#130 juin 2019

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Plaire, émouvoir, convaincre CA H I E R C E N T R A L L’ART DE L’ÉLOQUENCE

ANTHOLOGIE DE TEXTES

Victor Hugo, Platon et Albert Camus CAHIER CENTRA

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13/05/2019 13:00

P L AT O N , HUGO, CAMUS Trois discours qui ont marqué l’histoire

« Seule la transition écologique peut nous sortir du chômage »

DOMINIQUE MÉDA

Bien s’habiller, c’est frivole ?

Kant expliqué !

L’ÉLÉGANCE SELON ANDREA BALDINI

PAR PIERRE-HENRI TAVOILLOT

L 17891 - 130 - F: 5,90 € - RD

L’ART DE L’ÉLOQUENCE Ne peut être vendu séparément. © by Nadar-Domaine public ; Luisa Ricciarini/Leemage ; Heritage Images/Leemage. Illustration : StudioPhilo/William L.

Mensuel / France : 5,90 € Bel./Lux./Port. cont. : 6,50 € Suisse : 11 CHF Andorre : 6,20 € Allemagne : 6,90 € Canada : 11,50 $CA DOM : 8 € COM :1 000 XPF Maroc : 70 DH Tunisie 11,30 TND

MENSUEL N° 130 Juin 2019


ÉDITO

L’œil de

Berberian Par Alexandre Lacroix Directeur de la rédaction

Cache ta feuille a feuille. Je me souviens bien quel rôle elle a joué dans mon expérience de jeune enseignant, et combien décisif a été, pour moi, le geste de la cacher. Vacataire dans le supérieur, j’ai eu tendance, quand j’ai commencé il y a vingt ans, à surpréparer mes cours. J’arrivais en classe avec une dizaine de pages, imprimées serré, surlignées et annotées, que je suivais linéairement en me laissant le moins possible dérouter par les questions des étudiants. Ces pages étaient à la fois mon rail et mon bouclier. Rail, elles devaient garantir la cohérence de mon exposé. Elles m’assuraient contre les trous de mémoire – dont l’éventualité me terrorisait – mais aussi contre l’imperfection des souvenirs, c’est-à-dire contre l’imprécision dans les citations, l’orthographe des noms propres, l’emploi des mots techniques, les dates. Bouclier, elles s’interposaient entre la classe et moi. J’avais les regards des étudiants braqués sur moi, certes – mais pourquoi les aurais-je craints, étant donné que mes yeux pouvaient éviter les leurs et rester cramponnés aux lignes alliées, que j’avais confectionnées avec soin dans la préparation inquiète de la bataille en cours ? Sans me mentir, je sentais que la feuille n’était qu’un faux-fuyant, qu’elle ne m’aidait pas vraiment et que la mayonnaise ne prenait qu’à moitié. Un anxiolytique peut faire tomber votre stress, jamais il ne vous insuffle du courage. Je continuai d’aborder la classe la peur au ventre, et ces notes bien ordonnées ne changeaient pas grand-chose – enfermé comme je l’étais dans ma bulle préparatoire, je restais incapable de vivre le cours comme une rencontre, de l’ouvrir aux imprévus. Aussi, au début de ma deuxième année d’enseignement, ai-je pris la décision de préparer tout autant, d’imprimer et de surligner mon cours comme d’habitude, mais de laisser mes notes rangées dans une pochette au fond de mon sac. Ainsi, elles continuaient de me rassurer – je pouvais compter sur elles en cas de blanc ou de fatigue, si je me retrouvais à pédaler dans la semoule. Mais j’ai totalement cessé d’avoir la feuille sur mon bureau. Plus de rail, plus de bouclier ! Évidemment, j’en ai fait les frais : il m’est arrivé d’oublier des références ou des arguments importants dont j’avais pourtant prévu de parler ; un certain flou est entré dans mes propos, je me suis régulièrement trompé sur des dates ou des noms propres. Et pourtant, je suis convaincu que mes cours ont progressé du moment où je n’avais plus la feuille sous les yeux et où j’acceptais de m’exposer au regard de la classe, d’aborder le cours comme une relation vivante. Depuis, je suis toujours amusé, dans les colloques, dans les conférences, à observer quels rapports les orateurs entretiennent avec leurs feuilles. Les plus jeunes, les plus timorés, ceux qui ont le trac, ne se détachent pas de leurs notes. Ils s’y cramponnent de façon presque attendrissante. D’autres n’ont pas de feuilles du tout. Ou bien ils en ont mais ne les regardent pas – dans ce cas, leurs feuilles ne sont plus un bouclier mais plutôt un plongeoir. Elles sont seulement là pour prendre un peu d’élan et se jeter à l’eau. Toujours est-il qu’il est faux de croire qu’on est éloquent lorsqu’on parle comme un livre. L’éloquence est bien plutôt un art vivant, où tout se joue dans la représentation ellemême, c’est-à-dire sur le gril : elle consiste à établir un certain lien avec le public. C’est pourquoi la retranscription écrite d’un discours très éloquent peut être monotone, plate. Et inversement, un texte merveilleux bien lu sur scène n’est nullement éloquent. Du mot même d’éloquence il faudrait ôter le hoquet pour ne retenir que l’élan.

