MENSUEL N° 139 Juin 2020
COMMENT ÊTRE
A LA HAUTEUR
Nicolas Grimaldi
REVENIR À L’ESSENTIEL
« SI JE SUIS SÉPARÉ avec DES AUTRES, JE SUIS Henry David Thoreau SÉPARÉ DE MOI-MÊME »
DIALOGUE ENTRE
ANDRÉ COMTE-SPONVILLE ET FRANCIS WOLFF
« Préférons-nous la santé à la liberté ? »
CAHIER CENTRAL GÜNTHER
ANDERS
EXTRAITS DE
ET SI JE SUIS DÉSESPÉRÉ, QUE VOULEZ-VOUS QUE J’Y FASSE ?
L 17891 - 139 S - F: 5,90 € - RD
Mensuel / France : 5,90 € Bel./Lux./Port. cont. : 6,50 € Suisse : 11 CHF Andorre : 6,20 € Allemagne : 6,90 € Canada : 11,50 $CA DOM : 8 € COM :1 000 XPF Maroc : 70 DH Tunisie 11,30 TND Espagne/Italie : 6.5 €
DE L’EVENEMENT ?
ÉDITO
L’œil de
Berberian Par Alexandre Lacroix Directeur de la rédaction
Dans un siècle
© Serge Picard pour PM ; illustration : Charles Berberian pour PM.
Le 14 mai 2120 Mon cher enfant, Ton message m’a blessé, j’ai surtout mal pris que tu m’aies qualifié de « sectaire » ; aussi voudrais-je te rappeler d’où nous venons, quelle est notre tradition et d’où proviennent les valeurs que j’aimerais te voir, à ton tour, adopter. C’est il y a presque un siècle, en 2020, que se produisit le Grand Schisme. D’abord dans l’hémisphère Nord puis dans l’hémisphère Sud, l’humanité se sépara en deux voies. À cette époque, une maladie infectieuse apparue en Chine s’était propagée et, faute de vaccins ou de traitement, les États n’eurent d’autre recours que d’imposer le confinement. Les frontières furent fermées et la circulation des personnes interdite. Mais quand le pic de l’épidémie fut franchi et que la nécessité de cette mesure cessa, naquit un mouvement éthique et spirituel spontané que nul n’avait vu venir. Bien sûr, la majorité du vulgum pecus s’empressa de recouvrer sa liberté. Mais un petit nombre d’humains choisirent de rester confinés. Certains purent négocier avec leur employeur de continuer à travailler à distance ; d’autres étaient free lance ou le devinrent. Si le commerce mondialisé et les rivalités économiques reprirent leur cours, si les mégapoles se remirent à trépider, quelques esprits indociles résolurent ainsi d’emprunter une autre trajectoire historique. On les compara aux moines renonçants en Europe, aux mormons en Amérique du Nord, aux otakus au Japon. Ils prirent l’habitude d’assurer eux-mêmes l’éducation de leurs enfants et se tournèrent vers les activités intellectuelles – la lecture, l’écriture, la recherche scientifique, la composition musicale. Je ne crois pas exagéré d’affirmer qu’ils devinrent la conscience du monde. Du reste, ils souhaitèrent qu’on ne les appelle plus les « confinés » ; c’est pourquoi nous nous désignons nous-mêmes comme les « citoyens des confins ». Nous sommes fiers de la manière dont s’organisent les mariages dans notre communauté. S’il y eut de simples unions de voisinage lors des premières générations, il apparut assez vite que celles-ci n’étaient pas souhaitables. C’est pourquoi des sites spéciaux furent créés, afin que les jeunes citoyens et citoyennes des confins fassent connaissance, chastement et à distance. On ironise parfois ; il paraît téméraire de promettre à un être que l’on n’a jamais tenu dans ses bras l’unité de lieu jusqu’à ce que la mort nous sépare. Cependant, nulle part ne se rencontre un sentiment de tendresse amoureuse et des liens de filiation aussi puissants qu’entre citoyens des confins, j’en suis sûr. Maintenant que tu as dépassé l’âge de la maturité immunitaire, mon cher enfant, tu es bien sûr libre de tes choix. Tu m’expliques que tu es sorti de chez toi, que tu t’es rendu dans un bar, que tu y as rencontré une jeune habitante du Siècle et que tu en es tombé amoureux. Je suis content que tu mènes cette expérience. Mais j’espère que tu comprendras la nature faible et passagère des satisfactions que te procurera le Dehors (sans compter que ton espérance de vie, si tu rejoins le Siècle, sera beaucoup plus brève), et que tu viendras retrouver ta place parmi nous. Je serai toujours là pour t’accueillir. Tendrement, Ton père N’hésitez pas à nous transmettre vos remarques sur
reaction@philomag.com
Philosophie magazine n° 139 MAI/JUIN 2020
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P. 43 Elle est spécialiste de la pensée allemande et de la phénoménologie. À partir de Husserl, de Heidegger et de Merleau-Ponty, elle a développé une réflexion sur le temps, notamment dans La Mort. Essai sur la finitude (2007). Elle a également étudié les rapports entre pensées occidentale et orientale. C’est en mobilisant ces deux traditions qu’elle analyse ici le nouveau rapport au présent qui s’est installé à l’occasion du confinement.
NICOLAS GRIMALDI
P. 70 Professeur émérite à l’université Paris-4-Sorbonne, ce philosophe est spécialiste de Descartes, mais son œuvre est nourrie d’une longue tradition littéraire et philosophique qui va des présocratiques aux existentialistes. Dans ses nombreux essais, il développe les thèmes qui lui sont chers : le temps, le désir, l’imaginaire (Sortilèges de l’imaginaire. La vie et ses égarements, 2019), la solitude (Traité des solitudes, 2003). Il nous livre dans ce numéro sa vision du moi, indissociable des relations.
