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Philosopher derrière les barreaux
REPORTAGE À LA PRISON D’ARLES
Vivons-nous la fin de l’amour ?
EVA ILLOUZ RAPHAËL ENTHOVEN
DÉBAT
L 17891 - 137 - F: 5,90 € - RD
MENSUEL N° 137 Mars 2020
AVONS-NOUS
D’ADMIRER ? BESOIN
Avec une interview de Sylvain Tesson
ÉDITO
L’œil de
Berberian Par Alexandre Lacroix Directeur de la rédaction
L’art de l’évasion l est des grandeurs discrètes, dont on ne prend la mesure qu’après coup. Quand j’avais 4 ou 5 ans, j’ai assisté à une scène qui me parut extrêmement confuse. Je la revois, mais comme grisée par l’ombre du temps. Dans la salle à manger de la maison familiale, mon grand-père – un homme d’habitude d’une grande douceur, ne se départant jamais de son sourire – s’était mis à hausser la voix, à faire des gestes nerveux, presque véhéments. Il chassa de chez nous sans ménagement ce qui m’apparaissait comme une cohorte de vieillards courbés et souffreteux, et qui jaspinaient après lui pour de mystérieuses raisons. Comme je lui demandais ce qu’il s’était passé, il m’expliqua qu’il s’agissait d’une association d’anciens combattants, qui voulaient lui remettre une décoration parce qu’il s’était évadé d’un camp de prisonniers en Allemagne et qu’il avait participé à un réseau de résistance ensuite. Mais, loin de le flatter, ce genre d’honneurs le faisait sortir de ses gonds. « La guerre est une vraie cochonnerie. On ne devrait jamais recevoir de médailles pour y avoir participé », m’expliquat-il simplement – des paroles que je n’ai pas oubliées. Par la suite, j’ai su que mon grand-père s’était comporté comme un objecteur de conscience ou presque, qu’il avait refusé de prendre son fusil durant la drôle de guerre, car il ne voulait encombrer sa conscience d’aucun meurtre, et qu’il s’était donc présenté désarmé devant les Allemands, qui l’avaient facilement capturé. Il était prêt à risquer sa vie pour ne pas tuer, mais aussi pour retrouver sa liberté et aider les autres à recouvrer la leur. Le réseau de résistants auquel il a participé aidait des Juifs à gagner la zone libre. Je me suis beaucoup interrogé sur les convictions morales qui avaient guidé des choix aussi courageux. Julien n’était pas croyant, encore moins communiste. La sensibilité de la famille, dans l’entre-deux-guerres, allait plutôt vers le Parti radical. Mais surtout, il avait travaillé jeune, comme cordonnier, dans un petit village de la Vienne#; or voilà que les circonstances exceptionnelles de l’Occupation révélèrent chez cet artisan de la campagne la présence de grandes idées. Avec le temps, ce qui me paraît encore plus admirable est son refus de la gloire ou tout au moins de la reconnaissance#; il ne lui semblait, quant à lui, renoncer à rien, car les médailles militaires l’écœuraient aussi sincèrement que les armes. Un autre souvenir me revient!: lors de son enterrement, quand j’avais 6 ans, sur les graviers de quartz d’une blancheur neuve recouvrant sa tombe, d’autres petits vieux déposèrent furtivement une palme en bronze, avec une inscription gravée#: « Aux anciens évadés. » J’ai trouvé que c’était bien ainsi, que c’était dans l’ordre des choses. Et ma famille fut du même avis#; nous avons laissé cette palme, dont il n’aurait peut-être pas voulu. Si de telles admirations servent de guides de vie, de repères éthiques, je constate aussi avec nostalgie que notre condition historique a tellement changé que plus personne ou presque ne commet des actes d’une teneur équivalente à ceux de mon grand-père#: non seulement nous n’avons plus les graves questions de l’Occupation à affronter, mais nous sommes tellement tous visibles sur les réseaux sociaux, tellement habitués à communiquer ce que nous pensons et faisons au quotidien, que nous ne nous étonnons plus de recevoir des Like pour les moindres péripéties de nos existences surexposées. Et c’est peut-être le paradoxe de notre époque#: le besoin de reconnaissance nous aurait-il rapetissés et rendus moins admirables#? Parce que nous sommes libres, avons-nous perdu le sens de l’évasion#?
