#136 février 2020

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MENSUEL N° 136 Février 2020

COLLAPSOLOGIE

Sumer, Chine, Inde...

« Nietzsche m’a débarrassé du sérieux »

« IL FAUT ADMETTRE LES MATHS QUE LES CHOSES NE SONT PAS NÉES PAR ROGER-POL DROIT NOUS ÉCHAPPENT » EN OCCIDENT

COLLAPSOLOGIE

HANS JONAS Le Principe Responsabilité

CAHIER CENTRAL

CAHIER CENTRAL

(extraits)

HANS

JONAS

Le Principe Responsabilité

L 17891 - 136 - F: 5,90 € - RD

Hartmut Rosa

Ne peut être vendu séparément. © Costa/Leemage. Illustration : StudioPhilo/William L.

Mensuel / France : 5,90 € Bel./Lux./Port. cont. : 6,50 € Suisse : 11 CHF Andorre : 6,20 € Allemagne : 6,90 € Canada : 11,50 $CA DOM : 8 € COM :1 000 XPF Maroc : 70 DH Tunisie 11,30 TND Espagne/Italie : 6.5 €

Et vous, croyez-vous à la fin du monde ?


ÉDITO

L’œil de

Berberian Par Alexandre Lacroix Directeur de la rédaction

Le charme de l’intact ù sont passés les moutons ? Au moins vingt années se sont écoulées, et pourtant, c’est la question qui saute dans mon esprit sitôt que je me retrouve dans le village poitevin où j’ai des souvenirs d’enfance. En face de notre vieille maison, il y avait un pré où, dans les nappes de brumes violettes du soir, des masses blanches cotonneuses, frissonnant de peur, s’en allaient creusant toujours les mêmes ornières, sitôt que nous franchissions le portail. Et où est le poirier ? Il y avait au coin du pré à moutons un seul arbre fruitier, assez vieux, tordu, mangé par le lierre, sous lequel un vieillard, un radio-transistor orange toujours vissé à l’oreille, étendait une natte de jonc et passait ses journées allongé, écrasant du poids de son corps les fruits trop mûrs. Ni poirier ni troupeau, désormais le pré a été vendu à la découpe, et des maisons de lotissement sans étage, aux crépis rose champagne, y ont poussé. Un néologisme, proposé par le philosophe de l’environnement australien Glenn Albrecht dans la revue Nature en 2005, s’applique au genre d’émotion que j’éprouve devant ce paradis perdu : ce sont des accès de solastalgie. Comme la nostalgie, la solastalgie est une tristesse liée à la perte d’un lieu cher. Formé sur le latin solus (qui a donné « seul », « désolation ») et le grec algia (« douleur »), la solastalgie est cette souffrance singulière que l’on éprouve lorsqu’un paysage, un environnement dans lequel on a de nombreux souvenirs a été dévasté. « Si tu avais vu cette vallée, avant la construction de l’autoroute. » « Si tu étais venu pêcher ici, avant la centrale. » « Autrefois, la mer n’avait pas encore dévoré cette falaise, cette dune… » C’est à ces remarques, jetées au détour de la conversation, pudiquement mais avec une fêlure dans la voix, que l’on reconnaît les solastalgiques. Selon Albrecht, la stabilité des environnements terrestres est essentielle à notre santé psychique, et les catastrophes écologiques créent des dépressions, de l’anxiété. Chez les Aborigènes d’Australie, les Indiens d’Amazonie, la destruction du bush ou des forêts primaires de leurs ancêtres entraînerait même des épidémies de suicides. Le concept est frappant, et pourtant, on aurait envie de le retourner – comme pas mal de théories catastrophistes – pour découvrir son envers positif, son double lumineux. Je propose de former un nouveau mot : adamastophilie, en liant le grec adamastos, « intact », « indompté », « vierge », et philia, « amour ». L’adamastophilie, c’est l’admiration et la gratitude que nous ressentons devant les paysages qui n’ont pas encore été abîmés, qui sont intacts. Que l’on se promène dans une forêt roussie à l’automne, sur un sentier dont les talus sont ornés de plaques de givre blanc, dans un vallon où ne s’élève aucune construction humaine, que l’on se retrouve au bord d’une mare verte où la vie des têtards et des poissons suit son cours microcosmique, ou bien qu’on atteigne un sommet de montagne inaccessible aux voitures, et un élan adamastophile nous transporte : tout à coup, notre cœur est étreint par une émotion vive, il y a encore tellement de beauté sur Terre ! Qu’elle soit fragile la rend encore plus belle.

