#140 juillet 2020

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Mensuel / France : Mensuel /  France : 5,90 € Bel./Lux./Port. cont. : 6,50 € Suisse : 11 CHF Andorre : 6,20 € Allemagne : 6,90 € Canada : 11,50 $CA DOM : 8 € COM :1 000 XPF Maroc : 70 DH Tunisie 11,30 TND Espagne/Italie : 6.5 €

LE MONDE SELON LES INDIENS D’AMAZONIE

Par Eduardo Viveiros de Castro

MA CITÉ

La conscience orgueilleuse VA CRAQUER d’être libre

ENQUÊTE À LA VILLENEUVE

Ne peut être vendu séparément. © Interfoto/Austrian National Library/LA COLLECTION. Illustration : StudioPhilo/William L.

SARTRE

LE GOÛT DE LA VIE

CAHIER CENTRAL

SEI SHŌNAGON Notes de chevet

(extraits)

CAHIER CENTRAL

SEI SHONAGON

NOTES DE CHEVET

EXTRAITS DE

L 17891 - 140 H - F: 5,90 € - RD

MENSUEL N° 140 Juillet 2020

Le goût goût ie v a l de


ÉDITO

L’œil de

Berberian Par Alexandre Lacroix Directeur de la rédaction

De l’avantage d’être né ’était le 30 décembre, nous sortions de chez Marcolino, dans un petit village du Piémont, et l’air glacial de la nuit, un air coulant des glaciers alpins dominant la plaine au loin, nous enveloppa. Marcolino, que l’on surnommait ainsi parce qu’il s’appelait Marco et qu’il était petit, s’était offert un délire : comme certains assouvissent un vieux rêve de paradis en creusant une piscine dans leur jardin, il avait transformé une pièce mansardée qu’il possédait au-dessus de son garage en bar, avec comptoir rutilant de cuivre, présentoirs de spiritueux, grande table ovale, banquettes de moleskine rouge et, surtout, des murs entièrement tapissés de bouteilles de vin que, bricoleur, Marcolino avait trouvé le moyen d’assujettir aux soupentes par toutes sortes de gouttières en métal sur mesure. Il s’était fabriqué un bar d’un luxe extravagant pour lui seul, et pour ses amis, où les boissons étaient offertes ; autant dire que nous sortions de là avec de quoi endurer la nuit hivernale. Tandis que les graviers crissaient sous nos semelles, sur le goudron de la route blanchi par une mince pellicule de givre, et que nous nous en retournions vers la maison de ma belle-famille, je levai les yeux vers le ciel et j’eus un flash. Orgasme cosmique ? Non, ce serait trop dire et verser dans la grandiloquence. Mais l’expression jubilation éthylique tomberait trop bas. Voilà ce qui m’arriva : je fus frappé par la vision du ciel nocturne au-dessus de moi, criblé d’étoiles, aussi scintillant que la trame d’une serviette dont on s’abrite le visage pour se protéger du soleil en été, un ciel que balafrait généreusement la traînée de lait de notre galaxie. Je fus pris d’un suffocant plaisir d’être en vie. Au risque de passer pour un imbécile, je n’ai jamais très bien compris quelles sombres fadaises de romantique allemand glisse Friedrich Nietzsche dans La Naissance de la tragédie lorsqu’il rapporte la légende suivante. Le roi Midas pourchassa longtemps Silène, le mentor de Dionysos, dans une forêt épaisse. Quand, enfin, il le captura, Midas demanda au vieux Silène, buveur impénitent à la face ravagée de laideur : quel est le plus grand bien qu’on puisse se procurer sur la Terre ? Et le jouisseur d’éclater de rire et de lâcher cette réponse énigmatique : « Ce que tu dois préférer à tout, c’est pour toi l’impossible : c’est de n’être pas né, de ne pas être, d’être néant. Mais après cela, ce que tu peux désirer le mieux – c’est de mourir bientôt. » Peut-être cette réponse est-elle démesurément sage, ou philosophique, ou même intelligente, toujours est-il que je n’y ai jamais vu qu’une ânerie d’enfant gâté qui prend un malin plaisir à briser les jouets qu’on lui a offerts le soir de Noël. Pour ma part, en cette veille de nouvelle année, devant le spectacle de l’Univers ouvert comme une main prête à caresser, j’aurais aimé qu’une divinité sortît des haies de thuyas roides de gel avec cette révélation bien plus naturelle à mon goût : « Ce que tu dois préférer à tout, c’est pour toi l’impossible : c’est de ne jamais mourir, de ne pas cesser d’être, de ne pas retourner au néant. Mais, après cela, ce que tu peux désirer le mieux – c’est de vivre à présent. »