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Philosophie magazine n° 139 MAI/JUIN 2020
FRÉDÉRIQUE LEICHTER-FLACK
P. 54 Après avoir enseigné les humanités à Sciences-Po Paris, elle est maître de conférences à l’université Paris-10-Nanterre et membre du Comité d’éthique du CNRS. Ses travaux articulent éthique, pensée politique et littérature. Dans son livre Qui vivra mourra. Quand on ne peut pas sauver tout le monde (2015), elle interroge la question du tri entre des vies humaines dans un contexte de crise. Elle intervient dans notre enquête sur les dilemmes éthiques rencontrés par les urgentistes.
CLAIRE MARIN
P. 44 Philosophe et professeure en classes préparatoires, elle a notamment écrit sur La Maladie, catastrophe intime (2014). Son dernier essai Rupture(s) (2019) a remporté un succès critique et public. Il explore les moments de bifurcation (deuil, naissance, licenciement) de l’existence. Elle commente les témoignages de personnes confrontées aux angoisses qu’a fait naître l’épidémie.
FRÉDÉRIC WORMS
P. 52 Philosophe, il est membre du Comité consultatif national d’éthique et directeur adjoint de l’École normale supérieure. Dans les pas de Bergson, il s’est notamment intéressé à la problématique du vivant, comme en témoigne son dernier ouvrage, Pour un humanisme vital (2019). Il tente de définir ce qu’est le minimum vital, une question aussi politique qu’existentielle.
ANDREW HAINES
P. 62 Cet épidémiologiste et universitaire britannique a dirigé la London School of Hygiene & Tropical Medicine. Il est également l’auteur de travaux pionniers sur l’impact du changement climatique sur la santé. Depuis 2015, il est à la tête de la commission de la prestigieuse revue médicale The Lancet, qui publie, entre autres, des travaux sur la santé planétaire (planetary health). Ce concept nouveau est à l’origine d’un véritable courant de pensée, essentiel pour penser le futur, que nous vous invitons à découvrir.
SERVICE ABONNÉS abo@philomag.com / 01 43 80 46 11 Philosophie magazine, 4, rue de Mouchy, 60438 Noailles Cedex - France Tarifs d’abonnement : prix normal pour 1 an (10 nos) France métropolitaine : 57 € TTC (TVA 2,1 %). UE et DOM : 69 €. COM et Reste du monde : 77 €. Formules spéciales pour la Belgique et la Suisse Belgique : 070/23 33 04 abobelgique@edigroup.org Suisse : 022/860 84 01 abonne@edigroup.ch Diffusion : MLP Contact pour les réassorts diffuseurs : À Juste Titres, 04 88 15 12 42, Julien Tessier, j.tessier@ajustetitres.fr RÉDACTION redaction@philomag.com Directeur de la rédaction : Alexandre Lacroix Rédacteurs en chef : Martin Legros, Michel Eltchaninoff Rédacteur en chef adjoint : Cédric Enjalbert Conseiller de la rédaction : Sven Ortoli Chefs de rubrique : Victorine de Oliveira, Martin Duru, Catherine Portevin Rédacteurs : Samuel Lacroix, Octave Larmagnac-Matheron Secrétaires de rédaction : Noël Foiry, Marie-Gabrielle Houriez Création graphique : William Londiche / da@philomag.com Graphiste : Alexandrine Leclère Responsable photo : Stéphane Ternon Rédactrice photo : Mika Sato Webmaster : Cyril Druesne Ont participé à ce numéro : Adrien Barton, Charles Berberian, Paul Coulbois, Gabrielle Duplantier, Sylvain Fesson, Philippe Garnier, Bertrand Gaudillère, Sophie Gherardi, Gaëtan Goron, Margot Hemmerich, Seb Jarnot, Jules Julien, Denis Maillard, Jean-François Martin, Catherine Meurisse, François Morel, Tobie Nathan, Ariane Nicolas, Charles Pépin, Charles Perragin, Serge Picard, Claude Ponti, Oriane Safré-Proust, Séverine Scaglia, Isabelle Sorente, Nicolas Tenaillon ADMINISTRATION Directeur de la publication : Fabrice Gerschel Responsable administrative : Sophie Gamot-Darmon Responsable abonnements : Léa Cuenin Fabrication : Rivages Impression : Maury imprimeur, Z.I., 45300 Manchecourt Commission paritaire : 0521 D 88041 ISSN : 1951-1787 Dépôt légal : à parution Imprimé en France/Printed in France / Philosophie magazine est édité par Philo Éditions, SAS au capital de 340 200 euros, RCS Paris B 483 580 015 Siège social : 10, rue Ballu, 75009 Paris Président : Fabrice Gerschel RELATIONS PRESSE Canetti Conseil, 01 42 04 21 00 Françoise Canetti, francoise.canetti@canetti.com PUBLICITÉ Partenariats/Publicité Audrey Pilaire, 01 71 18 16 08, apilaire@philomag.com MENSUEL NO 139 - MAI/JUIN 2020 Couverture : illustration, © Jean-François Martin/Costume 3 Pièces pour PM
2017 Origine du papier : Italie. Taux de fibres recyclées : 0 %. Tous les papiers que nous utilisons dans ce magazine sont issus de forêts gérées durablement et labellisés 100 % PEFC. Le taux majoritaire indiqué Ptot est de 0,009.
