#132 septembre 2019

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MENSUEL N° 132 Septembre 2019

Que faire

DES PLANTES Rencontre avec

Francis Hallé

HEIDEGGER, BENJAMIN, WITTGENSTEIN... Ils ont réinventé la philosophie dans les années 1920 !

Enquête

LES DAMNÉS DE L’AGRICULTURE INTENSIVE

CA H I E R C E N T R A L QUE FAIRE DE NOS ÉMOTIONS ?

CAHIER CENTRAL

CHARLES

DARWIN

L’Expression des émotions chez l’homme et les animaux

(extraits)

DARWIN L’Expression des émotions

L 17891 - 132 - F: 5,90 € - RD

L’INTELLIGENCE

Ne peut être vendu séparément. © Bianchetti/Leemage. Illustration : StudioPhilo/William L.

Mensuel / France : 5,90 € Bel./Lux./Port. cont. : 6,50 € Suisse : 11 CHF Andorre : 6,20 € Allemagne : 6,90 € Canada : 11,50 $CA DOM : 8 € COM :1 000 XPF Maroc : 70 DH Tunisie 11,30 TND

de nos émotions ?


ÉDITO

L’œil de

Berberian Par Alexandre Lacroix Directeur de la rédaction

Du détachement e n’aime rien tant que les émotions qui viennent à contretemps. Ça arrive quelquefois : vous êtes allongé dans votre lit, votre chambre est plongée dans une tranquille pénombre, vos draps ont l’immobilité du marbre, et soudain, vous sentez éclore en vous, alors que vous cherchiez pourtant le sommeil, une colère, un appétit de violence immotivé, et vous serrez les poings, vous avez envie d’en découdre, dommage que nul ne soit là pour vous défier ! Cette colère n’est même pas liée à un souvenir, à une personne précise. Sans cible, elle va simplement se dissoudre dans vos rêves. Ou bien vous marchez dans la rue et vous avez envie de rire, comme font parfois les fous. Bien sûr, vous ne voulez pas paraître déréglé à ce point-là, mais des sourires nerveux clignotent sur votre figure. Alors qu’une fête bat son plein, un mariage dans un jardin, vous vous éloignez un peu des sources du son, de l’animation des tables, et, en regardant un bout de ciel audessus des arbres, vous sentez passer la vague froide d’une tristesse qui n’est liée à aucune conversation, à aucune intrigue, qui n’est que l’inversion des réjouissances en cours, leur négatif, au sens presque photographique du terme. Vous voilà encore à La Poste ou dans une administration quelconque, à patienter dans une salle d’attente bondée aux murs tapissés d’armoires en fer où coulissent des dossiers suspendus, et vous éprouvez un vif désir, une brûlante tension érotique déconnectée de cet environnement monotone et kafkaïen. Il n’y a pourtant aucun corps désirable dans votre champ de vision, que se passe-t-il ? Oui, j’aime ces émotions sans mobile interne. Elles n’ont rien de pavlovien non plus, c’est-à-dire qu’elles ne sont pas, au contraire de nos habituelles bouffées de dégoût ou d’envie, des réponses commandées par des stimuli externes. Si l’essentiel de notre vie affective semble obéir à un programme, car certaines blagues déclenchent notre hilarité, l’odeur des croissants chauds nous allèche, tandis que celle des excréments nous répugne, ces émotions-là sont des embardées, des encoches, elles échappent au pilotage automatique. Comme dans une fugue où deux lignes musicales indépendantes s’entrecroisent pour former une mélodie nouvelle, autonome, ces émotions détachées créent en nous des contrepoints qui confèrent davantage de densité à notre vie intérieure. N’étant rattachées à rien, elles sont de plus éprouvées à l’état pur, sans mélange – en cela, elles sont très proches de ce que suscitent en nous les œuvres d’art, de l’expérience esthétique, c’est-à-dire qu’elles nous précipitent dans un état de trouble qui n’a rien à voir avec notre histoire et qui est peut-être lié à l’histoire des autres ou à la condition humaine en général, avec son lot d’épreuves et de sentiments partagés. C’est un peu comme si nous étions bouleversés par un tableau ou un film magnifique, mais sans qu’il n’y ait ni tableau ni film devant nous. Oui, il s’agit d’émotions artistiques sans art. N’est-ce pas le sommet de l’esthétique, son désintéressement maximal ?

© Serge Picard pour PM ; illustration : Charles Berberian pour PM.