© Serge Picard pour PM ; illustration : Charles Berberian pour PM.
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reaction@philomag.com
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P. 50 Les premiers ouvrages de cette romancière sont hantés par un drame personnel insoutenable, comme Les Mouflettes d’Atropos ou Le Cri du sablier. Depuis, elle a multiplié les audaces expérimentales, en écrivant par exemple Corpus Simsi, une fiction inspirée par l’univers du jeu vidéo Les Sims. Elle a fait paraître l’an passé u n pamphlet, Mes bien chères sœurs, dans lequel elle appelle les femmes à faire preuve entre elles de davantage de « sororité ». Dans notre dossier, elle rend hommage à Nicola Sirkis, la voix du groupe Indochine.
CLAIRE BALLEYS
P. 58 Elle s’intéresse à la sociabilité numérique des jeunes et à la manière dont les liens d’amitié et d’amour se tissent entre adolescents sur les réseaux sociaux. Sociologue enseignant à la Haute École de travail social de Genève, elle a publié Grandir entre adolescents. À l’école et sur Internet. Dans notre dossier, elle décrypte le phénomène des influenceurs et la manière dont certains YouTubeurs et autres Instagrammeurs s’y prennent pour devenir des modèles, voire des directeurs de conscience.
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HOURYA BENTOUHAMI
P. 50 Cette philosophe engagée a signé les essais Race, Cultures, Identités. Une approche féministe et post-coloniale et Dépôt des armes. Non-violence et désobéissance civile. Maître de conférences à l’université Toulouse-Jean-Jaurès, elle fait passer les arguments critiques issus du champ des recherches post-coloniales ou de la théorie queer dans l’espace public. Dans notre dossier, elle dit son admiration à la romancière afro-américaine Toni Morrison, lauréate du prix Nobel de littérature en 1993, disparue en 2019.
BARBARA STIEGLER
P. 74 Cette philosophe professeure à l’université Bordeaux-Montaigne s’est particulièrement intéressée aux justifications du néolibéralisme de type naturaliste, puisant chez Darwin et dans la théorie de l’évolution. Dans « Il faut s’adapter ». Sur un nouvel impératif politique, elle montre comment le capitalisme globalisé s’appuie sur un récit largement fantasmatique mettant en avant sa vitalité et sa capacité de relever tous les défis. Elle oppose à cette idéologie les réflexions sur la démocratie du philosophe John Dewey, qu’elle présente pour nous.
SYLVAIN TESSON
JEAN-CLAUDE MONOD
P. 58 Philosophe chargé de recherche au CNRS et professeur à l’École normale supérieure, il est spécialiste de philosophie politique. Auteur de Qu’est-ce qu’un chef en démocratie"? Politiques du charisme et, plus récemment, de L’Art de ne pas être trop gouverné, il s’intéresse aux dynamiques égalitaires mais aussi à la position des élites en démocratie. Il voit dans le phénomène des influenceurs l’exercice d’un « contre-charisme » et un contournement des rouages traditionnels de l’autorité.
P. 66 Écrivain, poète, aventurier, il trace une voie singulière dans la littérature française. Depuis Dans les forêts de Sibérie, ses livres au style ciselé, qui embrassent pourtant la réalité rugueuse du monde, remportent un vaste succès critique et public. Il a reçu cet automne le prix Renaudot pour La Panthère des neiges. Dans un entretien, il revient sur ses admirations, qui vont à des alpinistes et à des sportifs de l’extrême, ou encore à l’écrivain Ernst Jünger, homme d’expériences s’il en fut.
