#126 février 2019

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MENSUEL N° 126 Février 2019

SAINE COLÈRE ? Mensuel / France : 5,90 € Bel./Lux./Port. cont. : 6,50 € Suisse : 11 CHF Andorre : 6,20 € Allemagne : 6,90 € Canada : 11,50 $CA DOM : 8 € COM :1 000 XPF Maroc : 70 DH Tunisie 11,30 TND

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QU’EST-CE QU’UNE SAINE COLÈRE ?

PETER SLOTERDIJK

Colère et Temps

(extraits)

CAHIER CENTRAL

Ne peut être vendu séparément. © Basso Cannarsa/Opale/Leemage. Illustration : StudioPhilo/William L.

QU’EST-CE QU’UNE

CAHIER CENTRAL

COLERE

ET TEMPS DE PETER SLOTERDIJK

GILETS JAUNES

ET MAINTENANT ? LE REGARD ET LES PROPOSITIONS DE Gérald Bronner Valérie Charolles Chantal Delsol Luc Ferry Frédéric Gros Michel Onfray Corine Pelluchon Bernard Stiegler Francis Wolff Pierre Zaoui

L’A D RC ÉP Ch HIT AS ris tia DI E S n d AL MO CTU ER et e PoOGU DE RE Fra rt E E RN nç zam NT E ois p RE Jul arc lien

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ÉDITO

L’œil de

Berberian Par Alexandre Lacroix Directeur de la rédaction

La grande colère au cœur double l y a dans certains accès de colère ce moment magique – je ne vois pas qui ne l’aurait déjà vécu – où l’on décide de retourner son énergie rageuse non contre les autres, mais contre le monde en général, et contre soi-même : alors, à bout de nerfs, on frappe du poing contre un mur. J’aime ce geste, car, pour peu qu’on le déroule au ralenti, on s’aperçoit que la rivière coule dans les deux sens, de l’amont vers l’aval en surface, tandis que par en dessous, une autre aspiration – produite par les nageoires de quelque banc de saumons sauvages ? – fait remonter l’eau en secret. Quand le poing part, il convient de l’envoyer sans retenue, de se déhancher et de projeter toute l’énergie du pivotement du bassin et des muscles de l’épaule vers le mur, afin d’impressionner les témoins et, parmi ceux-ci, le destinataire à titre symbolique du coup. Pas question de mégoter, de feutrer sa violence, sinon l’effet est perdu. Pour autant, sitôt que le poing est parti, durant les quelques centièmes de seconde précédant la collision des phalanges contre le mur, une prise de conscience éclair a lieu. Si le bras ne ralentit pas, on s’arrachera la peau, on se mettra les articulations en sang, on se brisera les os. C’est alors que la colère, de sincère, entre dans le régime du mime, du théâtre, de la contrefaçon : tout en conservant l’élan général du bras, nous introduisons discrètement dans le mouvement un amorti subtil et calculé, de telle façon que le choc contre le mur sera réellement impressionnant pour les observateurs extérieurs, mais que la douleur restera dans les limites du supportable. Plus le poing est près du mur et plus le freinage est intense. Ainsi, l’avant-bras suspendu est-il tiré dans les deux sens, vers l’avant et vers l’arrière. Pourtant, je ne dirais pas que la raison a repris le contrôle de la passion, ce n’est pas là une description exacte du phénomène : nous découvrons plutôt au cœur de la passion bouillante un instinct de préservation. Le désir de vie n’est-il pas l’aspiration la plus profonde des passions sauvages, même lorsque celles-ci sont en apparence destructrices ? C’est un peu comme ces rêves qui nous envahissent au petit matin, dans un demi-sommeil, et que l’on est capable de piloter légèrement, dans lesquels on glisse des pensées mais aussi des fantasmes appartenant à la veille – ce qu’on appelle les rêves lucides. Il est fascinant d’atteindre, au cœur de la colère la plus exubérante, cette sorte de lucidité, qui crée un dédoublement. Mais alors, pourquoi ne pousse-t-on pas la lucidité un cran plus loin et n’arrête-t-on pas le bras ? La réponse est évidente : pour ne pas perdre la face. Si bien qu’au moment du choc, à la colère initiale s’est substituée peu ou prou une autre passion, l’orgueil. Et c’est de notre orgueil stupide que nous sommes punis quand nous ressentons tout de même une douleur vive irradiant nos doigts. Ainsi, la colère ne fend jamais la mer devant nous ; mais elle s’y noie avec panache.

© Serge Picard pour PM ; illustration : Charles Berberian pour PM.

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N’hésitez pas à nous transmettre vos remarques sur

reaction@philomag.com

Philosophie magazine n° 126 FÉVRIER 2019

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10, rue Ballu, 75009 Paris Tél. : 01 43 80 46 10 www.philomag.com

FRANÇOIS JULLIEN

CHRISTIAN DE PORTZAMPARC

P. 36

Professeur à l’université Paris-Diderot, François Jullien a, dans une première partie de son œuvre, interrogé les concepts de la tradition occidentale en faisant un détour par les classiques chinois, avec Éloge de la fadeur (1991) ou Le Traité de l’efficacité (1997). Il développe désormais une philosophie du « vivre », avec Les Transformations silencieuses (2009), Vivre de paysage (2014) ou Une seconde vie (2017). Il échange ici avec l’architecte Christian de Portzamparc sur l’avenir de l’architecture, notamment dans les mégapoles chinoises.

CHANTAL DELSOL

P. 36

ADÈLE VAN REETH P. 74

Chaque jour de la semaine, sa voix résonne sur les ondes de France Culture, où elle anime et produit depuis 2011 Les Chemins de la philosophie. Elle présente aussi Livres et Vous sur Public Sénat et D’art d’art sur France 2, et dirige une collection d’essais aux Éditions de L’Observatoire, « La Relève », où elle fait émerger de nouveaux penseurs. Elle propose une lecture personnelle et vibrante de Ralph Waldo Emerson, philosophe romantique américain encore méconnu en France, qui invite à magnifier le quotidien.

P. 25

Elle est philosophe mais aussi romancière et éditorialiste. Membre de l’Académie des sciences morales et politiques, elle dirige l’Institut Hannah-Arendt à l’université de ParisNoisy. Elle est l’autrice de nombreux ouvrages, dont La Haine du monde. Totalitarismes et postmodernité (2008) et Populisme. Les demeurés de l’Histoire (2015). Libérale-conservatrice, européenne et fédéraliste convaincue, elle lie le mouvement des « gilets jaunes » à une crise de la culture.

PANKAJ MISHRA P. 60

Essayiste et journaliste indien vivant en Angleterre, il se revendique « internationaliste accompli » et retrace dans L’Âge de la Colère (2017) une généalogie des révoltes politiques contemporaines, de l’islamisme radical au nationalisme culturel. En désaccord avec les théories de la fin de l’Histoire, il inscrit ces révoltes dans un ressentiment progressif, consubstantiel à la modernité.

