MENSUEL N° 133 Octobre 2019
DISCOURS SUR LA JUSTIFICATION
FRÉDÉRIC WORMS
ALAN TURING
BIENVENUE DANS LA SOCIÉTÉ DE CONTRÔLE
CAHIER CENTRAL
L’HOMME QUI A INVENTÉ
LA MACHINE QUI PENSE
GILLES DELEUZE
CAHIER CENTRAL
GILLES
Post-scriptum sur les sociétés de contrôle
DELEUZE
Post-scriptum sur les sociétés de contrôle
J’ACCEPTE
BIENVENUE DANS LA SOCIÉTÉ
DE CONTRÔLE
L 17891 - 133 - F: 5,90 € - RD
Mensuel / France : 5,90 € Bel./Lux./Port. cont. : 6,50 € Suisse : 11 CHF Andorre : 6,20 € Allemagne : 6,90 € Canada : 11,50 $CA DOM : 8 € COM :1 000 XPF Maroc : 70 DH Tunisie 11,30 TND
DES INÉGALITÉS
“La morale se fonde sur le refus de la mort”
Ne peut être vendu séparément. © Hélène Bamberger/Opale via Leemage. Illustration : StudioPhilo/William L.
THOMAS
PIKETTY
ÉDITO
L’œil de
Berberian Par Alexandre Lacroix Directeur de la rédaction
Écologie de l’oubli uin 2043, Mountain Dew (Californie). Devant la baie vitrée de son bureau spacieux, Matt savoure l’ impression de chaud-froid que lui procure la vision du paysage écrasé de chaleur dehors, associée à la sensation de fraîcheur que crée l’air climatisé sur sa peau. Il a toujours aimé les contradictions. On tape à la porte, Matt se souvient qu’il a demandé à Nicholas de passer. « Salut, je ne te dérange pas ? » La tournure est familière, mais Nicholas semble embarrassé. Brillant, ce stagiaire de 23 ans a étudié la sinologie et le codage à Stanford, mais il a encore beaucoup à apprendre – et il n’est pas dans les usages qu’un simple stagiaire soit convoqué par le puissant chef du département des Data Centers. « Assieds-toi… Tu veux un café, un verre d’eau ? demande Matt. — Non, merci. » Ce jeunot est vraiment timide. « Je t’ai demandé de monter parce que j’ai bien aimé ta note, rédigée pendant le Green Hackathon. En la lisant la première fois, j’ai d’abord pensé à une blague. Mais il n’est pas impossible que les vraies bonnes idées semblent absurdes au départ, parce qu’elles bousculent nos habitudes… — Merci. » Matt avait beau se démener pour rendre son département sympathique, il savait que la croissance des centres de stockage n’était plus, depuis longtemps, soutenable. Les associations écolo, les médias commençaient à les montrer du doigt. À l’échelle globale, les data centers consommaient maintenant plus de 30 % de la production électrique mondiale. Leur impact sur le réchauffement climatique était délirant ; ils représentaient plus de 6 % des émissions de gaz à effet de serre, trois fois le trafic aérien. Google avait beau avoir décidé d’alimenter ses data centers avec de l’énergie renouvelable, ça ne résolvait pas le problème de la chaleur. « Admettons qu’on fasse ce que tu proposes, qu’on cible un pays et qu’on élimine toutes ses données antérieures à 2040 d’un seul coup, parce qu’elles ont peu de rentabilité… À propos, j’ai bien aimé ton graphe sur la décroissance de la valeur des données, assez rigolo. Selon toi, il faudrait commencer par quel pays ? — J’y ai réfléchi et je propose de commencer par la France. — Quoi ? La France ? La onzième économie mondiale ? T’es sérieux ? — Oui, d’autant plus que j’ai une grand-mère française. — Blague à part, pourquoi ne pas voir plus petit au début et effacer le Guatemala ou le Niger ? — Parce qu’on va encore être taxés d’ethnocentrisme, de colonialisme. Et puis les Français sont un peu agaçants, non ? Autre avantage, après avoir frappé un grand coup avec la France, on pourra écraser qui on veut, le Guatemala, le Niger, le Libéria, le Paraguay et compagnie… — Tu te rends compte qu’effacer un pays de toutes les banques de données, c’est un geste fort ? Ça revient à éliminer leurs traces. C’est comme les renvoyer à l’obscurité, à la Préhistoire. Les historiens du futur n’auront pas d’archives pour reconstituer ce qui se passait en France dans la première moitié du XXIe siècle. — Vous savez ce qui se passait au Congo il y a trois mille ans ? Non ! Est-ce que ça vous empêche de dormir ? De toute façon, ce truc qu’on appelle l’histoire est plein de zones d’ombre. — Ton idée me perturbe, mais je déteste pas, concède Matt en achevant de torturer un trombone. Et puis, je me dis que c’est ça ou transformer cette planète en un four, non ? »
© Serge Picard pour PM ; illustration : Charles Berberian pour PM.
