MENSUEL N° 128 Avril 2019
Qu’est-ce qu’une
société
LE PEUPLE, CET ACTEUR OUBLIÉ DE L’HISTOIRE DE FRANCE
Par Gérard Noiriel
LE BUREAU DES LÉGENDES
Quand la philosophie américaine inspire la meilleure série française
RENCONTRE AVEC ÉRIC ROCHANT
CAHIER CENTRAL Extraits de Théorie de la justice
D E J O H N R AW L S
QU’EST-CE QU’UNE SOCIÉTÉ JUSTE ?
JOHN RAWLS Théorie de la justice (extraits)
CAHIER CENTRAL
M 09521 - 128 - F: 5,90 E - RD
« Spinoza nous invite à augmenter notre puissance d’agir »
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MIGUEL BENASAYAG
Ne peut être vendu séparément. © Steve Pyke/Getty images. Illustration : StudioPhilo/William L.
Mensuel / France : 5,90 € Bel./Lux./Port. cont. : 6,50 € Suisse : 11 CHF Andorre : 6,20 € Allemagne : 6,90 € Canada : 11,50 $CA DOM : 8 € COM :1 000 XPF Maroc : 70 DH Tunisie 11,30 TND
JUSTE ?
ÉDITO
L’œil de
Berberian Par Alexandre Lacroix Directeur de la rédaction
Petite séance matinale d’éducation idéologique ertains refont le monde à l’apéro. C’est risqué et peut mener à la brouille, voire au coup de sang ! Non, mieux vaut refaire le monde le matin, au petit déjeuner. Vous réunissez les enfants autour d’un bol de céréales et vous leur soumettez les questions qui importent vraiment. « Alors, bien réveillés ? Parce qu’après tout, c’est vous qui allez le porter sur vos épaules, le monde de demain. Ça fait quelques jours déjà que nous parlons de créer une société parfaite, sans corruption, sans héritage, sans évasion fiscale, avec le revenu universel et un accès de tous à l’éducation. Maintenant, il reste un détail, les enfants, et je vais avoir besoin de toute votre imagination : dans cette cité parfaite, qui va ramasser les poubelles ? — Pourquoi, c’est pas bien de ramasser les poubelles ? — Je n’ai pas dit ça, mais il y a des boulots que personne n’a tellement envie de faire. Comme vidanger les fosses septiques. Tiens, on n’a qu’à poser le problème comme ça : qui va vidanger les fosses septiques et nettoyer les abattoirs ? — Euh… on n’a qu’à le faire chacun à tour de rôle. — Oui, c’est une idée les enfants, bien sûr ! Mais je vois un ou deux problèmes. Imaginez un chirurgien ou une infirmière : ils ont un rôle vital. Et même un policier, un pompier, un militaire, un professeur de physique nucléaire. Est-ce vraiment sérieux de leur demander de quitter leur poste quelques semaines ou quelques mois pour vidanger des fosses septiques ? — Alors, ce sont les moins intelligents qui devront s’en occuper. — Et comment on les sélectionne les moins intelligents ? — Bah… les études servent un peu à ça, non ? Ce sont ceux qui ont les plus mauvaises notes qui se retrouvent avec les mauvais boulots. — Écoutez, les enfants, on a dit qu’on voulait créer une société juste. JUSTE. Pas répéter les inégalités de notre société actuelle. — On n’a qu’à faire faire les boulots les plus durs aux étrangers pendant deux ou trois ans, et après on leur donne la nationalité française en échange. — Même remarque, c’est déjà un peu comme ça que ça marche. En pire, bien sûr, parce qu’on ne leur donne pas de papiers, pas de vrai statut et souvent pas non plus de contrats de travail officiels pendant ces premières années… — Moi, je sais ! Il y a une solution toute bête : puisque personne ne veut faire ces boulots, il suffit de les payer beaucoup, beaucoup mieux que les autres ! — D’accord, mais, dans ce cas, on sort de la logique du marché et la question sera : qui paie ? Parce que, quand un travail ne demande que de la force physique et aucune qualification, on peut toujours trouver quelqu’un pour s’en charger, même pour pas cher. Alors qu’un programmateur informatique ou un pilote de ligne ont des compétences rares, et, au fond, c’est cette rareté qui détermine leur prix. — J’ai la solution, il suffit de tirer au sort ! — Et une fois qu’on a tiré au sort la mauvaise place, on reste dans cette situation toute la vie ? Ce n’est pas injuste ? — Pas plus que d’avoir un handicap ou la foudre qui tombe sur sa maison et qui emporte tout. — Bon, vous savez quoi les enfants ? Je crois que notre modèle de société parfaite n’est pas encore complètement au point. Mais c’est pas grave, hein, on reprend le débat demain matin. En attendant, travaillez bien à l’école. »
© Serge Picard pour PM ; illustration : Charles Berberian pour PM.
