabelle Sorente, Nicolas Tenaillon, Mathieu Zazzo ADMINISTRATION Directeur de la publication : Fabrice Gerschel Responsable administrative : Sophie Gamot-Darmon Fabrication : Rivages Photogravure : Key Graphic Impression : Maury imprimeur, Z.I., 45300 Manchecourt Commission paritaire : 0521 D 88041 ISSN : 1951-1787 Dépôt légal : à parution Imprimé en France/Printed in France / Philosophie magazine est édité par Philo Éditions, SAS au capital de 340 200 euros, RCS Paris B 483 580 015 Siège social : 10, rue Ballu, 75009 Paris Président : Fabrice Gerschel RELATIONS PRESSE Canetti Conseil, 01 42 04 21 00 Françoise Canetti, francoise.canetti@canetti.com PUBLICITÉ Partenariats/Publicité Audrey Pilaire, 01 71 18 16 08, apilaire@philomag.com MENSUEL NO 121 - ÉTÉ 2018 Couverture : © Nick Fewings/ Unsplash Origine du papier : Italie. Taux de fibres recyclées : 0 %. Tous les papiers que nous utilisons dans ce magazine sont issus de forêts gérées durablement et labellisés 100 % PEFC. Le taux majoritaire indiqué Ptot est de 0,009.
2017 La rédaction n’est pas responsable des textes et documents qui lui sont envoyés. Ils ne seront pas rendus à leurs propriétaires.
© Mathieu Zazzo pour PM ; Cécilia Jauniau/PUF ; Matt Mendelsohn/ Flammarion ; Mathieu Zazzo pour PM ; Stéphane Mahot/FIBD_2015_WikiCommons ; Geoffroy Mathieu/Opale/Leemage.
ILS ONT PARTICIPÉ À CE NUMÉRO
Pour vous le dire avec des fleurs ce mois-ci
Arum maculatum de Chelsea p. 66
Trumpette de la mort du doux commerce p. 20
Fleur de camembert frais p. 28
Ricin de la culpabilité à la russe p. 38
Amor caninis Iacubinis p. 52
Graminée quantique à boucles p. 32
Buisson des pensées quotidiennes p. 80
Roses rouges de la Multitude p. 72
SOMMAIRE
Fleurs de Sauveur à offrir à la Victime de votre choix p. 46
P. 3 Édito
P. 8 Questions à Charles Pépin
P. 10 Questions d’enfants à Claude Ponti P. 12 Courrier des lecteurs
Le Myrte d’Aristo fane Cahier central
Déchiffrer l’actualité P. 14 TÉLESCOPAGE
P. 16 LA PERSONNALITÉ
Guillaume Martin
P. 18 REPÉRAGES
P. 20 PERSPECTIVES
L’axe anti-migrants Vienne-MunichRome / Face aux cerveaux artificiels / Le protectionnisme de Trump analysé par Catherine Larrère / Les abeilles ont-elles le sens du zéro ? P. 24 AU FIL D’UNE IDÉE Les automates d’appel P. 28 ETHNOMYTHOLOGIES par Tobie Nathan
DOSSIER Pourquoi avons-nous besoin d’être aimés ? P. 50 Un lien qui libère ?
P. 52 On refait le Banquet !
Avec Marcela Iacub, Nicolas Fargues et Vincent Delecroix P. 57 Comment se dire adieu. Réponses des philosophes et témoignages P. 60 Entretien avec le neuroscientifique Andreas Bartels P. 62 Likez-vous les uns les autres.