La rédaction n’est pas responsable des textes et documents qui lui sont envoyés. Ils ne seront pas rendus à leurs propriétaires.
© Louis Monier/Bridgeman images ;CP ; DRFP/Leemage ; Gabrielle Duplantier pour PM ; Hannah Assouline/Opale via Leemage ; Wikimedia commons.
FRANÇOISE DASTUR
ILS ONT PARTICIPÉ À CE NUMÉRO
10, rue Ballu, 75009 Paris Tél. : 01 43 80 46 10 www.philomag.com
DANS LES COULISSES DE VOTRE MAGAZINE CE MOIS-CI
Journaliste tentant de percer le mystère des apéros virtuels p. 82
Philosophe méditant de sombres pensées sur la vie et la mort p. 8
Illustrateur en quête d’un ciel ni trop rose ni trop sombre p. 38
Journaliste à la recherche d’un remède éthique au virus p. 54
Secrétaire de rédaction choisissant un titre pour l’océanique Nicolas Grimaldi p. 70
Coursier du back office montant au front sur son destrier p. 58
Iconographe mettant la main sur une image bizarre venue d’Inde p. 18
Graphiste calant un grand V de Victoire au-dessus d’un bouillon de culture p. 60
Impressions vécues à fleur de peau p. 44
Messager revenant de la nuit profonde de l’âme p. 98
Ministre du culte ancien du papier p. 86 Transporteur allant bien au-delà du minimum vital p. 52
SOMMAIRE
P. 3 Édito
Dialogue exclusif
P. 8 LA LIBERTÉ OU LA SANTÉ ?
André Comte-Sponville face à Francis Wolff
Journaliste plongé dans les propos du philosophe Günther Anders sur le journalisme Cahier central
P. 14 L’aventure collective
des « Carnets de la drôle de guerre »
P. 15 Courrier des lecteurs
P. 16 Questions à Charles Pépin
P. 17 Question d’enfant à Claude Ponti
Déchiffrer l’actualité P. 18 TÉLESCOPAGE P. 20 REPÉRAGES
P. 22 AU FIL D’UNE IDÉE
L’attente
Commercial rassemblant des chiffres pour remercier les lecteurs p. 15
P. 24 ETHNOMYTHOLOGIES
par Tobie Nathan
Prendre la tangente P. 30 ENQUÊTE
ASMR, ouïr sans entraves
DOSSIER Comment être à la hauteur de l’événement ? P. 40 Circonscrire le moment présent P. 42 Qu’avons-nous appris ?
Avec Miguel Benasayag, Françoise Dastur et Julian Baggini P. 44 Leur retour à l’essentiel. Témoignages commentés par Claire Marin P. 52 Qu’est-ce que le « minimum vital » ? Avec Frédéric Worms P. 54 L’éthique à l’épreuve de la crise Enquête sur le tri à l’hôpital P. 58 L’honneur retrouvé des travailleurs de l’ombre Par Denis Maillard P. 60 Nos vies en métamorphose Avec Emanuele Coccia P. 62 Planetary health, un courant de pensée pour changer le monde ? Enquête Cahier central Agrafé entre les pages 50 et 51, notre supplément : Et si je suis désespéré, que voulez-vous que j’y fasse ? de Günther Anders
P. 34 MÉTIER DE VIVRE
Florence Varin, abattre les murs du genre P. 37 MOTIFS CACHÉS par Isabelle Sorente Ce numéro comprend en cahier central un encart rédactionnel (agrafé entre les pages 50 et 51) de 16 pages complétant notre dossier « Comment être à la hauteur de l'événement ? », constitué d’une présentation et d’extraits du livre Et si je suis désespéré, que voulez-vous que j’y fasse ?, de Günther Anders.
Responsable administrative passant une commande de masques à un sorcier malinké p. 24
© Illustration : Paul Coulbois pour PM.
Kiosquier campant dans sa cabane au milieu de la jungle urbaine p. 76
À NOS LECTEURS Le confinement nous a amenés à modifier légèrement notre planning de parution. Ce numéro 139 a été retardé de deux semaines, pour coïncider avec le début du déconfinement. Il sera suivi de deux numéros cet été au lieu de notre habituel numéro double. Le prochain hors-série, consacré à Platon, paraîtra le 11 juin. En 2020, comme chaque année, nous publierons au total 10 numéros du mensuel et 4 hors-séries. PHILOSOPHIE MAGAZINE N° 140 PARAÎTRA LE 18 JUIN 2020
Cheminer avec les idées P. 70 L’ENTRETIEN
Nicolas Grimaldi
P. 76 LE CLASSIQUE REVISITÉ
Walden ou La vie dans les bois de Henry David Thoreau P. 82 BOÎTE À OUTILS Divergences / Sprint / Intraduisible / Strates P. 84 BACK PHILO
Livres
P. 86 UN LIVRE À SOI
Les rédacteurs du magazine vous font partager les coups de cœur tirés de leur bibliothèque P. 92 Notre sélection culturelle à voir chez soi P. 94 LA CITATION CORRIGÉE par François Morel P. 95 Jeux P. 96 Humaine, trop humaine par Catherine Meurisse P. 98 QUESTIONNAIRE DE SOCRATE Ed O’Brien
Philosophie magazine n° 139 MAI/JUIN 2020
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Exclusif
DIALOGUE
Préférons-nous la santé à la liberté ?