J

N’hésitez pas à nous transmettre vos remarques sur

reaction@philomag.com

Philosophie magazine n° 132 SEPTEMBRE 2019

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P. 56 Après un doctorat en neuro­ sciences soutenu à Lisbonne, il part aux États-Unis approfondir le sujet qui deviendra l’œuvre de sa vie : prouver l’importance des émotions et des sentiments dans les processus cognitifs. Auteur d’ouvrages de vulgarisation, il engage alors un dialogue palpitant avec la philosophie de la conscience et des affects, d’abord avec L’Erreur de Descartes, puis avec Spinoza avait raison. Il nous raconte ses dernières découvertes sur le rôle des émotions dans la prise de décision.

WOLFRAM EILENBERGER

P. 36 Professeur d’université à Toronto, rédacteur en chef de l’édition allemande de Philosophie magazine de 2012 à 2017, il joue dans l’équipe d’Allemagne de football des écrivains et est aussi chroniqueur sportif. Il présente son dernier essai Le Temps des magiciens, qui traite du bouleversement philosophique dans l’Europe des années 1920. Et revendique surtout de faire descendre la philosophie de son promontoire, de la ramener du ciel des idées vers le quotidien.

MANON GARCIA

P. 63 Elle est la voix d’une nouvelle génération féministe. En 2017, elle soutient sa thèse de doctorat sur la soumission féminine, reposant en termes inédits le problème philosophique majeur du consentement. Après la publication en 2018 du retentissant On ne naît pas soumise, on le devient, elle intervient dans le débat public encore agité par l’affaire Wein­ stein. Elle offre une peinture personnelle et à contre-courant de la colère, émotion qui n’aveugle plus mais… révèle.

PABLO SERVIGNE

P. 30 Ingénieur agronome de formation, il quitte le monde universitaire en 2008 et devient spécialiste d’agro-écologie et de permaculture. Il f o r g e dans son essai Comment tout peut s’effondrer un concept neuf, la collapsologie : l’étude de l’effondrement de l’ère industrielle. Il se veut lanceur à la fois d’alerte et d’espoir, notamment avec ce livre sur le rôle de la coopération, L’Entraide. L’autre loi de la jungle. Il analyse ici les destins des nouveaux damnés de la terre, les agriculteurs productivistes.

GLORIA ORIGGI

CLAIRE MARIN

P. 60 Philosophe ? Cette enseignante en classes prépa préfère se voir comme une médiatrice. Ses premiers livres ont pour sujet un thème rare : la maladie. Elle en relate l’expérience intime et biographique dans Hors de moi et les implications conceptuelles dans Violences de la maladie, violences de la vie. Plus récemment, elle a connu un succès critique et public avec la parution de Rupture(s). Dans notre dossier, elle se livre à un éloge vibrant de l’excitation en tant que force créatrice.

P. 63 Italienne de naissance et de formation, elle vit en France depuis vingt ans et est chercheuse au CNRS. Son travail, au croisement de la phil o s o p h i e e t d e s sciences sociales, part à la rencontre des concepts de confiance (Qu’est-ce que la confiance ?) et de réputation (La Réputation. Qui dit quoi de qui). Récemment, elle a dirigé un ouvrage collectif, Passions so c ial e s, s u r l ’ e f f e t politique des passions. C’est à l’humiliation qu’elle s’attaque pour nous.