Enquête sur les réseaux sociaux
P. 66 « La vie érotique est notre voie d’accès
à la beauté », par Daniel Mendelsohn
Cahier central Agrafé entre les pages 54 et 55, notre supplément : Le Banquet (extraits) de Platon
Cheminer avec les idées Prendre la tangente P. 32 DIALOGUE
Le temps existe-t-il ? Avec Carlo Rovelli et Lee Smolin P. 38 REPORTAGE L’opéra, c’est quoi ? Dans les coulisses de Boris Godounov P. 46 MOTIFS CACHÉS par Isabelle Sorente
Plan Ficus superba p. 62
P. 72 ENTRETIEN
Toni Negri
P. 80 LE CLASSIQUE SUBJECTIF
Paul Valéry vu par Benoît Peeters
P. 86 BOÎTE À OUTILS
Divergences / Sprint / Intraduisible / Strates P. 88 BACK PHILO
Livres
P. 90 SÉLECTION D’ÉTÉ
P. 98 Notre sélection culturelle P. 100 Agenda
P. 102 LA CITATION CORRIGÉE
par François Morel
P. 103 Jeux
P. 104 Humaine, trop humaine
par Catherine Meurisse
P. 106 QUESTIONNAIRE DE SOCRATE
Lécheurs de cœur p. 106
Neurones en pot p. 20
© Illustration : Séverine Scaglia pour PM
Julien Gosselin
Ce numéro comprend un supplément de 16 pages, avec des extraits du Banquet, de Platon (agrafé entre les pages 54 et 55).
PHILOSOPHIE MAGAZINE N° 122 PARAÎTRA LE 23 AOÛT
Philosophie magazine n° 121 JUILLET/AOÛT 2018
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LE TEMPS EXISTE-T-IL ? ET SI OUI, COMBIEN ?
Les physiciens Lee Smolin et Carlo Rovelli ont longtemps travaillé ensemble avant de diverger sur le problème de la nature du « temps ». Pour le premier, le « temps » existe vraiment. Pour le second, nous avons plutôt affaire à plusieurs couches de temps. Un désaccord qui ranime l’un des plus vieux débats de la métaphysique mais aussi nos émotions devant le futur et la mort. Propos recueillis par Sven Ortoli et Alexandre Lacroix
C
es deux scientifiques ont participé à l’une des aventures intellectuelles les plus passionnantes de la physique actuelle. Certes, ils travaillent dans un domaine où les équations sont d’une complexité redoutable : la « gravitation quantique à boucles » (lire l’encadré, p. 36). Cependant, leurs recherches ont un enjeu philosophique et métaphysique presque immédiat, puisqu’elles portent sur la nature du temps. Dans la mesure où nous vieillissons, où nous mourrons, le temps n’est-il pas l’une de nos principales sources de préoccupation ? L’Américain Smolin et l’Italien Rovelli se sont rencontrés au milieu des années 1980 et ont publié plusieurs articles de recherche qui ont marqué la science et la pensée contemporaines. Ils sont partis d’un problème bien connu des physiciens : au niveau fondamental, c’est-à-dire des particules élémentaires – photons ou neutrons, par exemple –, il semble que le temps
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Philosophie magazine n° 121 JUILLET/AOÛT 2018
CARLO ROVELLI Il dirige le groupe de gravité quantique au Centre de physique théorique, à Marseille. Scientifique de réputation internationale, il a publié d’extraordinaires ouvrages de vulgarisation, Par-delà le visible. La réalité du monde physique et la gravité quantique (Odile Jacob, 2015), Sept Brèves Leçons de physique (Odile Jacob, 2015) et, récemment, L’Ordre du temps (Flammarion). Ses livres sont traduits dans une trentaine de langues.
LEE SMOLIN Chercheur à l’Institut Périmètre de physique théorique (Waterloo, Canada), il a publié de nombreux articles fondamentaux, dont ceux cosignés avec Carlo Rovelli qui fondent la gravitation quantique à boucles. Deux ouvrages plus accessibles sont traduits en français, Rien ne va plus en physique ! L’échec de la théorie des cordes (Dunod, 2007), ainsi que La Renaissance du temps (Dunod, 2014).
© Geoffroy Mathieu/Opale/Leemage ; blogs.scientificamerican.com ; Mohammad Metri/Unsplash ; Patrick McManaman/Unsplash, illustration : StudioPhilo.
Tangente
DIALOGUE
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Tangente
REPORTAGE
Boris Godounov, interprété par Ildar Abdrazakov, vient d’être couronné tsar devant le peuple russe.
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O
L’ PÉRA C’EST QUOI ?