J
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reaction@philomag.com
Philosophie magazine n° 133 OCTOBRE 2019
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P. 72 Les objets de pensée que se choisit ce philosophe électron libre sont troublants : il a publié un essai sur les Chiens, mais aussi sur la technologie avec Informatique céleste ou encore sur les cryptomonnaies, Cryptocommunisme. Le penseur « classique » qu’il présente dans nos pages est le pionnier de l’intelligence artificielle, Alan Turing.
ALAIN DAMASIO
P. 58 La publication des Furtifs a été l’un des événements littéraires de l’année. L’écriture de ces 700 pages s’est étalée sur quinze années et a été l’occasion pour Alain Damasio de croiser inventions typographiques, poésie, science-fiction, philosophie deleuzienne et manifeste politique. Sa cible : le capitalisme numérique, dont il débat avec Antoinette Rouvroy.
THOMAS PIKETTY
P. 8 Avec la parution du Capital au XXIe siècle en 2013, il est devenu l’un des économistes les plus traduits et les plus commentés au monde. Intellectuel global, il a été invité dans de nombreuses universités aux ÉtatsUn i s , e n In d e , e n Chine, et en a profité pour accumuler des informations sur les inégalités. Il en livre une ambitieuse synthèse en cette rentrée avec Capital et Idéologie, dont il présente dans un entretien les principales conclusions.
ANTOINETTE ROUVROY
P. 58 Cette chercheuse en sciences juridiques est l’un des esprits les plus affûtés de l’époque lorsqu’il s’agit de réfléchir à la nouvelle « gouvernance algorithmique ». Nous sommes moins menacés par Big Brother, soutientelle dans un dialogue avec l’écrivain Alain Damasio, que par la disparition de la vie publique et même de la subjectivité humaine.
FRÉDÉRIC WORMS
P. 66 Dans notre grand entretien, ce philosophe, directeur adjoint de l’École normale supérieure depuis 2015, déroule le fil directeur de son travail : la préoccupation constante de la vie, qui l’a conduit à redécouvrir Henri Bergson, dont il est l’un des meilleurs spécialistes, mais aussi à publier Revivre ou, en cette rentrée, Pour un humanisme vital.
SHOSHANA ZUBOFF
P. 50 Professeure à Harvard, dotée d’un doctorat en psychologie sociale et d’un doctorat en philosophie, elle a créé l’événement cette année aux États-Unis avec L’Âge du capitalisme de surveillance (non traduit), un livre salué par la critique et l’une des meilleures ventes d’essais. Sa thèse : les outils numériques ne servent pas seulement à prédire nos actions futures, ils nous les prescrivent, comme elle l’explique dans notre dossier.