© Serge Picard pour PM ; illustration : Charles Berberian pour PM.

C

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reaction@philomag.com

Philosophie magazine n° 140 JUILLET 2020

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P. 60 Proche d’André Breton, elle prolonge le geste surréaliste qui consiste à refuser « l’inacceptable condition hu­maine ». Poète, essayiste et commissaire d’exposition, elle a notamment fait paraître Les Châteaux de la subversion, sur les romans noirs du XIXe siècle, et Vagit-prop, Lâchez tout et autres textes, manifeste féministe pas tendre avec les féministes. Dialoguant avec Philippe Mangeot, elle explore la vitalité de la révolte.

CATHERINE MALABOU

P. 54 Soucieuse, dans les pas de Jacques Derrida, de déconstruire une philosophie figée par l’histoire de la métaphysique, elle tente de poursuivre une intuition : la fluidité et le changement préexistent à la stabilité de l’être. Professeure à la Kingston University de Londres et à l’Université de Californie à Irvine, elle a signé Changer de différence ou encore Les Métamorphoses de l’intelligence. Dans notre dossier, elle réfléchit à la place qu’occupe le négatif dans nos existences et à son rapport avec notre appétit de vivre.

PHILIPPE MANGEOT

P. 60 Il se définit avant tout comme professeur : il enseigne la littérature en classes préparatoires au lycée Lakanal, à Sceaux. Engagé, il a présidé l’association Act Up Paris de 1997 à 1999, fondé la revue Vacarme et milite pour l’accueil des sans-papiers. Il a coécrit le scénario du film 120 battements par minutes de Robin Campillo. Revenant avec Annie Le Brun sur les années sida, il exprime son refus catégorique de se laisser définir par la mort.

FRANÇOIS NOUDELMANN

P. 74 Professeur de philosophie à Paris8 et à la New York University, il s’intéresse aux relations entre musique et philosophie, notamment dans ses ouvrages Le Toucher des philosophes. Sartre, Nietzsche et Barthes au piano ou Penser avec les oreilles. Spécialiste de Jean-Paul Sartre, à qui il a consacré plusieurs essais, il nous présente la méthode et les engagements de cette grande figure de l’existentialisme.

TERESA PULLANO

P. 36 Depuis quinze ans, elle travaille sur les enjeux politiques de l’Union européenne, sujet sur lequel elle a mené des recherches à l’université de Rome-3, à l’école doctorale de Sciences-Po Paris et à l’Université libre de Bruxelles. Elle enseigne la philosophie à l’université de Bâle. Autrice de La Citoyenneté européenne. Un espace quasi étatique, elle nous livre ici son analyse des effets de la crise du Covid-19 dans les différents pays européens.

ÉTIENNE KLEIN

P. 52 Philosophe des sciences et physicien, il est connu pour ses ouvrages de pédagogie qui traitent des questions les plus ardues de la physique contemporaine, comme Le facteur temps ne sonne jamais deux fois ou Ce qui est sans être tout à fait. Il anime sur France Culture l’émission La Conversation philosophique. Le sport joue aussi un rôle important dans son existence et son travail, comme le montrent Rugby quantique et Psychisme ascensionnel (à paraître), mais aussi le témoignage qu’il nous livre sur le rituel de l’effort.