© Agathe Poupeney/Divergence Opéra national de Paris
EN PARTENARIAT AVEC L’OPÉRA NATIONAL DE PARIS
Cet article a été réalisé grâce à un partenariat avec l’Opéra de Paris, que nous remercions de nous avoir donné un accès généreux et libre à tous les artistes impliqués dans Boris Goudonov. Un remerciement spécial à Simon Hatab qui a accompagné avec enthousiasme cette expérience. Une version longue de ce reportage en neuf épisodes est en ligne sur operadeparis.fr/magazine/ journal-de-boris-godounov Boris Godonouv, de Modeste Moussorgski Mise en scène : Ivo van Hove Jusqu’au 12 juillet 2018.
L’opéra est-il encore un art total ? Pour le savoir, nous sommes allés à la rencontre de tous les métiers qui contribuent à la naissance d’un opéra – dramaturge, metteur en scène, chanteurs, musiciens… Pendant huit mois, nous avons interrogé les nombreux talents impliqués dans le Boris Godounov mis en scène par la « star » Ivo van Hove à l’Opéra Bastille, et dont la première a eu lieu le 7 juin dernier. Un spectacle attendu et hanté par une question d’actualité : comment représenter le fossé entre le peuple et le pouvoir ? Par Alexandre Lacroix
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Dossier
POURQUOI AVONS-NOUS BESOIN D’ÊTRE AIMÉS ?
Pourquoi avons-nous
besoin d’être aimés ? PARCOURS DE CE DOSSIER
P. 50
« Aime ton prochain ! » Voilà une recommandation morale fondatrice pour notre civilisation. Et s’il était impossible de donner de l’amour, si l’on n’en a jamais reçu soi-même ? Si, au commencement de cette aventure, il y avait l’affection que les autres nous portent ? Renversons le problème et commençons à réfléchir…
P. 52
Si le besoin d’amour a mauvaise presse, c’est sans doute parce qu’il s’agit d’un besoin. Peut-on en faire l’éloge ? Tel est le défi que nous avons proposé à deux philosophes et à un romancier : Marcela Iacub, Vincent Delecroix et Nicolas Fargues.
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2 POUR FUIR LA SOLITUDE 1 POUR ÊTRE NOUS-MÊMES
P. 57
« J’ai perdu ma moitié » s’écrie parfois celle ou celui qui vit une rupture amoureuse. Expression éloquente : de quoi nous amputent, au juste, nos séparations ?
© Nick Fewings/unsplash
P. 60
Avant d’être une question philosophique, le besoin d’amour est un enjeu de survie biologique pour l’espèce. Explications du neuroscientifique Andreas Bartels.
P. 62
Comment expliquer le succès mondial des Facebook, Tinder et autres réseaux sociaux ? Sinon qu’ils se branchent directement sur notre besoin d’amour. Si la chercheuse américaine Jean Twenge voit dans ces technologies des leurres de relations, la philosophe Gloria Origgi et les sociologues Dominique Cardon et Jean-François Bayart sont bien plus nuancés.
3 POUR TROUVER L’ABSOLU
P. 66
Mais l’amour est aussi une expérience dont nous attendons une sorte de révélation : nous y recherchons la beauté, un sens à notre existence. Une quête que commente, en revenant à l’éros des Grecs anciens, le romancier américain Daniel Mendelsohn. Philosophie magazine n° 121 JUILLET/AOÛT 2018
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Dossier
POURQUOI AVONS-NOUS BESOIN D’ÊTRE AIMÉS ?