SERVICE ABONNÉS abo@philomag.com / 01 43 80 46 11 Philosophie magazine, 4, rue de Mouchy, 60438 Noailles Cedex - France Tarifs d’abonnement : prix normal pour 1 an (10 nos) France métropolitaine : 57 € TTC (TVA 2,1 %). UE et DOM : 69 €. COM et Reste du monde : 77 €. Formules spéciales pour la Belgique et la Suisse Belgique : 070/23 33 04 abobelgique@edigroup.org Suisse : 022/860 84 01 abonne@edigroup.ch Diffusion : MLP Contact pour les réassorts diffuseurs : À Juste Titres, 04 88 15 12 42, Julien Tessier, j.tessier@ajustetitres.fr RÉDACTION redaction@philomag.com Directeur de la rédaction : Alexandre Lacroix Rédacteurs en chef : Martin Legros, Michel Eltchaninoff Conseillers de la rédaction : Philippe Nassif, Sven Ortoli Chefs de rubrique : Victorine de Oliveira, Martin Duru, Catherine Portevin Rédacteurs : Samuel Lacroix, Octave Larmagnac-Matheron Secrétaires de rédaction : Noël Foiry, Marie-Gabrielle Houriez Création graphique : William Londiche / da@philomag.com Graphiste : Alexandrine Leclère Responsable photo : Stéphane Ternon Rédactrice photo : Camille Pillias Rédacteur Internet : Cédric Enjalbert Webmaster : Cyril Druesne Ont participé à ce numéro : Charles Berberian, Manuel Braun, Paul Coulbois, Audoin Desforges, Jack Fereday, Philippe Garnier, Gaëtan Goron, Jules Julien, Frédéric Manzini, Catherine Meurisse, François Morel, Tobie Nathan, Aïda N’Diaye, Charles Pépin, Charles Perragin, Serge Picard, Claude Ponti, Quentin Regnier, Guillaume Renouard, Oriane Safré-Proust, Séverine Scaglia, Isabelle Sorente ADMINISTRATION Directeur de la publication : Fabrice Gerschel Responsable administrative : Sophie Gamot-Darmon Responsable abonnements : Léa Cuenin Fabrication : Rivages Photogravure : Key Graphic Impression : Maury imprimeur, Z.I., 45300 Manchecourt Commission paritaire : 0521 D 88041 ISSN : 1951-1787 Dépôt légal : à parution Imprimé en France/Printed in France / Philosophie magazine est édité par Philo Éditions, SAS au capital de 340 200 euros, RCS Paris B 483 580 015 Siège social : 10, rue Ballu, 75009 Paris Président : Fabrice Gerschel RELATIONS PRESSE Canetti Conseil, 01 42 04 21 00 Françoise Canetti, francoise.canetti@canetti.com PUBLICITÉ Partenariats/Publicité Audrey Pilaire, 01 71 18 16 08, apilaire@philomag.com MENSUEL NO 133 - OCTOBRE 2019 Couverture : © Jonathan Knowles/ Getty images
2017 Origine du papier : Italie. Taux de fibres recyclées : 0 %. Tous les papiers que nous utilisons dans ce magazine sont issus de forêts gérées durablement et labellisés 100 % PEFC. Le taux majoritaire indiqué Ptot est de 0,009.
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Philosophie magazine n° 133 OCTOBRE 2019
La rédaction n’est pas responsable des textes et documents qui lui sont envoyés. Ils ne seront pas rendus à leurs propriétaires.
© Hannah Assouline/Opale via Leemage ; Audoin Desforges pour PM ; Manuel Braun pour PM ; Serge Picard pour PM ; Serge Picard pour PM ; Mike Blake/Reuters.
MARK ALIZART
ILS ONT PARTICIPÉ À CE NUMÉRO
10, rue Ballu, 75009 Paris Tél. : 01 43 80 46 10 www.philomag.com
Système de caméras traçant les non-résidents fiscaux p. 8
CIT DAN ÉI SN NT OT CE ELLI RE MO GE IS-C NT E I Borne anti-aboiements à ultrasons p. 78
Centre de traitement de la solastalgie p. 22
Bus avec espaces réservés aux humanistes vitalistes p. 66
Livraison écoresponsable d’opiacés p. 34
Essence du Self Serf Vice p. 58
Avenue Shoshana-Zuboff p. 50
Émetteur de poésie urbaine p. 98
Parking ouvert Gilles Deleuze Cahier central
Drive du Vide p. 84
Plants d’Amazonie sur les toits p. 24
Androïde de Turing en phase de test p. 72
Chambres en day use sur Honore.fr p. 90
Activation de la puce intracrânienne « Vivre ensemble » p. 80
Borne de l’imagination p. 14
SOMMAIRE P. 3 Édito
Événement
P. 8 Entretien avec Thomas Piketty
P. 14 Questions à Charles Pépin
P. 16 Questions d’enfants à Claude Ponti
Déchiffrer l’actualité P. 18 TÉLESCOPAGE
P. 20 PERSONNALITÉ
Martin Kunze
P. 22 REPÉRAGES
P. 24 PERSPECTIVES
Et si Boris Johnson faisait appel à Condorcet pour se dépêtrer du Brexit ? / De la Turquie à Macron, généalogie de l’« État profond » / La droite française contrainte à la réaction / Quand l’Amazonie brûle, l’écologie justifie-t-elle l’ingérence ? P. 28 AU FIL D’UNE IDÉE Les champignons P. 30 ETHNOMYTHOLOGIES par Tobie Nathan
Prendre la tangente P. 34 REPORTAGE
Suicides, drogues, alcool… Quand les Américains meurent de désespoir par Jack Fereday P. 42 MOTIFS CACHÉS par Isabelle Sorente
© Illustration : Paul Coulbois
Un encart Rue des étudiants (dépliant 16 pages, poids 8 g, format : 145 x 196 mm) est jeté sur la une de ce numéro 133 de Philosophie magazine. Il est adressé à l’ensemble des abonnés France métropolitaine. Ce numéro comprend en cahier central un encart rédactionnel (agrafé entre les pages 50 et 51) de 16 pages complétant notre dossier « Bienvenue dans la société de contrôle », constitué d’une présentation et d’extraits de Pourparlers (1972-1990), de Gilles Deleuze.
