#127 mars 2019

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LE GRAND DÉBAT NATIONAL

Nous l’avons testé à Lille, version philo

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SOHRAWARDI LE GÉNIE DE LA MYSTIQUE PERSANE

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MENSUEL N° 127 Mars 2019

L’étrange logique de la mémoire

L’amour au temps du consumérisme Entretien avec Eva Illouz


ÉDITO

L’œil de

Berberian Par Alexandre Lacroix Directeur de la rédaction

L’espace du passé e voilà assis au fond d’un café en train d’essayer de faire remonter mon souvenir le plus lointain : l’image en est floue, brouillée, légèrement jaunie comme les photographies anciennes ; il s’agit du salon d’une loge de concierge où j’étais gardé, avec d’autres enfants. Il y avait un radiateur en fonte, des murs grisâtres écaillés, du lino sur le sol et un tapis à poils angoras sur lequel nous jouions, ainsi qu’un poste de télévision – qui me paraissait énorme, dans son caisson imitation palissandre posé sur une table basse à côté d’une plante verte de type avocatier – toujours allumé. Je ne me souviens pas du visage de la gardienne, mais de la télévision, oui ; elle était peut-être notre principale nounou. Nous autres les enfants, je nous vois à quatre pattes ou assis à nous disputer une girafe Sophie, des voitures Majorette, un ballon mou, un xylophone Fisher-Price ; nous formions une sorte de masse compacte de bras et de jambes un peu morveuse, un peu brutale, une marmaille. J’avais deux ans et demi. Une fille un peu plus âgée – elle devait avoir cinq ans –, aux cheveux très bouclés, nous dominait physiquement et nous collait des claques. Je détestais cet endroit, et d’ailleurs, quand j’en ai reparlé bien plus tard à ma mère, elle m’a dit que cela se voyait, que j’étais triste et passif dans cette loge et qu’elle ne m’y a pas laissé longtemps, cela n’a duré que quelques mois avant de trouver un autre mode de garde. C’était en 1978. Il y a quarante ans. Mais, tandis que je recompose ce souvenir qui s’assemble peu à peu comme les mots de ce texte, je me rends compte que ce sont les lieux, la topographie qui me reviennent spontanément à l’esprit. Cette loge de gardienne, je saurais encore y aller depuis notre immeuble du XVe arrondissement de Paris. Elle se trouvait, j’en suis presque certain, au pied de l’immeuble à angle aigu qui se trouve au croisement de la rue Desnouettes et de la rue de Langeac. Les dimensions de la pièce où nous restions, sa forme atypique, trapézoïdale et non rectangulaire, son étroitesse se présentent à moi avec netteté, tandis que l’identité de la gardienne, des autres enfants, les personnes qui m’entouraient là-bas et les relations qui se tissaient entre nous restent noyées dans l’incertitude. Si bien que je me demande si nous avons vraiment la mémoire du passé, ou, plus exactement, si la mémoire engage un rapport au temps davantage qu’à l’espace. Peutêtre la mémoire vécue est-elle plus spatiale que temporelle. Si le passé reste en nous, c’est qu’il a une étendue, que notre vie s’est déposée dans des lieux, qu’elle les a habillés pour nous de couleurs affectives et de pensées. Et si cette impression est exacte, se souvenir, ce n’est pas ressusciter ce qui n’a plus de réalité concrète, opération hautement hypothétique, mais, de façon plus simple, parcourir quelques lieux mentalement : le passé, on s’y promène.

© Serge Picard pour PM ; illustration : Charles Berberian pour PM.

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N’hésitez pas à nous transmettre vos remarques sur

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Philosophie magazine n° 127 MARS 2019

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10, rue Ballu, 75009 Paris Tél. : 01 43 80 46 10 www.philomag.com

EVA ILLOUZ

PIERRE-HENRI TAVOILLOT

Sociologue de renommée internationale, elle est directrice de recherches à l’EHESS et enseigne à Princeton (États-Unis) et à l’Université hébraïque de Jérusalem. Ses recherches portent sur l’amour au temps du capitalisme et de la société de consommation (Pourquoi l’amour fait mal), et le diktat du bonheur (Happycratie. Comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies). La sortie des Marchandises émotionnelles, qu’elle a dirigé, est l’occasion de revenir sur sa pensée singulière.

Maître de conférences en philosophie à la Sorbonne-Paris-4, il est notamment l’auteur de Qui doit gouverner ? et des Métamorphoses de l’autorité. Il publie aujourd’hui un essai dont le titre résonne fortement avec l’actualité : Comment gouverner un peuple-roi ? Traité nouveau d’art politique. Au cours de notre Grand Débat à Lille, il s’est interrogé sur les moyens d’encourager la participation sans donner libre cours aux minorités agissantes.