Le philosophe André Comte-Sponville a brisé l’unanimité de l’opinion sur la crise du Covid-19 en relativisant sa gravité, pointant le risque que le confinement faisait peser sur l’économie et sur les libertés, et soutenant que la vie des jeunes est plus précieuse que celle des personnes âgées. Le philosophe Francis Wolff voit au contraire dans la réaction de l’humanité à cette épreuve le signe d’un progrès politique et moral. Nous avons proposé à ces deux amis de croiser le fer. Une discussion essentielle. Propos recueillis par Martin Legros
Un individu traverse le quartier habituellement bondé de Times Square à New York, ville parmi les plus touchées par la pandémie.
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Philosophie magazine n° 139 MAI/JUIN 2020
FRANCIS ANDRÉ WOLFF COMTE-SPONVILLE
© Joshua Bright/The New York Times/REDUX/REA ; Julien Faure/Leextra via Leemage ; Hannah Assouline/Opale.
Professeur émérite à l’ENS de Paris, ce spécialiste de philosophie antique défend un propre de l’homme, en tant qu’être de langage capable de « dire le monde ». Auteur de Notre humanité. D’Aristote aux neurosciences (Fayard, 2010), c’est aussi un passionné de musique qui a cherché à cerner l’essence de cet art dans Pourquoi la musique ? (Fayard, 2015). Dans Trois Utopies contemporaines (Fayard, 2017), il propose de relancer la perspective utopique autour de la redéfinition d’un « nous », à la fois humaniste et cosmopolite. Une réflexion prolongée dans son dernier essai, Plaidoyer pour l’universel. Fonder l’humanisme (Fayard, 2019).
ans un texte publié à la veille de la Révolution française, Emmanuel Kant affirmait que la pensée n’est pas une compétence solitaire que chacun conserve par-devers soi en dépit des restrictions que lui impose un pouvoir supérieur ou des circonstances exceptionnelles. « Quelles seraient l’ampleur et la justesse de notre pensée, affirmait Kant, si nous ne pensions pas en quelque sorte en communauté avec d’autres à qui nous communiquerions nos pensées et qui nous communiqueraient les leurs » (Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ?). L’usage public de la raison est la seule boussole dont nous disposons pour nous orienter en temps de crise. Cette conviction, née avec les Lumières, est au cœur de la discussion que vous vous apprêtez à lire. Quelques jours après l’arrivée de la pandémie du Covid-19 en France et la décision du président de la République de placer le pays en confinement, André Comte-Sponville, sans remettre en question la légitimité de cette décision, brisait l’unanimité de l’opinion en avançant quatre convictions fortes : cette épidémie n’est pas aussi grave qu’on le craint ; les conséquences économiques risquent, elles, d’être redoutables, en particulier pour les jeunes ; le souci de la santé ne doit pas supplanter
D
Maître de conférences à la Sorbonne jusqu’en 1998, il a contribué à élargir l’audience de la philosophie avec le Petit Traité des grandes vertus (PUF, 1995) ou le Traité du désespoir et de la béatitude (2 tomes ; PUF, 1984, 1988). Fin lecteur d’Épicure et de Montaigne, il inscrit sa réflexion dans le courant du matérialisme philosophique, qu’il cherche à réconcilier avec une vie spirituelle (sans Dieu). Il a siégé au Comité consultatif national d’éthique et a récemment fait paraître C’est chose tendre que la vie (avec François L’Yvonnet, Albin Michel, 2015), un recueil d’entretiens qui retrace sa biographie intellectuelle. Un numéro des Cahiers de L’Herne qui lui est consacré a paru début 2020.
celui de la liberté ; enfin, la vie des personnes âgées, dont la sienne propre, n’a pas autant de valeur que celle des jeunes générations. Cette intervention a marqué les esprits et a valu au philosophe d’être interrogé à de nombreuses reprises, réaffirmant chaque fois sa position. Mais, étrangement, alors qu’elle prenait à revers les données factuelles et les principes éthiques au fondement de la politique adoptée par la plupart des gouvernements et du consentement des peuples, elle n’a fait l’objet d’aucune discussion publique, contradictoire et argumentée. Il nous est apparu essentiel que ce débat ait lieu. Et nous avons sollicité à cet effet Francis Wolff, qui voit dans la réaction collective face au Covid un progrès politique et moral de l’humanité. André Comte-Sponville est un philosophe matérialiste athée, proche de Montaigne et de Spinoza, là où Francis Wolff est un humaniste utopiste et cosmopolite, qui s’inspire d’Aristote et de Kant. S’ils appartiennent à des horizons philosophiques distincts, ce sont aussi des amis de longue date qui se lisent et s’apprécient. Est-ce en vertu de cette accointance que leur confrontation, fruit de plusieurs heures d’échanges, est à la fois précise, nuancée et profonde ? Cet exercice public de la raison devrait en tout cas permettre à chacun de se faire, comme disait Kant, une idée « plus juste » et « plus ample » de la situation.