Philosophie magazine n° 132 SEPTEMBRE 2019

Diffusion : MLP Contact pour les réassorts diffuseurs : À Juste Titres, 04 88 15 12 42, Julien Tessier, j.tessier@ajustetitres.fr RÉDACTION redaction@philomag.com Directeur de la rédaction : Alexandre Lacroix Rédacteurs en chef : Martin Legros, Michel Eltchaninoff Conseillers de la rédaction : Philippe Nassif, Sven Ortoli Chefs de rubrique : Victorine de Oliveira, Martin Duru, Catherine Portevin Rédacteurs : Samuel Lacroix, Octave Larmagnac-Matheron Secrétaires de rédaction : Noël Foiry, Marie-Gabrielle Houriez Création graphique : William Londiche / da@philomag.com Graphiste : Alexandrine Leclère Responsable photo : Stéphane Ternon Rédactrice photo : Mika Sato Rédacteur Internet : Cédric Enjalbert Webmaster : Cyril Druesne Ont participé à ce numéro : Adrien Barton, Charles Berberian, Étienne Bimbenet, Paul Blondé, Yves Cusset, Françoise Dastur, Philippe Garnier, Marie Genel, Gaëtan Goron, Mat Jacob, Julia Küntzle, Frédéric Manzini, Catherine Meurisse, François Morel, Tobie Nathan, Charles Pépin, Charles Perragin, Serge Picard, Claude Ponti, Mathieu Poupon, Oriane Safré-Proust, Séverine Scaglia, Isabelle Sorente, Nicolas Tenaillon ADMINISTRATION Directeur de la publication : Fabrice Gerschel Responsable administrative : Sophie Gamot-Darmon Responsable abonnements : Léa Cuenin Fabrication : Rivages Photogravure : Key Graphic Impression : Maury imprimeur, Z.I., 45300 Manchecourt Commission paritaire : 0521 D 88041 ISSN : 1951-1787 Dépôt légal : à parution Imprimé en France/Printed in France / Philosophie magazine est édité par Philo Éditions, SAS au capital de 340 200 euros, RCS Paris B 483 580 015 Siège social : 10, rue Ballu, 75009 Paris Président : Fabrice Gerschel RELATIONS PRESSE Canetti Conseil, 01 42 04 21 00 Françoise Canetti, francoise.canetti@canetti.com PUBLICITÉ Partenariats/Publicité Audrey Pilaire, 01 71 18 16 08, apilaire@philomag.com MENSUEL NO 132 - SEPTEMBRE 2019 Couverture : © Aykut Aydoğdu

2017 Origine du papier : Italie. Taux de fibres recyclées : 0 %. Tous les papiers que nous utilisons dans ce magazine sont issus de forêts gérées durablement et labellisés 100 % PEFC. Le taux majoritaire indiqué Ptot est de 0,009.

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SERVICE ABONNÉS abo@philomag.com / 01 43 80 46 11 Philosophie magazine, 4, rue de Mouchy, 60438 Noailles Cedex - France Tarifs d’abonnement : prix normal pour 1 an (10 nos) France métropolitaine : 57 € TTC (TVA 2,1 %). UE et DOM : 69 €. COM et Reste du monde : 77 €. Formules spéciales pour la Belgique et la Suisse Belgique : 070/23 33 04 abobelgique@edigroup.org Suisse : 022/860 84 01 abonne@edigroup.ch

La rédaction n’est pas responsable des textes et documents qui lui sont envoyés. Ils ne seront pas rendus à leurs propriétaires.

© DR/Odile Jacob ; Annette Hauschild/Ostkreuz ; Jérôme Panconi/Opale via Leemage ; Claire Simon/Flammarion ; Hannah Assouline/Éditions de L’Observatoire ; Hannah Assouline / Opale via Leemage.

ANTÓNIO DAMÁSIO

ILS ONT PARTICIPÉ À CE NUMÉRO

10, rue Ballu, 75009 Paris Tél. : 01 43 80 46 10 www.philomag.com


NOTRE PALETTE D’ÉMOTIONS DU MOIS

Blaise Pascal dans le métro lundi matin à l’heure de pointe p. 78

Schopenhauer riant d’une blague de Francis Blanche p. 94

Homo sapiens tentant de communiquer sa joie à un vieux singe Cahier central

Épicure recevant (enfin) la lettre de Ménécée p. 86

Le Ravissement d’Amélie V. Nothomb p. 98

Angela Merkel refusant de répondre aux questions sur sa santé p. 20

Le déchirement de Davos p. 36

Plante verte devant un film d’horreur p. 72

Sursaut du cerveau reptilien p. 56

Diplomate américain apprenant la vente de missiles russes à la Turquie p. 20

Consternation d’une jeune Parisienne devant le sulfatage des maïs p. 30

William James vingt minutes après avoir vu un ours p. 48


SOMMAIRE P. 3 Édito

Sagesse de l’imbécile heureux p. 80

P. 8

Questions à Charles Pépin

P. 10 Questions d’enfants à Claude Ponti P. 12 Courrier des lecteurs

Déchiffrer l’actualité P. 14 TÉLESCOPAGE

P. 16 PERSONNALITÉ

MikulአMinář

P. 18 REPÉRAGES

P. 20 PERSPECTIVES

La création d’un commandement militaire de l’espace / Rapprochement de la Turquie et de la Russie : nouvelle idylle eurasienne ? / Vers une loi spécifique sur le féminicide / Pourquoi la santé d’Angela Merkel n’intéresse-t-elle pas les Allemands ? P. 24 AU FIL D’UNE IDÉE Les encres P. 26 ETHNOMYTHOLOGIES par Tobie Nathan

Locavore découvrant des fraises en hiver près de son domicile p. 18

Prendre la tangente P. 30 ENQUÊTE

Les damnés de l’agriculture intensive P. 36 ESSAI Années 1920 : ils ont envoûté la philosophie (et le monde), avec Wolfram Eilenberger P. 44 MOTIFS CACHÉS par Isabelle Sorente

DOSSIER Que faire de nos émotions ? P. 48 La face cachée de l’âme P. 52 Raison ou sentiments ?