P. 66

P. 26

PACÔME THIELLEMENT P. 72

Cet essayiste, poète, dessinateur et vidéaste se qualifie de « Monsieur Jourdain de la pop culture ». Également fasciné par la mystique, il présente avec une rare finesse la vision du monde de Sohrawardi, un philosophe persan nourri des références croisées de l’Antiquité grecque, du zoroastrisme et de l’islam chiite. Chez Sohrawardi s’épanouit la notion de « monde imaginal », qui donne toute leur importance aux prophéties mais aussi aux œuvres d’art.

DENIS MAILLARD

P. 26

P. 26

Observateur du monde du travail, il a publié Quand la religion s’invite dans l’entreprise. Les manifestations des « gilets jaunes », qu’il a suivies, lui ont inspiré Une colère française. Il souligne, lors de notre Grand Débat qui s’est tenu à Sciences Po Lille, que nous sommes passés d’un modèle d’égalité sociale, lié à l’État providence, à un modèle d’égalité libérale, dans lequel les citoyens demandent de l’éducation, de l’autonomie et à être accompagnés dans leur projet professionnel.

FABIENNE BRUGÈRE

RAPHAËL ENTHOVEN P. 58

Ancien chroniqueur de notre magazine, il anime l’émission Philosophie sur Arte et vient de publier ses Nouvelles Morales provisoires. Il a coécrit avec son père un Dictionnaire amoureux de Proust, prix Femina 2013, et commente dans notre dossier quelques extraits de la Recherche particulièrement évocateurs des mécanismes intimes de nos souvenirs.

Philosophe, maître de conférences à Paris-8, elle a présidé le Conseil du développement durable de Bordeaux de 2008 à 2013. Elle a contribué à la diffusion des théories du care (« soin ») en France. Elle a publié notamment Dictionnaire politique à l’usage des gouvernés, et plus récemment La Fin de l’hospitalité. Lors de notre Grand Débat à Lille, elle a proposé la création d’une nouvelle assemblée, le « Parlement des invisibles ».

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Diffusion : Presstalis. Contact pour les réassorts diffuseurs : À Juste Titres, 04 88 15 12 42, Julien Tessier, j.tessier@ajustetitres.fr RÉDACTION redaction@philomag.com Directeur de la rédaction : Alexandre Lacroix Rédacteurs en chef : Martin Legros, Michel Eltchaninoff Conseillers de la rédaction : Philippe Nassif, Sven Ortoli Chefs de rubrique : Martin Duru, Catherine Portevin Rédacteurs : Samuel Lacroix, Octave Larmagnac-Matheron Secrétaires de rédaction : Noël Foiry, Marie-Gabrielle Houriez Création graphique : William Londiche / da@philomag.com Graphiste : Alexandrine Leclère Responsable photo : Stéphane Ternon Rédactrice photo : Mika Sato Rédacteur Internet : Cédric Enjalbert Webmaster : Cyril Druesne Ont participé à ce numéro : Adrien Barton, Charles Berberian, Manuel Braun, Paul Coulbois, Clara Degiovanni, Victorine de Oliveira, Éric Flogny, Philippe Garnier, Gaëtan Goron, Jules Julien, Frédéric Manzini, Catherine Meurisse, François Morel, Tobie Nathan, Aïda N’Diaye, Charles Pépin, Serge Picard, Claude Ponti, Antoine Rogé, Oriane Safré-Proust, Séverine Scaglia, Isabelle Sorente, Nicolas Tenaillon, Matthieu Zazzo ADMINISTRATION Directeur de la publication : Fabrice Gerschel Responsable administrative : Sophie Gamot-Darmon Responsable abonnements : Léa Cuenin Fabrication : Rivages Photogravure : Key Graphic Impression : Maury imprimeur, Z.I., 45300 Manchecourt Commission paritaire : 0521 D 88041 ISSN : 1951-1787 Dépôt légal : à parution Imprimé en France/Printed in France / Philosophie magazine est édité par Philo Éditions, SAS au capital de 340 200 euros, RCS Paris B 483 580 015 Siège social : 10, rue Ballu, 75009 Paris Président : Fabrice Gerschel RELATIONS PRESSE Canetti Conseil, 01 42 04 21 00 Françoise Canetti, francoise.canetti@canetti.com PUBLICITÉ Partenariats/Publicité Audrey Pilaire, 01 71 18 16 08, apilaire@philomag.com MENSUEL NO 127 - MARS 2019 Couverture : © Jose Manuel Gonzales Navarro

Origine du papier : Italie. Taux de fibres recyclées : 0 %. Tous les papiers que nous utilisons dans ce magazine sont issus de forêts gérées durablement et labellisés 100 % PEFC. Le taux majoritaire indiqué Ptot est de 0,009.

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SERVICE ABONNÉS abo@philomag.com / 01 43 80 46 11 Philosophie magazine, 4, rue de Mouchy, 60438 Noailles Cedex - France Tarifs d’abonnement : prix normal pour 1 an (10 nos) France métropolitaine : 57 € TTC (TVA 2,1 %). UE et DOM : 69 €. COM et Reste du monde : 77 €. Formules spéciales pour la Belgique et la Suisse Belgique : 070/23 33 04 abobelgique@edigroup.org Suisse : 022/860 84 01 abonne@edigroup.ch

2017 La rédaction n’est pas responsable des textes et documents qui lui sont envoyés. Ils ne seront pas rendus à leurs propriétaires.