© Serge Picard pour PM ; illustration : Charles Berberian pour PM.

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N’hésitez pas à nous transmettre vos remarques sur

reaction@philomag.com

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P. 42 Cette chanteuse lyrique, diplômée de lettres et de philosophie, est devenue coach en art du mot et de la voix. Elle anime des formations, des ateliers et des conférences autour de la communication orale, et a fait paraître Crier, parler, chanter. Mystères et pouvoirs de la voix. Pour notre dossier, elle dévoile ses techniques pour affronter la peur de parler en public.

ANDREA BALDINI

P. 28 Il ne sort jamais sans une cravate ou une pochette colorée. Spécialiste d’histoire des arts et de culture visuelle, il enseigne à l’université de Nanjing en Chine et se passionne pour des thèmes trop négligés par la philosophie – mode, musique ou nourriture. Il nous livre sa vision « imperfectionniste » et audacieuse du style et de l’élégance masculine.

FRÉDÉRIQUE BEDOS

P. 48 Journaliste, elle a fondé Le Projet Imagine, une ONG d’information qui met notamment en lumière les actions des héros du quotidien. L’organisation cherche, par la production de documentaires, à donner envie d’agir aux citoyens du monde entier. Elle évoque dans nos pages son rapport à la parole publique, marqué par l’authenticité et l’empathie.

DOMINIQUE MÉDA

P. 66 Philosophe et sociologue, enseignante à l’université Paris-Dauphine, énarque mais aussi inspectrice générale des Affaires sociales, elle est l’autrice de nombreux ouvrages sur les transformations contemporaines du travail, dont Le Travail. Une valeur en voie de disparition ? et Une autre voie est possible. Elle livre sa vision du monde professionnel dans un grand entretien.

PIERRE-HENRI TAVOILLOT

GÉRALD BRONNER

P. 58 Professeur de sociologie à l’université Paris-Diderot, il défend la pensée rationnelle contre le complotisme, les fanatismes et les idéologies. Auteur, notamment, de La Pensée extrême et de La Démocratie des crédules, il vient de publier Déchéance de rationalité. Avec l’avocat Bertrand Périer, il s’interroge sur le grand retour de l’éloquence dans nos sociétés.

P. 72 Enseignant à l’université ParisSorbonne, il a écrit plusieurs ouvrages sur la question des âges de la vie, notamment une Philosophie des âges de la vie (avec Éric Deschavanne). Il vient de signer Comment gouverner un peupleroi ? Traité nouveau d’art politique. Il nous raconte comment il est tombé amoureux d’un auteur réputé austère, Emmanuel Kant, en qui il voit le grand inspirateur de notre modernité.