Diplômé de l’École de beauxarts de Paris et lauréat, entre autres, du prix Pritzker en 1994, cet architecte et urbaniste a créé la Cité de la Musique (1995) à Paris, la Paris La Défense Arena (2017), la tour LVMH (1999) à New York ou le musée Hergé (2009) en Belgique. Également théoricien de l’architecture, auteur d’Architecture. Figures du monde, figures du temps (2006) et des Dessins et les Jours (2016), il analyse ici l’accélération des villes à l’heure de la modernité.

YVES MICHAUD P. 50

Professeur émérite à l’universitéParis-1, spécialiste d’esthétique et de philosophie politique, il s’intéresse à la violence et aux diverses formes de conflit. Auteur de Violence et Politique (1978), il a signé plus récemment Contre la bienveillance (2016), Citoyenneté et Loyauté (2017) et Aux armes, citoyens ! (avec Denis Lafay, 2018). Il commente, dans ce numéro, la colère des « gilets jaunes », dont nous avons recueilli les témoignages, à partir d’Aristote et de Hobbes.

Philosophie magazine n° 126 FÉVRIER 2019

Diffusion : Presstalis. Contact pour les réassorts diffuseurs : À Juste Titres, 04 88 15 12 42, Julien Tessier, j.tessier@ajustetitres.fr RÉDACTION redaction@philomag.com Directeur de la rédaction : Alexandre Lacroix Rédacteurs en chef : Martin Legros, Michel Eltchaninoff Conseillers de la rédaction : Philippe Nassif, Sven Ortoli Chefs de rubrique : Martin Duru, Catherine Portevin Secrétaires de rédaction : Noël Foiry, Marie-Gabrielle Houriez Création graphique : William Londiche / da@philomag.com Graphiste : Alexandrine Leclère Responsable photo : Stéphane Ternon Rédactrice photo : Mika Sato Rédacteur Internet : Cédric Enjalbert Webmaster : Cyril Druesne Ont participé à ce numéro : Adrien Barton, Charles Berberian, Paul Blondé, Gérald Bronner, Valérie Charolles, Paul Coulbois, Victorine de Oliveira, Audouin Desforges, Luc Ferry, Philippe Garnier, Gaëtan Goron, Frédéric Gros, Jules Julien, Samuel Lacroix, Cyprien Machtalere, Frédéric Manzini, Catherine Meurisse, François Morel, Tobie Nathan, Michel Onfray, Corine Pelluchon, Charles Pépin, Serge Picard, Claude Ponti, Antoine Rogé, Oriane Safré-Proust, Séverine Scaglia, Isabelle Sorente, Nicolas Tenaillon, Francis Wolff, Pierre Zaoui ADMINISTRATION Directeur de la publication : Fabrice Gerschel Responsable administrative : Sophie Gamot-Darmon Responsable abonnements : Léa Cuenin Fabrication : Rivages Photogravure : Key Graphic Impression : Maury imprimeur, Z.I., 45300 Manchecourt Commission paritaire : 0521 D 88041 ISSN : 1951-1787 Dépôt légal : à parution Imprimé en France/Printed in France / Philosophie magazine est édité par Philo Éditions, SAS au capital de 340 200 euros, RCS Paris B 483 580 015 Siège social : 10, rue Ballu, 75009 Paris Président : Fabrice Gerschel RELATIONS PRESSE Canetti Conseil, 01 42 04 21 00 Françoise Canetti, francoise.canetti@canetti.com PUBLICITÉ Partenariats/Publicité Audrey Pilaire, 01 71 18 16 08, apilaire@philomag.com MENSUEL NO 126 - FÉVRIER 2019 Couverture : © Sunny/Getty Images

Origine du papier : Italie. Taux de fibres recyclées : 0 %. Tous les papiers que nous utilisons dans ce magazine sont issus de forêts gérées durablement et labellisés 100 % PEFC. Le taux majoritaire indiqué Ptot est de 0,009.

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SERVICE ABONNÉS abo@philomag.com / 01 43 80 46 11 Philosophie magazine, 4, rue de Mouchy, 60438 Noailles Cedex - France Tarifs d’abonnement : prix normal pour 1 an (10 nos) France métropolitaine : 57 € TTC (TVA 2,1 %). UE et DOM : 69 €. COM et Reste du monde : 77 €. Formules spéciales pour la Belgique et la Suisse Belgique : 070/23 33 04 abobelgique@edigroup.org Suisse : 022/860 84 01 abonne@edigroup.ch

2017 La rédaction n’est pas responsable des textes et documents qui lui sont envoyés. Ils ne seront pas rendus à leurs propriétaires.

© Audoin Desforges pour PM ; Hannah Assouline/Opale/Leemage ; DR ; Malte Jäger ; Audoin Desforges pour PM ; Jean-Francois Paga/Opale/Leemage.

ILS ONT PARTICIPÉ À CE NUMÉRO


Monument à la gloire de la Rome antique p. 84

SUR NOTRE AVENUE PAVÉE DE CONCEPTS ce mois-ci

Achille préférant courir après une tortue plutôt que de combattre p. 49 Humoristes essayant d’éteindre l’incendie p. 98

Flamme du « gilet jaune » inconnu p. 50 Compagnie des Rationalistes Stoïciens p. 46

Voltaire en uniforme toisant Rousseau en gilet jaune p. 60

Effort désespéré de la jeunesse pour éviter le refroidissement des mœurs p. 16

Flâneur à la recherche d’une définition de la bêtise p. 8

Les méchants n’élisez plus p. 18

Sisyphe réclamant une augmentation de salaire p. 94

Amateurs du contact sans paiement p. 32


SOMMAIRE P. 3 Édito

P. 8 Questions à Charles Pépin

P. 10 Questions d’enfants à Claude Ponti P. 12 Courrier des lecteurs

DOSSIER Qu’est-ce qu’une saine colère ?