© Mathieu Zazzo pour PM ; CP ; Quentin Caffier ; Marc Ausset Lacroix/Bestimage ; DRFP/OdileJacob ; Eric Flogny pour PM.

ILS ONT PARTICIPÉ À CE NUMÉRO


Chefs-d’œuvre oubliés de Vasarely p. 90

Vélo elliptique de Larry Squire p. 54

CE M OIS- C I

Converse avec les classiques p. 50

Abat-jour ayant connu les couvre-feux de l’Occupation p. 96

Pantoufles du hipster p. 22

Masques et tuba pour explorer le monde imaginal p. 72

Minitel rose des amours enfuies p. 66

Trottinette du transhumanisme p. 36

Vieilles factures et arriérés de l’antisémitisme p. 82

Valise du poète nomade p. 98

Blouses râpées d’Oppenheimer p. 84

Tombeau de Casimir et de Goldorak p. 3


SOMMAIRE P. 3 Édito

P. 8 Questions à Charles Pépin

P. 10 Questions d’enfants à Claude Ponti P. 12 Courrier des lecteurs

Fauteuil club de l’apprenti démocrate p. 26

Déchiffrer l’actualité P. 14 TÉLESCOPAGE

P. 16 PERSONNALITÉ

Pascaline Lepeltier

P. 18 REPÉRAGES

P. 20 AU FIL D’UNE IDÉE

Les frontières

P. 22 ETHNOMYTHOLOGIES

par Tobie Nathan

Prendre la tangente P. 26 GRAND DÉBAT

En direct de la démocratie, Face à la crise, les propositions des citoyens et des philosophes Fabienne Brugère, Pierre-Henri Tavoillot et Denis Maillard réunis à Lille P. 36 PORTRAIT Aubrey de Grey, un scientifique en croisade contre le vieillissement P. 40 MOTIFS CACHÉS par Isabelle Sorente

P. 44 Je ne me rappelle plus de demain P. 46 Dialogue autour du programme

« 13 novembre » avec ses concepteurs Denis Peschanski et Francis Eustache P. 50 Généalogie du souvenir, de Descartes à Ricœur P. 54 Interview du neuroscientifique Larry R. Squire P. 58 Le goût de la madeleine, Marcel Proust commenté par Raphaël Enthoven Cahier central Agrafé entre les pages 50 et 51, notre supplément : Essai sur l’entendement humain (extraits) de John Locke

Cheminer avec les idées P. 66 ENTRETIEN

Eva Illouz

P. 72 LE CLASSIQUE SUBJECTIF

Sohrawardi vu par Pacôme Thiellement P. 78 BOÎTE À OUTILS Divergences / Sprint / Intraduisible / Strates P. 80 BACK PHILO

Livres

P. 82 ESSAI DU MOIS

Nounours du petit Marcel p. 58

Réflexions sur la question antisémite / Delphine Horvilleur P. 83 ROMAN DU MOIS Âmes / Tristan Garcia P. 84 ENTRE LES LIGNES La Guerre qui ne peut pas avoir lieu / Jean-Pierre Dupuy P. 86 Nos choix

© Illustration : Paul Coulbois pour PM

Disques rayés de la mémoire traumatique p. 46

DOSSIER L’étrange logique de la mémoire

Ce numéro comprend en cahier central un encart rédactionnel (agrafé entre les pages 50 et 51) de 16 pages complétant notre dossier « L’étrange logique de la mémoire », constitué d’une présentation et d’extraits d’Essai sur l'entendement humain, de John Locke.

P. 90 Notre sélection culturelle P. 92 Agenda

P. 94 LA CITATION CORRIGÉE

par François Morel

P. 95 Jeux

P. 96 Humaine, trop humaine

PHILOSOPHIE MAGAZINE N° 128 PARAÎTRA LE 28 MARS 2019

par Catherine Meurisse

P. 98 QUESTIONNAIRE DE SOCRATE

Alexandre Romanès

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Tangente

GRAND DÉBAT

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EN DIRECT EN DIRECT DE LA DE LA

DÉMOCRATIE Soucieux de contribuer à faire émerger des idées en réponse à la crise sociale et politique actuelle, Philosophie magazine a organisé sa version du « Grand Débat national », à Lille. Trois philosophes, Fabienne Brugère, Pierre-Henri Tavoillot et Denis Maillard ont accompagné les représentants de la rédaction afin de nourrir les discussions. Ouvert à tous, participatif, souvent fécond, mais aussi tâtonnant, ce débat hébergé par Sciences Po Lille a montré que le public attend une réforme en profondeur des in­stitutions. Et donné quelques pistes. Par Michel Eltchaninoff, Alexandre Lacroix et Martin Legros / Photos Éric Flogny