SERVICE ABONNÉS abo@philomag.com / 01 43 80 46 11 Philosophie magazine, 4, rue de Mouchy, 60438 Noailles Cedex - France Tarifs d’abonnement : prix normal pour 1 an (10 nos) France métropolitaine : 57 € TTC (TVA 2,1 %). UE et DOM : 69 €. COM et Reste du monde : 77 €. Formules spéciales pour la Belgique et la Suisse Belgique : 070/23 33 04 abobelgique@edigroup.org Suisse : 022/860 84 01 abonne@edigroup.ch Diffusion : MLP Contact pour les réassorts diffuseurs : À Juste Titres, 04 88 15 12 42, Julien Tessier, j.tessier@ajustetitres.fr RÉDACTION redaction@philomag.com Directeur de la rédaction : Alexandre Lacroix Rédacteurs en chef : Martin Legros, Michel Eltchaninoff Conseillers de la rédaction : Philippe Nassif, Sven Ortoli Chefs de rubrique : Victorine de Oliveira, Martin Duru, Catherine Portevin Rédacteurs : Samuel Lacroix, Octave Larmagnac-Matheron Secrétaires de rédaction : Noël Foiry, Marie-Gabrielle Houriez Création graphique : William Londiche / da@philomag.com Graphiste : Alexandrine Leclère Responsable photo : Stéphane Ternon Rédactrice photo : Camille Pillias Rédacteur Internet : Cédric Enjalbert Webmaster : Cyril Druesne Ont participé à ce numéro : Adrien Barton, Charles Berberian, Édouard Caupeil, Jean-Claude Couval, Myriam Dennehy, Philippe Garnier, Gaëtan Goron, Jules Julien, Frédéric Manzini, Catherine Meurisse, François Morel, Tobie Nathan, Aïda N’Diaye, Charles Pépin, Charles Perragin, Serge Picard, Claude Ponti, Guillaume Renouard, Antoine Rogé, Oriane Safré-Proust, Séverine Scaglia, Qilai Shen, Isabelle Sorente, Nicolas Tenaillon ADMINISTRATION Directeur de la publication : Fabrice Gerschel Responsable administrative : Sophie Gamot-Darmon Responsable abonnements : Léa Cuenin Fabrication : Rivages Photogravure : Key Graphic Impression : Maury imprimeur, Z.I., 45300 Manchecourt Commission paritaire : 0521 D 88041 ISSN : 1951-1787 Dépôt légal : à parution Imprimé en France/Printed in France / Philosophie magazine est édité par Philo Éditions, SAS au capital de 340 200 euros, RCS Paris B 483 580 015 Siège social : 10, rue Ballu, 75009 Paris Président : Fabrice Gerschel RELATIONS PRESSE Canetti Conseil, 01 42 04 21 00 Françoise Canetti, francoise.canetti@canetti.com PUBLICITÉ Partenariats/Publicité Audrey Pilaire, 01 71 18 16 08, apilaire@philomag.com MENSUEL NO 130 - JUIN 2019 Couverture : illustration © Andrea Ucini pour PM

2017 Origine du papier : Italie. Taux de fibres recyclées : 0 %. Tous les papiers que nous utilisons dans ce magazine sont issus de forêts gérées durablement et labellisés 100 % PEFC. Le taux majoritaire indiqué Ptot est de 0,009.

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La rédaction n’est pas responsable des textes et documents qui lui sont envoyés. Ils ne seront pas rendus à leurs propriétaires.

© Claire Moliter ; Maelenn de Coatpont ; Qilai Shen/Panos/Réa pour PM ; Édouard Caupeil pour PM ; Philippe MATSAS/Opale/Leemage ; DRFP/Leemage.

PERRINE HANROT

ILS ONT PARTICIPÉ À CE NUMÉRO

10, rue Ballu, 75009 Paris Tél. : 01 43 80 46 10 www.philomag.com


Perchoir du merle silencieux p. 38

Statue équestre d’Hackathon le Grand p. 24

Reconstruction audacieuse de Notre-Dame de Paris p. 18

Brûle-encens ayant appartenu au Parti socialiste p. 66

Rangée de spectateurs disparus p. 22

Arbre cachant la forêt p. 34 Kant enseignant l’obéissance à un enfant p. 72

Les dix marches de la rhétorique p. 52

Électre assistant à un concert électro p. 90

Orchestre de trolls russes p. 18

Âmelette de Shakespeare p. 94 Statue de Vénus Transgenrix p. 18 Autel sacré de la rationalité p. 58

Platon et Platini devisant p. 48 Concours d’élégance à la romaine p. 28

Maître Tchatcheur p. 48


SOMMAIRE P. 3 Édito

P. 8 Questions à Charles Pépin

P. 9 Questions d’enfants à Claude Ponti P. 10 Courrier des lecteurs

Déchiffrer l’actualité P. 12 TÉLESCOPAGE

P. 14 LA PERSONNALITÉ

Ralph Echemendia

P. 16 REPÉRAGES

P. 18 PERSPECTIVES

Ce que révèle l’incendie de NotreDame / L’athlète Caster Semenya sommée de suivre une thérapie hormonale / Les élections européennes hackées par les Russes / Les Avengers et Game of Thrones, miroirs de l’Apocalypse P. 22 AU FIL D’UNE IDÉE Les personnes disparues P. 24 ETHNOMYTHOLOGIES par Tobie Nathan