© Serge Picard pour PM ; illustration : Charles Berberian pour PM.

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N’hésitez pas à nous transmettre vos remarques sur

reaction@philomag.com

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P. 34 Elle enseigne cinq ans à Lille puis en Suisse, avant de débarquer à Taïwan « avec l’idée saugrenue de faire des mathématiques en chinois ». Docteure en épistémologie et en histoire des sciences, elle raconte son étonnant parcours dans son livre GuanGong dit oui ! Désormais professeure à l’Université nationale de Chio Tung, elle retrace pour nous les origines multiples et mystérieuses des maths.

ROGER-POL DROIT

P. 72 Philosophe et écrivain, il chronique la philosophie dans Le Monde des livres. Son dernier roman, Monsieur, je ne vous aime point, raconte l’impossible amitié entre JeanJacques Rousseau et Voltaire. Pourtant, c’est Nietzsche qu’il a choisi quand nous lui avons proposé d’évoquer dans nos colonnes un philosophe classique qui l’a marqué. Ce penseur à moustaches parfois « excessif et grandiloquent » est-il aimable ? Oui, lorsqu’on apprécie de changer de perspective.

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AMÉLIE FÉREY

P. 18 Cette chercheuse est spécialisée dans les questions de droit international. Elle a contribué au Dictionnaire de la guerre et de la paix et à la revue en ligne The Conversation – avec des articles sur Game of Thrones ou sur l’usage militaire des robots. Sa thèse est consacrée à la manière dont la justification des assassinats ciblés, par Israël et les ÉtatsUnis, entraîne une redéfinition de l’ordre juridique mondial. Elle analyse pour nous l’élimination du général iranien Qassem Souleimani par l’armée américaine sur ordre du président Donald Trump.

JEAN-PIERRE DUPUY

P. 57 Ingénieur polytechnicien spécialisé dans la science des systèmes, il est aussi un philosophe inquiet des menaces que la technique fait peser sur notre monde. Dans les pas de Hans Jonas et d’Ivan Illich, il pense les catastrophes et a signé Petite Métaphysique des tsunamis (2005), Retour de Tchernobyl (2006) et surtout Pour un catastrophisme éclairé (2002). Ce dernier essai est souvent cité par les collapsologues… des « disciples » qu’il récuse pourtant ici.

PABLO SERVIGNE

P. 58 Ce biologiste quitte un jour le monde académique pour alerter le public sur la catastrophe écologique en cours. Ateliers, conférences, rencontres : il a sillonné la Belgique et la France pour y semer des idées de transition écologique et de permaculture. En 2015, il publie avec Raphaël Stevens Comment tout peut s’effondrer ?, livre fondateur de « l’étude de l’effondrement », ou collapsologie. Nous sommes allés à sa rencontre dans la Drôme.

NOÉMIE ISSAN-BENCHIMOL

P. 30 La thèse de cette normalienne et doctorante à l’École pratique des hautes études porte sur l’aveu, le vœu et le serment dans la loi talmudique. Vivant entre Jérusalem et Paris, elle est aussi critique littéraire pour le Jerusalem Post. Elle est allée s’entretenir avec Moshe Halbertal, un philosophe israélien qui a participé à la réécriture du code d’éthique de l’armée israélienne.