SERVICE ABONNÉS abo@philomag.com / 01!43!80!46!11 Philosophie magazine, 4, rue de Mouchy, 60438 Noailles Cedex - France Tarifs d’abonnement!: prix normal pour 1 an (10 nos) France métropolitaine#: 57 € TTC (TVA 2,1 %). UE et DOM#: 69 €. COM et Reste du monde#: 77 €. Formules spéciales pour la Belgique et la Suisse Belgique!: 070/23#33#04 abobelgique@edigroup.org Suisse!: 022/860 84 01 abonne@edigroup.ch Diffusion!: MLP Contact pour les réassorts diffuseurs!: À Juste Titres, 04#88#15#12#42, Julien Tessier, j.tessier@ajustetitres.fr RÉDACTION redaction@philomag.com Directeur de la rédaction!: Alexandre Lacroix Rédacteurs en chef!: Martin Legros, Michel Eltchaninoff Conseillers de la rédaction!: Sven Ortoli Chefs de rubrique!: Victorine de Oliveira, Martin Duru, Catherine Portevin Rédacteurs!: Samuel Lacroix, Octave Larmagnac-Matheron Secrétaires de rédaction!: Noël Foiry, Marie-Gabrielle Houriez Création graphique!: William Londiche / da@philomag.com Graphiste!: Alexandrine Leclère Responsable photo!: Stéphane Ternon Rédactrice photo!: Camille Pillias Rédacteur Internet!: Cédric Enjalbert Webmaster!: Cyril Druesne Ont participé à ce numéro!: Adrien Barton, Charles Berberian, Philippe Conti, Paul Coulbois, Franck Ferville, Philippe Garnier, Gaëtan Goron, Frédéric Manzini, Catherine Meurisse, François Morel, Tobie Nathan, Ariane Nicolas, Charles Pépin, Serge Picard, Claude Ponti, Oriane Safré-Proust, Séverine Scaglia, Isabelle Sorente, Nicolas Tenaillon, Pacôme Thiellement. ADMINISTRATION Directeur de la publication!: Fabrice Gerschel Responsable administrative!: Sophie Gamot-Darmon Responsable abonnements!: Léa Cuenin Fabrication!: Rivages Photogravure!: Key Graphic Impression!: Maury imprimeur, Z.I., 45300 Manchecourt Commission paritaire!: 0521 D 88041 ISSN!: 1951-1787 Dépôt légal!: à parution Imprimé en France/Printed in France / Philosophie magazine est édité par Philo Éditions, SAS au capital de 340#200 euros, RCS Paris B 483 580 015 Siège social!: 10, rue Ballu, 75009 Paris Président!: Fabrice Gerschel RELATIONS PRESSE Canetti Conseil, 01#42#04#21#00 Françoise Canetti, francoise.canetti@canetti.com PUBLICITÉ Partenariats/Publicité Audrey Pilaire, 01#71#18#16#08, apilaire@philomag.com MENSUEL NO!137 - MARS !2020 Couverture!: © Suzanne Jongmans, The Receptive Mode, série « Kindred Spirits ». Courtesy www.galeriewilms.com ; Franck Ferville pour PM.
2017 Origine du papier#: Italie. Taux de fibres recyclées#: 0 %. Tous les papiers que nous utilisons dans ce magazine sont issus de forêts gérées durablement et labellisés 100 % PEFC. Le taux majoritaire indiqué Ptot est de 0,009.
La rédaction n’est pas responsable des textes et documents qui lui sont envoyés. Ils ne seront pas rendus à leurs propriétaires.
CE - C DE CE - C DE CE - C DE CE - C DE CE - C DE CE
© Witi De Tera/Opale via Leemage ; CP ; Manuel Braun pour PM ; Philippe Matsas/Opale/Leemage ; Mantovani/Gallimard/Opale via Leemage ; Mantovani/Gallimard/Opale via Leemage.
CHLOÉ DELAUME
ILS ONT PARTICIPÉ À CE NUMÉRO
10, rue Ballu, 75009 Paris Tél.#: 01#43#80#46#10 www.philomag.com
DANS NOTRE MUSÉE D’IDÉES MODERNES Quand tu regardes le côté obscur, le côté obscur regarde en toi p. 95 Le rêve du chien sauvage p. 82