P. 56 Les émotions, fondamentales

dans notre compréhension du monde, avec António Damásio P. 60 Un philosophe, une émotion, avec Claire Marin, Yves Cusset, Françoise Dastur, Étienne Bimbenet, Manon Garcia, Gloria Origgi P. 64 À cœurs ouverts, avec Virginie Efira et Michaël Fœssel Cahier central Agrafé entre les pages 50 et 51, notre supplément : L’Expression des émotions chez l’homme et les animaux, de Charles Darwin

Cheminer avec les idées P. 72 L’ENTRETIEN

Francis Hallé

P. 78 BOÎTE À OUTILS

Divergences / Sprint / Intraduisible / Strates P. 80 BACK PHILO

Livres

P. 82 ESSAI DU MOIS

La Fin de l’individu / Gaspard Kœnig

P. 83 ROMAN DU MOIS

Anthropologue humant les chaussettes d’un clochard p. 90

Les Jungles rouges / Jean-Noël Orengo

P. 84 HORS PISTES

Quatre ouvrages à la frontière de la philosophie et du roman P. 86 Nos choix Ce numéro comprend en cahier central un encart rédactionnel (agrafé entre les pages 50 et 51) de 16 pages complétant notre dossier « Que faire de nos émotions ? », constitué d’une présentation et d’extraits de L’Expression des émotions chez l’homme et les animaux, de Charles Darwin.

P. 90 Notre sélection culturelle P. 92 Agenda

P. 94 LA CITATION CORRIGÉE

par François Morel

P. 95 Jeux

© iStockphoto

P. 96 Humaine, trop humaine

Mimique du stoïcien qu’on vient d’amputer d’une jambe p. 52

PHILOSOPHIE MAGAZINE N° 133 PARAÎTRA LE 26 SEPTEMBRE 2019

par Catherine Meurisse

P. 98 QUESTIONNAIRE DE SOCRATE

Amélie Nothomb

Philosophie magazine n° 132 SEPTEMBRE 2019

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Tangente © Marie Genel/Pink photographies

ENQUÊTE

Nathalie Delahaye élève des vaches laitières dans le Val-d’Oise.

A


Les damnés de l’agriculture intensive Souvent acculés à la ruine, les agriculteurs appliquant le modèle productiviste, à grand renfort de glyphosate et d’intrants, sont aussi en train de perdre la bataille philosophique, leur vision du monde étant fortement remise en cause par les tenants de l’écologie. Deux raisons pour aller à leur rencontre et essayer de comprendre, avec les agronomes Pablo Servigne et Marc Dufumier, où le bât blesse. Par Paul Blondé et Julia Küntzle / Photos : Marie Genel/Pink Photographies et Mat Jacob/Tendance Floue

A

u pied des champs de blé de Dominique Boucher sont alignées d’impressionnantes machines agricoles : « Je voulais poser un panneau sur mon tracteur disant : “Ceci appartient au Crédit mutuel”, raconte l’agriculteur du Loiret, pour montrer que je les ai achetées à crédit en m’endettant. » Le céréalier de 62 ans cultive notamment du blé pour Banette et vit au milieu de ses terres dans un petit préfabriqué, qui n’est pas chauffé l’hiver et devient une fournaise l’été. Et les choses ne semblent pas parties pour s’arranger : « J’ai eu un contrôle phytosanitaire m’accusant de ne pas avoir respecté la nouvelle législation pour l’utilisation de produits sur ma parcelle », lâche-t-il un courrier officiel à la main. « Je ne comprends rien. Je risque 150 000 euros d’amende. Pourquoi on ne m’a pas informé ? J’ai nourri le monde comme on m’a dit de le faire, et je n’ai rien gagné. Heureusement que je ne suis pas suicidaire, sinon… »