P. 46 Le retour d’une passion enfouie P. 49 La colère d’Achille

vue par Vincent Delecroix

Déchiffrer l’actualité

commentés par Yves Michaud

P. 14 TÉLESCOPAGE

P. 56 La grande histoire du coup de sang,

P. 18 PERSPECTIVES

P. 60 « Un sentiment mondial de trahison »,

P. 16 REPÉRAGES

« Gilets jaunes », et maintenant  ? Les réponses de 10 philosophes P. 30 AU FIL D’UNE IDÉE La planète Mars P. 32 ETHNOMYTHOLOGIES par Tobie Nathan

Prendre la tangente P. 36 DIALOGUE

Livraison urgente de sérotonine p. 83

P. 50 La rage au cœur. Témoignages

Ouvrir la ville, avec François Jullien et Christian de Portzamparc P. 42 MOTIFS CACHÉS par Isabelle Sorente

de la Bible à Nietzsche

entretien avec Pankaj Mishra

Cahier central Agrafé entre les pages 50 et 51, notre supplément : Colère et Temps (extraits) de Peter Sloterdijk

Cheminer avec les idées P. 68 ENTRETIEN

Timothy Morton

P. 74 LE CLASSIQUE SUBJECTIF

Emerson vu par Adèle Van Reeth

P. 80 BOÎTE À OUTILS

Divergences / Sprint / Intraduisible / Strates

Livres

P. 82 ESSAI DU MOIS

L’Europe est-elle chrétienne ? / Olivier Roy

P. 83 ROMAN DU MOIS

Sérotonine / Michel Houellebecq

P. 84 POINT DE VUE

Charles Pépin a lu Sagesse de Michel Onfray P. 86 Nos choix

Supermarché du bonheur saccagé p. 96

© Illustration : Paul Coulbois pour PM

P. 90 Notre sélection culturelle Ce numéro comprend en cahier central un encart rédactionnel (agrafé entre les pages 50 et 51) de 16 pages complétant notre dossier « Qu’est-ce qu’une saine colère ? », constitué d’une présentation et d’extraits de Colère et Temps, de Peter Sloterdijk. Un encart en 3 volets RBA (150 x 220 mm, 17 g) est jeté sur 20 000 abonnés France métropolitaine.

PHILOSOPHIE MAGAZINE N° 127 PARAÎTRA LE 21 FÉVRIER 2019

P. 92 Agenda P. 93 Jeux

P. 94 LA CITATION CORRIGÉE

par François Morel

P. 95 Michel Schneider écoute

Robert Schumann (en partenariat avec l’Orchestre de Paris) P. 96 Humaine, trop humaine par Catherine Meurisse P. 98 QUESTIONNAIRE DE SOCRATE Charline Vanhoenacker

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Actualité

PERSPECTIVES

« GILETS JAUNES », ET MAINTENANT ? É

meute fiscale, révolte sociale, révolution politique ? Le mouvement des « gilets jaunes », initié en octobre dernier pour protester contre une taxe sur le diesel, a mis la France sens dessus dessous et surpris le monde entier. Alors que la crise était encore en cours, nous avons demandé à dix philosophes de se prêter, à chaud, à un exercice d’anticipation. Quelle serait, selon eux, l’issue la plus probable ou la plus souhaitable à l’événement ? Si tous redoutent que le mouvement ne profite à l’extrême droite, ils dessinent en pensée des chemins de réforme très variés qui ne portent pas seulement sur les institutions mais aussi sur la vie concrète ou l’économie : dissolution de l’Assemblée nationale et formation d’une Assemblée constituante, fédération libertaire et mutualiste, modèle démocratique inspiré de la Suisse, redéfinition d’un nouvel esprit public fondé sur le numérique, mise en place d’un revenu contributif sur le modèle de celui des intermittents, nouvelle conception conviviale de l’écologie… Les pistes d’avenir ne manquent pas. Signe que ce mouvement aura fait bouger les lignes !


PIERRE ZAOUI

« Le peuple est revenu, ce qui peut conduire au pire… comme au meilleur » Comme beaucoup de philosophes, Pierre Zaoui se réjouit de ce mouvement qui invente des formes inédites de lutte et de solidarité, tout en redoutant son potentiel fascisant. À moins que les « gilets jaunes » n’instituent une VIe République, où la justice sociale et l’écologie seraient enfin articulées.

© Théo Legendre/AFP ; Witi de Tera/Opale/Leemage.

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l faut sans doute être aveugle et sourd depuis des années, n’avoir rien vu de la dégradation continue des conditions de vie des petites classes moyennes, n’avoir même pas imaginé un instant ce que peut être le sort aujourd’hui d’une femme ou d’un homme gagnant raisonnablement sa vie mais divorcé(e), avec des enfants, qui fume et roule au diesel, pour se trouver surpris par ce mouvement des « gilets jaunes » comme par son ampleur, celle-ci résidant moins dans le nombre exact de manifestants et de « bloqueurs » que dans la sympathie populaire que ce mouvement suscite, en dépit – mais peut-être aussi en raison – des violences qui l’accompagnent. Nul besoin d’avoir lu Machiavel pour comprendre qu’un Prince qui s’appuie exclusivement sur les grands et jamais sur le peuple court les plus grands dangers. Nul besoin non plus d’avoir lu Jacques Rancière pour mesurer combien le prétendu « réalisme » de nos dirigeants n’est qu’une utopie qui ignore presque tout de la rude réalité et combien leur prétendu « pragmatisme » n’est souvent que le voile d’un dogmatisme purement idéologique. Nul besoin même d’avoir lu Marx pour savoir que la lutte des classes ni ne se décrète, ni ne s’abolit et peut prendre les formes les plus surprenantes comme les plus inventives – et ce mouvement des « gilets jaunes » est particulièrement inventif, par son désir de retourner les formes actuelles d’invisibilisation et de détresse des gens ordinaires en puissance d’affirmation

Philosophe, il est maître de conférences à l’université Paris-7-Diderot. Spécialiste de Spinoza et de Deleuze, il a notamment publié Spinoza. La décision de soi (Bayard, 2008), La Traversée des catastrophes (Seuil, 2010 ; rééd. poche Points Essais, 2013) et La Discrétion. Ou l’art de disparaître (Autrement, 2013). Il a par ailleurs écrit les textes de la bande dessinée Le Libéralisme. Une galaxie floue (illustrée par Romain Dutreix, Le Lombard, 2018).

(une prise des couleurs plutôt qu’une prise de parole comme on pouvait dire en mai 1968), par son horizontalité, sa transversalité et sa désaffiliation radicales, par sa capacité à investir de nouveaux lieux de lutte (les quartiers chics de l’ouest parisien, les ronds-points périurbains, les réseaux informels…), par son spontanéisme qui dure. C’est pourquoi toute philosophie progressiste ou même simplement humaniste ne peut qu’applaudir d’abord à un tel mouvement et admirer toutes ces personnes présumées ordinaires qui s’inventent de nouvelles formes de dignité et de solidarité. Cela n’est toutefois, pour reprendre une distinction chère à la tradition aristotélicienne, que le discours exotérique, c’est-à-dire public et s’adressant à tous, de telles philosophies. Le discours ésotérique, réservé aux pairs et aux membres de l’école, a une tout autre teneur, bien moins enthousiaste, bien plus désespérée. Car quand on a lu un peu Machiavel et Spinoza, on sait bien que la plupart du temps le peuple ne renverse un régime politique que pour en instaurer un nouveau encore bien pire, car sans la patine du temps et les retenues de la tradition. Quand on a lu un peu Rancière, on sait bien que les politiques émancipatrices de reconfiguration du sensible, celles capables à la manière de Flaubert ou de Conrad de redonner un peu de lumière et de beauté aux vies invisibles (et il y a du Flaubert et du Conrad chez ces « gilets jaunes » : mille Emma Bovary et mille Félicité, mille Kurtz et mille Nostromo surgissent aujourd’hui sous nos yeux admiratifs), sont parfaitement compatibles avec les positions les plus réactionnaires. Quand on a lu un peu Marx, on sait plus encore que la lutte des classes peut conduire aussi sûrement les sociétés à leur transformation révolutionnaire qu’à