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Tangente

PORTRAIT

Aubrey de Grey

À MORT LA MORT ! Vaincre le vieillissement pour nous permettre de vivre mille ans, c’est la croisade dans laquelle s’est engagé ce biologiste britannique qui a enseigné à Cambridge. Comment ? Grâce à un mélange détonnant de thérapies de rénovation cellulaire et de philosophie utilitariste. À l’occasion de la 3e édition du Festival des idées Paris consacré à la « Jeunesse éternelle », ce scientifique pour le moins original nous a dévoilé son plan de bataille. Par Victorine de Oliveira / Photo Manuel Braun

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’il disposait d’un temps infini, l’homme resterait stérile, et l’action aurait tôt fait de s’endormir dans une passivité végétative pompeusement baptisée “éternité”. Sur cette lancée, le plus monstrueux des supplices serait bien d’être condamné à ne jamais mourir », écrit Vladimir Jankélévitch dans L’Aventure, l’Ennui, le Sérieux (1963). Une idée que le biologiste et gérontologue britannique Aubrey de Grey balaierait probablement d’un mot : « Bullshit ! » Lui qui travaille à vaincre le vieillissement ne tient pas à se donner des airs de coach fringant. Allonger la durée de vie n’est pas pour lui une question d’activité physique et d’alimentation saine – il ne se prive d’ailleurs pas de commander deux whiskys lors de cette petite heure d’entretien –, mais plutôt de chimie cellulaire. Ses annonces ont l’art de susciter un mélange d’indignation, de mépris, d’envie et d’admiration parmi la communauté scientifique. Son parcours est atypique : venu à la biologie sur le tard, il entame des études d’économie et de programmation qui le mènent à une carrière d’informaticien et à des recherches sur l’intelligence artificielle. Sa mère rêvait de faire de lui un pianiste. Il a beau être un prodige dans plusieurs domaines – il joue aux échecs dès l’âge de 5 ans –, la musique lui échappe : « J’ai compris que je n’étais pas assez bon, qu’il y avait déjà plein de bons pianistes et que je n’améliorerais pas vraiment le cours de l’histoire de l’humanité si je persistais dans cette

voie. J’ai pris conscience que ce qui me tenait vraiment à cœur était d’améliorer la qualité de la vie des gens plutôt que devenir un pianiste moyen. Peu à peu, cela s’est mué en volonté de devenir un scientifique », se souvient Aubrey de Grey. Une vie de plusieurs centaines d’années serait selon lui un horizon envisageable à court terme. À l’en croire, la première personne à vivre mille ans serait déjà née et aurait aujourd’hui entre 25 et 40 ans.

UNE « TRANSE PRO-VIEILLISSEMENT »

Le foisonnement capillaire du sorcier Dumbledore (personnage des aventures de Harry Potter), l’allure dégingandée de Steve Jobs et un sens de la provocation qui frôle le marketing : difficile d’ignorer le personnage Aubrey de Grey. Depuis la Californie où il vit désormais, il promène sa longue barbe dans le monde entier au fil de la cinquantaine de conférences qu’il donne par an. Ne pas se fier à ses airs lunaires : il ne manque jamais de terminer une présentation par un appel aux dons pour le laboratoire de recherche qu’il a fondé en 2005, SENS (pour Strategies for Engineered Negligible Senescence, soit « stratégies d’ingénierie en vue de rendre le vieillissement négligeable », lire l’encadré, p. 38), et d’envoyer quelques piques à ses adversaires. Car Aubrey de Grey est en croisade. « Je me considère volontiers comme un com­ battant », confie-t-il. L’ennemi à abattre ? Rien moins que « la nature », ainsi que la foule de

personnes pour qui le vieillissement ne pose pas de problème, victimes selon lui d’une « transe pro-vieillissement ». « La plupart des scientifiques s’intéressent aux problèmes de santé liés à l’âge, mais en les distinguant du vieillissement, affirme-t-il. Les maladies liées à l’âge sont une mauvaise chose, puisque ce sont des maladies. Mais pas question de toucher au vieillissement lui-même, qui est dans leur tête une chose complètement différente. Ils ont pour cela des arguments tout prêts : “Si les gens vivent trop longtemps, il n’y aura plus assez de place pour tout le monde”, “Ne serait-ce pas ennuyeux de vivre si longtemps ?”, ou “La mort ne donne-t-elle pas son sens à la vie ?”… Bref, ce genre de conneries. D’un point de vue biologique, il n’y a pourtant rien qui sépare le vieillissement des maladies qui lui sont liées. La distinction est sémantique, ces maladies ne sont que des formes diverses de vieillissement. Cette façon de penser est le symptôme de ce que j’appelle la “transe pro-vieillissement”, soit une façon pour les gens de ne pas vraiment penser à la vieillesse ni à leur mort, de ne pas considérer à quel point leur vie est si tristement courte. Le vieillissement est une chose horrible, mais si vous arrivez à vous convaincre que c’est en réalité une bénédiction, vous ne vous en inquiétez plus tant que cela. » Jankélévitch peut aller se rhabiller, Aubrey de Grey lui préférerait sans doute l’écrivain Philip Roth qui reconnaissait avec amertume que « la vieillesse n’est pas une bataille, elle est un massacre ».