Après quarante-cinq ans de travail, l’agriculteur est perdu dans la jungle « des réglementations et des normes qui changent chaque année ». Ingénieur agronome de formation et auteur notamment de Nourrir l’Europe en temps de crise (Nature et Progrès, 2014 ; rééd. Actes Sud, 2017), Pablo Servigne voit en Dominique Boucher le « symptôme d’un système agricole industriel qui massacre tout. Pas seulement les oiseaux, mais aussi les agriculteurs. Je vois aussi quelqu’un d’isolé, qui ne remet pas en cause ce système, car, pour cela, il faut être en lien avec d’autres. On ne le fait que très rarement seul ». Ce système dénoncé par Paolo Servigne est né après-guerre lorsqu’on a dit à Dominique Boucher, aux agriculteurs et éleveurs français de s’industrialiser, de produire plus, d’accroître les rendements, avec toujours plus de terres et d’animaux, à grand renfort de machines, d’investissements et d’intrants.

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Tangente

ESSAI

Années 1920

Ils ont envoûté la philosophie (et le monde)

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Après la Première Guerre mondiale, l’idée de progrès comme l’héritage des Lumières sont réduits en cendres. Sur ces ruines, Martin Heidegger, Walter Benjamin, Ernst Cassirer et Ludwig Wittgenstein vont réinventer la philosophie. Cette épopée, Wolfram Eilenberger la raconte dans Le Temps des magiciens, best-seller en Allemagne qui vient de paraître chez Albin Michel. De la Forêt-­Noire aux passages parisiens, de la bibliothèque Warburg au sommet de Davos, il nous invite à un voyage dans une époque écartelée entre le génie et le monstrueux. Propos recueillis et traduits par Victorine de Oliveira / Illustrations Mathieu Poupon

WOLFRAM EILENBERGER

© Annette Hauschild/OSTKREUZ

Longtemps rédacteur en chef de l’édition allemande de Philosophie magazine, il s’intéresse à la façon dont la philosophie s’applique concrètement à nos vies. Le Temps des magiciens, qui paraît chez Albin Michel, a rencontré un succès critique et public en Allemagne et est en cours de traduction dans une vingtaine de pays.

E «

ntre 1919 et 1929, l’Allemagne et l’Autriche connaissent une crise économique, politique et de civilisation profonde suite à la défaite de 1918. Le traumatisme de la Première Guerre mondiale remet en cause tout ce que signifient la culture, la vie humaine et l’héroïsme. Comment vivre dans une atmosphère si délétère ? L’urgence de la question provoque une incroyable explosion de créativité à laquelle pas un domaine de la culture n’échappe : économie, littérature, physique, chimie, philosophie… De même qu’en sciences, et particulièrement en physique, nous vivons encore sur ce qui a été inventé dans les années 1920 – les Einstein, Bohr et Heisenberg n’ont toujours pas été contredits –, la philosophie

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Dossier


PARCOURS DE CE DOSSIER

P. 48

Dans la vie et les conversations courantes, nous employons souvent les mots « émotions », « sentiments » ou « passions » comme des synonymes. Or l’émotion est un mécanisme très particulier, dont Charles Darwin a été le premier à identifier la nature : il nous permet de faire face aux situations de danger et de nous comporter en société

P. 56

Dès lors, que faire de nos émotions ? Si l’on considère, avec le neuroscientifique de renommée internationale António Damásio, qu’elles nous apportent des informations indispensables sur notre environnement et notre état intérieur, nous les écouterons

Si les émotions sont restées longtemps méconnues, c’est que les philosophes n’ont cessé de leur préférer, dans leur immense majorité, la raison. C’est le cas des stoïciens, de Kant ou encore de Peter Singer, qui ont défendu une impassibilité contre laquelle se sont élevés Aristote, Rousseau ou bien Martha Nussbaum

P. 60

Mais si l’on préfère considérer les émotions comme des expériences qui font le sel de la vie, nous les cultiverons. Nous avons demandé à six philosophes de décrire leur émotion favorite : Claire Marin, Yves Cusset, Françoise Dastur, Étienne Bimbenet, Manon Garcia et Gloria Origgi

QUE FAIRE

© Aykut Aydogdu

P. 52

P. 64

Enfin, les émotions ont une dimension collective, comme le montrent les soubresauts imprévisibles de la vie politique ou encore notre trouble quand nous regardons un film. Face à la fabrique des émotions par les médias et par l’art, faut-il rester de marbre ? La comédienne Virginie Efira et le philosophe Michaël Fœssel en débattent.