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Diffusion : MLP Contact pour les réassorts diffuseurs : À Juste Titres, 04 88 15 12 42, Julien Tessier, j.tessier@ajustetitres.fr RÉDACTION redaction@philomag.com Directeur de la rédaction : Alexandre Lacroix Rédacteurs en chef : Martin Legros, Michel Eltchaninoff Rédacteurs en chef adjoint : Cédric Enjalbert, Catherine Portevin Conseiller de la rédaction : Sven Ortoli Chefs de rubrique : Victorine de Oliveira, Martin Duru Rédacteur : Octave LarmagnacMatheron Secrétaires de rédaction : Noël Foiry, Marie-Gabrielle Houriez Création graphique : William Londiche / da@philomag.com Graphiste : Alexandrine Leclère Responsable photo : Stéphane Ternon Rédactrice photo : Mika Sato Webmaster : Cyril Druesne Ont participé à ce numéro : Adrien Barton, Charles Berberian, Édouard Caupeil, Clara Degiovanni, Sylvain Fesson, Éric Garault, Philippe Garnier, Nicolas Gastineau, Gaëtan Goron, Jules Julien, Frédéric Manzini, Catherine Meurisse, François Morel, Tobie Nathan, Aïda N’Diaye, Ariane Nicolas, Charles Pépin, Serge Picard, Claude Ponti, Hugo Ribes, Oriane Safré-Proust, Séverine Scaglia, Isabelle Sorente, Nicolas Tenaillon ADMINISTRATION Directeur de la publication : Fabrice Gerschel Responsable administrative : Sophie Gamot-Darmon Responsable abonnements : Léa Cuenin Fabrication : Rivages Impression : Maury imprimeur, Z.I., 45300 Manchecourt Commission paritaire : 0521 D 88041 ISSN : 1951-1787 Dépôt légal : à parution Imprimé en France/Printed in France / Philosophie magazine est édité par Philo Éditions, SAS au capital de 340 200 euros, RCS Paris B 483 580 015 Siège social : 10, rue Ballu, 75009 Paris Président : Fabrice Gerschel RELATIONS PRESSE Canetti Conseil, 01 42 04 21 00 Françoise Canetti, francoise.canetti@canetti.com PUBLICITÉ Partenariats/Publicité Audrey Pilaire, 01 71 18 16 08, apilaire@philomag.com MENSUEL NO 140 - JUILLET  2020 Couverture : Broadway (Joy), par Justine Kurland © Justine Kurland

2019 Origine du papier : Italie. Taux de fibres recyclées : 0 %. Tous les papiers que nous utilisons dans ce magazine sont issus de forêts gérées durablement et labellisés 100 % PEFC. Le taux majoritaire indiqué Ptot est de 0,009.

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SERVICE ABONNÉS abo@philomag.com / 01 43 80 46 11 Philosophie magazine, 4, rue de Mouchy, 60438 Noailles Cedex - France Tarifs d’abonnement : prix normal pour 1 an (10 nos) France métropolitaine : 57 € TTC (TVA 2,1 %). UE et DOM : 69 €. COM et Reste du monde : 77 €. Formules spéciales pour la Belgique et la Suisse Belgique : 070/23 33 04 abobelgique@edigroup.org Suisse : 022/860 84 01 abonne@edigroup.ch

La rédaction n’est pas responsable des textes et documents qui lui sont envoyés. Ils ne seront pas rendus à leurs propriétaires.

© Édouard Caupeil pour PM ; Édouard Caupeil pour PM ; CP ; Hannah Assouline/Opale/Leemage ; Philippe Matsas/Opale/Leemage ; Hannah Assouline/Opale via Leemage.