leur ruine, et que les formes les plus apolitiques de la lutte des classes sont les plus favorables à l’advenue de nouvelles tyrannies. Or, de tous ces points de vue, et compte tenu des rapports de forces actuels, c’est-à-dire de la quasi-disparition factuelle et théorique de la gauche, de la mégalomanie affichée (« ma personne est sacrée, je suis la République »), comme en miroir du président, de Jean-Luc Mélenchon, le seul qui dans le camp progressiste pourrait légitimement se revendiquer de ce mouvement, et du vent d’extrême droite qui ravage tous les pays développés ou en voie de développement (des États-Unis au Brésil, de la Grande-Bretagne à la Hongrie, de la Turquie à l’Italie), il est très probable (pas certain, rien n’est jamais certain en politique) que le mouvement des « gilets jaunes » ne puisse conduire qu’à l’advenue au pouvoir en 2022 du sinistre Rassemblement national de Marine Le Pen si jamais le pouvoir parvient à pourrir le mouvement et à laisser les rancœurs fermenter encore quelques années, ou plus tôt encore, si jamais le pouvoir s’avère finalement débordé et acculé à des élections anticipées. D’où la valse schizophrénique de la plupart des philosophes humanistes d’aujourd’hui : on applaudit en public, on encourage même toutes celles et ceux qui rejoignent le mouvement des « gilets jaunes » pour tenter de noyer ses potentialités fascisantes sous de nouvelles formes de solidarité démocratique, mais on pleure au fond de son cœur et on n’y croit guère, la lucidité étant toujours, depuis Voltaire et Schopenhauer, du côté du pessimisme. Reste qu’une telle schizophrénie n’est guère satisfaisante à terme pour la vie de l’esprit – ce n’est vite qu’une posture ou une lâcheté ou une sombre jouissance. L’historien et poète palestinien Elias Sanbar remarque quelque part que le pessimisme est peut-être du côté de l’intelligence mais qu’il est aussi trop paresseux : il est toujours plus facile de constater le pire que d’essayer, vaille que vaille, d’imaginer des voies de sortie. Alors quelle autre voie de sortie serait envisageable pour la France de demain ? On pourrait imaginer ceci : que le mouvement des « gilets jaunes », allant jusqu’au bout de son constat radical – « nous ne sommes plus représentés », « nous n’avons plus de leaders » –, conduise non pas à une crise de régime récupérable par le parti du pire et l’épouvante nationaliste mais à leur renversement général. Ainsi ce mouvement tiendrait bon, pendant des mois, passerait Noël, se renforcerait en plein hiver et finirait par accoucher d’une Assemblée constituante qui récuserait tous les partis existants et instituerait une VIe République. Donc plus de PS et de LR, certes, même si cela en fait est déjà acté, mais surtout plus de LREM – puisque c’est l’un des buts avoués du mouvement –, et plus encore plus de RN ni de

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Tangente

DIALOGUE

Peut-on échapper à la standardisation des villes, du monde ? Comment comprendre l’accélération frénétique, qui trouve son expression la plus frappante en Chine ? En laissant de l’espace entre les choses, entre les bâtiments, répondent d’une seule voix François Jullien, philosophe du décentrement, et Christian de Portzamparc, géant de l’architecture. Entre les deux, une conversation s’est nouée, à l’occasion de l’écriture de l’ouvrage collectif La Ville rêvée des philosophes (Philosophie magazine Éditeur), qui paraît ce mois-ci. Propos recueillis par Michel Eltchaninoff et Emmanuel Levine / Photos Audouin Desforges

OUVRIR

LA VILLE C

’est l’un des architectes les plus célèbres au monde. Lauréat du prix Pritzker, le « Nobel de l’architecture » (c’est le premier Français à l’avoir reçu, en 1994), créateur de la Cité de la musique à Paris, de l’ambassade de France à Berlin, des tours Prism et LVMH à New York, du flagship Dior à Séoul ou encore de la Paris La Défense Arena, Christian de Portzamparc est l’un des premiers urbanistes à avoir remis en question les dogmes de la modernité professés par Le Corbusier. Contre l’uniformité abstraite des constructions, il promeut à partir des années 1970 le retour de la rue, l’îlot ouvert, des ensembles comportant des immeubles de forme et de taille différentes, notamment dans le quartier Masséna de Paris-Rive-Gauche. Attentif au lieu dans lequel s’inscrit la construction, doué d’un sens de l’espace quasi animal, il l’imagine vieillir et se transformer au contact de son milieu et de ses habitants. Il préfère la subtilité des superpositions, la musicalité des rapports, à l’objet massif et spectaculaire.

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Il n’avait jamais rencontré François Jullien mais avait lu plusieurs ouvrages de ce philosophe qui est passé par l’étude de la Chine pour déséquilibrer nos axiomes européens, avant de mettre en chantier une philosophie première où le vivre tient la place traditionnelle accordée à l’être dans la métaphysique occidentale. Le travail de Christian de Portzamparc rencontre les décalages que François Jullien fait subir aux concepts directeurs de la pensée occidentale, notamment celui d’une prééminence du modèle idéal sur la réalité. En outre, l’architecte construit beaucoup en Chine et voit le pays imposer son rythme au monde entier. Les deux hommes se sont plu, chacun alimentant la réflexion et les pratiques de l’autre. Attentifs, curieux, souvent enthousiastes, ils se sont finalement vus deux fois, l’architecte montrant ses peintures au philosophe, et ce dernier confrontant ses concepts aux réalisations du premier. Ensemble, ils tracent des pistes pour nous rendre aptes à habiter un monde revenu de ses utopies modernistes et totalisantes.


FRANÇOIS JULLIEN

(à gauche) Philosophe et sinologue, il est l’auteur de nombreux ouvrages qui se proposent de décaler la philosophie européenne en la confrontant à la pensée chinoise, notamment Philosophie du vivre (Gallimard, 2011) ou Une seconde vie (Grasset, 2017). En janvier, il publie L’Inouï. Renverser ce si lassant réel (Grasset, lire p. 86) et De l’écart à l’inouï (Carnets de L’Herne), tandis qu’un ouvrage lui est consacré : Penser par écart. Le Chantier conceptuel de François Jullien (de Jean-Pierre Bompied, Descartes & Cie).