DE NOS ÉMOTIONS ?

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Dossier

QUE FAIRE DE NOS ÉMOTIONS ?

LA FACE CACHÉE DE L’ÂME Méprisées par Platon, souvent confondues avec les sentiments et les passions, les émotions sont à la fois la base de notre vie intérieure et une dimension méconnue de l’être humain. Mais quelle est donc leur vraie nature et à quoi servent-elles ?

V

ous vous levez, allez vers la douche, prenez votre petit déjeuner, mais sans réussir à vous libérer d’un état semiléthargique. Tout engourdi, vous renversez du café sur votre chemise : la vue de la tache sombre sur le tissu clair vous arrache quand même aux brumes matinales, en réveillant votre colère. Sur le chemin du travail, vous croisez un clochard ; il a une croûte de sang sur le visage, épaisse. S’est-il battu cette nuit ?

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Vous oscillez entre dégoût et compassion, et lui donnez une pièce. Arrivé au travail, l’un de vos collègues lance un jeu de mots. Rien de très spirituel, mais cette blague tranche avec l’atmosphère aseptisée du bureau, et vous souriez de bon cœur ; la gaieté se lit sur votre visage jusqu’à ce que vous ouvriez votre messagerie professionnelle. Tiens, un interlocuteur clé a enfin répondu favorablement à votre demande, vous voilà soulagé… Cette description pourrait se poursuivre longtemps : toute la journée, notre vie consciente est traversée par des émotions qui se déclenchent sans que nous en ayons le contrôle. Et encore, il n’était question ici que de brèves bouffées émotionnelles, des tressautements ordinaires de la vie affective ; or il est également des émotions de longue durée, qui donnent une tonalité fondamentale à des périodes entières de notre existence, comme la tristesse d’un deuil ou d’une séparation, l’exaltation d’un commencement amoureux ou d’un projet qui nous élève au-dessus de nous-mêmes.

© Stefano Bonazzi

Par Alexandre Lacroix


« L’émotion engage des manifestations corporelles. Un sentiment ne vous fera jamais courir ni vous battre »

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Dossier

QUE FAIRE DE NOS ÉMOTIONS ?

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1 LES ÉCOUTER

« SANS EMOTIONS,

VOUS PRENEZ TOUJOURS

LES MAUVAISES

DECISIONS »

ANTÓNIO DAMÁSIO

Neuroscientifique éminent, António Damásio, qui vient de publier L’Ordre étrange des choses (Odile Jacob), mène des recherches depuis presque quarante ans sur la psychologie des émotions. Son credo : celles-ci sont des outils fondamentaux de compréhension du monde et de nous-mêmes. Propos recueillis et traduits par Alexandre Lacroix

© June Kim & Michelle Cho ; DR/Odile Jacob.

ANTÓNIO DAMÁSIO

C’est avec L’Erreur de Descartes, paru en France en 1995, que ce neuroscientifique luso-américain, qui dirige le Brain and Creativity Institute de l’University of Southern California, a acquis une renommée internationale. Il a poursuivi sa déconstruction des conceptions cartésiennes de la pensée humaine avec Spinoza avait raison (trad. fr. Odile Jacob, 2003). Sa perspective s’est élargie au domaine de la culture et de l’intelligence artificielle, comme en témoigne le récent L’Ordre étrange des choses (trad. fr. Odile Jacob, 2019).

Pourquoi vous êtes-vous intéressé à la psychologie des émotions, un sujet qui n’était pas du tout à la mode dans les années 1980 ? ANTÓNIO DAMÁSIO : Quand nous avons engagé dans cette recherche le laboratoire que nous dirigions, ma femme Hanna et moi, un certain nombre de nos confrères ont pensé que nous étions devenus fous. C’était pourtant un choix très délibéré. Les années 1980 étaient marquées par l’explosion des sciences cognitives et les progrès de l’intelligence artificielle [IA]. Ce qui était à la mode, à l’époque, c’était de comparer le cerveau humain à un ordinateur, doté d’un certain nombre d’algorithmes en charge du raisonnement. Mais cette vision des choses nous paraissait partielle et erronée. Si vous vous intéressez au vivant dans une perspective évolutionniste plus large, vous vous rendez compte que la vie a 4 milliards d’années mais qu’il existe des cerveaux seulement

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Dossier

QUE FAIRE DE NOS ÉMOTIONS ?