SERVICE ABONNÉS abo@philomag.com / 01 43 80 46 11 Philosophie magazine, 4, rue de Mouchy, 60438 Noailles Cedex - France Tarifs d’abonnement : prix normal pour 1 an (10 nos) France métropolitaine : 57 € TTC (TVA 2,1 %). UE et DOM : 69 €. COM et Reste du monde : 77 €. Formules spéciales pour la Belgique et la Suisse Belgique : 070/23 33 04 abobelgique@edigroup.org Suisse : 022/860 84 01 abonne@edigroup.ch Diffusion : MLP Contact pour les réassorts diffuseurs : À Juste Titres, 04 88 15 12 42, Julien Tessier, j.tessier@ajustetitres.fr RÉDACTION redaction@philomag.com Directeur de la rédaction : Alexandre Lacroix Rédacteurs en chef : Martin Legros, Michel Eltchaninoff Conseillers de la rédaction : Sven Ortoli Chefs de rubrique : Victorine de Oliveira, Martin Duru, Catherine Portevin Rédacteurs : Samuel Lacroix, Octave Larmagnac-Matheron Secrétaires de rédaction : Noël Foiry, Marie-Gabrielle Houriez Création graphique : William Londiche / da@philomag.com Graphiste : Alexandrine Leclère Responsable photo : Stéphane Ternon Rédactrice photo : Camille Pillias Rédacteur Internet : Cédric Enjalbert Webmaster : Cyril Druesne Ont participé à ce numéro : Adrien Barton, Charles Berberian, Manuel Braun, Guillaume Chauvin, Paul Coulbois, Philippe Garnier, Marie Genel, Gaëtan Goron, Frédéric Manzini, Loïc Mazalrey, Catherine Meurisse, François Morel, Tobie Nathan, Ariane Nicolas, Charles Pépin, Charles Perragin, Serge Picard, Claude Ponti, Jean-Marie Pottier, Oriane Safré-Proust, Séverine Scaglia, Isabelle Sorente, Nicolas Tenaillon. ADMINISTRATION Directeur de la publication : Fabrice Gerschel Responsable administrative : Sophie Gamot-Darmon Responsable abonnements : Léa Cuenin Fabrication : Rivages Photogravure : Key Graphic Impression : Maury imprimeur, Z.I., 45300 Manchecourt Commission paritaire : 0521 D 88041 ISSN : 1951-1787 Dépôt légal : à parution Imprimé en France/Printed in France / Philosophie magazine est édité par Philo Éditions, SAS au capital de 340 200 euros, RCS Paris B 483 580 015 Siège social : 10, rue Ballu, 75009 Paris Président : Fabrice Gerschel RELATIONS PRESSE Canetti Conseil, 01 42 04 21 00 Françoise Canetti, francoise.canetti@canetti.com PUBLICITÉ Partenariats/Publicité Audrey Pilaire, 01 71 18 16 08, apilaire@philomag.com MENSUEL NO 136 - FÉVRIER  2020 Couverture : © José Duacastella, Instagram : @lookattheparkinglot

2017 Origine du papier : Italie. Taux de fibres recyclées : 0 %. Tous les papiers que nous utilisons dans ce magazine sont issus de forêts gérées durablement et labellisés 100 % PEFC. Le taux majoritaire indiqué Ptot est de 0,009.

La rédaction n’est pas responsable des textes et documents qui lui sont envoyés. Ils ne seront pas rendus à leurs propriétaires.

© CP ; CP ; Manuel Braun pour PM ; Arnaud Meyer/Leextra via Leemage ; Philippe Matsas/Opale/Leemage ; CP.

CHARLOTTE POLLET

ILS ONT PARTICIPÉ À CE NUMÉRO

10, rue Ballu, 75009 Paris Tél. : 01 43 80 46 10 www.philomag.com


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SUR NOTRE ATLANTIDE, EN ATTENDANT D’ÊTRE ENGLOUTIS À LA FIN DE CE MOIS-CI

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SOMMAIRE P. 3 Édito

P. 8 Questions à Charles Pépin

P. 9 Questions d’enfants à Claude Ponti P. 10 Courrier des lecteurs

DOSSIER Collapsologie. Et vous, croyez-vous à la fin du monde ?