Prendre la tangente P. 28 ESSAI

Éloge de l’élégance par Andrea Baldini P. 34 LE MÉTIER DE VIVRE Frédéric Beaucher P. 38 MOTIFS CACHÉS par Isabelle Sorente

DOSSIER L’art de l’éloquence

P. 42 Du logos aux punchlines

P. 48 Comment j’ai trouvé ma voix.

Témoignages de Serge Money, Marie-Charlotte Morin, Frédérique Bedos et Samir Bouadi P. 52 10 stratagèmes pour clouer le bec à votre interlocuteur dans les pas d’Arthur Schopenhauer P. 56 Les clés du succès des conférences TED P. 58 Grand oral. Débat entre Bertrand Périer et Gérald Bronner Cahier central Agrafé entre les pages 50 et 51, notre supplément : Anthologie de grands discours, de Platon à Camus

Cheminer avec les idées P. 66 ENTRETIEN

Dominique Méda

P. 72 LE CLASSIQUE SUBJECTIF

Kant vu par Pierre-Henri Tavoillot

P. 78 BOÎTE À OUTILS Divergences / Sprint /

Intraduisible / Strates

P. 80 BACK PHILO

Livres

P. 82 ESSAI DU MOIS

Réussir sa vie du premier coup / Yves Cusset P. 83 ROMAN DU MOIS Notre-Dame de Paris / Victor Hugo P. 84 HORS PISTES Trois ouvrages pour défricher le monde de demain P. 86 Nos choix P. 90 Notre sélection culturelle

Chewing-gum de Jules César collé sous un siège p. 78

Théâtre de Dionysos © Falkensteinfoto/Alamy/Hemis.fr

P. 92 Agenda

P. 94 LA CITATION CORRIGÉE

par François Morel

P. 95 Jeux

P. 96 Humaine, trop humaine

par Catherine Meurisse

P. 98 QUESTIONNAIRE DE SOCRATE Ce numéro comprend en cahier central un encart rédactionnel (agrafé entre les pages 50 et 51) de 16 pages complétant notre dossier « L’art de l’éloquence », constitué d’une présentation et d’extraits du Gorgias, de Platon, de « Pour Charles Hugo. La peine de mort », de Victor Hugo et du « Discours de Suède », d'Albert Camus.

Laurence Equilbey

PHILOSOPHIE MAGAZINE N° 131 PARAÎTRA LE 4 JUILLET 2019

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Tangente

ESSAI

ANDREA BALDINI Né en 1980, il a d’abord passé un doctorat à l’université de Sienne (Italie) avant de soutenir une seconde thèse de philosophie à l’université de Philadelphie (États-Unis). Il est aujourd’hui professeur associé à l’université de Nanjing (Chine). Ses articles et son enseignement portent sur l’esthétique et les théories de l’art.

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ÉLOGE DE DE L’ÉLÉGANCE La philosophie classique a longtemps dédaigné la mode. Mais pour l’universitaire italien Andrea Baldini, notre style contribue à définir ce que nous sommes. Aussi audacieux dans ses choix vestimentaires que dans ses écrits, il redonne ici ses lettres de noblesse au chic masculin. Tenue de soirée exigée.

© Qilai Shen/Panos/Réa pour PM ; Nith in/Unsplash ; Javier Reyes/Unsplash ; Alex Hudson/Unsplash.