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Tangente
ENQUÊTE
A S M R
OUÏR SANS ENTRAVES 30
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Ce phénomène à base de voix chuchotantes, de petits bruits et d’étranges picotements connaît un engouement sans précédent, avec des millions d’auditeurs sur Internet. Substitut à la méditation, lubie infantilisante ou véritable révolution sensorielle ? Pour le savoir, ouvrez l’œil avant de tendre l’oreille. Par Ariane Nicolas
© D. ROberts/SPL/Cosmos
U
ne femme aux cheveux roux s’avance près d’un micro. Dans ses mains, une pochette à sequins qu’elle manipule du bout des doigts : krrrrggh, chlak chlak, ffffouiiisss… De ces manipulations filmées en gros plan s’échappe une palette de sons tantôt secs et appuyés, tantôt profonds et chatoyants. « Bonjjjouur, c’est Emma », susurre l’étrange musicienne, qui jouera ensuite avec une fleur en papier kraft, un peigne bleu ciel, un paquet de biscuits et une coupelle en bois. Réalisée par la Britannique Emma « WhispersRed » Smith, cette vidéo a été vue 12 millions de fois sur YouTube. Ou plutôt, écoutée 12 millions de fois, car il s’agit d’une vidéo dite « ASMR », un format en plein essor sur Internet, qui vise à procurer détente et relaxation en proposant une ambiance sonore très élaborée. D’où vient l’expression « ASMR » ? Ce sigle anglophone, apparu au tournant des années 2010, signifie en anglais autonomous sensory meridian response, soit « réponse autonome sensorielle méridienne ». Il qualifie une sensation physique à laquelle certaines personnes se disent réceptives et que ces vidéos déclenchent chez elles : « À la venue de certains
sons, raconte Emma Smith, je ressens des picotements [tingles en anglais, l’un des maîtres mots de l’ASMR] agréables dans mon corps depuis que je suis petite. C’est un peu comme si ma peau se transformait en céréales croustillantes. Ça m’apaise. J’ai vécu des années sans savoir ce que c’était, ni que des gens ressentaient la même chose. Et puis j’ai découvert le concept d’ASMR, et ma vie a changé. » Si l’ASMR génère des dizaines de millions de vues sur YouTube, sa définition scientifique reste controversée. Le terme « méridien » renvoie initialement aux flux d’énergie de la médecine chinoise, et les études universitaires peinent encore à identifier le mécanisme à l’origine de ces vibrations internes. Il n’empêche, ses adeptes partagent en masse les descriptions de leurs tingles sous les vidéos. Susan, vendeuse de 22 ans, nous parle d’un « frisson qui parcourt la nuque, la colonne vertébrale et va parfois jusqu’aux tempes et aux reins ». D’autres évoquent la poitrine, les bras ou les joues. Originaire du Morbihan, Susan écoute de l’ASMR plusieurs fois par semaine pour s’endormir. Cette « grande anxieuse » a un faible pour les bruits de pinceaux sur le micro, le tapping (tapotements divers) et les chuintements de la mousse. « Les petits objets en verre font de très bons sons, aussi. »
UNE VOIE VERS L’ATARAXIE ?
Pour beaucoup de gens, notamment chez les jeunes, les vidéos ASMR sont devenues un substitut à la méditation. « J’ai déjà essayé de méditer, mais je n’ai jamais réussi à me vider vraiment la tête, développe Susan. L’ASMR est moins exigeant, on se laisse porter par une voix agréable ou par des bruits d’objets. Quand j’écoute une vidéo, j’ai mon casque, je suis
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Dossier
COMMENT ÊTRE
A LA HAUTEUR
DE L’EVENEMENT ? Parcours de ce dossier
© Jean-François Martin/Costume 3 Pièces pour PM
Nous voici confrontés à un événement historique qui n’a pas fini d’agir sur nous. Plutôt que de vouloir tout de suite le mettre en boîte, en tirer des leçons définitives ou spéculer sur le monde d’après, suivons le conseil de la philosophe Hannah Arendt : un événement ne nous libère que si nous renonçons à nos habitudes et le saisissons comme une occasion de pensée. Mais comment être à la hauteur ?
01
02
03
En revenant à l’essentiel
En assumant notre interdépendance
En changeant notre rapport au monde
Trois philosophes – Françoise Dastur, Miguel Benasayag et Julian Baggini – évoquent la manière dont la mort affermit nos raisons de vivre (p. 42), tandis que huit témoins nous racontent leur expérience de confinement ou bien de mobilisation (p. 44). Des récits que commente Claire Marin, qui a récemment signé l’essai Rupture(s).
Les relations ont une importance vitale : telle est l’idée que développe le philosophe Frédéric Worms, auteur du livre Revivre (p. 52). Justement, comment les choix vitaux ont-ils eu lieu à l’hôpital ? Notre enquête montre qu’il n’y a pas eu de tri glaçant mais un questionnement éthique au cas par cas (p. 54). Le sociologue du travail Denis Maillard analyse la manière dont les élites ont redécouvert les métiers indispensables (p. 58). Le penseur passionné de botanique Emanuele Coccia nous invite à voir autrement la place de l’humanité dans la trame du vivant (p. 60).
Au cœur de la crise, nous proposons de découvrir un courant de pensée scientifique, à la fois modeste et ambitieux : le planetary health, qui connecte directement la santé humaine aux équilibres environnementaux et donne des outils de gouvernance (p. 62).
Vous souhaitez réagir à un article ? Faites-nous part de vos impressions et de vos réflexions en nous écrivant à
reaction@philomag.com
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Dossier
COMMENT ÊTRE À LA HAUTEUR DE L’ÉVÉNEMENT ?
01 En revenant à l'essentiel
ILS NE SERONT JAMAIS PLUS COMME AVANT
En couple depuis peu de temps, malade, soignant, touchée par un deuil, jeune parent, travailleuse du front ou télétravailleur, nos témoins racontent leur traversée du confinement. La philosophe Claire Marin, qui a beaucoup réfléchi aux ruptures et à la fragilité, s’est penchée sur leurs situations, propices à des mutations intérieures.
CLAIRE MARIN
Professeure de philosophie en classes préparatoires aux grandes écoles et membre associée de l’ENS-Ulm, elle est l’autrice de plusieurs ouvrages consacrés aux épreuves existentielles : L’Homme sans fièvre (Armand Colin, 2013), La Maladie, catastrophe intime (PUF, 2014), Hors de moi (Allia, 2008). Son dernier ouvrage, Rupture(s) (Éd. de L’Observatoire, 2019), explore la séparation, le deuil, la naissance ou le licenciement.