CHRISTIAN DE PORTZAMPARC

(à droite) Lauréat du prix Pritzker en 1994, il a notamment construit la Cité de la musique à Paris, la Cidade das Artes à Rio de Janeiro, plusieurs tours à New York. Deux de ses dernières réalisations, le Conservatoire de Shanghai et le plus grand théâtre d’Afrique, CasArts, à Casablanca, sont en voie d’achèvement. Théoricien de l’architecture, il a signé Voir, écrire (avec Philippe Sollers, Calmann-Lévy, 2003 ; rééd. Folio/Gallimard, 2005), Architecture. Figures du monde, figures du temps (Collège de France/ Fayard, 2006), Les Dessins et les Jours (Somogy, 2016) et Portzamparc Buildings (en anglais, avec Philip Jodidio, Rizzoli New York, 2018).

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Dossier

POURQUOI AVONS-NOUS BESOIN D’ÊTRE AIMÉS ?

C a Ell ngle omm e a av e ét eu to de s « da é dé gle d utes gi ng cri e n les DE PA let er ée ot p CE RC ap e a s r c u v libé jau use om e tr ssio DO OU ivr rat ne … E me adi ns SS RS e – ric s » t p dé tio , la IER mo es d – m our pla n p col P è h c de t e n . a r gr Et s tre colè is au ant, ée, imiloso e es 46 an i l ass re ss le t p de a c ez q i l m pui hiq un s c olè qu ue es ou ssa ue ho re ’o ch exp vem nt . e n a s é mo es ? pouv la s cun rien ent , o d ins Si e ait us e n ces fol lle ac -est ou le éta com im s qu it e e j pa pli . us rfo r tifi is ée  ?

QU’EST-CE QU’UNE

SAINE COLÈRE ? 49 P. chilleur

© Sunny/Getty Images

A s er ssai ous i r r t ue n e ix n ar e g r d’u cro ère p tale l r . pa uteu Dele a col men nde é a o a t l n sci et en oi nd m Fa iade inc urqu n fo e du o r l’Il  !, V po cti rd de Non ique tisfa à l’o le xpl insa ant e e qu n u ’ d


ou se nt i m e ou lem s p n e i sim tant , lors ts c t é le an u Fr al, o és lu ontr « gi its e a s c c n e L atio dicap ren t de s ré ialist d s e n l ts n n n éc an ent s, ha avo veme ont , sp t i l d d s r i m 50 nt m mble ateu Nouu moutants ichauence. . m o P s s sse for ère… V d fes s M viol Il Ra ns, is t I ni ve la du tisa la m III e ma ar Y i de ar ntre tes cinq tés p uss co s ac », en ais a de unes omm é m ja nt c alit so l’ég de

P. 56

Longue est l’histoire de la colère. Cette passion est présente à Athènes et à Jérusalem. Et si l’âge classique cherche à la maîtriser par tous les moyens rationnels, elle resurgit à la Révolution française dans des formes populaires et paroxystiques : n’est-elle pas la part d’ombre de notre civilisation ?

P

In . 60 de tell br L’Â ectu et uit ge d el in l’o qui en G e la dien et ppo para ran colè , P d’é le co sitio ît en de-B re, u ank cla nte n r n a ire sta ent avril etag essa j Mi r le ta re en ne i q sh s t ire J le g Fr et ui ra en ea ran an au a f es sio n- d ce x É ait t l’ ns Jac bou . Il ta gr au po qu rg y m ts- and teu lit es eoi o Un r iqu Ro s l nt is es uss ibér re p , et ea al ou so u c Vo rq cia on lta uo les tin ire i ac ue tu ell es.

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Dossier

QU’EST-CE QU’UNE SAINE COLÈRE ?

LE RETOUR D’UNE PASSION ENFOUIE Méprisée par les sages de l’Antiquité, tenue soigneusement à l’écart des mœurs démocratiques, la colère est une passion qui resurgit dans notre actualité politique. Et, alors qu’on la croyait impuissante, elle se révèle d’une redoutable efficacité. Par Alexandre Lacroix


© Pejac

L ’une des règles les plus importantes de la démocratie parlementaire n’est écrite nulle part. En effet, ce régime entend neutraliser le débordement des passions par la délibération. En démocratie, la colère, la haine, le désir de vengeance n’ont théoriquement pas droit au chapitre, pas plus que la fierté, le courage ou l’héroïsme belliqueux. La pacification des affects par l’argumentation rationnelle est la grande promesse de nos institutions. Au tribunal, une victime n’est pas censée invectiver son coupable ; si elle le fait, ce sera retenu contre elle. Dans les hémicycles, on débat et on vote ; les bagarres dans les assemblées, il y en a eu et il en existe encore – citons la bataille rangée déclenchée par les députés poujadistes le 14 février 1956 en France, ou bien en Italie les coups de poing régulièrement décochés par les élus du Mouvement 5 Étoiles, comme le 29 janvier 2014 pour faire obstruction au vote d’une réforme de la TVA… –, mais elles sont interprétées comme des signes malins, des symptômes indubitables d’une crise profonde de la représentation. Même chose pour les manifestations : les démocraties les permettent, tout en demandant à la foule de contenir son indignation. Ce n’est pas la force qui donne du crédit à une démonstration publique, mais le nombre – ainsi, en tournant la page des troubles révolutionnaires, on a implanté dans les consciences cette idée que la violence d’un mouvement de foule est inversement proportionnelle à sa représentativité. Or c’est ce tableau enchanteur d’une tranquillisation des passions par la rationalité démocratique qui vient de se déchirer sous nos yeux, de façon spectaculaire. Pourquoi la

colère, ce grand refoulé de la modernité, revient-elle au premier plan aujourd’hui ? Pour le comprendre, rien de tel que de relire Colère et Temps (2006, lire le cahier central), un essai du philosophe allemand Peter Sloterdijk qui se lit comme une prophétie. Sloterdijk – qui n’a rien d’un dangereux gauchiste et considère l’État providence comme un kleptomane volant aux travailleurs méritants pour donner aux paresseux, c’est dire ! – s’inquiète que l’état d’esprit libéral, qui règne sans partage depuis la chute du mur de Berlin, en 1989, incite à considérer la vie économique et sociale comme une compétition. Autrefois, la domination était pensée en d’autres termes : il y avait des « esclaves » dans l’Antiquité, des « serfs » au Moyen Âge, une « classe ouvrière » lors de la première révolution industrielle. Mais à notre époque libérale, il n’y a plus de prolétariat ; seulement des « gagnants » et des « perdants » dans la grande compétition sociale. Cette façon de voir crée une situation hautement inflammable. Car être ouvrier, c’est recevoir un statut plein et entier, qui n’annule pas l’exploitation, mais peut donner sens et dignité à une existence. Être un perdant, c’est au contraire une humiliation. Quelle est la réaction la plus spontanée lorsqu’on perd ? La colère. « Tous les perdants ne se laissent pas tranquilliser par l’indication du fait que leur statut correspond à leur placement dans une compétition. Beaucoup répliqueront qu’ils n’ont jamais eu la moindre chance de participer au jeu et de se placer ensuite. Leurs rancœurs ne se tournent pas seulement contre les vainqueurs, mais aussi contre les règles du jeu. Que le perdant qui perd trop souvent remette en cause le jeu de manière violente est une option qui fait apparaître le cas critique de la politique après la fin de l’Histoire. » Sloterdijk achève son raisonnement en prévoyant que, dorénavant, la colère des perdants s’exprimera dans les démocraties occidentales par deux canaux : le terrorisme et les émeutes violentes. Nous en sommes là. Et le