«

ous allez à un mariage, après la conférence ? » Lorsqu’un jeune professeur me posa cette question, ma réaction fut l’étonnement – étonnement dont Platon affirmait qu’il est au commencement même de la philosophie. J’étais alors étudiant, à peine plus jeune que mon interlocuteur. Sa question me laissa pantois : je ne savais pas comment la prendre, je me trouvais à court de repartie. Le costume-cravate que je portais alors me semblait être une tenue appropriée, voire exigée, dans un contexte professionnel. J’ai grandi en Italie, la Mecque de la mode masculine, où le port du costume n’est pas inhabituel chez les hommes, quels que soient leur métier ou leur âge. Dans les conférences philosophiques aux États-Unis, en revanche, ce n’était pas pratique courante. Cette question exprimait bien plus que de la curiosité. L’intonation et la gestuelle qui

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Dossier

PLAIRE, ÉMOUVOIR, CONVAINCRE L’ART DE L’ÉLOQUENCE


PARCOURS DE CE DOSSIER

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On l’enseigne, le promeut, lui trouve des vertus politiques, voire thérapeutiques : longtemps frappé de suspicion, l’art de l’éloquence passionne nos contemporains et revitalise la conversation démocratique. Mais des règles antiques de la rhétorique aux techniques de storytelling en vogue, parle-t-on encore de la même chose ?

P. 48

P. 52

Acquérir une parole qui plaît, émeut et convainc peut se révéler une véritable aventure de soi. Un avocat ex-rappeur, une scientifique qui excelle à résumer sa thèse en 180 secondes, une documentariste et un journaliste sportif nous expliquent pourquoi.

Avoir une idée est une chose, bien la défendre en est une autre. Nous avons identifié dix stratagèmes, inspirés par L’Art d’avoir toujours raison d’Arthur Schopenhauer, pour désarmer votre interlocuteur, en réunion professionnelle, dans un débat politique ou même en privé !

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Avec le succès massif des conférences TED – brèves, incisives, d’origine américaine –, le désir de prendre la parole en public a trouvé son maître étalon. Comment ça marche ?

© Andrea Ucini pour PM

P. 58

Mais l’éloquence n’est pas sans défauts : elle tourne souvent à vide, quand elle ne prêche pas carrément le faux. Faut-il préférer le style ou la quête de la vérité ? Sur cette question qui opposa Platon aux sophistes, nous avons proposé au sociologue rationaliste Gérald Bronner et à l’avocat Bertrand Périer de débattre. Philosophie magazine n° 130 JUIN 2019

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Dossier

L’ART DE L’ÉLOQUENCE

© Ingrid Chabert-Johan Kmiecik/My Box Productions 2017

DU LOGOS AUX PUNCHLINES

Chaque année, à l’université de Saint-Denis (Seine-Saint-Denis) se déroule le concours « Eloquentia » qui vise à élire « le meilleur orateur du “93” ».

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Né avec la démocratie athénienne, l’art de l’éloquence connaît, à l’ère YouTube, un réjouissant retour en grâce, même s’il n’a plus exactement le même visage. Les nouveaux orateurs cherchent davantage à plaire et à émouvoir qu’à convaincre. Aussi est-il nécessaire de retrouver l’éthique socratique d’une argumentation bien menée. Par Martin Legros

L «

a parole, c’est une arme qui sert à se défendre ! Je me dis que si j’avais eu les bons mots, au bon moment, j’aurais pu changer littéralement certains événements de ma vie. » Elhadj Touré, étudiant en sociologie, a été demi-finaliste du programme de formation à la prise de parole « Eloquentia » mis en place en Seine-SaintDenis par l’avocat et professeur d’art oratoire Bertrand Périer (lire le dialogue avec Gérald Bronner, pp. 58-62). Dans À voix haute, le documentaire qui raconte cette aventure, il

se souvient du jour où, son logement ayant été détruit dans un incendie, il s’est retrouvé « sans voix » devant le mépris d’un agent des services sociaux lui annonçant sans aucun scrupule qu’il ne pourrait rien faire pour lui éviter de basculer à la rue. « Il a limite brisé des vies sans s’en rendre compte. À ce momentlà, la parole, c’est ce qui m’a manqué. » Prendre la parole en public, surmonter la peur qui tétanise, choisir les bons mots, éprouver même du plaisir à entendre sa parole résonner dans le silence d’un auditoire attentif et déployer une argumentation susceptible de convaincre, voici des compétences dont on retrouve aujourd’hui toute l’importance. Au-delà de l’art de bien manier le langage que cultivent les orateurs dans des espaces protégés, l’éloquence ne serait-elle pas d’abord cette puissance vitale dont chacun doit s’emparer s’il veut se faire entendre ? Si elle semblait élitiste, désuète, associée aux exercices oratoires de la culture classique, aux plaidoiries des pénalistes, aux homélies des hommes d’Église ou aux discours des hommes d’État d’avant l’âge des réseaux sociaux, elle fait son grand retour ! Des conférences TED à la pratique des keynotes des patrons d’Apple, de la série « Ma thèse en 180 secondes » aux grands discours d’Obama. Sous une forme nouvelle, plus démocratique et compétitive, moins formatée par les références de l’Antiquité, plus ouverte à l’expression de soi et aux punchlines, mais toujours portée par l’exigence de trouver l’expression juste en vue de produire le bon effet. L’éloquence est la nouvelle compétence de notre temps ! Est-ce le fait de la relance,