P. 44 La fin du monde, vous la voulez

comment ?

P. 48 La galaxie collapso

P. 50 Qui sont les survivalistes ? Enquête

Déchiffrer l’actualité P. 12 TÉLESCOPAGE P. 14 REPÉRAGES

P. 16 PERSPECTIVES

Réforme des retraites : deux conceptions de l’existence / « OK boomer », ou le nouveau conflit des générations / Assassinat du général iranien Qassem Soleimani par les États-Unis. L’analyse d’Amélie Férey / Le « projet Singapour » de Boris Johnson P. 20 INTERVENTION Martin Gurri et la révolte du public P. 22 AU FIL D’UNE IDÉE Le café P. 24 ETHNOMYTHOLOGIES par Tobie Nathan

Prendre la tangente P. 30 RENCONTRE

© Illustration : Paul Coulbois pour PM

Moshe Halbertal et le code d’éthique de l’armée israélienne P. 34 ESSAI Où sont vraiment nées les mathématiques ? par Charlotte Pollet P. 40 MOTIFS CACHÉS par Isabelle Sorente

Ce numéro comprend en cahier central un encart rédactionnel (agrafé entre les pages 50 et 51) de 16 pages complétant notre dossier « Collapsologie. Et vous, croyez-vous à la fin du monde ? », constitué d’une présentation et d’extraits du Principe Responsabilité, de Hans Jonas.

P. 54 La critique de Gérald Bronner P. 56 La critique de Michaël Fœssel

P. 57 La critique de Jean-Pierre Dupuy P. 58 « Nous avons engendré

un monstre ! », entretien avec Pablo Servigne

Cahier central Agrafé entre les pages 50 et 51, notre supplément : Le Principe Responsabilité, de Hans Jonas

Cheminer avec les idées P. 66 L’ENTRETIEN

Hartmut Rosa

P. 72 LE CLASSIQUE SUBJECTIF

Friedrich Nietzsche vu par Roger-Pol Droit P. 78 BOÎTE À OUTILS Divergences / Sprint / Intraduisible / Strates P. 80 BACK PHILO

Livres

P. 82 ESSAI DU MOIS

Le Siècle du populisme / Pierre Rosanvallon P. 83 ROMAN DU MOIS Papa / Régis Jauffret P. 84 CARREFOUR Pour vivre heureux, ralentissez ! P. 86 Nos choix P. 90 Notre sélection culturelle P. 92 Agenda

P. 94 LA CITATION CORRIGÉE

par François Morel

P. 95 Jeux

P. 96 Humaine, trop humaine

PHILOSOPHIE MAGAZINE N° 137 PARAÎTRA LE 20 FÉVRIER 2020

par Catherine Meurisse

P. 98 QUESTIONNAIRE DE SOCRATE

Olivier Assayas

Philosophie magazine n° 136 FÉVRIER 2020

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Tangente

RENCONTRE

© Mussa Qawasma/Reuters ; Tzahy Lerner, from the Hebrew Wikipedia.

« Dans les nouveaux conflits, il ne faut pas perdre sa colonne vertébrale éthique »

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Un enfant armé doit-il être traité comme un soldat ? Qu’est-ce qui distingue un dommage collatéral d’un crime de guerre ? Voilà le type de questions auxquelles sont confrontés les soldats dans les nouveaux conflits « asymétriques ». Pour les aider dans leurs décisions, des philosophes, comme Moshe Halbertal en Israël, participent à l’élaboration de codes éthiques militaires. Nous l’avons rencontré. Propos recueillis et traduits de l’hébreu par Noémie Issan-Benchimol

MOSHE HALBERTAL

Né en Uruguay, il a suivi des études de philosophie en Israël et a obtenu un doctorat consacré à la sensibilité éthique comme critère herméneutique dans la littérature rabbinique. Professeur de pensée juive et de philosophie à l’Université hébraïque de Jérusalem et professeur de droit à la New York University, il est notamment l’auteur d’Idolatry (avec Avishai Margalit, Harvard University Press, 1992 ; non traduit) et de Maïmonides: Life and Thought (« Maïmonide. Vie et pensée », Princeton University, 2014 ; non traduit).