RÉPARER LE VIVANT

En croisé organisé, Aubrey de Grey dispose d’un plan de campagne. Cela commence par une certaine idée du corps humain que ne renieraient pas des philosophes mécanistes matérialistes comme Diderot ou La Mettrie, l’auteur de L’Homme-Machine (1748). « Le vieillissement des êtres vivants peut se comparer à celui d’une voiture, avance de Grey. Toute machine, qu’elle ait ou non une durée de vie déterminée, subit les dommages du temps. Elle est conçue pour en tolérer un certain nombre, jusqu’à ce que son fonctionnement et ses performances déclinent, pour finir par ne plus “marcher” du tout. Le corps humain fonctionne de la même façon, à un degré extrêmement complexe, que nous ne connaissons pas encore parfaitement. » La solution paraît alors simple aux yeux du biologiste : il suffirait de se concentrer non sur le processus général du vieillissement afin de le prévenir, mais sur les dommages causés afin de les réparer au fur et à mesure. « Je propose de faire de la maintenance préventive. Si nous restaurons la structure du corps humain au niveau cellulaire dès le plus jeune âge, le tour est joué ! Plusieurs types de dommages

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Dossier

L’étrange logique deJ’YlaPENSEmémoire ET PUIS J’OUBLIE PARCOURS DE CE DOSSIER

P. 44

« Je n’ai plus de mémoire ! » Habitués à vivre dans l’urgence, le temps réel des communications, nous sommes de plus en plus nombreux à avoir le sentiment de ne pas arriver à bien retenir les circonstances de notre quotidien, d’être gagnés par l’oubli… Et s’il fallait, pour avoir accès au passé, retrouver le temps long, une capacité à se projeter dans l’avenir ?

P. 46

« 13 novembre », c’est un programme de recherche ambitieux qu’ont lancé le neuropsychologue Francis Eustache et l’historien Denis Peschanski au lendemain des attentats du 13 novembre 2015. Comment naissent, s’interpénètrent et changent la mémoire collective et les mémoires individuelles d’un traumatisme de masse ?

P. 50

La mémoire est-elle le socle de notre identité ? Autrement dit, ne suis-je personne sans mes souvenirs ? Cette question a traversé l’histoire de la philosophie : de Descartes à Ricœur en passant par Nietzsche, nous proposons une généalogie pour s’y retrouver.

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P. 54

Larry Squire, chercheur en neurosciences, est l’un des meilleurs spécialistes au monde de la mémoire. Il a proposé une distinction, qui fait aujourd’hui autorité, entre « mémoire déclarative » et « mémoire non déclarative ». Il fait le point, dans un entretien, sur ce que nous savons de la biologie des souvenirs.


© Jose Manuel Gonzales Navarro

P. 58

Physique, sensuelle, sensorielle, amoureuse, défaillante, teintée d’enfance… Chez Proust, la mémoire est toujours intime et sensible, elle fait même – à l’instar de la saveur de la madeleine – le charme de l’existence. Raphaël Enthoven nous éclaire sur quelques passages pénétrants de la Recherche.

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Dossier

L’ÉTRANGE LOGIQUE DE LA MÉMOIRE

FRANCIS EUSTACHE

DENIS PESCHANSKI

Neuropsychologue, directeur d’études à l’École pratique des hautes études (EPHE), spécialiste de la mémoire, directeur de l’unité mixte Inserm-EPHE-Université de Caen en neuropsychologie cognitive et imagerie de la mémoire humaine, et président du conseil scientifique de l’Observatoire B2V des mémoires. Il a notamment publié Les Chemins de la mémoire (Le Pommier, 2012), une synthèse passionnante de nos connaissances de cette fonction mentale sous le prisme de ses troubles.

Historien, directeur de recherche au CNRS, il est aussi président des conseils scientifiques du Mémorial de Caen et du Mémorial du Camp de Rivesaltes, il dirige l’équipement d’excellence MATRICE et, avec Francis Eustache, le programme « 13 novembre » sur la mémoire des attentats de 2015. Auteur de La France des camps (Gallimard, 2002), il a également participé avec Francis Eustache, aux éditions du Pommier, à plusieurs volumes collectifs : Mémoire et Oubli (2014), Mémoire et Émotions (2016) et La Mémoire au futur (2018).

FRANCIS EUSTACHE / DENIS PESCHANSKI

Les attentats du 13 novembre 2015 ont bouleversé la France entière. Mais quels souvenirs précis en gardons-nous trois ans après ? C’est le sens du grand programme de recherche, toujours en cours, dirigé par l’historien Denis Peschanski et le neuroscientifique Francis Eustache auprès des victimes, de leurs proches mais aussi plus largement de la société civile. Une démarche unique au monde qui livre des résultats étonnants. Propos recueillis par Martin Legros

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© Olivier Corsan/Le Parisien/Maxppp

Que reste-t-il de nos blessures ?