PHILOSOPHIE MAGAZINE N° 134 PARAÎTRA LE 24 OCTOBRE 2019
DOSSIER Bienvenue dans la société de contrôle P. 46 Une nouvelle servitude volontaire
P. 50 L’âge du capitalisme de surveillance,
par Shoshana Zuboff
P. 54 Cliquer ou résister ?
Les stratégies des classiques
P. 58 Passer entre les mailles,
dialogue entre Alain Damasio et Antoinette Rouvroy
Cahier central Agrafé entre les pages 50 et 51, notre supplément : « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle », de Gilles Deleuze
Cheminer avec les idées P. 66 L’ENTRETIEN
Frédéric Worms
P. 72 LE CLASSIQUE SUBJECTIF
Alan Turing vu par Mark Alizart
P. 78 BOÎTE À OUTILS
Divergences / Sprint / Intraduisible / Strates P. 80 BACK PHILO
Livres
P. 82 ESSAI DU MOIS
La Curiosité. Une raison de vivre / Jean-Pierre Martin P. 83 ROMAN DU MOIS Le Cœur de l’Angleterre / Jonathan Coe P. 84 CARREFOUR Qu’est-ce que le vide ? P. 86 Nos choix P. 90 Notre sélection culturelle P. 92 Agenda
P. 94 LA CITATION CORRIGÉE
par François Morel
P. 95 Jeux
P. 96 Humaine, trop humaine
par Catherine Meurisse
P. 98 QUESTIONNAIRE DE SOCRATE
Abd al Malik
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Événement
ENTRETIEN
AUX ORIGINES DE
L’INÉGALITÉ Thomas Piketty Avec Capital et Idéologie, Thomas Piketty livre un grand récit de l’histoire humaine, avec un fil rouge : l’inégalité comme pure construction idéologique. Selon lui, le capitalisme peut et doit être dépassé. Avant de juger, il faut comprendre la vision de l’auteur. Il nous en livre ici les clés. Propos recueillis par Michel Eltchaninoff / Photos : Audoin Desforges
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Avec votre dernier livre, Capital et Idéologie, vous proposez une vaste fresque de l’histoire et des justifications de l’inégalité à travers les âges. Comment est-on passé d’une idéologie fondée sur les hiérarchies naturelles aux inégalités contemporaines, que l’on dit fondées sur le mérite ? THOMAS PIKETTY : De nombreuses sociétés – l’Europe sous l’Ancien Régime, l’Inde précoloniale ou la Chine impériale – ont vécu selon un ordre inégalitaire ternaire. Deux groupes se partagent le pouvoir : une classe de guerriers, qui garantit le respect de l’ordre et la sécurité, et une classe cléricale et intellectuelle, qui propose un encadrement spirituel à la société. Elles dominent une classe laborieuse assurant les fonctions de production de la société – alimentation, vêtements… La difficulté de cette structure est de trouver un équilibre entre les deux classes
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Dossier
Le respect de votre vie privée est notre priorité
« Nous utilisons les cookies qui sont téléchargés ou stockés sur votre ordinateur ou votre smartphone. En cliquant sur “J’accepte”, vous acceptez que nous suivions vos achats, vos options politiques et religieuses, votre vie privée, ce qui nous permettra de contrôler les informations et les marchandises auxquelles vous aurez ultérieurement accès. Les cookies ne sont pas un outil de surveillance, ils nous aident seulement à vous permettre de vivre dans un environnement optimisé par nos soins. En continuant à utiliser ce site, vous acceptez cette politique. »
J’ACCEPTE
BIENVENUE DANS LA SOCIÉTÉ
DE CONTRÔLE PARCOURS DE CE DOSSIER
P. 46
« Nous savons en gros qui vous êtes, en gros qui sont vos amis, a prévenu Eric Schmidt, dirigeant de Google. La technologie va être tellement bonne qu’il sera très difficile pour les gens de voir ou de consommer quelque chose qui n’a pas été quelque part ajusté pour eux. » Cette phrase décrit une nouveauté de notre société connectée : non seulement nous sommes surveillés, mais le monde que nous voyons dépend de nos préférences. Sommes-nous encore capables de sortir de cette bulle ?