CE MOI S- CI
Quadrillage de la société disciplinaire p. 24
Transfiguration de la scène de crime p. 34
Le repas d’Instagram p. 58
Bleu uniforme p. 66 Frères en serpent p. 50
Feuilles du pin de Wollemi p. 24
Brutale assignation de genre p. 94
Idole sans visage à laquelle il manque les bras p. 84
« Êtes-vous amoureux ? » p. 98
Ovaire stylisé à des fins pédagogiques p. 90
SOMMAIRE P. 3 Édito
Débat
P. 8 L’amour peut-il finir#?
Eva Illouz / Raphaël Enthoven
P. 14 Questions à Charles Pépin
P. 16 Questions d’enfants à Claude Ponti P. 18 Courrier des lecteurs
Déchiffrer l’actualité P. 20TÉLESCOPAGE P. 22 REPÉRAGES
P. 24 PERSPECTIVES
Coronavirus, la politique de la quarantaine / Municipales#: le nouvel espace-temps des villes / Le point de vue de Peter GodfreySmith sur les incendies en Australie / Kevin, les paillettes et la vraie vie P. 28 AU FIL D’UNE IDÉE La neige P. 29 Jean-Pierre Filiu décrypte les manifestations en Algérie (en partenariat avec les Journées de l’Histoire de l’Institut du monde arabe) P. 30 ETHNOMYTHOLOGIES par Tobie Nathan
Amateur d’art agi par son habitus en train d’exercer sans le savoir une violence symbolique p. 62
Lieu de l’expérience concrète du public p. 74
Prendre la tangente P. 34 REPORTAGE
Philosophie en prison!: les affranchis de la pensée P. 46 MOTIFS CACHÉS par Isabelle Sorente
© Illustration : Paul Coulbois pour PM
Ceci n’est plus un couple p. 8
Ce numéro comprend en cahier central un encart rédactionnel (agrafé entre les pages 50 et 51) de 16 pages complétant notre dossier « Avons-nous besoin d’admirer ? », constitué d’une présentation et d’extraits des Proses philosophiques des années 1860-1865, de Victor Hugo.
DOSSIER Avons-nous besoin d’admirer!?
P. 50 Qui admirent-ils#? Avec Hourya
Bentouhami, Chloé Delaume, Ollivier Pourriol, Pacôme Thiellement, Laurence Devillairs et Hélène Gaudy P. 54 Grandeur et décadence de l’admiration P. 58 Pourquoi les influenceurs déchaînent les foules sur les réseaux sociaux. Enquête P. 62 Conflits de vénération, de Marc Aurèle à Pierre Bourdieu P. 66 « Ma fascination va à ceux qui allient l’esprit à l’action », entretien avec Sylvain Tesson Cahier central Agrafé entre les pages 50 et 51, notre supplément#: Proses philosophiques des années 1860-1865, de Victor Hugo
Cheminer avec les idées P. 74 LE CLASSIQUE SUBJECTIF
John Dewey vu par Barbara Stiegler
P. 80 BOÎTE À OUTILS
Divergences / Sprint / Intraduisible / Strates
Livres
P. 82 ESSAI DU MOIS
Le Rêve du chien sauvage / Deborah Bird Rose P. 83 ROMAN DU MOIS Une machine comme moi / Ian McEwan P. 84 CARREFOUR Des raisons de croire P. 86 Nos choix P. 90 Notre sélection culturelle P. 92 Agenda
P. 94 LA CITATION CORRIGÉE
par François Morel
P. 95 Jeux
P. 96 Humaine, trop humaine
PHILOSOPHIE MAGAZINE N° 138 PARAÎTRA LE 26 MARS 2020
par Catherine Meurisse
P. 98 QUESTIONNAIRE DE SOCRATE
Lambert Wilson
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Exclusif
DIALOGUE
EVA RAPHAËL ILLOUZ ENTHOVEN
À l’heure de Metoo et de Tinder, y a-t-il encore place pour le grand amour#? Pour la sociologue Eva Illouz, qui publie La Fin de l’Amour, les relations sentimentales sont désormais soumises à une précarité sans précédent. Face à elle, le philosophe Raphaël Enthoven, qui vient d’adapter avec Coco Le Banquet de Platon en bande dessinée, oppose la permanence d’une aspiration, celle de trouver sa moitié et de réconcilier le désir et le temps. Une rencontre électrique où il est aussi question de la capacité des hommes et des femmes à s’entendre. Propos recueillis par Martin Legros / Photos Franck Ferville
L’AMOUR EVA ILLOUZ!: Nous pensons l’amour à partir de son commencement. Je crois que la fin de l’amour est tout aussi intéressante. À quoi tient la fragilité de nos sentiments#? Pourquoi les relations s’effritent-elles sitôt commencées#? Les relations amoureuses durent moins longtemps qu’avant, et la majorité d’entre elles se termine au moment même où elles commencent. Il y a de plus en plus de rencontres sans lendemain et, lorsqu’elles durent plus qu’une nuit, elles sont sous-tendues par une profonde incertitude. Les acteurs ne savent plus de quoi sera faite leur relation, si elle va
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FINIR ?