C
N’hésitez pas à nous transmettre vos remarques sur
reaction@philomag.com
Philosophie magazine n° 128 AVRIL 2019
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P. 57
Professeure de philosophie à Paris-1, elle a publié des ouvrages de pensée politique, tels que La Justice ou Méthodes en philosophie politique. Elle s’est aussi intéressée aux discriminations, avec des essais comme Sans distinction de race ? et un livre destiné à la jeunesse, Les races, ça existe ou pas ? Elle revient sur les débats acharnés qu’a suscités la théorie de la justice proposée par John Rawls.
GASPARD KOENIG P. 60
Il se fait le défenseur du libertarisme, un courant de la pensée libérale américaine encore peu diffusé en France. Il a publié Le Révolutionnaire, l’Expert et le Geek et, récemment, les Voyages d’un philosophe aux pays des libertés. En 2013, il a fondé le think-tank GenerationLibre qui prône le revenu universel comme moyen d’avancer vers une société post-salariale, l’un des sujets dont il débat avec Sandra Laugier.
SANDRA LAUGIER P. 60
ÉRIC ROCHANT P. 28
L’espion, un maître dans l’art de la manipulation des mots ? C’est ce que montre Le Bureau des légendes, la célèbre série diffusée depuis 2015 sur Canal+, avec le personnage central de Malotru incarné par Mathieu Kassovitz. Or son créateur, révélé en 1989 avec Un monde sans pitié, se trouve être un fin connaisseur de la philosophie du langage. Il nous explique comment ces lectures l’ont inspiré.
Cette professeure de philosophie à Paris-1 a contribué à faire découvrir en France des courants de pensée américains méconnus, comme les théories du care (Le Souci des autres), la désobéissance civile (Pourquoi désobéir en démocratie ?) ou le perfectionnisme moral (La Voix et la Vertu). Face à Gaspard Koenig, elle défend le revenu universel dans une perspective non libérale et invite à lutter contre les inégalités.
MIGUEL BENASAYAG P. 72
GÉRARD NOIRIEL P. 66
Historien spécialiste de l’immigration en France, il vient de publier Une histoire populaire de la France dont la lecture donne un éclairage étonnant sur le mouvement des « gilets jaunes ». Il a analysé tous les soulèvements populaires français, des jacqueries du Moyen Âge aux sans-culottes, des grèves ouvrières à Mai-68. Son intérêt constant pour le peuple lui permet de comprendre le monde actuel.
Philosophe et psychanalyste, il a connu les prisons de la dictature argentine. Ses ouvrages les plus récents (Cerveau augmenté, homme diminué ou Fonctionner ou exister ?) nous alertent sur la volonté de quantifier le vivant, d’optimiser le quotidien, de mécaniser l’intelligence. Il revient sur la façon dont la lecture de Spinoza a nourri à la fois ses combats contre l’oppression et sa vision actuelle du corps et de la santé psychique.