Le 16 novembre 2015, en hommage aux victimes du Bataclan.

© Stéphane Allaman/SIPA

DENIS PESCHANSKI : Au lendemain des attentats du 13 novembre 2015, nous avons voulu répondre avec nos armes, celles de la connaissance et de la recherche. Nous collaborions déjà depuis plusieurs années, convaincus qu’on ne peut pas séparer la dynamique cérébrale de la mémoire – dont Francis est spécialiste – et ses dynamiques sociale et historique – qui m’intéressent comme historien. La manière dont un événement traumatique s’imprime dans le cerveau des individus interfère avec la manière dont la société l’intègre, et inversement. Aussi, avons-nous voulu mettre en place un projet qui se donne les moyens de saisir l’interaction des mémoires individuelles et collectives des attentats de 2015 visant le Bataclan, les terrasses et le Stade de France. FRANCIS EUSTACHE : En tant que neuropsychologue, je m’intéresse à des individus singuliers, chacun ayant une mémoire unique. Mais, pour comprendre cette mémoire individuelle et ses distorsions potentielles, il faut comprendre comment

la mémoire collective interagit avec elle. Nous plaidons ensemble pour une nouvelle science de la mémoire. D. P. : C’est le sens du programme « 13 novembre ». Il est unique au monde. Étalé sur douze années, transdisciplinaire, associant sciences humaines et neurosciences, il comporte plusieurs volets. L’étude « 1000 », d’abord, qui se propose de suivre, au travers d’entretiens filmés, l’évolution sur dix ans de la mémoire de 1 000 témoins volontaires ; l’étude « Remember », ensuite, recherche biomédicale menée pendant cinq ans à Caen par les équipes en imagerie médicale du laboratoire de Francis, auprès de 200 témoins, dont 120 exposés directement et susceptibles de développer un symptôme de stress post-traumatique ; un troisième volet, mené en partenariat avec le Crédoc [Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie], permet de croiser ces mémoires individuelles avec la mémoire collective pour sonder l’évolution de la mémoire des attentats dans

l’opinion publique. Quatre autres études s’attachent à la santé publique, au rôle des médias, à la réaction du monde scolaire et aux œuvres littéraires de fiction et de non-fiction. F. E. : Commençons peut-être par l’enquête « 1000 », l’un des deux piliers de notre programme avec le projet « Remember »… D. P. : Nous avons distingué quatre cercles parmi nos 1 000 volontaires. Le premier cercle regroupe les plus exposés : victimes directes qui étaient dans la fosse du Bataclan, sur les terrasses mitraillées et au Stade de France au moment des deux explosions, mais aussi témoins, parents endeuillés, services de secours, policiers, hommes politiques, élus et services municipaux intervenus sur place. F. E. : Ce sont ces personnes qui sont potentiellement exposées selon la cinquième édition du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux – le DSM-5, la bible de la psychiatrie – au trouble de stress

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Dossier

L’ÉTRANGE LOGIQUE DE LA MÉMOIRE


LARRY R. SQUIRE Il est professeur de psychiatrie, de neurosciences et de psychologie à l’université de Californie à San Diego. Avec plus de 480 articles scientifiques publiés dans des revues, ses travaux sur la mémoire font aujourd’hui autorité. Il a présenté, dans un livre accessible et fascinant, ce que la science nous apprend sur la mémoire et sa biologie dans La Mémoire. De l’esprit aux molécules, un ouvrage cosigné avec le prix Nobel de médecine Eric R. Kandel et disponible en Champs-Flammarion.

« L’être humain est très fort pour faire un voyage mental dans le passé »

© Daniel Mulder ; collection personnelle - CC BY-SA 3.0.

Comment notre cerveau enregistre-t-il nos souvenirs ? Pourquoi en efface-t-il certains tandis que d’autres restent vivaces ? Neuroscientifique le plus en pointe sur la mécanique subtile de la mémoire, l’Américain Larry R. Squire nous livre l’essentiel des découvertes contemporaines. Propos recueillis et traduits par Alexandre Lacroix

l y aurait ceux qui ont une bonne mémoire visuelle et ceux qui ont la mémoire des visages ou des noms propres… Est-ce confirmé par la science ? LARRY R. SQUIRE : C’est vrai… en un certain sens. Ce que nous appelons un « souvenir » n’est que le résultat final d’un processus qui commence avec l’attention. Or nos capacités d’attention et de mémorisation sont liées à nos centres d’intérêt ainsi qu’à nos habitudes. Un portraitiste aura une mémoire des visages plus développée. Les mathématiciens sont meilleurs pour se souvenir des chiffres. Un exemple que j’aime bien est celui du tennis : si vous regardez un match à la télévision, vous serez peut-être passionné par les retournements de situation, mais un tennisman professionnel à la fin du match pourra vous proposer une analyse de la première balle du troisième set. La qualité de la mémorisation s’accroît avec l’expertise.