3 LES PARTAGER

TRANSPORTS EN COMMUN

À l’instar des personnages tourmentés qu’elle incarne à l’écran, Virginie Efira cultive la mobilité et la perméabilité des émotions qui sont pour elle une « matière première » à façonner et un signe de vérité. De son côté, le philosophe Michaël Fœssel défend l’émotion comme ce qui nous ouvre au monde, mais s’inquiète du nouvel idéal de l’homme « imperturbable » qui s’est insinué dans la société contemporaine. Dans les pas de Diderot, ils nous font comprendre pourquoi nous avons besoin de contempler nos émotions pour les éprouver. Propos recueillis par Martin Legros

Formée au conservatoire de Bruxelles, l’actrice francobelge a joué dans plusieurs comédies romantiques à succès avant d’opérer un virage remarqué vers des rôles de femme combative en proie à la confusion des sentiments, comme Victoria (2016) et Sibyl (2019), de Justine Triet, ou Un amour impossible (2018), de Catherine Corsini. Après Elle (2016), elle retrouvera Paul Verhoeven en 2020 pour Benedetta, dans lequel elle incarne une religieuse du Moyen Âge, avant d’enchaîner une comédie d’Albert Dupontel, Adieu les cons, et Police, d’Anne Fontaine.

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© Edouard Caupeil/Pasco & Co

VIRGINIE EFIRA


MICHAËL FŒSSEL

Professeur de philosophie à l’École polytechnique, spécialiste de Kant et disciple de Paul Ricœur, il est l’auteur de nombreux essais sur le monde contemporain : Après la fin du monde. Critique de la raison apocalyptique (Seuil, 2013), Le Temps de la consolation (Seuil, 2015), La Nuit. Vivre sans témoin (Autrement, 2017) et, plus récemment, Récidive. 1938 (PUF, 2019). Il s’inspire du philosophe Hans Blumenberg pour comprendre les émotions humaines, « tournées vers le dehors » comme des « demandes de consolation ».

© Bruno Klein/Divergences.com

VIRGINIE EFIRA : Quel rapport j’entretiens avec mes émotions ? Ce n’est ni un accueil en fanfare – comme si elles recelaient la vérité de mon être –, ni une méfiance de principe – comme si elles risquaient de me perdre. Mes émotions sont pour moi une information, une perception du vivant, un élan. Si je suis devenue comédienne, c’est que je voyais dans ce métier une recherche sur ce qu’est être au monde – une recherche pas purement cérébrale et qui ménage sa place à l’intuition. Aujourd’hui, j’étais en tournage toute la journée, or je dois avoir entendu vingt-huit fois le mot « émotion ». Parfois à bon escient, parfois pas. C’est notre matière première. On peut se reposer sur elles, mais on peut aussi chercher à les tordre, à les modeler pour découvrir ce qu’elles cachent. MICHAËL FŒSSEL : Aujourd’hui, nous sommes incités à exprimer et à partager nos émotions. Elles nous sont présentées comme des vécus intérieurs, voire comme des expériences solitaires. Or l’émotion n’est pas seulement une information sur l’état sensible dans lequel je me trouve – joie ou tristesse –, elle témoigne de mon rapport au monde et aux autres. L’émotion ne me retranche pas en moi-même, elle m’ouvre vers l’extérieur. Ce n’est pas un

sentiment privé que je devrais ensuite parvenir à exprimer publiquement, puisque je suis mis dans ce état sensible par la situation. Ce qui privatise les émotions, c’est le discours thérapeutique qui réduit nos émotions à la petite parcelle de vie intérieure que nous devrions protéger du dehors. En réalité, les émotions ont une dimension transitive et collective, que l’on retrouve au théâtre ou au cinéma, mais aussi dans la rue quand il y a des manifestations ou des révolutions. C’est ce qui fait qu’on peut ressentir le monde de manière collective. V. E. : En philosophie, les émotions sont plutôt considérées avec suspicion, non ?

dans la modernité, elles ont été réhabilitées comme une manière spécifique de nous rapporter au monde. Un philosophe que j’apprécie particulièrement, Hans Blumemberg [1920-1996], soutient que, loin d’être opposées à la raison, les émotions sont à l’origine de la rationalité. En regard des animaux, l’être humain est prématuré, il ne peut survivre par ses propres moyens avant 12 ou 13 ans. Par conséquent, il est soumis à un régime d’émotions plus grand que les autres mammifères, et c’est pour compenser cette fragilité qu’il a développé sa rationalité. La raison permet de déchiffrer les informations transmises par les émotions.