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Dossier

L’ART DE L’ÉLOQUENCE

10 STRATAGÈMES POUR CLOUER LE BEC À VOTRE INTERLOCUTEUR Allons à l’essentiel : comment remporter les joutes oratoires presque à tous coups ? Dans les pas d’Arthur Schopenhauer et en prenant des exemples chez les professionnels de la politique, voici un arsenal rhétorique qui ne vise qu’à l’efficacité. Faites-en bon usage !

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n écrivant L’Art d’avoir toujours raison (vers 1830), le philosophe Arthur Schopenhauer enfreignait un tabou, il éventait aussi un secret de polichinelle : non, la philosophie n’est pas seulement l’amour de la sagesse, son unique objet n’est pas la recherche de la vérité ; il arrive bien souvent que les philosophes soient de mauvaise foi, qu’ils cherchent à faire triompher leurs vues sur celles des autres… Bref, qu’ils n’aient tant soin de bien raisonner que parce que la raison est une arme. Cependant, si jubilatoire soit-il, L’Art d’avoir toujours raison présente deux limites. D’abord, son auteur s’appuie sur la structure du syllogisme, telle qu’elle est décortiquée par Aristote dans l’Organon V et VI ; or, en pratique, lorsque nous débattons, nous ne nous contentons pas de respecter les règles formelles de la logique, et bien d’autres ressources du langage naturel sont précieuses. Ensuite, Schopenhauer propose pas moins de 38 stratagèmes ! Imaginez-vous dans un débat serré, avec vos collègues, lors d’une scène de ménage, avec des amis ou de véritables opposants à votre manière de concevoir les choses : dans le feu de l’action, pouvez-vous réellement garder à l’esprit 38 stratagèmes ? Est-ce seulement possible d’encombrer sa mémoire d’un tel arsenal ? Le but de cet article est de ramener les outils d’argumentation à un minimum portatif, utile et imparable.

© Stephan Schmitz

Par Alexandre Lacroix


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Opposez le particulier au général, et le général au particulier

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e stratagème, c’est un peu comme la prose : tout le monde l’emploie, comme Monsieur Jourdain, mais sans en avoir toujours conscience ! Si vous prêtez l’oreille à n’importe quelle discussion animée, vous vous apercevrez qu’elle joue des possibilités d’opposition presque illimitées qu’offrent le général et le particulier. En effet, lorsque votre interlocuteur soutient une considération très générale, abstraite ou à vocation universelle, vous pouvez toujours lui glisser entre les dents une exception. « La thèse “tous les ruminants ont des cornes” est réfutée par l’unique instance des chameaux », remarque malicieusement Schopenhauer. Ainsi le philosophe tête de liste des Républicains aux dernières élections européennes François-Xavier Bellamy a-t-il récemment affirmé, dans L’Émission politique sur France 2, à propos des migrants : « Il faut pouvoir accueillir dignement, et si vous allez porte de la Chapelle, vous verrez que ce n’est pas le cas » (le 4 avril 2019). Ici, la focalisation sur le particulier (« la porte de la Chapelle ») permet à Bellamy d’éviter de tenir un discours plus général contre l’accueil des migrants, par ailleurs peu compatible avec la charité chrétienne ou la valeur de l’hospitalité défendue par le pape. Bien évidemment, la droite n’a pas le monopole de ce stratagème. La jeune prodige du parti démocrate américain Alexandria Ocasio-Cortez a déclaré au Congrès à propos de la crise écologique : « Vous voulez dire aux gens que leur besoin d’air et d’eau propre est élitiste ? Posez la question aux enfants du sud du Bronx, qui souffrent du taux d’asthme infantile le plus élevé du pays. Dites-le aux habitants de Flint, dont le sang est contaminé par le plomb » (le 26 mars 2019). Symétriquement, si vous êtes mis en difficulté sur un cas particulier ou un dossier précis, mieux vaut s’en évader pour rejoindre des considérations générales, peu contestables. C’est ainsi que le même Bellamy, interrogé par Ali Baddou sur l’antenne de France Inter à propos de ses engagements contre le mariage homosexuel, a déclaré : « Je crois que nous sommes aujourd’hui à un point de bifurcation important, parce que la question qui nous est posée collectivement est de savoir si nous devons donner toute la place à l’expression de nos désirs, qui sont légitimes en eux-mêmes, ou si nous devons accepter de recevoir quelque chose qui nous précède, qui mérite justement de demeurer, et qui est cette condition humaine marquée par des limites, des bornes » (le 19 octobre 2018). Ce qui est amusant, c’est que la plupart du temps les auditeurs ne remarquent pas le changement de niveaux, le fait qu’il y a un glissement du particulier au général (ou vice-versa) : ils ont l’impression que vous raisonnez bien !