À Hébron (Cisjordanie), le 23 janvier 2018, un Palestinien croise des soldats israéliens pendant les manifestations consécutives à la venue à Jérusalem du vice-président américain Mike Pence.

V

oici un philosophe qui refuse le partage des tâches entre la pensée et l’action. Moshe Halbertal défend l’idée que l’éthique doit s’infiltrer dans l’espace militaire. Homme de gauche, intellectuel public, philosophe proche d’Avishai Margalit et de Michael Walzer – avec qui il défend le concept de « guerre juste » –, c’est aussi, dans un Israël travaillé par ses tensions entre religieux et laïcs, un penseur écouté par les plus hautes sphères de l’armée. En 2004, il a participé à une réécriture du code d’éthique de l’armée israélienne, Roua’h Tsahal (« L’esprit de Tsahal »). L’ancienne version avait révélé ses insuffisances lors de la première Intifada (1987-1993). Ce nouveau code éthique, qui n’est pas juridiquement contraignant, a un usage éducatif dans la formation des soldats et peut aussi être invoqué dans les décisions de cours martiales. Il est en outre assez bref pour pouvoir être mémorisé. Vue d’Europe, cette collaboration d’un philosophe avec l’armée peut apparaître comme une compromission. Elle procède en réalité d’une vision précise de l’éthique appliquée : la guerre est un mal qui doit être encadré par le droit et la morale. À l’heure des conflits « asymétriques » au Sahel comme au MoyenOrient, la réflexion de Moshe Halbertal pourrait bien être une boussole.

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Tangente

ESSAI

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sont vraiment nées les mathématiques ? Les Grecs auraient inventé la philosophie, l’histoire, mais aussi les mathématiques et la géométrie… C’est sur cette vision commode, flatteuse pour les Européens, mais un peu facile de l’histoire des sciences que la philosophe Charlotte Pollet, qui étudie à Taïwan les mathématiques de la Chine et de l’Inde, revient ici, documentation archéologique à l’appui.

© Roland Birke/Getty images ; Wikimediacommons ; CP.

CHARLOTTE POLLET

D’abord professeure de philosophie dans un lycée d’excellence en Suisse, elle s’est rendue à Taïwan en 2007, avec une bourse de recherches doctorales, pour y étudier les mathématiques de la Chine et de l’Inde d’un point de vue épistémologique. Elle est devenue professeure à la National Chiao Tung University. Elle a publié de nombreux articles scientifiques et récemment Guan-Gong dit oui ! (L’Asiathèque, 2019), un récit personnel enlevé sur le rapport de la Chine aux maths.

oilà une croyance fermement ancrée : les mathématiques seraient une invention grecque. C’est pourquoi l’on enseigne encore aujourd’hui aux enfants le théorème de Thalès, le théorème de Pythagore ou les éléments d’Euclide. En classe de philosophie, en terminale, on ne manque pas de rappeler qu’au fronton de l’Académie fondée par Platon était inscrit : « Que nul n’entre ici s’il n’est géomètre. » La Grèce antique continue de nous apparaître comme l’unique berceau de la rationalité et du type de science dont nous sommes, en Occident, les héritiers. Dans ce grand récit de l’avènement de la raison scientifique occidentale, Galilée – pour qui « la nature est écrite en langage mathématiques » – ou encore Descartes – avec son fameux repère avec abscisse et ordonnée – seraient des figures incontournables. C’est cette conception linéaire, ordonnée, providentielle de l’évolution de la connaissance

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Dossier

COLLAPSOLOGIE ET VOUS, CROYEZ-VOUS À LA FIN DU MONDE ?


PARCOURS DE CE DOSSIER

P. 44

La collapsologie, ou « science de l’effondrement », vous en avez peut-être entendu parler… Mais qu’est-ce que c’est ? Et comment ce mot apparu en 2015 a-t-il généré un authentique phénomène de société ?