P. 50
Cette année, un essai a fait sensation aux États-Unis : L’Âge du capitalisme de surveillance, de Shoshana Zuboff. Entretien avec cette intellectuelle, qui prédit que la prochaine grande offensive des technologies de traçage aura lieu dans la ville, avec l’apparition des smart cities, ou cités intelligentes.
© Jonathan Knowles/Getty images
P. 54
Vous souhaitez réagir à cet article ? Faites-nous part de vos impressions et de vos réflexions en nous écrivant à
reaction@philomag.com
Quelle attitude adopter vis-à-vis des ordinateurs et des smartphones ? Faut-il les utiliser au mieux pour maximiser son bien-être comme l’aurait conseillé Jeremy Bentham, rester optimiste et faire confiance à la technologie pour améliorer le monde avec G. W. Leibniz, hacker ces outils et les rendre plus démocratiques avec Denis Diderot, ou se déconnecter avec Henry David Thoreau ?
P. 58
Du point de vue politique, les vieilles notions de pouvoir et de résistance sont à redéfinir. Un vaste chantier, sur lequel échangent l’écrivain de science-fiction engagé Alain Damasio, auteur des Furtifs, et la chercheuse belge Antoinette Rouvroy, spécialiste de la « gouvernementalité algorithmique ».
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Dossier
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UNE NOUVELLE SERVITUDE VOLONTAIRE
L © Kamil Kotarba
Nos sociétés connectées évoquent par moments 1984 de George Orwell et vérifient certaines prédictions troublantes de Gilles Deleuze. Sauf que la technologie vient de franchir un cap décisif : auparavant, elle nous regardait agir dans le monde ; aujourd’hui, elle adapte le monde à nos préférences. Explications. Par Martin Legros
a semaine dernière, je devais me rendre à vélo à une adresse inconnue. Habitué à utiliser Google Maps, je tapai l’adresse dans la barre de recherche. Au lieu de voir apparaître un itinéraire fléché, je me retrouvai avec une vue de Paris où seul le point d’arrivée était indiqué mais où ma position de départ ne figurait pas. L’espace de quelques secondes, j’ai eu l’impression vertigineuse que mon propre corps s’était absenté, que je n’étais plus inscrit sur la carte du monde. En réalité, à la suite d’une erreur de manipulation, l’option de géolocalisation de mon téléphone avait été désactivée. Ayant pris l’habitude de m’en remettre à Google pour m’orienter dans l’espace, je me sentais du même coup perdu : hors du monde parce que déconnecté. Quelques jours plus tard, un trouble inverse me saisit. Alors que je devais me rendre à l’étranger, je reçus, la veille du départ, une notification sur ma boîte mail m’indiquant que j’étais attendu le lendemain pour deux nuits dans mon hôtel alors que je n’avais pas transmis mon adresse
électronique. Google s’était immiscé dans ma correspondance ! J’étais rattrapé par mes propres traces. À quelques jours d’intervalle, j’ai ainsi éprouvé deux affects typiques de l’ère numérique. D’un côté, le besoin irrépressible d’être connecté pour faire l’expérience du monde et s’y orienter. De l’autre, le sentiment de me rendre captif d’un système qui prend chaque jour davantage possession de ma vie, qui me « calcule » trop bien.
AVONS-NOUS ÉTÉ CONQUIS ?