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Dossier

L’ART DE L’ÉLOQUENCE

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LE GRAND

L’éloquence est-elle dangereuse, car susceptible de servir toutes les causes ? Ou est-ce un outil d’émancipation, qui favorise la conversation démocratique ? L’avocat Bertrand Périer et le sociologue rationaliste Gérald Bronner rejouent le match qui opposa les sophistes, partisans de l’art oratoire, à Platon, qui donne le primat à la vérité, dans le cadre grandiose de la Cour de cassation à Paris. Propos recueillis par Michel Eltchaninoff et Cyprien Machtalere / Photos Édouard Caupeil

ORAL GÉRALD BRONNER Professeur de sociologie à l’université Paris-Diderot, il analyse les croyances collectives et traque sans relâche les biais cognitifs qui bouchent l’accès à la réalité : théories du complot, discours fanatisés ou jargons intellectuels. Après La Démocratie des crédules (PUF, 2013) ou Le Danger sociologique (PUF, 2017), il vient de publier Déchéance de rationalité (Grasset, 2019).

GÉRALD BRONNER : Si j’en crois ma famille, j’ai eu très tôt une certaine disposition à l’éloquence. Mais une fois arrivé au lycée, ma timidité m’a complètement inhibé, à tel point que j’étais incapable de répondre à des questions dont je connaissais la réponse par peur d’entendre ma voix résonner dans la classe. Mes enseignants me prenaient sans doute pour un demi-­ demeuré ! C’est en entrant à l’Université que j’ai pris la décision d’avoir un autre rapport au langage. Il faut croire qu’on est éloquent

BERTRAND PÉRIER Cet avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation enseigne l’art oratoire à Sciences-po Paris et à HEC et organise le concours « Eloquentia », en SeineSaint-Denis. Il a contribué au film documentaire À voix haute (2016) et a publié La parole est un sport de combat (JC Lattès, 2017). Il est l’un des visages (et l’une des voix) du renouveau de l’éloquence en France.

pour l’être un peu. Maintenant je me sers de l’éloquence en tant qu’enseignant. Il ne suffit pas de transmettre une connaissance. Il faut choisir la forme qu’on lui donne, simplement pour que ce soit bien mémorisé. Être éloquent implique une part de confiance en soi, et notamment l’acceptation de son image en public. La représentation que l’on se fait de soi-même à travers le regard des autres est extrêmement importante. En ce sens, l’éloquence est une sorte de prophétie autoréalisatrice.

BERTRAND PÉRIER : L’éloquence a également été pour moi un acte de volonté. J’ai longtemps entretenu avec la parole un rapport distant et méfiant. Peut-être parce que j’étais fils unique et que je n’avais connu qu’une parole verticale, celle des parents et des professeurs, toujours teintée d’autorité et de jugement, à la différence de la parole spontanée et libre que l’on peut avoir dans une fratrie. Je n’ai pas choisi le métier d’avocat parce qu’il avait partie liée avec la parole. J’envisageais d’ailleurs de l’exercer, comme

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Idées

ENTRETIEN

DOMINIQUE

MÉDA 66

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La grande affaire de Dominique Méda, c’est le travail. Mais pas question pour la philosophe et sociologue d’en faire le centre de nos vies. Face à la précarisation de l’activité professionnelle et à la crise environnementale, elle affirme : une politique écologique cohérente est l’unique moyen de créer de l'emploi de façon durable. 35 heures, réhabilitation du salariat, revenu universel, égalité hommes-femmes… Rencontre avec une pensée de combat. Propos recueillis par Catherine Portevin