ANNIE LE BRUN

ILS ONT PARTICIPÉ À CE NUMÉRO

10, rue Ballu, 75009 Paris Tél. : 01 43 80 46 10 www.philomag.com


Dans notre jardin des délices CE MOIS-CI

p. 22

Baie empoisonnée dont on fait les vaccins p. 53

Ficus ecofeminista

p. 3

Nebbiolo du Piémont

p. 17

L’arbre exotique que vous ne verrez pas cet été

p. 18

Obscur noyau du désir

p. 8

p. 36

Laurier du géniteur optimiste p. 68

p. 48

p. 46

Les haricots d’Épicure

p. 18

Pur produit blanc de la Corn Belt

Une tranche d’hédonisme

Kirsch ordolibéral p. 30

Cacao hallucinogène d’Amazonie

Fruit acide de l’utopie

p. 60

Le sang chaud du printemps

p. 50

Arbre de la Bodhi

p. 98

Monte là-dessus, tu verras Montmartre


SOMMAIRE

P. 3 Édito

P. 8 Questions à Charles Pépin

P. 9 Question d’enfant à Claude Ponti

P. 10 Courrier des lecteurs

DOSSIER Le goût de la vie

P. 46 Le pur plaisir d’exister P. 48 Carte de la vie bonne

P. 50 Six penseurs décrivent

Déchiffrer l’actualité P. 12 TÉLESCOPAGE

P. 14 PERSONNALITÉ

Joshua Wong

P. 16 REPÉRAGES

P. 18 PERSPECTIVES

La Chine et les États-Unis en guerre froide ? / La sexualité à l’ère du Covid-19 / Affaire George Floyd : l’explication de Norman Ajari / Front populaire, la nouvelle revue de Michel Onfray P. 22 AU FIL D’UNE IDÉE Vaccins P. 24 ETHNOMYTHOLOGIES par Tobie Nathan

p. 42

Erreur sur la datte

leur rituel quotidien

P. 54 L’épreuve du négatif renforce-t-elle

notre appétit de vivre ? Avec Catherine Malabou, Dorian Astor, Vincent Delecroix et François Jullien P. 60 L’art de ne pas se laisser amoindrir Dialogue entre Annie Le Brun et Philippe Mangeot Cahier central Agrafé entre les pages 50 et 51, notre supplément : Notes de chevet de Sei ShŌnagon

Cheminer avec les idées P. 68 L’ENTRETIEN

P. 74 LE CLASSIQUE SUBJECTIF

La cité a-t-elle craqué ? Le quartier de La Villeneuve à Grenoble à l’épreuve de la crise P. 36 ENQUÊTE Bienvenue dans l’Europe d’après, avec Teresa Pullano, Fernando Savater et Gunnar Olsson P. 42 MOTIFS CACHÉS par Isabelle Sorente

Livres

P. 30 REPORTAGE

Cahier central

Chose qui fait battre le cœur

Eduardo Viveiros de Castro

Prendre la tangente

Jean-Paul Sartre vu par François Noudelmann P. 80 BOÎTE À OUTILS Divergences / Sprint / Intraduisible / Strates P. 82 BACK PHILO

P. 84 ESSAI DU MOIS

La Vie ordinaire / Adèle Van Reeth

P. 85 ROMAN DU MOIS

Œuvres complètes II / Roberto Bolaño

P. 86 CARREFOUR

Avant, pendant, après le Covid-19

P. 88 Nos choix

P. 92 Notre sélection culturelle

P. 94 LA CITATION CORRIGÉE

par François Morel

P. 95 Jeux

p. 85

p. 14

Fruit de la révolte à ouverture spontanée

© Illustration :Séverine Scaglia pour PM

Les cuchillitos de Bolaño

Ce numéro comprend en cahier central un encart rédactionnel (agrafé entre les pages 50 et 51) de 16 pages complétant notre dossier « Le goût de la vie », constitué d’une présentation et d’extraits du livre Notes de chevet, de Sei Shonagon.