P. 48

Critique de la technique, décroissance, réflexions autour de l’Anthropocène… Les collapsologues puisent à de multiples sources dans la pensée écologique contemporaine. Pour s’y retrouver, rien de tel qu’une cartographie.

P. 54

P. 50

Trois critiques peuvent être adressées à la collapsologie : elle n’est pas rigoureuse, et ses partisans ont un fort biais de confirmation ; elle est plus métaphysique et religieuse que politique ; elle est fondée sur une mauvaise compréhension des notions de « systèmes complexes » et de « catastrophe ». Le sociologue Gérald Bronner et les philosophes Michaël Fœssel et Jean-Pierre Dupuy formulent leurs objections.

Parmi les plus convaincus de l’imminence de la catastrophe écologique, quelques-uns ont décidé de prendre leurs précautions – ils sont prêts en cas de rupture de l’approvisionnement des supermarchés. On les appelle les survivalistes. Nous sommes allés les rencontrer pour découvrir leurs solutions – ultra-individualistes – et leur vision du monde.

© José Duacastella, Instagram : @lookattheparkinglot

P. 58

L’un des principaux fondateurs de la collapsologie, Pablo Servigne, qui s’est actuellement mis au vert, nous a reçus dans la Drôme pour parler de son aventure intellectuelle, mais aussi pour répondre à toutes les critiques mentionnées dans ce dossier. Ses arguments sont-ils convaincants ? À vous d’en juger !

Vous souhaitez réagir à un article ? Faites-nous part de vos impressions et de vos réflexions en nous écrivant à

reaction@philomag.com

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© Loic Mazalrey/Hans Lucas pour PM

Dossier

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En France comme ailleurs en Occident, de plus en plus de personnes vivent en se préparant à une éventuelle catastrophe. On les appelle les survivalistes. Ils s’organisent pour résister aussi bien à une panne d’électricité prolongée qu’au réchauffement climatique. Visionnaires ou paranoïaques ? Nous sommes allés les voir, de la Dordogne à Paris. Par Charles Perragin / Photos Loïc Mazalrey/Hans Lucas et Marie Genel/pink photographies

SURVIVALISTES

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i l’on veut du lapin pour ce soir, il ne faut pas le louper », murmure Denis en bandant son arc. Manqué ! « Heureusement, il y a plein de châtaignes en ce moment », s’amuse-t-il en ramassant le faux animal en mousse. Gamin, Denis (photo ci-contre) voulait être un Indien. Il aimait bâtir des cabanes, chasser les ragondins. Ce diplômé de l’école des beaux-arts finira designer à Bordeaux, apprenant à travailler le bois. Au lendemain de la chute du mur de Berlin, il s’accorde même une existence rangée après un coup de folie : un tour d’Europe à pied pendant un an, « à vivre comme un clodo ». « J’avais réalisé qu’être Indien, ce n’était pas un métier. J’ai monté mon affaire avec ma femme mais j’en ai eu marre. » Marre de courir après les clients et de la « spirale infernale » de l’argent. Sa détestation grandissante du milieu urbain l’amène à revenir au contact de la nature. « J’ai toujours considéré la ville comme un espace dénué et hostile. On dépend des réseaux, en flux tendus, tout le temps… Un grain de sable dans le système, une coupure d’électricité prolongée, et c’est fini : plus de gaz, plus d’eau, plus de sécurité, les pillages commencent, affirme-t-il. Le plus dangereux, ce sont les congénères, les mouvements de foule consécutifs à une