Philosophie magazine n° 128 AVRIL 2019
Diffusion : Presstalis. Contact pour les réassorts diffuseurs : À Juste Titres, 04 88 15 12 42, Julien Tessier, j.tessier@ajustetitres.fr RÉDACTION redaction@philomag.com Directeur de la rédaction : Alexandre Lacroix Rédacteurs en chef : Martin Legros, Michel Eltchaninoff Conseillers de la rédaction : Philippe Nassif, Sven Ortoli Chefs de rubrique : Martin Duru, Catherine Portevin Rédacteurs : Samuel Lacroix, Octave Larmagnac-Matheron Secrétaires de rédaction : Noël Foiry, Marie-Gabrielle Houriez Création graphique : William Londiche / da@philomag.com Graphiste : Alexandrine Leclère Responsable photo : Stéphane Ternon Rédacteur Internet : Cédric Enjalbert Webmaster : Cyril Druesne Ont participé à ce numéro : Adrien Barton, Charles Berberian, Victorine de Oliveira, Sylvain Fesson, Philippe Garnier, Gaëtan Goron, Christian Ingrao, Jules Julien, Julien Lienard, Frédéric Manzini, Catherine Meurisse, François Morel, Tobie Nathan, Charles Pépin, Charles Perragin, Serge Picard, Antoine Rogé, Oriane Safré-Proust, Séverine Scaglia, Isabelle Sorente, Nicolas Tenaillon ADMINISTRATION Directeur de la publication : Fabrice Gerschel Responsable administrative : Sophie Gamot-Darmon Responsable abonnements : Léa Cuenin Fabrication : Rivages Photogravure : Key Graphic Impression : Maury imprimeur, Z.I., 45300 Manchecourt Commission paritaire : 0521 D 88041 ISSN : 1951-1787 Dépôt légal : à parution Imprimé en France/Printed in France / Philosophie magazine est édité par Philo Éditions, SAS au capital de 340 200 euros, RCS Paris B 483 580 015 Siège social : 10, rue Ballu, 75009 Paris Président : Fabrice Gerschel RELATIONS PRESSE Canetti Conseil, 01 42 04 21 00 Françoise Canetti, francoise.canetti@canetti.com PUBLICITÉ Partenariats/Publicité Audrey Pilaire, 01 71 18 16 08, apilaire@philomag.com MENSUEL NO 128 - AVRIL 2019 Couverture : © Daniel Forero ; Stéphanie Branchu/Top the Oligarchs Productions/Canal+
Origine du papier : Italie. Taux de fibres recyclées : 0 %. Tous les papiers que nous utilisons dans ce magazine sont issus de forêts gérées durablement et labellisés 100 % PEFC. Le taux majoritaire indiqué Ptot est de 0,009.
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2017 La rédaction n’est pas responsable des textes et documents qui lui sont envoyés. Ils ne seront pas rendus à leurs propriétaires.
© Gérard Figuérola; Philippe MATSAS/Opale/Leemage; Jean Luc VALLET/Opale/Leemage; Serge Picard; Julien Lienard; DR; Jean Luc VALLET/Opale/Leemage