NICOLAS FARGUES / MARCELA IACUB / VINCENT DELECROIX
On refait le Banquet ! Dans le Banquet de Platon, une nuit entière est nécessaire à Socrate et à ses interlocuteurs pour répondre à la proposition de Phèdre qui les a conviés à faire l’éloge de l’amour. C’est en fidélité à cet événement que nous avons invité trois personnalités hautes en couleur – l’écrivain Nicolas Fargues, la juriste Marcela Iacub et le philosophe Vincent Delecroix – à converser. Sous la verrière du magnifique bar de l’Hôtel Particulier Montmartre, à Paris, ils ont mobilisé leur expérience autant que leurs références pour chercher à savoir si l’amour n’est pas d’abord et avant tout un besoin et quelle place il faut lui faire dans nos existences. Propos recueillis par Martin Legros / Photos Mathieu Zazzo
Vincent Delecroix : Depuis le Banquet de Platon, les philosophes n’ont cessé de s’interroger sur la nécessité d’aimer. Mais ils se sont peu interrogés sur le besoin d’être aimé. Cela suppose une conversion du regard. Pourquoi ? La nécessité d’aimer est consubstantielle à la philosophie : l’amour est le moteur de l’Éros philosophique – c’est-à-dire de l’élévation de l’âme vers les idées –, alors que le besoin d’être aimé, lui, est pris en mauvaise part. D’abord, parce que c’est un besoin, ce qui est toujours mal vu. Ensuite, parce que ce besoin trahit une faiblesse, un manque d’autonomie. Or l’autonomie, c’est fondamental. Le sommet de la vie éthique, c’est l’autarcie, l’indépendance. Par conséquent, s’il y avait quelque chose comme un besoin originaire d’être aimé, l’aspiration à l’autarcie serait menacée dans son principe. Certes, nous devons tous entretenir la philia, l’amitié, dit Aristote. Mais la philia n’est pas liée à un besoin. C’est le surcroît de la vertu.
Et elle ne compromet pas l’autarcie, elle la confirme. Elle permet à chacun d’être confirmé dans son indépendance. Dans ce cadre, considérer qu’il y aurait un besoin d’être aimé inscrit dans la nature humaine serait un aveu de faiblesse inadmissible. Nicolas Fargues : Mais, personnellement, partagez-vous cette méfiance ? V. D. : En partie, oui. Reconnaissons déjà que nous, Modernes, avons beaucoup concédé au besoin d’être aimé. Il est au cœur de notre vision du développement de l’enfant, dont on considère à juste titre qu’il a besoin de soins pour grandir. Il est au cœur de la vie sociale, où le besoin de reconnaissance réciproque est partout affirmé. Mais il est également au centre de la psychologie contemporaine et des magazines qui ne cessent de marteler que le Moi a besoin d’être confirmé dans le regard
des autres. Enfin, en philosophie, il est au cœur de l’idée, affirmée par la phénoménologie, que le rapport à l’autre est premier. Or, si l’on cesse un instant d’être moderne et que l’on adopte la position des classiques, que découvre-t-on dans ce besoin d’être aimé ? Au mieux, une affirmation tragique de la finitude ; au pire, une faiblesse de caractère, un narcissisme exacerbé, un culte du Moi. Marcela Iacub : Je vois les choses autrement. Si l’on prend le recul que nous donne l’histoire des institutions, on peut affirmer que le grand modèle de la modernité est Robinson Crusoé. Il figure l’individu accompli qui peut se passer de tout lien personnel et significatif avec autrui. Notre modernité est bâtie sur cet idéal isolationniste. Depuis les années 1970, on a construit les grandes institutions de la vie privée à partir de cette utopie, comme si nous étions des êtres qui n’avaient pas besoin des autres. Or une
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Idées
ENTRETIEN
TONI NEGRI La lutte des classes n’est pas une promenade de santé C’est une voix majeure de la pensée politique contemporaine. Les essais qu’il a coécrits avec Michael Hardt ont influencé Occupy Wall Street ou Los Indignados. Dans Assembly, leur dernier livre à paraître en français, ils tentent de donner une traduction philosophique à ces mouvements. Pour nous, Toni Negri explique ses grands concepts et revient en toute franchise sur son engagement pendant les « années de plomb ». Propos recueillis par Alexandre Lacroix / Photos Franck Ferville