P. 96 Humaine, trop humaine

par Catherine Meurisse

P. 98 QUESTIONNAIRE DE SOCRATE

Benjamin Biolay

PHILOSOPHIE MAGAZINE N° 141 PARAÎTRA LE 16 JUILLET 2020

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On distingue l’esbroufe de la menace réelle P. 35

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Prendre la tangente © Silveri / Plainpicture

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Tangente

REPORTAGE

Le quartier de La Villeneuve, à Grenoble, tel qu’il était lors de notre premier séjour.

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La cité a t elle craqué ? Comment ont été vécus l’arrivée de l’épidémie et le confinement dans les quartiers dits « sensibles » ? Pour le savoir, nous avons réactivé les contacts que nous avions noués dans l’ensemble urbain de La Villeneuve, à Grenoble, lors d’un reportage publié il y a cinq ans *. Entre solidarité, deals au grand jour, concerts au balcon et tirs de mortier, la période a poussé le quartier au bord de l’éclatement, tout en l’ouvrant sur une crise mondiale.

D

© Hugo Ribes/item pour PM

Par Michel Eltchaninoff

ébut avril 2020, fin d’après-midi. Le soleil chauffe la muraille de béton multicolore qui serpente face aux Alpes. Le parc qu’entoure le quartier de La Villeneuve, les passages entre immeubles, tout est désert. Normal, c’est le confinement. Pourtant, peu à peu, quelques personnes se rassemblent au pied d’un des bâtiments, le « 170 ». Ils semblent attendre quelque chose. À 18 heures pile, des personnes se mettent à leurs fenêtres et interprètent des chansons, Bella Ciao notamment, accompagnés par des musiciens. Ce sont des professionnels et des amateurs éclairés. Des visages apparaissent dans les logements aux alentours, des gens applaudissent à ce con­cert quotidien. Voici un exemple de « l’esprit Villeneuve », comme le qualifient les résidents : échange, convivialité, partage des compétences dans ce quartier populaire de 12 000 habitants. Deux heures plus tard, autre moment de symbiose, comme partout en France : les applaudissements en hommage aux personnels de santé. Marie-France Cha­ mekh, une « historique » installée depuis 1976

dans le secteur de L’Arlequin, proche du tram qui vient du centre de Grenoble, ne manque pas le rendez-vous. Pourtant, deux ou trois semaines après le début du confinement, des individus participent aux applaudissements à leur façon. Ils font exploser des gros pétards et des feux d’artifice. Ce soir-là, Marie-France a très peur, car elle aperçoit un homme, sur son balcon, la jambe brûlée après avoir manipulé l’un de ces objets débarrassé de sa gaine en carton. Quelques jours plus tard, c’est un tir de mortier, peu après 21 heures, qui effraie les habitants et enflamme des buissons de l’autre côté du parc, vers la place des Géants. C’est aussi cela, « l’esprit Villeneuve » ?

UNE UTOPIE EN PÉRIL ?

Rappelons d’où vient ce fameux « esprit ». Il est le fruit d’un rêve, celui d’une réponse urbaine à l’échec de la révolution de Mai-68. De jeunes diplômés venus de toute la France imaginent un quartier neuf, où le béton baigne dans un immense parc. Ici, pas

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Dossier

LE GOÛT E I V A L DE


PARCOURS DE CE DOSSIER

P. 46

Après l’épreuve du confinement et de la maladie, nous avons eu envie de nous demander à quoi tient le goût de la vie. En commençant par une question élémentaire : lorsqu’il ne se passe pas grand-chose, en l’absence de bonnes nouvelles et de source de satisfaction exceptionnelle, existe-t-il un simple plaisir d’exister ? C’était la conviction, très débattue, d’Épicure mais aussi d’Aristote.

P. 48

Entre le bonheur, le plaisir et la joie, il ne faut pas nécessairement choisir. Cependant, ces trois affects donnent naissance à des philosophies bien différentes. Une carte pour s’orienter.