MAGALI BESSONE
ILS ONT PARTICIPÉ À CE NUMÉRO
10, rue Ballu, 75009 Paris Tél. : 01 43 80 46 10 www.philomag.com
Abbaye de l’Ordre bienfaiteur des capucins p. 44
Oubliettes de l’Escape game p. 24
C E M OIS-C I Centre de rééducation du genre p. 90
Salle de fitness spinoziste p. 72
Phalanstère des sans-culottes p. 66
Cimetière des abeilles p. 22
Notre-Dame-duVoile d’Ignorance p. 50
Bois des Loups-Pourlhomme p. 96 Prison pour parapluies made in China p. 14
Éden-club du revenu universel p. 60
Château des Héritiers sans souci p. 58
Caravelle télécommandée en phase de test p. 36
SOMMAIRE
Océan fanatique p. 82
P. 3 Édito
Port du tatouage p. 78
P. 8 Hommage à Tomi Ungerer P. 10 Courrier des lecteurs
P. 11 Questions à Charles Pépin
Déchiffrer l’actualité P. 12 TÉLESCOPAGE
Nuagebleuville p. 8
P. 44 Tous égoïstes ?
P. 46 Test : quel justicier êtes-vous ?
P. 50 Et John Rawls inventa le bon partage
P. 57 Rawls, contesté mais toujours actuel ?
Le point de vue de Magali Bessone
P. 14 PERSONNALITÉ
P. 58 Est-il juste de taxer l’héritage ?
P. 16 REPÉRAGES
P. 60 Revenu universel, éducation,
Benny Tai
P. 18 PERSPECTIVES
Bouteflika-Napoléon III, même combat ! Quand Marx aide à comprendre la situation en Algérie / Crédit social : pourquoi les Chinois se plient-ils à la société de surveillance ? / Les machines vont-elles nous apprendre la politesse ? / Un ciel sans nuage à l’horizon 2100, une tragédie écologique et intime P. 22 AU FIL D’UNE IDÉE Les insectes P. 24 ETHNOMYTHOLOGIES par Tobie Nathan P. 25 Salwa al-Neimi nous parle du corps dans le monde arabe (en partenariat avec Les Rendez-vous de l’Histoire de l’Institut du monde arabe)
Meurtrières de la rationalité p. 40
DOSSIER Qu’est-ce qu’une société juste ?
Patrick Savidan face à Pascal Salin
démocratie participative… Sandra Laugier dialogue avec Gaspard Koenig
Cahier central Agrafé entre les pages 50 et 51, notre supplément : Théorie de la justice (extraits), de John Rawls
Cheminer avec les idées P. 66 ENTRETIEN
Gérard Noiriel
P. 72 LE CLASSIQUE SUBJECTIF
Spinoza vu par Miguel Benasayag
P. 78 BOÎTE À OUTILS
Divergences
P. 80 BACK PHILO
Prendre la tangente
Livres
Éric Rochant, le créateur du Bureau des Légendes, un agent double philosophe infiltré dans le monde des séries P. 36 RENCONTRE Stuart Russell, un spécialiste de l’intelligence artificielle en guerre contre les armes autonomes P. 40 MOTIFS CACHÉS par Isabelle Sorente
Déchéance de rationalité / Gérald Bronner P. 83 ROMAN DU MOIS Lincoln au Bardo / George Saunders P. 84 POINT DE VUE Récidive. 1938, de Michaël Fœssel lu par Christian Ingrao P. 86 Nos choix
P. 28 ENTRETIEN
P. 82 ESSAI DU MOIS
P. 90 Notre sélection culturelle P. 92 Agenda
P. 94 LA CITATION CORRIGÉE
par François Morel
P. 95 Jeux
© Bridgeman images
Ce numéro comprend en cahier central un encart rédactionnel (agrafé entre les pages 50 et 51) de 16 pages complétant notre dossier « Qu’est-ce qu’une société juste ? », constitué d’une présentation et d’extraits de Théorie de la justice, de John Rawls. Un encart La Croix (dépliant 4 volets, poids 8 g, format fermé : 130 x 130 mm) est jeté sur la une de ce numéro 128 de Philosophie magazine. Il est adressé à l'ensemble des abonnés France métropolitaine.
P. 96 Humaine, trop humaine
par Catherine Meurisse
P. 98 QUESTIONNAIRE DE SOCRATE
Bertrand Belin
PHILOSOPHIE MAGAZINE N° 129 PARAÎTRA LE 25 AVRIL 2019
Philosophie magazine n° 128 AVRIL 2019
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Tangente
RENCONTRE
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Philosophie magazine n° 128 AVRIL 2019
ÉRIC ROCHANT
Après avoir envisagé des études de philosophie, il est diplômé de l’Institut des hautes études cinématographiques (l’actuelle Femis), dans la promotion de 1983 (celle d’Arnaud Desplechin, de Noémie Lvovsky et de Pascale Ferran). Son premier long métrage, Un monde sans pitié, a remporté un grand succès critique et public en 1989, couronné par le césar de la meilleure première œuvre. Cependant, ses films suivants – Les Patriotes (1994), première incursion dans le monde de l’espionnage et gros budget, Anna Oz (1996) ou Total Western (2000) – ne suscitent pas le même engouement. C’est la télévision qui va remettre le réalisateur sur le devant de la scène. Il dirige pour Canal+ plusieurs épisodes de Mafiosa, le clan (2006-2014) avant de se voir confier les rênes du Bureau des légendes en 2015. Les quatre saisons de cette série (2015-2018) ont été plébiscitées par les spectateurs de nombreux pays et couvertes de récompenses.