Nous consultons de façon compulsive nos téléphones portables et nos écrans, comme s’ils nous rattachaient à un deuxième monde plus vrai que le premier. Comme s’en étonne l’écrivain italien Alessandro Baricco en ouverture de son dernier livre, The Game (qui paraît chez Gallimard), « nous nous rendons compte que, dans les usages les plus élémentaires de notre quotidien, nous adoptons les réflexes physiques et mentaux qu’il y a seulement vingt ans nous aurions eu du mal à tolérer chez les nouvelles générations […] Que s’est-il passé ? Avons-nous été conquis ? Quelqu’un nous a-t-il imposé un modèle de vie qui ne nous appartient pas ? […] Nos gestes ont changé à une vitesse déconcertante mais nos pensées semblent en retard dans la tâche de nommer ce que
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Dossier
BIENVENUE DANS LA SOCIÉTÉ DE CONTRÔLE
ANTOINETTE ROUVROY
Docteure en sciences juridiques de l’Institut universitaire européen (Florence, 2006), elle est chercheuse à l’Université de Namur en Belgique et a fréquemment enseigné dans des universités nord-américaines. Elle a publié un ouvrage en anglais Human Genes and Neoliberal Governance (« Gènes humains et gouvernance néolibérale », Routledge-Cavendish, 2007, non traduit), et ses articles sur la « gouvernementalité algorithmique » sont à retrouver sur les sites cairn.info ou academia.edu.
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Le romancier Alain Damasio est la grande voix de la sciencefiction française. Ses romans fourmillent de réflexions sur l’emprise de la technologie. Aussi quand nous lui avons proposé de dialoguer avec Antoinette Rouvroy, il a d’emblée accepté de confronter ses idées avec la chercheuse en sciences juridiques belge, dont les travaux sur la notion de « gouvernementalité algorithmique » l’ont inspiré pour son livre Les Furtifs. L’écrivain visionnaire et la juriste philosophe ont uni leurs forces pour imaginer des manières d’échapper au contrôle. Propos recueillis par Alexandre Lacroix / Photos Serge Picard
ALAIN DAMASIO
Écrivain et poète nourri de lectures philosophiques, il a publié trois romans de science-fiction qui ont rencontré un vaste succès critique et public, tous publiés chez La Volte, La Zone du Dehors (1999), La Horde du Contrevent (2004) et, cette année, Les Furtifs, une ambitieuse fresque de 700 pages qui propose des pistes pour s’évader du « technococon ». Il est aussi l’auteur de nouvelles, d’essais et d’un manifeste inspiré, La Rage du Sage, sorte de cri de colère contre les machines, à retrouver… en ligne.
PASSER ENTRE LES MAILLES ANTOINETTE ROUVROY : Je ne suis pas une technophobe. J’ai un téléphone portable, j’utilise le Web, j’ai un profil Facebook. Mais je ne perds pas de vue que ce que je publie sur Facebook relève de la production de discours et non de la révélation de soi. Il s’agit de performances identitaires, j’aime voir comment le réseau réagit. Et puis, la plupart de mes collègues chercheurs sont en ligne, les réseaux sociaux sont aussi des outils de mise en commun et de discussion des travaux.
ALAIN DAMASIO : Pour ma part, je me ménage des zones de furtivité. Je n’ai pas de téléphone portable par refus de la géolocalisation.
Je ne supporte pas l’idée de me balader en sachant que mes déplacements sont tracés par satellite. Je n’ai pas envie de nourrir des algorithmes avec mes données personnelles. Je préfère rester un promeneur du monde ancien, ne pas laisser de traces. Je ne suis sur aucun réseau social. J’efface les cookies sur mon navigateur Web toutes les deux heures. Je ne fais jamais de sauvegarde de mes romans sur le cloud, car j’ai peur qu’ils soient récupérés. Cependant, j’utilise le mail. De temps à autre, je me dis qu’il faudrait que je passe sur ProtonMail [messagerie dotée d’un cryptage automatique, qui ne demande aucune compétence informatique à l’utilisateur].