« SEULE LA RECONVERSION ÉCOLOGIQUE

NOUS SORTIRA

DE LA CRISE DU TRAVAIL »

© Hamilton/Réa

C

’est peu dire de Dominique Méda qu’elle est plongée dans le travail ! C’est d’abord son mode d’être, du genre multitâches, hyperactive, au pedigree d’élite : normalienne et agrégée de philosophie, énarque et haut fonctionnaire aux Affaires sociales, chercheuse en sociologie, elle est femme de dossiers, d’institutions, de collectifs, d’engagement, de pensée et d’action, passionnée par la politique (elle fut une proche de Martine Aubry, fit partie des équipes de campagne de Ségo­ lène Royal en 2007 et de Benoît Hamon en 2017, et fut à un cheveu de se présenter sur la liste des Verts aux récentes élections européennes…). Le travail est aussi le sujet d’une vie : de son premier essai philosophique en 1995 sur la « valeur travail » à ses enquêtes sur le rapport des Européens au travail ou sa défense de l’emploi des femmes, et jusqu’à sa critique de l’« économisme » au profit de l’écologie, elle documente globalement les caractères de nos sociétés fondées sur le travail… tout en cherchant des pistes pour en sortir. Car pour Dominique Méda – c’est son paradoxe productif ! –, le travail n’est pas le tout de la vie, encore

moins le socle du lien social. Elle se revendique idéaliste en ayant pensé, non pas l’émancipation de l’individu par le travail, mais l’émancipation du travail pour une société vraiment libre, c’est-à-dire qui laisse place à d’autres activités et d’autres collectifs capables de structurer l’existence commune. En 1995, son livre Le Travail. Une valeur en voie de disparition ? (Aubier) fait scandale, de même que la loi sur les 35 heures qu’elle soutient. Elle assume tout, même si elle a changé de stratégie : l’urgence n’est pas, tandis que le taux de chômage s’affole, à chanter les vertus du temps libre (sur lesquelles elle aurait, avec Aristote, bien des choses à dire !), mais à reconstruire la valeur du travail réel contre la précarisation des statuts et des conditions. C’est dire si elle regarde avec prudence les grandes transformations du travail d’aujourd’hui et de demain : l’« ubérisation » des services, la fin régulièrement annoncée du salariat, l’essor du free-lance, la mort de l’emploi du fait de la robotisation, le revenu universel, la reconversion écologique, enfin, seule option pour elle porteuse d’utopie positive. Tenant d’une main ses idéaux et de l’autre son pragmatisme, Dominique Méda est taillée pour le combat.

Philosophie magazine n° 130 JUIN 2019

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© Illustration : Jules Julien pour PM ; photo-droits d’inspiration : © MP/Leemage ; DRFP/Leemage.


Idées

LE CLASSIQUE SUBJECTIF

EMMANUEL KANT VU PAR

PIERRE-HENRI TAVOILLOT

« Dans le sillage de Kant, je m’interroge sur ce qu’est être majeur aujourd’hui » PIERRE-HENRI TAVOILLOT

© DRFP/Leemage

Maître de conférences en philosophie à Paris- Sorbonne (Paris-4) et président du Collège de philosophie, il est l’auteur de plusieurs ouvrages consacrés aux âges de la vie : Philosophie des âges de la vie (avec Éric Deschavanne, Grasset, 2007), Faire ou ne pas faire son âge (L’Aube, 2014) ou La guerre des générations aura-t-elle lieu ? (avec Serge Guérin, Calmann-Lévy, 2017). Son dernier ouvrage, Comment gouverner un peuple-roi ? Traité nouveau d’art politique (Odile Jacob, 2019), questionne les notions de liberté et d’obéissance en démocratie.

Obscur, Kant ? C’était aussi l’avis de l’étudiant Pierre-Henri Tavoillot. Devenu professeur d’université, il nous aide ici à aborder l’œuvre de ce philosophe qui remet l’homme au cœur de la pensée et lui propose de gagner enfin son autonomie.

Philosophie magazine n° 130 JUIN 2019

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