Agent double Saviez-vous que le créateur de la série à succès Le Bureau des Légendes est un agent infiltré dans le milieu du cinéma et de la télévision afin de diffuser largement les messages de la philosophie du langage contemporaine ? Et que son héros Malotru travaille à la solde d’obscurs penseurs américains ? Révélations avec notre interrogatoire exclusif. Propos recueillis par Michel Eltchaninoff et Alexandre Lacroix / Photos Serge Picard
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© Daniel Forero
Dossier
Qu’est-ce qu’une
SOCIETE
JUSTE ? PARCOURS DE CE DOSSIER
P. 44
La justice sociale, nous y aspirons tous en théorie. En pratique, et à lire les contributions au Grand Débat national, c’est plus compliqué : il semble bien que chacun cherche à pousser ses intérêts particuliers. Comment sortir du conflit des égoïsmes ?
P. 60
L’idée d’un revenu universel a le vent en poupe. Mais elle a tendance à modeler deux modèles de société presque opposés suivant qu’elle est portée par les sociauxdémocrates ou les libéraux. Nous avons réuni les philosophes Sandra Laugier, ex-conseillère de Benoît Hamon, et Gaspard Koenig, à la tête du think-tank GenerationLibre, pour en débattre.
P. 46
Êtes-vous plutôt libertaire, égalitariste, pluraliste, socialdémocrate ? Un test pour mieux connaître les principes de justice qui vous animent.
P. 58
La suprême injustice, ne serait-ce pas l’héritage, qui fait que tous ne participent pas à la compétition sociale dans les mêmes conditions ? Le philosophe Patrick Savidan en est convaincu. Mais l’économiste Pascal Salin défend la liberté de transmettre ce qu’on a gagné à ses enfants.
P. 50
Connaissez-vous John Rawls ? C’est à ce très discret professeur de Harvard que l’on doit la reformulation contemporaine d’une philosophie du contrat social. Nous présentons la genèse passionnante de sa Théorie de la justice et les débats qu’elle a suscités.
P. 57
La philosophe Magali Bessone explique, en contrepoint, comment la pensée de Rawls pourrait inspirer la lutte contre les inégalités aujourd’hui.
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Dossier
QU’EST-CE QU’UNE SOCIÉTÉ JUSTE ?
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ET RAWLS INVENTA LE BON PARTAGE Avec sa Théorie de la justice, John Rawls a signé l’ouvrage de philosophie le plus discuté au monde, brandi jusque sur la place Tien’anmen par les étudiants chinois en 1989. Nous vous invitons à découvrir le penseur qui a bouleversé notre conception d’une société équitable, ainsi que les objections formulées par ses détracteurs, du libertarien Robert Nozick au « Nobel » d’économie Amartya Sen. Par Martin Legros
©Jérôme Sessini/Magnum Photos ; Steve Pyke/Getty Images
JOHN RAWLS
Philosophe américain (1921-2002), après des études à Princeton, il a enseigné dans les plus prestigieuses universités américaines (Cornell, Harvard) et à Oxford (Royaume-Uni). C’est à 50 ans qu’il publie son grand œuvre, Théorie de la justice. Il a également signé Libéralisme politique (1993 ; trad. fr. PUF, 1997) et La Justice comme équité (2001 ; La Découverte, 2003), parfaite introduction à sa pensée.