moins que l’on puisse dire, c’est que le personnel politique professionnel, rompu à la rationalité technocratique, n’est pas formé pour dealer avec cette colère. Bien au con­ traire, la raison est tout étonnée de constater que la passion ne veut pas discuter.

DEUX MILLE ANS DE REFOULEMENT

Que faire ? Force est de prendre con­ science de l’importance philosophique de la colère, longtemps refoulée. Tout, en effet, dans la tradition de pensée occidentale, invite à mépriser les colériques. Cette dévaluation systématique des mouvements d’humeur a des racines au moins aussi anciennes que le stoïcisme. Au début de notre ère, Sénèque écrit dans De la colère : « Celle-ci n’est qu’impétuosité ; toute à l’élan de son irritation, ivre de guerre, de sang, de supplices ; sans souci d’elle-même, pourvu qu’elle nuise à son ennemi ; se ruant sur les épées nues, et avide de vengeances qui appelleront un vengeur. » Non seulement Sénèque estime qu’au niveau individuel l’homme sage doit tenir la bride à ses passions pour rester lucide, mais il blâme les méfaits de la décharge colérique au niveau collectif : « Veut-on maintenant con­sidérer les effets destructeurs de la colère ? Jamais fléau ne coûta plus à l’humanité : meurtres, empoisonnements, turpitudes réciproques des deux parties adverses, villes saccagées, nations entières anéanties, leurs chefs vendus à l’encan, la torche incendiaire portée dans les maisons […] ; voilà ses œuvres. Cherchez ces cités jadis si fameuses, et dont à peine on reconnaît la place : qui les a renversées ? La colère. » Si le héros grec des temps homériques se laisse volontiers envahir par une colère qui infuse en lui la vigueur guerrière – à l’image d’Achille (lire l’entretien avec Vincent Delecroix, p. 51) –, Sénèque inaugure une ère nouvelle, la nôtre, où les princes ont recommandation de garder la tête froide. Plus près de nous, il est intéressant de lire chez Jean-Paul Sartre, dans son premier essai,

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Dossier

QU’EST-CE QU’UNE SAINE COLÈRE ?

C’est dans la rue, lors de manifestations à Paris et au Mans, que nous sommes allés rencontrer des « gilets jaunes ». Ces hommes et ces femmes racontent leurs conditions de vie difficiles, leur exaspération, leur rage, mais aussi leur aspiration à plus de solidarité et de représentativité. Bref, une colère très aristotélicienne, constate Yves Michaud, à qui nous avons demandé de commenter leurs témoignages. C’est que, pour Aristote, la colère naît du mépris et s’apparente à une demande de justice. Propos recueillis par Paul Blondé / Photos Paul Blondé

LA RAGE

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YVES MICHAUD Philosophe spécialiste de Hume et d’esthétique, il mène des enquêtes philosophiques sur la violence, le tourisme et l’art à l’état gazeux. Plus récemment, il s’est élevé contre la culture de la bienveillance qui nous désarme face à la crise de la civilité et aux menaces terroristes. Auteur de Qu’est-ce que le mérite ? (François Bourin, 2009) et de Contre la bienveillance (Stock, 2016), il vient de cosigner Mutation numérique et responsabilité humaine des dirigeants (avec Valérie Julien Grésin, Odile Jacob).

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l y a deux grandes conceptions de la colère. D’une part, la tradition aristotélicienne, formulée pour la première fois dans le livre II de la Rhétorique ; d’autre part, la tradition moderne, énoncée par Hobbes. Chez Aristote, la colère est quasiment une vertu. Elle est, écrit-il, “le désir douloureux de se venger publiquement d’un mépris manifesté publiquement à notre endroit ou à l’égard des nôtres, ce mépris n’étant pas justifié”. Quand on a été victime de mépris, on perçoit l’humiliation, qui vous monte au cœur et vous donne la rage. Cette rage a deux composantes : la douleur de l’affront dont on a été victime, mais, en même temps, l’anticipation du plaisir de la vengeance. C’est ce que disent assez bien, sans avoir lu Aristote, les témoignages que vous avez recueillis : “On n’arrive pas à vivre, on est maltraités, cela touche le cœur, et donc ‘dégage !’, on réclame, en guise de vengeance, la démission d’Emmanuel Macron.” Chez Hobbes, l’analyse de la colère est plus anthropologique que politique. L’homme est un mouvement de désir. Il y a colère quand le désir est empêché. Elle consiste à surmonter brusquement les obstacles. Politiquement, la colère est ce qui met en cause la communauté politique, ce qui risque de nous faire retomber dans la guerre de tous contre tous. Si tout le monde décide que ses désirs empêchés doivent être libérés de toute contrainte, c’est le chaos. Un argument qui est mobilisé par le pouvoir en place aujourd’hui : “Moi ou le chaos”, tend à dire Macron. Mais Aristote me semble plus pertinent, car il articule sa définition de la colère avec son analyse du changement des régimes. Qui sont les “gilets jaunes” ? C’est la classe moyenne inférieure, ce que les Grecs appelaient le dêmos : la partie de la population qui est la plus nombreuse – et la moins riche. Le peuple, ce ne sont pas les plus pauvres, parce que pour être un acteur politique, il ne faut pas crouler sous la misère. Les “gilets jaunes”, c’est le dêmos de la démocratie… mais aussi de la démagogie. Or l’expression de la colère est le levier qui peut faire basculer les régimes politiques. Dans la démocratie, il y a peu de colère, constate Aristote, sauf quelquefois de la part des riches qui se sentent laminés par l’égalitarisme. C’est ce que disent les élites, comme Macron, qui considèrent qu’il y a trop d’égalité et pas assez de “premiers de cordée”. Dans l’oligarchie, la colère est celle du peuple qui est maltraité et ne participe pas au pouvoir. Dans les monarchies, la colère s’exprime lorsque le monarque devient un tyran. Or la situation actuelle fusionne tous ces traits. D’un côté, les gens voient que Macron se comporte comme un monarque absolutiste et arrogant. De l’autre, il est entouré d’une oligarchie – ses énarques, ses start-up, etc. –, qui détient le pouvoir à la place du dêmos. Du coup, celui-ci se sent méprisé et se met en colère. C’est exactement ce qui s’est passé avec les “gilets jaunes” ! »