PEUT-IL
durer, quelle en sera la nature. C’est ce que j’appelle des relations « négatives »#: des relations dont on ne possède pas les règles du jeu. Cela me conduit à penser que nous sommes à l’âge de la fin de l’amour, comme représentation et comme pratique dont les acteurs avaient la clé. De la même manière que l’on a envisagé la « fin de l’histoire », je crois que nous devons envisager la fin de l’amour. RAPHAËL ENTHOVEN!: La « fin de l’histoire », c’est notre horizon démocratique. Mais la fin de l’amour#? Je ne comprends pas
Ce dialogue a eu lieu au Camondo, superbe brasserie aux colonnes métalliques et à la cour végétalisée attenante au musée Nissim-de-Camondo (63, rue Monceau, Paris VIIIe).
Tangente
REPORTAGE
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PHILOSOPHIE
Les affranchis de la pensée EN PRISON
À la maison centrale d’Arles, qui prend en charge les personnes condamnées à de longues peines, certains détenus font de la philosophie. En allant les écouter et parler avec eux, on comprend à quel point cette discipline est pour eux une source de liberté. Y aurait-il un régime carcéral de la pensée#?# Par Michel Eltchaninoff / Photos Philippe Conti
énétrer dans une prison, c’est s’enfoncer dans un souterrain horizontal, découvrir une autre dimension du réel. L’entrée n’a l’air de rien. À la périphérie d’Arles, à côté du centre commercial, on voit une palissade verte, des murailles grises et nettes, des tours et de hauts piquets qui maintiennent des filins métalliques au-dessus de l’espace de la prison, pour empêcher les évasions en hélicoptère. Tout est calme. Il n’y a qu’à sonner, montrer sa lettre d’autorisation, laisser sa carte d’identité à l’accueil, poser ses affaires sur le tapis roulant. Les téléphones portables et les sacs opaques sont prohibés. On doit ensuite passer toute une série de portes métalliques à barreaux, lourdes et bruyantes. On sonne, on attend, parfois assez longtemps, et la porte finit par s’ouvrir. Lors de mes quatre visites à la maison centrale d’Arles, j’ai toujours essayé de les compter, ces portes. Mais je n’y suis jamais parvenu, comme si cet itinéraire faisait très vite oublier les repères du
monde extérieur. Il y en a, je crois, une douzaine. Dans les couloirs, on rencontre des gens, sans savoir s’il s’agit de personnel d’encadrement ou de détenus. On plaisante pour garder contenance, mais on a le sentiment de plonger dans un lieu à part. Il faut dire qu’ici, entrer et sortir est plutôt rare. Contrairement aux maisons d’arrêt, où sont retenus ceux qui attendent leur procès ou ceux qui ont écopé d’une peine de moins de deux ans, contrairement aux centres de détention destinés à la réinsertion, les maisons centrales sont réservées aux condamnés de très longues peines. Ici, pas de surpopulation. Les prisonniers sont en cellules individuelles. Ils sont environ 130. Beaucoup d’entre eux, en effet, sont considérés comme particulièrement dangereux. Les détenus des maisons centrales sont fichés au grand banditisme, ont commis des homicides ou des crimes graves. Certains sont liés au terrorisme, séparatiste ou islamiste.
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Dossier
AVONS-NOUS
BESOIN
D’ADMIRER ?
PARCOURS DE CE DOSSIER
P. 66
P. 50
De nos jours, nul n’admire autant que Sylvain Tesson, qui est allé au bout du monde rechercher la grâce sauvage de la panthère des neiges ou qui a fait de la moto sur les traces de Napoléon. Il explique pourquoi son admiration va d’abord à ceux qui risquent leur peau.
On ne choisit pas vraiment ceux qu’on admire. Qu’il s’agisse d’un artiste, d’un professeur ou d’un aventurier, ils s’imposent à nous avec une sorte d’évidence et nous hantent – comme en témoignent Chloé Delaume, Ollivier Pourriol, Laurence Devillairs, Hourya Bentouhami, Pacôme Thiellement et Hélène Gaudy.