panne ou une insurrection. On est capable de s’entre-tuer pour une boîte de cassoulet. » À 38 ans, Denis décide d’aller vivre avec femme et enfants dans une ferme de 1850 – avec son fournil, sa porcherie, sa grange et son chai – située dans un hameau au cœur de la Dordogne. « La grand-mère de ma femme vivait ici. Moi, mes grands-parents étaient à Paris. La peur au ventre, ils ont crevé la dalle pendant la Seconde Guerre mondiale. Ils voyaient des Allemands tous les jours, et leur maison a été détruite dans un bombardement. Ici, c’était le paradis en comparaison. » Denis nous fait visiter son nouveau monde qu’il aménage depuis seize ans. Jardin potager, arbres fruitiers, réservoir d’eau de 20 m3 et, un peu plus loin, sur le toit d’une grange, 200 m² de panneaux solaires qui rendent le hameau presque autonome en électricité. À l’abri des bâtisses de pierre, des stocks d’essence, de pâtés, de cèpes et de confitures. « Le secret pour tenir, c’est de bien conserver, professe le cinquantenaire. Mais je ne veux pas que cela devienne une obsession. J’aspire simplement à vivre à l’ancienne, à une époque où les paysans connaissaient la nature, les plantes. Regardez autour de vous, 90 % de ce que vous voyez peut vous nourrir ou vous soigner. »

PRÊTS POUR LE PIRE ? Philosophie magazine n°136 FÉVRIER 2020

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Idées

ENTRETIEN


Après s’être penché sur l’accélération à l’œuvre dans nos sociétés, le philosophe et sociologue allemand Hartmut Rosa se demande, dans son nouvel essai Rendre le monde indisponible, pourquoi notre environnement nous apparaît de plus en plus vide à mesure que nous en prenons le contrôle. En guise de remède, il invite à nous ouvrir à ce qui nous fait vibrer. Propos recueillis et traduits par Martin Legros / Photos Guillaume Chauvin

« Pour résonner,

il faut admettre que les choses nous échappent » HARTMUT

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u fait, je m’apprête à acheter un petit canon à neige. Je trouve qu’on devrait l’utiliser quand vous viendrez me voir. Il y a des chances qu’il y ait de la neige là où je vis. Mais on ne sait jamais, s’il n’y en a pas, on en produira. » En recevant ce message de Hartmut Rosa quelques jours avant de réaliser cet entretien, j’étais abasourdi. Le sociologue et philosophe allemand publiait un très beau texte, Rendre le monde indisponible, qui cherche à penser l’indisponible – dans le quotidien, le jeu, l’art, l’amour, la politique même – comme l’expérience fondamentale de l’existence humaine, nous mettant en contact avec ce qui nous fait vibrer et nous dépasse. Or cette réflexion s’ouvre par une évocation lumineuse de la neige dans laquelle il voit « la forme pure de manifestation de l’indisponible ». Celui qui dénonce dans la modernité une tentative folle de maîtrise intégrale du monde me proposait donc, pour ma venue, de faire jaillir de la neige artificielle dans son jardin ! Humour ? Incohérence ? À la réflexion, cette anecdote est révélatrice de la démarche de Rosa, de ce qui rend si précieuse sa réflexion et explique pourquoi il est l’un des penseurs que nous suivons de près depuis plusieurs années – nous avons d’ailleurs rassemblé en un volume ses différentes contributions au journal (Remède à l’accélération). À la différence de nombreux critiques de la modernité qui se placent souvent en surplomb, Rosa se considère comme partie prenante, c’est sur lui-même autant que sur les autres qu’il déchiffre nos contradictions sociales et culturelles. Voilà pourquoi il a si bien su analyser l’accélération contemporaine : comme une dynamique génératrice d’aliénation mais aussi comme une expérience grisante, celle de la démultiplication des activités et des possibles, un « succédané de l’éternité ». Voilà qui explique pourquoi aujourd’hui, avec les concepts de résonance et d’indisponibilité, il parvient à nommer, derrière notre frénésie pour la technique et la consommation, l’attente d’une expérience où le monde, les autres, la nature nous parleraient enfin et où nous pourrions répondre à cette interpellation. Lire, s’entretenir, penser avec Rosa, c’est avoir le sentiment de s’ouvrir aux aspirations existentielles contradictoires qui nous habitent et qui sont le ressort vivant de nos sociétés. Une voix nous parle qui met des mots et des concepts sur la manière dont nous perdons le temps, les autres, le monde. Et sur la manière dont nous pouvons les retrouver. Avec ou sans canon à neige.