C «
’ est pas juste ! » Qui ne se souvient pas d’avoir eu, enfant, le sentiment que le sort des autres était plus avantageux que le sien. Pour John « Jack » Bordley Rawls (1921-2002), le philosophe qui a bouleversé la question de la justice sociale avec sa célèbre Théorie de la justice – parue en 1971, alors qu’il est âgé de 50 ans et qu’il est inconnu du grand public –, ce fut probablement le cas. Même si l’on sait peu de choses de ce penseur discret et sans charisme, une série d’événements traumatiques a sans doute joué un rôle déclencheur. Né à Baltimore dans une famille aisée de cinq enfants, d’un père avocat fiscaliste et d’une mère combat tante du droit des femmes, il n’a que 7 ans lorsqu’il contracte une diphtérie qu’il transmet à son frère cadet Bobby… qui en meurt. Dans le seul texte autobiographique qu’on ait retrouvé après sa mort, titré ironiquement « Just Jack » – à la fois un modeste « juste Jack » et un glorieux « Jack le juste », qui était aussi sa signature lorsqu’il écrivait à ses amis –, il revient sur la mort de son frère : « Je me rappelle vivement le jour où il fut enterré […]. J’ai commencé à pleurer sans pouvoir m’arrêter, d’autant plus quand Nannie [sa grand-mère] m’a dit que Bobby était mieux loti que je ne l’étais. Voilà une chose terrible à dire à un enfant ! » (cité par Rima Hawi, dans John Rawls. Itinéraire d’un libéral américain vers l’égalité sociale, Classiques Garnier, 2016).
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Dossier
QU’EST-CE QU’UNE SOCIÉTÉ JUSTE ?
Sandra Laugier/Gaspard Koenig
LIBERTÉ, ÉGALITÉ… ET QUOI D’AUTRE ? Revenu universel, éducation, démocratie participative… Sandra Laugier, spécialiste de la philosophie américaine et de la théorie du care, débat avec le penseur libéral Gaspard Koenig, fondateur du laboratoire d’idées GenerationLibre. Propos recueillis par Cédric Enjalbert
SANDRA LAUGIER
© Alex Majoli/Magnum Photos ; DR ; Hannah Assouline/Opale/Leemage.
Philosophe, professeure à l’université Paris-1-Panthéon-Sorbonne, elle est spécialiste de la philosophie du langage, des penseurs américains Emerson et Thoreau, et de la théorie du care. Avec le sociologue Albert Ogien, elle a notamment publié Pourquoi désobéir en démocratie ? (La Découverte, 2011), Le Principe démocratie. Enquête sur les nouvelles formes du politique (La Découverte, 2014) et Antidémocratie (La Découverte, 2017), sur la critique du populisme.
GASPARD KOENIG
Écrivain, il enseigne la philosophie libérale à Sciences-Po Paris et a fondé le think-tank GenerationLibre. Auteur de reportages qui mettent à l’épreuve des idées philosophiques, il a fait paraître Time to Philo (Larousse, 2017), un recueil de chroniques, ainsi que Voyages d’un philosophe aux pays des libertés (Éd. de L’Observatoire, 2018). Retrouvez son dialogue avec l’ex-PDG de Lafarge Bertrand Collomb, « L’entreprise doit-elle devenir paternaliste ? », sur Philonomist.com.
SANDRA LAUGIER : Je me suis engagée aux côtés de Benoît Hamon durant l’élection présidentielle, pour m’occuper du « Forum des idées », dont l’enjeu était d’impliquer les intellectuels et de défendre les propositions de la société civile. Le but du revenu universel, que le candidat défendait comme une mesure de justice sociale, était d’assurer à chacun, inconditionnellement, en tant que membre de la collectivité, les conditions minimales de la réalisation de soi, d’une vie digne, sans considération pour le mérite ou une situation spécifique.
pour lequel la justice sociale se résume à la liberté réelle. Du moment que l’on donne à chacun de quoi réaliser son potentiel et ses valeurs, il n’y a plus à se soucier de ce que possèdent les autres, de sorte que ce n’est pas tant l’inégalité en soi que l’on supprime mais plutôt le sentiment d’inégalité. Alors que nous nous éloignons du salariat et du filet de sécurité qu’il représente, le revenu universel lisse la distinction entre chômage et activité. S’il était appliqué, la « valeur travail » ne commanderait plus l’ensemble de l’organisation sociale.
GASPARD KOENIG : Je défends aussi le revenu universel au sein de Generation Libre. Peu à peu, les systèmes redistributifs s’y acheminent, même si des résistances paternalistes demeurent. À droite, elles consistent à dire : distribuer de l’argent ainsi n’est pas moral. À gauche : les gens pauvres ne sont pas à même de se débrouiller seuls, ils ne savent pas « gérer ».