P. 62
Les classiques sont partagés sur la question de l’admiration. Si Étienne de La Boétie, Emmanuel Kant ou Pierre Bourdieu s’en méfient, parce qu’ils y voient une soumission ou une comédie bourgeoise, Marc Aurèle, Thomas Carlyle ou George Orwell en font au contraire le pilier de notre éducation et une émulation vers l’excellence.
P. 54
Et d’ailleurs, heureusement qu’il n’est pas question d’un choix rationnel#! Car l’admiration, c’est justement ce qui vient briser notre rapport instrumental au monde. Quand nous la ressentons, nous oscillons entre émancipation et aliénation. Comment ne pas nous perdre en elle#?
© Suzanne Jongmans, The Receptive Mode, série « Kindred Spirits ». Courtesy www.galeriewilms.com
P. 58
Si l’esprit critique et la défiance se sont généralisés, notre époque est loin d’avoir liquidé le sentiment d’admiration. Il électrise d’ailleurs les réseaux sociaux, comme le révèle la popularité de certains « influenceurs », de Squeezie à Léa Elui. Analyse du phénomène avec la sociologue Claire Balleys, et les philosophes Jean-Claude Monod, Normand Baillargeon et Gloria Origgi.
Vous souhaitez réagir à un article!? Faites-nous part de vos impressions et de vos réflexions en nous écrivant à!
reaction@philomag.com
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Dossier
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POINT DE MIRE Faut-il, pour devenir adulte, cesser un jour d’admirer#? Ce serait dommage, tant cette étrange faculté nous décentre et nous élève.
© Josh S. Rose
Par Michel Eltchaninoff
maginez quelqu’un qui n’admire jamais personne. Il respecte autrui, il estime la valeur d’une action, s’émeut face à un paysage ou à un morceau de musique, aime ses proches. Mais il n’admire pas. Cet individu a appris à lire sans vénérer de grands auteurs. Il ouvre des livres pour s’informer ou pour prendre du plaisir, pas davantage. Il connaît l’histoire, mais sans s’enthousiasmer pour ses acteurs ou ses héros. Parmi ses connaissances, aucune ne provoque au fond de lui un sentiment qui lui reconnaîtrait une évidente supériorité. Dans les situations de crise, il ne dispose d’autres repères que des règles ou des principes abstraits. C’est un peu triste. On a l’impression qu’il lui manque quelque chose qui inspire, élève, fait admettre une
excellence venue d’ailleurs que de lui-même. Pire#: celui qui ne sait pas admirer peut se mettre à déprécier systématiquement les autres. L’envie, le mépris, le rabaissement, l’irritation étant des affects sociaux plutôt partagés ces temps-ci, un monde sans admiration se contenterait de la concurrence de chacun avec chacun. Vouloir dépasser autrui dispense d’admirer. « C’est un signe de grande médiocrité que de toujours louer modérément », regrette François de La Rochefoucauld (1613-1680). On dira que l’admiration est un peu périmée, un peu ridicule, un vestige de l’époque aristocratique où l’on aimait vénérer des supérieurs. Dans un monde démocratique et horizontal, on préfère la reconnaissance réciproque à l’admiration à
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«
TRAFIC D’INFLUENCES Des millions de fans et des milliards de vues#: les YouTubeurs, Instagrammeurs, TikTokeurs et autres Twittos sont devenus des sujets d’admiration pour des milliers d’internautes. Comment expliquer cet enthousiasme#? Les influenceurs ont-ils remplacé les hommes et femmes d’influence#?