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C
laire Marin sait de quoi elle parle lorsqu’elle évoque la maladie, l’angoisse de la mort, le soin à l’hôpital. Atteinte d’une maladie auto-immune, elle a vécu avec l’assurance de la fin. De cette expérience intime, elle a tiré un roman (Hors de moi) et une réflexion philosophique, inspirée de Paul Ricœur et de la phénoménologie, sur la maladie et sur toutes ces ruptures qui marquent nos vies et les bouleversent sans retour. C’est pourquoi l’écouter évoquer la pandémie et le confinement, commenter les témoignages de celles et ceux qui les traversent, nous permet d’y réfléchir sans en nier la singularité. Elle ne le conteste pas, « nous avons expérimenté un temps suspendu, que nous avons souvent eu du mal à habiter. Nous l’avons rempli de manière archaïque, en mangeant, en faisant des gestes élémentaires, en dormant mal aussi. Au début,
beaucoup ont pensé qu’ils allaient rentabiliser ce temps offert et effectuer ce qu’ils avaient si longtemps reporté. À chaque fois que je me suis retrouvée coincée pour un long séjour à l’hôpital, je me suis dit que j’allais en profiter pour lire et pour écrire. Mais je n’y suis jamais arrivée. Pourquoi ? Parce que nous nous sommes retrouvés dans la disposition spécifique d’une attente, doublée d’une angoisse pour nos proches ou nous-mêmes. » Néanmoins, si ce moment nous a appris quelque chose, « c’est quand nous nous sommes rendu compte de ce qu’il y avait de superficiel dans nos vies. On a pu se sentir un peu plus détendu par rapport à son rôle social, qui représente parfois un carcan. On s’est d’abord soucié de son interlocuteur, et peu importe si c’était un collègue, un patron ou un étudiant. Les relations se sont assouplies et humanisées. » Elle, qui écrit sur le champ de l’intime et de ses cassures, reste bien consciente de ce que le confinement a ébranlé. Claire Marin ne veut surtout pas faire de cette période une parenthèse heureuse dans nos vies débordées. En effet, « cela a été terrible pour les personnes dépressives ou solitaires, et qui se sentent abandonnées. La plupart d’entre nous sortons de cette épidémie affaiblis, amoindris, psychiquement et moralement. Certains auront été sacrifiés. Les soignants auront vécu des situations terribles. Certains, avec la crise économique, vont tout perdre. Mais ce qu’il y a de commun à toutes les personnes qui témoignent ici, c’est que chacune a vécu une expérience limite, absolument inédite. Elle constitue donc un ébranlement intérieur que chacun, à sa manière, devra affronter ». C’est pourquoi son regard à la fois lucide et sensible est si précieux.
© Hannah Assoulone/Opale via Leemage
Propos recueillis par Michel Eltchaninoff, Cédric Enjalbert, Alexandre Lacroix, Anne-Sophie Moreau et Catherine Portevin / Illustrations Seb Jarnot
UN COUPLE EN FORMATION
« Le confinement a été le miroir grossissant de nos sentiments » ALISON ET BENJAMIN
Photo-droit d’inspiration : © CP
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ous nous sommes rencontrés il y a six mois, et on se disait que ce serait bien de projeter une semaine de vacances ensemble pour voir. Mais nos agendas n’étaient pas compatibles. Puis l’annonce du confinement est tombée. Nous avons fait le choix évident de nous réunir, bien que notre relation soit jeune, en pariant sur le fait que la promiscuité agirait comme un accélérateur, en bien ou en mal. Comme il y avait un autre couple dans la maison de famille qu’on partageait, et qu’on travaillait tous les deux à distance, on a passé le temps enfermés dans une chambre, la journée. C’était une sorte de lune de miel contrainte, où il a fallu inventer une façon d’être heureux entre quatre murs. À Paris, le rythme de vie est vraiment intense. Le télétravail et l’isolement ont mis une distance avec ce monde-là. Ce changement de temporalité a également imposé quelques aménagements – nous avons ainsi dû trouver un lieu pour s’isoler. Le quotidien est habituellement fait de sorties et de tête-à-tête. Là, il n’était fait que de tête-à-tête ! Étonnamment, le temps a passé à une allure phénoménale, avec un étirement paradoxal des journées dans une perspective sans fin, mais aussi un rétrécissement du temps dans la durée des journées elles-mêmes. Est-ce le fait de passer ce temps à deux, toujours l’un avec l’autre et dans un même espace ? Nous aurions sans doute mis beaucoup plus de temps à avoir l’un pour l’autre des émotions si fortes sans cette vie à deux précipitée. Le confinement a été le miroir grossissant de nos sentiments, sans qu’aucun regard extérieur n’intervienne. Nous avons essayé de continuer à nous séduire mais sans pouvoir enjoliver la réalité… Le quotidien nous aurait vite rattrapés. Il est certain que cette expérience aura été une façon de solidifier notre relation, de l’installer dans une normalité bizarrement hors du monde. Le déconfinement risque d’ailleurs d’être une sorte d’essoreuse, lorsqu’il faudra retrouver la pression professionnelle, les bousculades dans le métro et la fatigue de la vie sociale. La sortie sera une autre épreuve de vérité. »
LE COMMENTAIRE DE CLAIRE
MARIN
D
L’EXPÉRIENCE DE LA DURÉE PURE »
ans la vie ordinaire, Alison et Benjamin subissaient le temps, imposé de l’extérieur, comme une contrainte. Leurs personnes étaient comme effacées par leurs agendas, qui n’étaient que rarement compatibles. Cette pression disparue à l’occasion du confinement, ils ont vécu à la fois un ralentissement par rapport au rythme social et une intensification de leur relation. Une continuité est devenue possible. Ils ont laissé une durée se déployer. Ils ont abandonné le temps éclaté du monde social pour entrer dans l’expérience de la durée pure telle que la décrit Bergson. Leur sentiment amoureux a pu éclore de manière naturelle, sans interruption, avec une présence continue à l’autre. Ils ont fait l’expérience, exceptionnelle dans notre environnement fragmenté, d’une présence, d’une vraie attention à l’autre. Et cela sans le parasitage des regards et des jugements extérieurs. Ils ont néanmoins adopté une attitude active, avec une forme d’inventivité, de réappropriation de la contrainte. Ils ont donc repensé les lieux, créant des conditions pour que tout ce que le quotidien pourrait abîmer n’ait pas cet effet. Cette expérience est celle d’une condensation. Cette “vie à deux précipitée” peut être comprise de façon chimique. Leur relation est devenue réelle. Au point que le retour à la vie normale risque d’être douloureux. La réapparition du monde extérieur, avec tout ce qu’il a de contraignant, leur fait un peu peur. Ils ont traversé une épreuve en commun. Cela a intensifié leurs affects. Sauront-ils les conserver ? »
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Dossier
COMMENT ÊTRE À LA HAUTEUR DE L’ÉVÉNEMENT ?