S. L. : Faire du travail une valeur revient en outre à dévaloriser ceux qui n’en ont pas. Après, promouvoir le revenu universel à partir d’un pur exercice de liberté, comme vous le faites, repose sur une conception abstraite du sujet. J’en suis venue à le défendre plutôt à partir de la théorie du care, une éthique qui prend en considération la dignité des personnes, et en pensant notamment à la situation des femmes
S. L. : Il faut en effet faire confiance aux individus et les considérer comme compétents pour gérer leur vie. Le revenu universel ébranle aussi la « valeur travail ».
« Promouvoir le revenu universel à partir d’un pur exercice de liberté repose sur une conception abstraite du sujet »
G. K. : Les syndicats détestent le revenu universel parce qu’il sort la « valeur travail » de la structure architectonique de la société. John Rawls lui-même était contre car il concevait la société comme un tout. Il s’est opposé au philosophe Philippe Van Parijs lors de la controverse du « surfeur de Malibu » : est-il légitime de donner de l’argent au surfeur pour son loisir égoïste, qui théoriquement ne donnerait rien en échange ? Oui, selon Philippe Van Parijs,
SANDRA LAUGIER
mal payées. Car le revenu universel s’applique individuellement et non plus au seul chef de famille ou au foyer. Le revenu universel rompt avec le patriarcat, ce qui en fait une mesure socialement subversive. G. K. : Il offre le pouvoir de dire non au mari ou à l’employeur, de vous retirer à tout moment de l’ensemble auquel vous appartenez, quitte à être asocial. S. L. : Cette revendication d’autonomie est liée aux traditions individualistes américaines. Thoreau défend cette reprise en main, le « selfownership » [« propriété de soi »] ancrée dans la « self-reliance » [« autonomie »], c’est-à-dire la capacité de s’approprier ce que l’on est, son corps, sa position sur la Terre. G. K. : Pour Thomas Paine, l’un des premiers défenseurs du revenu universel au XVIIIe siècle, peu importe que certains deviennent riches si personne ne devient pauvre en conséquence. C’est contraire à nos réflexes moraux, mais parfaitement égalitaire. Au fond, si chacun disposait d’une somme jugée suffisante pour s’épanouir, il n’y aurait plus de sentiment d’inégalité. Philippe Van Parijs parle de société « envy free », sans ressentiment ni jalousie. C’est un idéal inatteignable, comme l’est le monde de l’égalité totale chez les marxistes. Mais il faut des idéaux ! S. L. : Reste que je peux avoir assez pour ma satisfaction personnelle et cependant être gênée par des façons de vivre ostentatoires et injurieuses vis-à-vis des plus défavorisés. L’apport du care consiste précisément à se pencher sur l’indifférence envers ceux qui ont vraiment
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Idées
ENTRETIEN
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L’histoire doit avoir une utilité civique
GÉRARD NOIRIEL
Paru quelques semaines avant le début du mouvement des « gilets jaunes », Une histoire populaire de la France a fait de Gérard Noiriel un historien des plus… populaires. Nous sommes allés rencontrer cet homme d’engagement, pionnier de l’histoire de l’immigration et de la socio-histoire.