© Jean-Francois Paga/Opale/Leemage

AU CŒUR


“S’ASSEMBLER, CHACUN AVEC SA COLÈRE, POUR MODIFIER LE COURS DE L’HISTOIRE” Guillaume Quintin 53 ANS / GUERVILLE (YVELINES) / « PRIVÉ D’EMPLOI » / MILITANT DE LA FRANCE INSOUMISE /

Interviewé le 29 novembre à Paris

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M

oi, je suis en colère, très en colère même, de vivre dans un pays dans lequel certains de mes concitoyens ont un travail – en CDI pour beaucoup – mais ne peuvent pas pour autant se nourrir correctement, nourrir correctement leurs enfants, se chauffer et se vêtir correctement, etc. Ni avoir droit aux loisirs. On connaît le triptyque : huit heures de travail, huit heures de repos, huit heures de loisirs. Mais les gens ne peuvent occuper ces huit heures de loisirs à autre chose qu’à rien. Parce que, quand on vit avec 1 000 euros par mois dans la France d’aujourd’hui, en réalité, on survit. Et ça, c’est intolérable. C’est intolérable que des gens qui ont un travail soient obligés de vivre dans leur voiture. On vit dans une société dans laquelle l’être humain est devenu simplement une machine à produire, au profit d’un petit nombre. Et moi, ça me rend dingue. Je ne peux pas vivre sereinement dans un océan de malheur. Et ce pays est en train d’en devenir un. Ma colère me pousse à dire qu’il faut qu’on se mette debout. Sous Sarkozy, j’étais l’indigné du canapé. Je regardais le journal télévisé sur mon ordinateur et je hurlais des insultes, je le traitais de tous les noms. Est arrivé Hollande, et je me suis fait avoir par le discours du Bourget – “Mon ennemi, c’est la finance…” Sa politique pendant cinq ans a été l’antithèse de ce discours. Ce n’est plus possible, il faut utiliser cette colère pour se mettre debout et faire bouger les choses. La colère est une émotion qui est dirigée contre soi-même. C’est le résultat de l’impuissance à changer quelque chose. Effectivement, on est incapable, individuellement, de changer les choses. Ce qui peut permet de modifier le cours de l’histoire, c’est de s’agglutiner les uns aux autres, chacun avec sa colère. Pour que la colère fédère et constitue le peuple. D’autant que le système libéral fait tout pour que les gens ne défendent plus que leurs intérêts particuliers, en détruisant le lien social. Et ce n’est pas du complotisme. On le sait, quand les gens se fédèrent et luttent ensemble, ils obtiennent des victoires. La colère peut être un moteur. »

LE COMMENTAIRE D’YVES MICHAUD

Quand la colère se retourne vers l’extérieur, elle prend un autre sens

C

omme dans la plupart des témoignages, je note l’omniprésence de l’idée de “ne pas arriver à s’en sortir”. On travaille mais on n’y arrive pas. Cela recoupe quelque chose que l’on lit souvent : à 1 000 euros de revenu, on ne vit pas. Au Smic, on survit. À 1 500, enfin, on vit. Toute cette France à 1 000 euros est toujours ric-rac. Un deuxième élément, c’est la disqualification des politiques, qui ont trompé les gens et avec qui “ce n’est plus possible” de continuer. Cela me fait penser à cette phrase du sociologue espagnol Manuel Castells, selon lequel, aujourd’hui, les politiciens sont très bons pour se faire élire mais incapables d’exercer le pouvoir. Ce qui m’a touché dans ce témoignage, c’est aussi le sentiment de la colère impuissante. C’est-à-dire cette colère qui est “le résultat de l’impuissance à changer quelque chose”. Et puis, finalement, un jour, elle trouve à s’exprimer collectivement. La colère se retourne alors vers l’extérieur et prend un autre sens. »

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Dossier

QU’EST-CE QU’UNE SAINE COLÈRE ?

LA GRANDE HISTOIRE DU COUP DE SANG La civilisation antique ne méprisait pas la colère : à Jérusalem, elle était divine, à Athènes, elle était l’apanage du guerrier. Si les Modernes ont tenté de la contrôler, elle est réapparue avec les luttes politiques qui ont jeté bas l’Ancien Régime. Par Michel Eltchaninoff

© MPA/Leemage

Il Quarto Stato (« le Quart-État »), de Giuseppe Pellizza (1901), est un tableau qui met en scène les luttes sociales. Il est exposé au Museo del Novecento, à Milan.

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P l us que saine, la colère est d’abord sainte. Spectaculaire, elle terrifie et paralyse les humains. Elle est donc avant tout une prérogative divine. Dans la Bible, elle prend l’allure d’un tsunami dévastateur. Écoutons le prophète Isaïe : « Voici venir de loin le nom du Seigneur, sa colère est ardente, écrasante, ses lèvres débordent d’indignation, sa langue est comme un feu dévorant. » Les « coups de gourdin » qu’assènera Dieu sur les Assyriens, « dans la flamme d’un feu dévorant, dans une tornade de pluie et de grêle », seront toutefois accompagnés « par les tambourins et les harpes ». La sainte colère est sans haine. Elle a la beauté et la légalité d’un événement naturel. Elle est presque objective. Le déluge, la destruction de Sodome et de Gomorrhe, les dix plaies d’Égypte ne sont que la manifestation de la puissance divine. Les prophètes, eux aussi, ont le

droit de s’énerver. Mais ils le font de manière moins glorieuse. Moïse, redescendant du mot Sinaï, constate que les Hébreux se sont égarés dans l’adoration du Veau d’or. Non content de briser les tables de la loi rédigées et offertes par Dieu – geste qui semble absurde et impie –, il fait, pour la peine, assassiner 3 000 personnes. Il faut dire qu’il venait de négocier la survie de son peuple avec Yahvé, furieux d’avoir été trahi. La colère n’est pas absente non plus des Évangiles, qui présentent un Dieu incarné, parfois très humain, dont le message éthique est l’amour du prochain et le pardon, et non la vengeance. L’Évangile de Jean raconte pourtant que Jésus, voyant que le Temple de Jérusalem était empli de marchands et de changeurs d’argent, se fabriqua un fouet avec des cordes, chassa les hommes et les animaux, et renversa leurs tables. L’image est restée. Elle signifie que, dans certaines

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Dossier

QU’EST-CE QU’UNE SAINE COLÈRE ?