© Guda Koster
Par Cédric Enjalbert
eune et brillant, monde déprimant"/ J’inspire les gens, les petits, les grands"/ J’suis belle, j’fais du make-up (oh yeah)"/ J’suis geek, j’fais des world cups (oh yeah). » Ainsi débute la chanson Influenceurs, interprétée avec autodérision par l’un des plus célèbres d’entre eux, le Français Squeezie. « Addiction face aux chiffres qui défilent », écrit le YouTubeur aux 14 millions d’abonnés. La chanson, elle, cumule près de 7 millions de vues depuis le 8 janvier. « T’es mon pote si t’as plus d’abo’"/ Dites-moi qu’j’suis beau, j’gonfle les abdo’.» Qui sont les potes de Squeezie, de son vrai nom Lucas Hauchard#? Cyprien (13,5 millions d’abonnés), avec lequel il s’est associé, mais aussi McFly & Carlito, connus pour leurs vidéos humoristiques (5,3 millions). Avec sa chaîne dédiée au sport, Tibo InShape est de ceux qui gonflent les abdos#: 6,7 millions d’abonnés. Les communautés se forment aussi sur Instagram. À 19 ans, Léa Elui est la
Française la plus suivie#: plus de 10 millions de fans. Sur TikTok, les vidéos de danse de quelques secondes de Jojo Akams rassemblent près de 2,5 millions de spectateurs.
PARTAGE DE L’INTIMITÉ
Comment comprendre l’admiration suscitée par ces jeunes performeurs au regard de la légèreté revendiquée de leurs contenus!? Faut-il, comme Squeezie, moquer une mise en scène de soi futile#? Ce serait conclure un peu vite. La sociologue spécialiste des pratiques numériques adolescentes Claire Balleys, professeure à la Haute École de travail social de Genève, s’est intéressée à des chaînes spécialisées, autour de la sexualité, des identités de genre ou… de la sociologie. « Gare aux préjugés de génération ou de classe, à l’égard de cette culture jeune"! prévientelle. Sur YouTube, le contenu médiatique repose en effet sur un registre d’intimité construit. Les
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© Mantovani/Gallimard/Opale via Leemage
Dossier
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SYLVAIN
TESSON Lauréat du prix Renaudot à l’automne dernier pour La Panthère des neiges (Gallimard), il trace une voie assez unique dans la littérature française, réconciliant l’esprit d’aventure et la préoccupation du style. Parmi ses œuvres marquantes, Dans les forêts de Sibérie (Gallimard, 2011), Sur les chemins noirs (Gallimard, 2016) ou encore Berezina (Guérin-Éditions Paulsen, 2015).
«
MA FASCINATION VA À CEUX QUI ALLIENT L’ESPRIT À L’ACTION »
De la panthère des neiges aux alpinistes en passant par Ernst Jünger ou Napoléon, les admirations de l’écrivainvoyageur Sylvain Tesson balaient un large spectre. Avec un fil directeur#: il cherche la beauté en mouvement. Propos recueillis par Alexandre Lacroix
Quel est votre rapport à l’admiration!? SYLVAIN TESSON!: Je me méfie de la pointe de narcissisme qui perce souvent dans l’admiration. De l’admiration, il en va un peu comme de l’amour#: « Amare amabam », « j’aimais aimer », confie Augustin dans ses Confessions, signalant que sa dilection l’attache au sentiment amoureux davantage qu’à telle ou telle femme. Nous savons que l’admiration est une vertu, et il est agréable de se sentir vertueux. Et puis, si je clame mon admiration pour quelques génies, ne suis-je pas en train d’attendre que, par ruissellement, ceux que j’ai placés tellement haut me transmettent un peu de leurs qualités et m’élèvent moi-même#?
Que serait, alors, une admiration désintéressée!? Peut-être une admiration pour l’ordinaire, pour ce qui n’est pas glorieux et solaire de l’avis général. Il y a également des admirations qui s’apparentent à des reconnaissances de dette, qui ont moins vocation à rehausser le prestige de celui qui les profère qu’à l’inscrire dans une filiation. Il s’agit de rendre hommage à ceux qui vous ont permis de devenir celui que vous êtes, plutôt que de désigner ce que, dans vos rêves les plus mégalomanes, vous souhaitez devenir. Je me retourne, je regarde derrière mon épaule la longue ascendance, et j’éprouve de l’humilité et de la gratitude#: alors, oui, j’admire.