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© Illustration : Studio Philo pour PM ; photo-droits d’inspiration : © Arnaud Meyer/Leextra via Leemage ; Costa/Leemage.


Idées

LE CLASSIQUE SUBJECTIF

FRIEDRICH NIETZSCHE VU PAR

ROGER-POL DROIT

« Nietzsche m’a appris l’impureté de la pensée »

© Arnaud Meyer/Leextra via Leemage

ROGER-POL DROIT

Philosophe et écrivain, il est l’auteur d’une quarantaine d’ouvrages, traduits dans trente-langues. Au CNRS et à Sciences-Po, ses recherches ont porté sur les figures de l’altérité (L’Oubli de l’Inde, PUF, 1989 ; Le Culte du néant, Seuil, 1997 ; Généalogie des barbares, Odile Jacob, 2007). Il a aussi publié des livres de pédagogie (La Philosophie expliquée à ma fille, Seuil, 2004 ; Une brève histoire de la philosophie, Flammarion, 2008), des jeux expérimentaux (101 Expériences de philosophie quotidienne, Odile Jacob, 2001) et, récemment, Monsieur, je ne vous aime point, un roman sur Voltaire et Rousseau (Albin Michel, 2019 ; lire Philosophie magazine n° 135, p. 85).

Parce qu’il lance un défi à l’ordre établi, Nietzsche attire bien des philosophes en herbe. Mais Roger-Pol Droit, lui, ne l’a vraiment compris qu’à l’âge adulte. Il l’a donc lu comme un sage autant que comme un dynamiteur : en effet, Nietzsche enseigne un certain art de rester en mouvement dans sa pensée et de s’engager dans la vie.

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20 GRANDS TEXTES POUR PENSER LE MONDE QUI VIENT La pensée est liée à l’évènement « comme le cercle à son centre », soutenait Hannah Arendt. Fidèle à cette exigence, ce volume rassemble vingt articles majeurs éclairant les mutations du moment. Une sélection réalisée par la rédaction de Philosophie magazine, à partir d’articles issus des plus grands titres de la presse internationale. Un panorama exceptionnel de la pensée en train de se produire.

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2020

Parmi les 20 textes sélectionnés par Philosophie magazine :

Shoshana Zuboff Bienvenue dans le capitalisme de surveillance ! • Ivan Krastev La démocratie des places • Eva Illouz Les leçons de #MeToo • Slavoj Zizek Quand nos cerveaux seront connectés • Kwame A. Appiah Ose parler en ton nom ! Les paradoxes de l’identité • Jonathan Franzen Climat : arrêtons de faire semblant ! • Steven Pinker Le progrès ou les raisons d’y croire • Barbara Stiegler Les Gilets jaunes et le mythe de l’adaptation • Léonora Miano Aimez-vous la France ? • Teng Biao La Chine, Tian’anmen et le « miracle » économique

EN VENTE EN LIBRAIRIE ET SUR PHILOMAG.COM


« Accepter ce que l’on n’est pas »

La mort à Samarcande

entretien avec Jean-Claude Carrière

par Françoise Dastur

Pourquoi les Amérindiens inspirent le combat écologique par Francis Geffard

Sagesses du monde

INDE, CHINE, JAPON, AMÉRIQUES ET AFRIQUE...

Des récits pour déchiffrer le monde, fonder une éthique, explorer le sens de la vie

HORS-SÉRIE EN KIOSQUE LE 30 JANVIER 2020

Caretos de Lazarim, Portugal de la série WILDER MANN © Charles Fréger

Une pensée du temps et du néant

par Tobie Nathan


Ne peut être vendu séparément. © Isolde Ohlbaum/LAIF/REA. Illustration : StudioPhilo/William L.

COLLAPSOLOGIE

Le Principe Responsabilité

CAHIER CENTRAL

HANS JONAS (extraits)


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