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Idées
ENTRETIEN
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FRÉDÉRIC
WORMS
« Le refus de la mort sous toutes ses formes est la seule façon de fonder la morale » Le vivant, c’est la grande affaire de Frédéric Worms. Dans son dernier livre, Pour un humanisme vital, le philosophe, qui siège au Conseil consultatif national d’éthique, articule cette notion aux grands problèmes de notre temps, de la fin de vie aux menaces pesant sur la démocratie. Un projet ambitieux pour des temps précaires. Propos recueillis par Catherine Portevin / Photos Manuel Braun
l fait volontiers les honneurs de la maison et en connaît tous les recoins, depuis les poissons rouges dans le bassin (surnommés Ernest), les bancs de pierre du cloître qui ont accueilli bien des lectures et des pauses sandwich, les échelles branlantes de la bibliothèque historique et jusqu’à l’arrivée de gaz de l’appartement de Louis Althusser signalée encore par son étiquette… À l’École normale supérieure (ENS) de la rue d’Ulm, à Paris, Frédéric Worms semble chez lui. Entré ici à 18 ans, il y est revenu comme professeur et, depuis 2015, directeur adjoint. Le philosophe à qui l’on doit la redécouverte de la pensée de Bergson en France (il a dirigé la première édition critique de son œuvre aux PUF) aurait pu se contenter de rester l’impeccable savant de l’histoire de la philosophie contemporaine qu’il est. Mais, tout en assumant son engagement du côté de l’institution, il bouscule depuis une dizaine d’années son destin de premier de la classe en creusant sa propre voie pour penser les problèmes de son temps : la vulnérabilité, l’éthique et la politique du soin, les neurosciences et les biotechnologies, la santé et la médecine, et même les « maladies de la démocratie », sont autant de fils qui s’enroulent autour d’un thème central : le vivant. Depuis 2013, il
siège avec assiduité au Conseil consultatif national d’éthique et a fait de la réflexion bioéthique un vrai travail de recherche. Aujourd’hui, où sont les dangers vitaux ? Que signifie être « vitaliste » ? Et même défendre l’urgence d’une « vitale démocratie » et d’un nouvel humanisme ? Dans son dernier livre, Pour un humanisme vital, qui paraît ces joursci chez Odile Jacob, le philosophe s’explique et déploie la trame de sa pensée comme dans une conversation – il a choisi pour cela la forme épistolaire. Bergson demeure un guide : sa discussion avec les sciences, sa théorie de l’esprit, de l’élan vital, de la morale et de la religion… Worms y ajoute la psychanalyse, la conscience de l’histoire du XXe siècle… et une inquiétude qui semble consubstantielle à son être. Inquiétude souriante cependant et immédiatement dans le dialogue. « Je ne suis pas guimauve ! », affirme celui qui s’agace de jouer le rôle de la belle âme – « les sentiments bons comme l’aspiration à la justice, l’empathie, l’égalité ne deviennent des “bons sentiments” que lorsqu’on les considère comme acquis ! », lancet-il. Ce n’est pas comme un père prieur que Frédéric Worms fait visiter cette sorte de couvent qu’est l’ENS. Il serait plutôt, ici comme ailleurs, un frère hospitalier.
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© Illustration : Jules Julien pour PM ; photo-droits d’inspiration : © FineArtImages/Leemage ; Hannah Assouline/Opale via Leemage.
Idées
LE CLASSIQUE SUBJECTIF
ALAN TURING VU PAR
MARK ALIZART
« Pour Turing, la pensée fonctionne comme une bombe atomique » MARK ALIZART
© Hannah Assouline/Opale via Leemage
Ancien chargé de programmation au Centre Pompidou et directeur adjoint du Palais de Tokyo, ce philosophe est l’auteur d’ouvrages souvent liés aux nouvelles technologies et parus aux PUF. Parmi eux : Pop théologie (2015), Informatique céleste (2017), Chiens (2018) et Cryptocommunisme (2019).
Celui qui a conçu le premier ordinateur voulait construire une machine qui pense. Mais Turing, souligne le philosophe Mark Alizart, va plus loin et imagine que la pensée, même mécanique, est traversée d’intuition et d’inconnu. Une raison de ne pas craindre l’intelligence artificielle.
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Ne peut être vendu séparément. © Hélène Bamberger/Opale via Leemage. Illustration : StudioPhilo/William L.
BIENVENUE DANS LA SOCIÉTÉ DE CONTRÔLE
CAHIER CENTRAL
GILLES DELEUZE Post-scriptum sur les sociétés de contrôle