Ce n’est donc pas une aptitude innée ? La génétique a une influence assez large, aussi nos gènes déterminent-ils certainement des aptitudes expliquant que tel deviendra mathématicien et tel autre tennisman. Mais c’est à travers l’entraînement que l’aptitude à mémoriser se développe. Vous développez une distinction, qui fait autorité en neurosciences, entre la « mémoire déclarative » et la « mémoire non déclarative ». Pouvezvous expliquer ces deux catégories ? Lorsqu’on emploie le mot « souvenir », nous nous référons à la mémoire déclarative. C’est la mémoire consciente, celle qui nous permet d’évoquer les événements passés et ce que nous avons appris. Cette mémoire déclarative est localisée dans une partie du cerveau, l’hippocampe, ainsi que dans les lobes temporaux. Quand certains patients ont une lésion de l’hippocampe, ils

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Vous essayez de vous rappeler le nom d’un magasin, et c’est le visage de la vendeuse qui vous apparaît. Vous ne savez plus à quoi ressemblait votre dernier amour mais vous reconnaissez immédiatement un ami d’enfance. Ces bizarreries de la mémoire, Marcel Proust les a exposées dans son grand cycle romanesque À la recherche du temps perdu. En s’appuyant sur cinq grandes questions, nous avons demandé au philosophe Raphaël Enthoven, co-auteur du Dictionnaire amoureux de Proust (Prix Femina Essai 2013, Plon-Grasset), de commenter les extraits dans lesquels l’écrivain raconte les tours que nous joue le passé. Propos recueillis par Michel Eltchaninoff et Cyprien Machtalere

RAPHAËL ENTHOVEN Philosophe, chroniqueur à Philosophie magazine pendant près de dix ans, il vient de faire paraître aux Éditions de L’Observatoire le second volume de ses Morales provisoires. Il présente également l’émission Philosophie sur Arte (le samedi aux environs de 23h15).

Pourquoi une odeur ou une saveur ont-elles le pouvoir de faire remonter, involontairement, des souvenirs très anciens ? L’EXTRAIT DE PROUST / DU CÔTÉ DE CHEZ SWANN

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t tout d’un coup le souvenir m’est apparu. Ce goût, c’était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray (parce que ce jour-là je ne sortais pas avant l’heure de la messe), quand j’allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m’offrait après l’avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul. La vue de la petite madeleine ne m’avait rien rappelé avant que je n’y eusse goûté […]. Mais,

© Otto Wegener/domaine public ; Marc Ausset Lacroix/Bestimage.

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LE COMMENTAIRE DE R A P H A Ë L E N T H O V E N

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n dit ordinairement que la madeleine « rappelle son enfance au Narrateur ». Or ce n’est pas exactement ce qui se passe ici. Il est d’abord heureux – avant même de savoir pourquoi. L’expérience de la madeleine est celle d’un bonheur qui précède la connaissance de sa cause. Il est bouleversé sans comprendre.

quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir. »

Puis, quand il comprend, il voit. Le Narrateur ne se souvient pas de Combray (le village de son enfance) à l’occasion d’un morceau de madeleine trempé dans du thé ; il voit Combray dans sa tasse de thé ! Il est à Combray. Le moi (de lui-même) qui s’y trouvait à l’époque est de nouveau son contemporain. La mémoire n’est ni un regret ni une nostalgie ; c’est une jouissance pure dont l’enjeu n’est pas d’importer le passé dans le présent mais de donner au présent la qualité d’un souvenir, à la façon d’un déjà-vu. C’est

la mémoire qui donne à un souvenir la valeur d’une présence, et c’est la mémoire qui donne à l’arbre ou au coucher de soleil que l’on regarde pour la première fois la dimension paradoxale d’un souvenir. Il en va de la mémoire chez Proust (et des stupeurs qu’elle ménage) comme de la réminiscence chez Platon. Dans les deux cas, l’expérience du souvenir, dont la quête est si douloureuse, est un délice et une connaissance. Chaque fois que l’interlocuteur de Socrate, convaincu par ses arguments, abandonne ses propres certitudes

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Idées

ENTRETIEN

EVA ILLOUZ L

’amour, la sexualité, les relations hommes/femmes, le bonheur, la connaissance de soi, les émotions… Sur ces sujets, habituellement pris en charge par la philosophie ou la psychologie, Eva Illouz fait entendre, de livre en livre, une voix singulière. L’amour ? Peut-être que c’est fini. Le bonheur ? Une industrie juteuse pour les psys, aux effets délétères. La libération sexuelle ? Pas sûr qu’elle ait été profitable aux femmes. L’émotion ? Un grand marché de l’authenticité. C’est toujours un peu désenchanteur, la sociologie, mais ça remet aussi nos ego flageolants dans l’histoire commune. On se sent moins seuls ! Eva Illouz, donc, est sociologue des émotions, une spécialité encore peu développée en France. L’on commence seulement à prendre ici la mesure d’une œuvre déjà reconnue aux ÉtatsUnis et surtout en Allemagne, où le journal Die Zeit a classée dès 2009 cette inclassable parmi les « douze penseurs de demain ». Ce mois-ci, elle livre les résultats de son groupe de recherche sur les « marchandises émotionnelles », qui font marché de nos affects en même temps qu’ils les font marcher. Et, en avant-première (dans un livre qui paraîtra au Seuil fin 2019), elle nous explique « pourquoi l’amour finit »,