Quels sont vos souvenirs d’admiration les plus anciens ? La découverte, enfant, de l’histoire de l’alpinisme. En 1980, j’ai commencé à lire des récits d’ascension. En 1983 est sorti le film Opéra vertical, autour de la personnalité charismatique du grimpeur blond Patrick Edlinger. L’une des figures qui m’a le plus marqué à l’époque est celle de Pierre Mazeaud, car j’ai vu en lui la coïncidence de l’action physique, de l’intelligence et de l’action politique. Commis de l’État, juriste, constitutionnaliste, écrivain, il a été le premier Français à conquérir l’Everest et il fut reconnu comme l’un des meilleurs alpinistes de sa génération. J’étais émerveillé qu’on pût, dans le resserrement d’une seule existence, porter plusieurs expressions des capacités humaines à un tel niveau d’accomplissement. De façon générale, je me suis très tôt senti admiratif de ceux qui, comme Pierre Mazeaud ou Lawrence d’Arabie dans un autre genre, ont réussi à se réaliser dans la double dimension de l’action et de l’esprit. Réconcilier le muscle et la plume, voilà qui force le respect#! Mais qu’est-ce qui vous fascine tant dans l’alpinisme!? L’alpiniste est, à mes yeux, un personnage métaphysique. D’abord, parce qu’il fait preuve d’une sérieuse dose de mépris de lui-même. Aller se suspendre à une paroi, dormir au-dessus du vide, avoir faim, avoir froid, perdre des orteils et des doigts, risquer de mourir bêtement à cause d’une chute de pierre… Il faut être vraiment indifférent à son petit confort pour y consentir. La capacité d’endurer me fascine. Cette abnégation se redouble chez l’alpiniste d’un dépassement de soi, de l’accès à la grandeur impersonnelle des sommets. Cet esprit qui me plaît tant, je l’ai retrouvé chez le photographe Vincent Munier, que j’ai suivi sur les traces de la panthère des neiges. Après avoir reconnu chez lui une science incroyable de la psychologie et du comportement animal, je me suis rendu compte qu’il était capable, lors de l’affût, de mettre entre parenthèses ses sensations#: sur les hauts plateaux du Tibet, le mercure descendait à -#30 °C, mais lui restait paisiblement allongé sur des pierres. Pourquoi#? Pour ramener une photo. Se mettre à l’épreuve pour décrocher une timbale dérisoire, je trouve ça digne d’estime. C’est peutêtre le propre de l’homme, après le langage. Vous admirez de la même façon Aurore Asso, apnéiste française qui détient le record du monde d’apnée sous la banquise. Non seulement je l’admire, mais j’aime assister à ses entraînements, la voir à l’œuvre.
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© Illustration : Jules Julien pour PM ; photo-droits d’inspiration : © Bettman/Getty ; Francesca Mantovani /Gallimard/Opale via Leemage
Idées
LE CLASSIQUE SUBJECTIF
JOHN DEWEY VU PAR BARBARA STIEGLER
« Dewey renouvelle notre vision de la politique et de la démocratie »
© Francesca Mantovani /Gallimard/Opale via Leemage
BARBARA STIEGLER
Philosophe et professeure de philosophie politique à l’université BordeauxMontaigne, elle est responsable du master « Soin, éthique et santé ». Après deux ouvrages consacrés à Nietzsche – Nietzsche et la biologie (PUF, 2001) et Nietzsche et la critique de la chair. Dionysos, Ariane, le Christ (PUF, 2005) –, elle se penche dans « Il faut s’adapter ». Sur un nouvel impératif politique (Gallimard, 2019) sur les sources évolutionnistes du néolibéralisme.
Peu connu de notre côté de l’Atlantique, l’Américain John Dewey est pourtant l’un des penseurs les plus influents de notre époque, explique la philosophe Barbara Stiegler. Il est en effet l’un des premiers théoriciens de la démocratie participative et de l’expérience sociale. Un appel à ne pas rester passif en politique. Philosophie magazine n°!137 MARS 2020
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Pourquoi les Amérindiens inspirent le combat écologique par Francis Geffard
Sagesses du monde
INDE, CHINE, JAPON, AMÉRIQUES ET AFRIQUE...
Des récits pour déchiffrer le monde, fonder une éthique, explorer le sens de la vie
HORS-SÉRIE EN KIOSQUE et sur philomag.com
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Une pensée du temps et du néant
par Tobie Nathan
AVONS-NOUS BESOIN D’ADMIRER ?
Ne peut être vendu séparément. © Bridgeman Images. Illustration : StudioPhilo/William L.
CAHIER CENTRAL
VICTOR
HUGO
Proses philosophiques des années 1860-1865(extraits)