M. F. : Une longue tradition les conçoit comme ce qui menace l’indépendance de l’esprit. Mais,

V. E. : Et personnellement, que faites-vous de vos émotions ?

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Idées

ENTRETIEN

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À L’HEURE OÙ LA FONDATION CARTIER POUR L’ART CONTEMPORAIN EXPOSE CERTAINES DE SES 24 000 PLANCHES DE CROQUIS, LE BOTANISTE FRANCIS HALLÉ NOUS EXPLIQUE POURQUOI, POUR APPROCHER LA VIE DES VÉGÉTAUX, NOUS DEVONS REVOIR TOUTES NOS CATÉGORIES DE PENSÉE. Propos recueillis par Alexandre Lacroix

« À cause d’Aristote, nous continuons à faire passer l’animal avant la plante »

HALLÉ FRANCIS

© Vales/Bonne Pioche/Leemage

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a botanique, nouvelle terra incognita ? Et si les catégories que nous employons pour évoquer le phénomène de la vie – « génération », « individu », « mort », « parole », « intelligence »… – étaient bien trop zoocentrées, forgées pour les besoins des animaux en général et des humains en particulier ? L’originalité du botaniste Francis Hallé, auteur d’Éloge de la plante (1999) ou de Plaidoyer pour l’arbre (2005), est de proposer de nouveaux concepts afin de saisir le monde des plantes. C’est donc à un véritable voyage philosophique que ce biologiste, qui a dirigé de 1986 à 2003 les missions du « Radeau des cimes » sur les canopées des forêts tropicales, nous invite. Qu’est-ce que le végétal ? Non seulement nous n’en savons pas grand-chose, mais les réponses passent forcément par un déconditionnement, par une rupture avec notre confort de pensée. « Vous savez, quand j’ai commencé à étudier la botanique, ce n’était pas du tout à la mode », explique Francis Hallé qui nous reçoit dans une vieille bâtisse sur les hauteurs de Montpellier. Sa terrasse donne sur un immense arbre, et, dans son salon, la moitié de la surface est occupée par des plantes grasses en pot.

Ses convictions l’ont-elles poussé à accorder autant de place aux plantes qu’aux humains chez lui ? « Non, rit-il, j’ai mis des plantes ici car la maison est branlante et j’ai peur que le plancher s’effondre. En tout cas, si vous m’aviez dit il y a trente ans que j’allais recevoir un conservateur de la Fondation Cartier, qu’il allait regarder les planches que j’ai dessinées et décider de les exposer, je vous aurais répondu qu’il s’agissait de science-fiction. Vous voyez, nos découvertes sont en train de susciter un peu d’intérêt ! » Les dessins de Francis Hallé sont à retrouver dans l’exposition Nous les arbres, jusqu’au 10 novembre. Son trait à la ligne claire a quelque chose d’harmonieux, d’apaisant. Et pourtant, sa réflexion déborde pas mal des frontières tracées par la tradition. Voir le monde avec l’œil de Francis Hallé, c’est reconnaître notre dette envers les arbres – nous leur devons le papier sur lequel ce magazine est imprimé, des charpentes et des meubles, de l’ombre en été, des fruits délicieux, l’oxygène que nous respirons, des promenades en forêt et des sources d’émerveillement. Et en échange ? Non seulement la déforestation fait rage, mais nous avons à peine commencé à comprendre ce qu’est une plante, un arbre.

Philosophie magazine n° 132 SEPTEMBRE 2019

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Il a inventé les algorithmes ! Par Michel Serres Le plus grand penseur tragique Par André Comte-Sponville Comment on se trompe soi-même Par Antoine Compagnon

BLAISE

« Un milieu entre rien et tout » La condition humaine ` « La justice sans la force... » La comédie du pouvoir « Le moi est haïssable » Bas les masques ! « Le cœur a ses raisons… » La foi et le doute

PASCAL L’homme face à l’infini

Et aussi : Laurence Devillairs, Jean-Pierre Dupuy, Claude Habib, Jacques Julliard, Étienne Klein, Laurence Plazenet, Michel Schneider…

NOUVEAU HORS-SÉRIE En kiosque et sur philomag.com


QUE FAIRE DE NOS ÉMOTIONS ?

Ne peut être vendu séparément. © Bianchetti/Leemage. Illustration : StudioPhilo/William L.

CAHIER CENTRAL

CHARLES

DARWIN

L’Expression des émotions chez l’homme et les animaux

(extraits)


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