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Propos recueillis par Catherine Portevin / Photos Julien Lienard
érard Noiriel est un lutteur, teigneux avec les forts, empathique avec les faibles, taillé pour le sport de combat, au mental comme au physique. C’est son côté sauvage. Il préfère raconter l’histoire dans les maisons de la culture de banlieue que sous les ors de la République, fuyant les intrigues académiques et les studios de télé, ne craignant ni les chaises vides ni les coups d’éclat. Au fond, dit de lui-même l’inventeur de la socio-histoire, « je suis un asocial ». Il reconnaît avoir gardé la susceptibilité à fleur de peau et la « relation pathologique au pouvoir » de ceux qui n’ont pas reçu au berceau la légitimité de leur rang. Il est engagé, à la « gauche de la gauche ». Il est chercheur comme d’autres sont hommes d’action… ce qu’il est aussi à sa manière. Dans son petit bureau de l’École des hautes études en sciences sociales à Paris, il semble à l’étroit, de passage. Concentré sur la conversation, son visage s’éclaire dès qu’il s’agit de raconter les détails de l’histoire, mais il est pressé et anxieux de repartir au front. Le front, à cet instant, c’est la sollicitation soudaine des médias : le mouvement des « gilets jaunes » ne ressemblant à rien de connu par eux, l’historien, qui vient de
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publier une Histoire populaire de la France, se retrouve convoqué pour en donner les clés. Soudain, des trucs démodés comme la lutte des classes, la critique de la domination, la révolte, le populaire redeviennent évidents. Tel est le destin de ce chercheur hors normes qu’est Gérard Noiriel : comme les grands classiques, on redécouvre périodiquement sa pertinence. Auteur d’une œuvre prolifique, il doit à ses origines vosgiennes et à son engagement au parti communiste ( jusqu’en 1980) ses premiers choix de recherche sur l’histoire ouvrière dans le bassin de la sidérurgie lorraine. C’est là qu’il rencontre d’évidence l’histoire de l’immigration dont il est le pionnier avec son livre Le Creuset français paru en 1988 et complété depuis par ses travaux sur le droit d’asile, l’antisémitisme et le racisme. Possible que ce travail patient, complet, obstinément français et populaire, sur l’histoire de France soit précieux pour comprendre la revendication « à l’ancienne » de justice sociale que portent les « gilets jaunes »… ainsi que la part inédite du mouvement. Son Histoire populaire de la France, qu’il décline en conférences pour tous et sur un blog (noiriel. wordpress.com), est le fruit d’une vie de recherche. Et lui donne son sens : être utile. C’est ce qu’on appelait jadis l’éducation populaire.
GÉRARD NOIRIEL
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© Illustration : Jules Julien pour PM ; photo-droits d’inspiration : © Jean Luc ValletOpale/Leemage ; Iconotec/Alamy Stock Photo/hemis.fr.
Idées
LE CLASSIQUE SUBJECTIF
SPINOZA V U P A R M I G U E L B E N A S AYA G
« Spinoza m’a fait comprendre que le corps est indissociable de la pensée » Spinoza est le compagnon de route de Miguel Benasayag. Aussi bien dans son engagement contre la dictature militaire en Argentine que dans sa pratique de psychanalyste ou dans sa position contre la conception du vivant du transhumanisme et des neurosciences, il s’inspire de l’auteur de l’Éthique et dénonce le retour du dualisme qui isole l’esprit.
© Jean Luc Vallet/Opale/Leemage
M I G U E L B E N A S AYA G Philosophe et psychanalyste, il est l’auteur, entre autres, de Passions tristes. Souffrance psychique et crise sociale (avec Gérard Schmit, La Découverte, 2003), d’un Abécédaire de l’engagement (Bayard, 2004), d’un Éloge du conflit (avec Angélique Del Rey, La Découverte, 2007) et de plusieurs ouvrages consacrés à la bioéthique : Cerveau augmenté, homme diminué (La Découverte, 2016), La Singularité du vivant (Le Pommier, 2017), Fonctionner ou Exister ? (Le Pommier, 2018).
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l me paraît essentiel de revenir à Spinoza et à sa pensée du corps, car nous glissons aujourd’hui sur une pente dangereuse. Contrairement à toute une tradition philosophique qui va de Platon à Descartes, Spinoza ne sépare pas l’âme du corps mais en fait une seule et même chose, il s’agit pour lui des deux attributs d’une même substance. “L’Âme et le Corps sont une seule et même chose qui est conçue tantôt sous l’attribut de la Pensée, tantôt sous celui de l’Étendue”, écrit-il dans l’Éthique. Or, depuis une trentaine d’années, on a tendance, en biologie et en robotique, à revenir au dualisme platonicien. Dans la recherche scientifique, tout s’oriente désormais vers le dépassement du corps comme s’il n’était qu’un
Philosophie magazine n° 128 AVRIL 2019
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Ne peut être vendu séparément. © Steve Pyke/Getty images. Illustration : StudioPhilo/William L.
QU’EST-CE QU’UNE SOCIÉTÉ JUSTE ?
CAHIER CENTRAL
Théorie de la justice
JOHN RAWLS (extraits)