02 En assumant notre interdépendance
QUAND TRIER, C’EST PENSER 54
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Lors de la crise sanitaire, une notion est revenue dans l’imaginaire collectif : le tri, et avec lui son lot d’images effroyables. Que révèle-t-il vraiment de la médecine moderne ? À quels dilemmes éthiques confronte-t-il exactement les soignants ? Et que dit-il finalement de notre conception de la justice sociale ? Par Cédric Enjalbert
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© Ugo Amez/SIPA
Soignantes d’une unité de réanimation intensive à l’hôpital de Libourne (Gironde), le 14 avril.
n mur. » C’est ainsi qu’Hervé Schmitt décrit la brutalité de la pandémie en tant que médecin urgentiste, en « première ligne ». Des signes sont bien venus d’Italie, lorsque les témoignages ont franchi les frontières pour décrire une situation telle qu’elle obligeait à des choix impossibles, faute de moyens. Alors qu’il ne faisait plus de doute que la vague épidémique toucherait la France, les personnels soignants ont été pris de court à Mulhouse. « Ce mur nous est tombé dessus du jour au lendemain, explique le médecin. Une semaine après la fin du rassemblement évangélique, le nombre de cas hospitalisés est passé, de mémoire, de 0 à 200 en une
ou deux journées. Nous avons atteint la rupture dans un équilibre déjà assez précaire en temps normal. Nous sommes habitués à l’urgence, mais là, il fallait parfois répondre dans l’heure : admission ou non-admission en unité critique, puis construire une décision médicale immédiate sans négliger aucun principe éthique. Avant que nous puissions bénéficier d’aide dans tout le Grand Est, puis de l’installation d’un hôpital militaire de campagne, de lits de réanimation en Allemagne, en Suisse et au Luxembourg, j’avais très peur que l’on n’y arrive pas. » Un mot est alors apparu comme un scandale, venu lui aussi d’Italie : le « tri ». Mais de quoi parle-t-on exactement ?
LA GUERRE N’A PAS EU LIEU
Le lexique guerrier instauré à force de communication présidentielle a introduit de la confusion. Si un hôpital mi litaire a été déployé sur le parking du CHU de Mulhouse, il ne s’agit pas pour autant de guerre selon le médecin urgentiste Pierre Valette, responsable du Samu du Pas-de-Calais et membre de la cellule de crise dédiée au Covid-19 au Centre hospitalier d’Arras. Auteur d’une thèse de philosophie sur le tri médical et d’un essai intitulé Éthique de l’urgence, urgence de l’éthique (PUF, 2013), il invite à la prudence. « On a eu un effet de loupe sur un phénomène qui peut ressembler à du tri mais qui relève plus généralement de la pertinence des soins. Même s’il y a eu des situations très difficiles, par exemple dans la région Grand Est et à Mulhouse, parler de guerre est abusif, car la crise épidémique est une situation exceptionnelle mais à cinétique relativement lente. Il ne s’agit pas d’un attentat terroriste avec des dizaines de personnes à sauver dans l’instant, ni d’une catastrophe technologique ou naturelle.
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© Johanna Parkin/Getty images
Dossier
COMMENT ÊTRE À LA HAUTEUR DE L’ÉVÉNEMENT ?