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Nous croyons à l’amour sans vraiment y croire La sociologue Eva Illouz a choisi de s’intéresser à nos émotions autrement qu’en termes psychologiques et philosophiques. Et démontre comment le capitalisme et la société de consommation ont fait main basse sur nos vies psychiques et affectives. Propos recueillis par Catherine Portevin / Photos Matthieu Zazzo

pourquoi ce moteur de nos vies, qu’a promu le capitalisme, soutenu la société de consommation, accompagné la libération sexuelle, eh bien nous n’y croyons plus vraiment. Eva Illouz est sociologue avec la rigueur scientifique qui lui importe ; elle est aussi sociologue à la manière de la romancière qu’elle n’est pas : intuitive, lucide et un peu cruelle, mais empathique pour les contradictions de ses contemporains. Les hasards de la vie l’ont faite étrangère, dit-elle. Née au Maroc dans une famille juive, elle arrive à Sarcelles à l’âge de 10 ans, grandit dans les lycées de la République, soutient sa thèse de sociologie en Pennsylvanie, s’installe à Jérusalem en 1991, devient l’une des intellectuelles de gauche les plus critiques du gouvernement israélien, enseigne en Allemagne, en France ou aux États-Unis. Si le français est sa langue maternelle, elle pense en anglais et engueule ses enfants en hébreu. Académiquement inclassable, elle navigue hors des écoles et coteries, et des obligations qu’elles créent. Politiquement, elle a choisi le camp des droits de l’homme et de la critique du capitalisme. Difficile d’attraper Eva Illouz, de la fixer et d’imaginer qu’elle ne biffera pas le point final au bout de la phrase qu’elle vient de dire. On l’a attrapée au vol, un dimanche matin parisien, au bord du canal…


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© Illustration : William L. ; photo-droits d’inspiration : © Quentin Caffier ; domaine public.


Idées

LE CLASSIQUE SUBJECTIF

S O H R AWA R D I V U PA R PAC Ô M E T H I E L L E M E N T

« Sohrawardi m’a fait accéder au monde de l’âme » Selon le philosophe et poète perse Sohrawardi, toute création inspirée possède une signification cachée. Une pensée lumineuse et libératoire pour Pacôme Thiellement, philosophe et exégète de David Lynch aussi bien que des auteurs gnostiques chrétiens.

P A C Ô M E T H I E L L E M E N T

© Quentin Caffier

Il brasse les références et bâtit une pensée originale à la croisée de la pop culture et de la philosophie. Essayiste et vidéaste, il est l’auteur de plusieurs ouvrages dont La Main gauche de David Lynch. Twin Peaks et la fin de la télévision (PUF, 2010), Cinema hermetica (Super 8 Éd., 2016), La Victoire des sans roi. Révolution gnostique (PUF, 2017) et Sycomore Sickamour (PUF, 2018).

J

’ai longtemps fait de l’exégèse gnostique sans le savoir, comme une sorte de Monsieur Jourdain de la pop culture. J’analysais les chansons des Beatles ou des séries télévisées comme Twin Peaks ou Lost, comme si elles étaient des œuvres sacrées, mystiques. Ma formation n’est pourtant pas du tout liée à la pensée, à la littérature mystique ou à la métaphysique. Pour les lecteurs de ma génération, les philosophes les plus en vue étaient Deleuze, Nietzsche, Spinoza ou encore Agamben. Mais je sentais que je voulais aller vers quelque chose d’autre, sans toutefois me formuler précisément quoi. Par curiosité, j’ai lu les textes gno­s­ tiques, ces textes concurrents de la doxa du christianisme. De là, je me suis découvert un

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Visage et vulnérabilité / Quelle hospitalité pour les migrants ? / Les énigmes du corps / La trace de Dieu / Talmud et philosophie/Emmanuel SHORRIE SE

LEVINAS

M 06296 - 40H - F: 7,90 E - RD

3’:HIKQMJ=[U\^U^:?a@k@e@k@f";

France: 7,90 € / Andorre: 7,90 € / Belgique-Luxembourg-Portugal: 8,90 € / Allemagne: 9,20 € / Suisse: 14,90 FS Canada : 13,25 $CAN / TOM: 1100 CFP / DOM: 8,90 €

Au lendemain de la Shoah, il a refondé la philosophie à partir de l’éthique et de l’expérience du visage de l’autre Avec Judith Butler, Luc Dardenne, Alain Finkielkraut, Jean-Luc Marion…

ET AUSSI : LE DILEMME DESSINÉ PAR EMMANUEL GUIBERT / ET UN ENTRETIEN AVEC THOMAS OSTERMEIER

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et sur philomag.com


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