PANKAJ MISHRA

“IL Y A UN SENTIMENT

DE TRAHISON QUI EST EXPÉRIMENTÉ © Malte Jäger

À L’ÉCHELLE MONDIALE” Ce penseur indien, considéré comme l’un des intellectuels les plus influents de sa génération, a signé L’Âge de la colère. Une histoire du présent, qui paraît en français en avril chez Zulma. Il diagnostique une nouvelle guerre civile mondiale dont le ressort est le ressentiment contre les promesses non tenues de la modernité et propose une généalogie de cette colère en remontant à la révolte de Rousseau et des romantiques contre les Lumières. Propos recueillis et traduits par Martin Legros Philosophie magazine n°126 FÉVRIER 2019

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Idées

ENTRETIEN

Nous ne sommes pas à la fin des temps mais au commencement TIMOTHY MORTON

Peu d’essais de philosophie sont aussi stimulants, communiquent autant d’excitation à la lecture que La Pensée écologique de Timothy Morton (Éditions Zulma). Ce penseur britannique aux allures de rock-star, ami d’artistes comme Björk ou Ólafur Eliasson, est encore peu traduit en France, et pourtant il secoue la réflexion sur le vivant et le réchauffement climatique en lui insufflant une dose étonnante de métaphysique. Propos recueillis et traduits par Alexandre Lacroix

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© Max Burkhalter

L

a cinquantaine, père de famille, Timothy Morton a équipé la maison où il habite à Houston (Texas) d’un système générant l’électricité à partir du vent. Pendant quelques jours, il se souvient s’être considéré comme « très saint et vertueux », après quoi il a compris qu’il pouvait, désormais, laisser la lumière allumée dans toutes les pièces, voire transformer son garage en boîte de nuit sans aucun impact sur l’environnement. Et si la transition écologique n’était pas sobre, si elle n’avait rien à voir avec un nouveau puritanisme ? Et si la pensée écologique ne nous menait pas à des restrictions mais à un nouveau sens de l’excès, de la dépense, de l’interdépendance, du décentrement ? Telle est la perspective ouverte par Morton, touche-à-tout de génie. Né en Angleterre, il joue parfois de la musique sur des albums et a composé des chansons de rock ; il enseigne la littérature anglaise à la Rice University (au Texas) et a écrit une thèse sur Shelley ; de nombreux artistes contemporains l’invitent à prendre la parole dans leurs expositions. Mais ce côté pop-star éclectique, qui est en train

de rendre Morton célèbre – il ne devrait pas tarder à occuper dans le monde intellectuel une place à peu près équivalente à celle d’un Slavoj Žižek –, ne l’empêche nullement de s’intéresser à la métaphysique contemporaine la plus exigeante. Ami de Graham Harman, philosophe qui est à l’origine d’un courant baptisé le Nouveau Réalisme, Morton a produit un concept neuf, celui d’« hyperobjet ». Contrairement aux objets classiques, les hyperobjets ne sont pas localisables dans le temps et dans l’espace, leur répartition est aléatoire, ils sont visqueux et s’interpénètrent, quand ils ne traversent pas notre corps. À quoi sert ce concept ? À penser la crise écologique, puisque les déchets ou encore le réchauffement climatique ne sont pas des objets classiques sur lesquels nous pouvons exercer un contrôle direct, mais bel et bien des hyperobjets avec lesquels nous entrons dans des interactions complexes. Dès lors, la pensée écologique est une aventure, un tour de train fantôme dérangeant : son projet n’est pas simplement de réorienter la politique énergétique ou industrielle, mais de proposer de nouvelles images du monde, perturbatrices, susceptibles de modifier le rapport des êtres humains à la biosphère. Prêts pour le trip ?

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© Illustration : William L. ; photo-droits d’inspiration : © J. T. Vintage/Bridgeman Images ; DR ; DR.


Idées

LE CLASSIQUE SUBJECTIF

R A L P H WA L D O E M E R S O N V U P A R A D È L E VA N R E E T H

« Emerson m’a montré que la solitude pouvait être créatrice » Votre vie, le monde, les autres… Tout vous paraît absurde… Plutôt que de succomber à l’angoisse, pourquoi ne pas découvrir Emerson, conseille Adèle Van Reeth. Pour elle, le philosophe américain, en plaçant l’individu au cœur de sa pensée, invite à se réconcilier avec la part tragique de notre existence.

A D È L E

VA N

R E E T H

Philosophe, elle anime quotidiennement, à la radio, Les Chemins de la philosophie sur France Culture, ainsi que, à la télévision, Livres et vous sur Public Sénat et D’art d’art sur France 2. Elle a coécrit plusieurs ouvrages pour la collection « Questions de caractère » chez Plon/France Culture : La Jouissance (avec Jean-Luc Nancy, 2014), La Méchanceté (avec Michaël Fœssel, 2014), L’Obstination (avec Myriam Revault d’Allonnes, 2014), La Pudeur (avec Éric Fiat, 2016). Elle dirige désormais la collection « La Relève » aux Éditions de L’Observatoire, consacrée aux jeunes philosophes contemporains.

C ’est lors d’un séjour à l’Université de Chicago en 2006 que j’ai découvert la philosophie d’Emerson. L’année précédente, j’avais intégré l’École normale supérieure de Lyon, où je m’étais plutôt ennuyée. Après trois ans de classe préparatoire, j’étais en demande d’une autre manière de faire de la philosophie, j’aspirais à autre chose. L’un des premiers cours auxquels j’ai assisté aux États-Unis était consacré au perfectionnisme moral et à Emerson, dont je n’avais jamais entendu parler. C’était l’automne, les couleurs étaient magnifiques, et nous avions cours dans ces amphithéâtres néogothiques si typiques de l’Université de Chicago. Le professeur s’appelait Arnold Davidson, un homme qui

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Le nouveau hors-série de en kiosque le 24 janvier 2019

© Sonia Roy pour PM + Ulf andersen/ Getty images

EMMANUEL

LEVINAS AU LENDEMAIN DE LA SHOAH, IL A REFONDÉ LA PHILOSOPHIE À PARTIR DE L’ÉTHIQUE ET DE L’EXPÉRIENCE DU VISAGE DE L’AUTRE

Visage et vulnérabilité • Quelle hospitalité pour les migrants ? • Les énigmes du corps • La trace de Dieu • Talmud et philosophie Avec Judith Butler, Luc Dardenne, Alain Finkielkraut, Jean-Luc Marion…


Ne peut être vendu séparément. © Basso Cannarsa/Opale/Leemage. Illustration : StudioPhilo/William L.

QU’EST-CE QU’UNE SAINE COLÈRE ?

Colère et Temps

CAHIER CENTRAL

PETER SLOTERDIJK (extraits)


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