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03 En changeant notre rapport au monde
ET SI LES MEDECINS REFAISAIENT LA PLANETE (EN MIEUX) ? Planetary health ou « santé planétaire » : c’est le nom d’un nouveau courant de pensée que nous vous invitons à découvrir. Il réunit des scientifiques du plus haut niveau travaillant à la compréhension de l’interdépendance entre les humains et l’écosystème terrestre. Et si ces chercheurs, encore peu connus du public, détenaient des outils pertinents pour la reconstruction du monde ? Par Alexandre Lacroix
A
pparemment, nous sommes face à un dilemme. D’un côté, le coût de l’épidémie de Covid-19, en termes de milliards envolés et de progression du chômage, est astronomique. Le seul moyen d’attaquer ce problème semble être de mener une politique de croissance énergique, voire de réindustri aliser. Mais, de l’autre, nous savons que c’est la pire décision à prendre pour la planète. Comment trouver un chemin entre ces exigences contradictoires ? Il existe peut-être une voie originale, tracée par des scientifiques rassemblés sous la bannière du planetary health (ou « santé planétaire », mais comme il s’agit d’un courant de pensée laissons l’expression en anglais). Apparu en 2015, le planetary health offre une compréhension élargie des conditions de possibilité de la santé humaine. La lecture de ces travaux montre que nous ne sommes pas loin d’avoir, pour la première fois, une compréhension intégrée des impacts de nos actions sur l’environnement – et c’est en tenant compte de ces modélisations que l’on pourrait piloter le « système Terre » au mieux, en favorisant la santé et en relevant le défi de nourrir convenablement 9 à 10 milliards de personnes en 2050 dans un contexte de stress climatique. Si l’on devait faire un vœu pour la suite des événements, c’est que les tenants de cette école – essentiellement des médecins et des épidémiologistes, mais aussi des mathématiciens et des anthropologues – soient davantage entendus par les décideurs.
POSER LE CADRE
L’aventure a pris forme autour du savant anglais Andrew Haines. Après avoir exercé la médecine, il s’est spécialisé dans l’épidémiologie et a dirigé de 2001 à 2010 la London School of Hygiene & Tropical Medicine. « En
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Idées
ENTRETIEN
NICOLAS GRIMALDI
Dernier d’une génération de grands professeurs, ancien élève de Vladimir Jankélévitch, il a élaboré une réflexion profonde sur le temps de l’attente. Retranché dans sa maison face à l’océan, le philosophe du Traité des solitudes défend plus que jamais la valeur de la mutualité des sentiments. Une méditation par gros temps, pleine de mélancolie et de tendresse. Propos recueillis par Catherine Portevin / Photos Gabrielle Duplantier
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« TOUTE JOIE EST PARTAGÉE »
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andis que nous étions reclus, notre perception du monde réduite à nos fenêtres et de nos écrans, nous avons pensé à Nicolas Grimaldi. Depuis une quarantaine d’années, le philosophe a choisi le retrait, comme Descartes demeurant « tout le jour seul, enfermé dans un poêle, où [il avait] tout le loisir de [s]’entretenir de [s]es pensées ». À ceci près que le poêle de Grimaldi est un ancien sémaphore au bord d’une falaise dominant l’Atlantique. L’imaginer à bientôt 87 ans, veillant depuis sa tour sur la baie de Saint-Jean-de-Luz nous donne soudain le regard et la respiration plus larges. Sa pensée souffle un grand vent métaphysique, qui permet d’affronter les événements. Car la vie, pour Nicolas Grimaldi, est d’abord élan, expansion, extraversion, relation, et le moi, presque rien dans ce mouvement qui traverse les êtres vivants. « Étant séparé des autres, je me sens séparé de moi-même » : sa formule n’est pas qu’un concept, elle est gagée sur l’expérience. Nicolas Grimaldi a la force classique du professeur qu’il fut, maître à la Sorbonne et spécialiste de Descartes, à qui il a consacré plusieurs études ; il parle comme il écrit, dans la musique de la langue Grand
Siècle, mais son inspiration n’appartient qu’à lui et peut-être à l’océan qui roule à ses pieds. Il fut peintre, dit qu’il ne l’est plus, mais c’est aussi nourri d’art et de littérature qu’il pense : l’amour avec Proust ou Simenon, le moi avec Tolstoï, la morale avec Goya et Rembrandt. Plus que jamais, se disait-on, Nicolas Grimaldi doit savoir ce que peut la philosophie. Les thèmes phares de son œuvre prolifique, qu’il s’agisse du désir et de la jalousie, de l’imaginaire ou de la solitude, balisent notre existence. Nous avions envie d’entendre sa voix et sa pensée océaniques, nous l’avons donc appelé alors que nous étions confinés. Nous avons parlé de l’insupportable attente des âmes du purgatoire, de la tendresse et de la manière de partager l’émotion d’un paysage, fût-ce au téléphone. L’enfance est revenue, le souvenir d’un silence et d’un ennui semblables durant l’Occupation, et celui des omelettes que les jeunes allaient se faire le lundi de Pâques au sommet de la Rhune (905 mètres, point culminant des Pyrénées basques). Nicolas Grimaldi nous entraîne dans le mouvement de sa phrase, en flux et en reflux comme les vagues sur la plage aujourd’hui désertée.
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Idées
LE CLASSIQUE REVISITÉ
Idées
LE CLASSIQUE REVISITÉ
Et s’il n’y avait qu’un livre à (re)lire quand le tourbillon de la vie sociale s’arrête ou tourne au ralenti ? Peut-être serait-ce Walden ou La vie dans les bois, de Henry David Thoreau, où l’on découvre combien la solitude est politique et que le monde naturel nous pourvoit en raisons de vivre, pour peu que nous prenions le temps de le regarder.
HENRY DAVID THOREAU, Illustration : © Jules Julien pour PM ; photo-droits d’inspiration : © Domaine public.
Par Alexandre Lacroix
l’œil du sage Philosophie magazine n° 139 MAI/JUIN 2020
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COMMENT ÊTRE À LA HAUTEUR DE L’ÉVÉNEMENT ?
Ne peut être vendu séparément. © Interfoto/Austrian National Library/LA COLLECTION. Illustration : StudioPhilo/William L.
CAHIER CENTRAL
GÜNTHER ANDERS Et si je suis désespéré, que voulez-vous que j’y fasse ? (extraits)