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eu de philosophes allient à ce point la pensée et l’action, le travail des concepts et l’immersion dans le militantisme politique. Né en 1933 dans l’Italie fasciste, Toni Negri étudie d’abord la philosophie du droit de Hegel, la phénoménologie ainsi que le personnalisme d’Emmanuel Mounier. Il est, après-guerre, l’un des universitaires les plus précoces de son temps, commençant à enseigner à l’université de Padoue dès l’âge de 25 ans. C’est en 1954-1955, à l’occasion d’un séjour d’un an dans un kibboutz en Israël, que Negri devient communiste. Il s’agit pour lui d’une véritable vocation, mais aussi d’un retour aux origines : son père, décédé en 1936, a été l’un des fondateurs de la cellule du Parti communiste italien (PCI) à Livourne. Dès lors, Toni Negri n’a de cesse de se rendre sur le terrain, dans les manifestations, les occupations d’usine, et de mener une entreprise théorique qui s’appuie sur la relecture de Marx, de Machiavel et de Spinoza. Il est l’une des figures du grand mouvement ouvrier italien qu’on appelle l’opéraïsme, qui naît en 1961, devient une véritable force politique et est sévèrement réprimé après l’assassinat d’Aldo Moro [ancien chef du gouvernement italien enlevé puis tué par les Brigades rouges] en 1978. Au cours de sa vie d’engagements, Toni Negri a passé en tout dix ans en prison et en résidence surveillée. L’année dernière sont parus deux livres de Negri encore indisponibles en français. Assembly, coécrit en anglais avec Michael Hardt, poursuit un cycle de réflexion entamé avec Empire en 2000 et a provoqué de vifs débats aux États-Unis, dans la mesure où cet ouvrage offre une légitimation philosophique au mouvement Occupy Wall Street et à toutes les occupations de places publiques qui ont fleuri sur la planète au cours de la décennie écoulée. Galeria ed Esilio, (« la galère et l’exil »), publié en Italie, revient, lui, sur la période de troubles appelée les « années de plomb », expression à laquelle Negri préfère celle d’« années de cuivre ». Deux livres ambitieux, un essai et une autobiographie, dont cet entretien offre au lectorat français la primeur.
Assembly est votre cinquième livre avec Michael Hardt. Comment travaillezvous ensemble ? TONI NEGRI : Nous commençons par des discussions intenses, qui aboutissent à un premier plan. Nous n’enregistrons rien. Nous prenons des notes, de façon artisanale. Et puis, on se partage le « morceau ». Chacun lit, écrit, envoie un bout de texte à l’autre, qui le réécrit, l’étoffe. Nous avons
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© Illustration : Jules Julien pour PM ; photo-droits d’inspiration : © Heritage Images/Fine Art Images/akg-images ; Stéphane Mahot/FIBD_2015_WikiCommons ; Stéphane Mahot/FIBD_2015_WikiCommons.
Idées
LE CLASSIQUE SUBJECTIF
P A U L VA L É R Y V U PA R B E N O Î T P E E T E R S
« Paul Valéry est un excitant pour l’esprit » Plus encore que poète, essayiste ou philosophe, Paul Valéry est un professionnel de l’intelligence. Il l’exerce sur des objets aussi divers que le corps, le destin des nations ou le langage. Une profusion qui a su stimuler un autre touche-à-tout, l’écrivain, scénariste de bande dessinée et historien de la philosophie Benoît Peeters.
Écrivain, scénariste et biographe, il est le coauteur de la célèbre série de bande dessinée Les Cités obscures (avec François Schuiten, Casterman). Il est connu comme spécialiste d’Hergé (Hergé, fils de Tintin, Flammarion, 2002 ; Lire Tintin, Les Impressions Nouvelles, 2007), mais aussi de Jacques Derrida (Derrida, Flammarion, 2010). Sa biographie de Paul Valéry, Valéry. Tenter de vivre (Flammarion, 2014) fait désormais autorité.
L
e temps a laissé de Paul Valéry l’image d’un personnage scolaire et gris, très Troisième République avec son costume trois-pièces. On a tendance à réduire son œuvre à quelques citations, à quelques formules brillantes idéales pour des sujets de dissertation ou de concours. Nous avons tous plus ou moins en tête des phrases comme “La bêtise n’est pas mon fort” ou “Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles”. On décrit aussi Valéry comme un penseur sévère, hanté par la rigueur des mathématiques ; on ne veut voir en lui qu’un pur esprit. Mais ce désir de rigueur, dont témoignent les
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