P. 50

Comment les rituels magnifient-ils le quotidien ? De la tasse de café à la transpiration due à une activité sportive, des mots croisés en couple à la méditation, six philosophes contemporains évoquent leur habitude la plus précieuse.

P. 54

Broadway (Joy), par Justine Kurland © Justine Kurland

Les épreuves, les séparations, les deuils… en un mot le négatif vient-il exacerber en nous l’attachement à la vie ? Ne se sent-on jamais exister aussi intensément qu’après une traversée des ténèbres ? C’était la grande idée des romantiques, que commentent pour nous Catherine Malabou, Dorian Astor, Vincent Delecroix ou encore François Jullien.

P. 60

Et si le goût de la vie était politiquement incorrect et subversif ? Autour de cette question, la poète et essayiste d’inspiration surréaliste Annie Le Brun et Philippe Mangeot, ex-militant d’Act Up Paris qui a cosigné le scénario du film 120 battements par minute, ont noué un dialogue encourageant chacun à maintenir intacte la flamme de la jeunesse et de la révolte.

Vous souhaitez réagir à un article ? Faites-nous part de vos impressions et de vos réflexions en nous écrivant à

reaction@philomag.com

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Dossier

LE GOÛT DE LA VIE

L’ÉPREUVE DU NÉGATIF RENFORCE-T-ELLE NOTRE APPÉTIT DE VIVRE ?

Comment cette question vertigineuse, qui hante tout le romantisme européen, résonne-t-elle aujourd’hui en période de crise ? Inspirés par Hegel, Nietzsche et Kierkegaard, les philosophes Catherine Malabou, Dorian Astor, Vincent Delecroix et François Jullien nous accompagnent dans l’exploration de la vie par les gouffres. Ils dessinent chacun une voie singulière pour faire face. © Ibai Acevedo

Par Catherine Portevin

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lisabeth est anéantie par la mort de son grand amour, Simon. Venu à son chevet, le vieux docteur Rozier tente des paroles de consolation. « Vous savez, lui raconte-t-il, lorsque j’ai perdu ma femme, je suis resté de longs mois à ne souhaiter que mourir. Et puis un jour, j’ai eu envie de m’acheter des chaussures. Je me suis senti vivant comme jamais. » Cette perspective fait horreur à Élisabeth l’endeuillée. Est-il acceptable qu’une paire de chaussures compense la perte de l’être aimé ? Cette scène est tirée du film troublant d’Alain Resnais L’Amour à mort (1984). Troublant et audacieux, car, à ce moment-là, Simon sort de la chambre, vivant. Ayant connu

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Dossier

LE GOÛT DE LA VIE

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PHILIPPE MANGEOT

Professeur de littérature en classes préparatoires au lycée Lakanal, il a été président d’Act Up Paris de 1997 à 1999. Coscénariste du film 120 battements par minute de Robin Campillo, il a contribué à porter cette épopée à l’écran. Il a dirigé la revue Vacarme de 1999 à 2004, s’est engagé contre les politiques de fermeture des frontières et pour l’accueil des sans-papiers.

ANNIE LE BRUN

Poète, essayiste, commissaire d’exposition, elle s’inscrit dans une filiation profonde avec le surréalisme et appelle à s’insurger contre le rationalisme et le pragmatisme dans une œuvre ample, parmi laquelle on compte Du trop de réalité (Stock, 2000), Si rien n’avait une forme, ce serait cela (Gallimard, 2010) ou encore Ce qui n’a pas de prix (Stock, 2018).

L’amour, la jeunesse, la révolte, le romantisme : voici les angles saillants de la passion pour la vie que partagent le professeur et militant Philippe Mangeot et l’essayiste Annie Le Brun. L’un a été le coscénariste du film 120 battements par minute, l’autre est une spécialiste du surréalisme et de Sade. Leur échange est une invitation à ne pas succomber au poids de la société. Propos recueillis par Alexandre Lacroix / Photos Édouard Caupeil

L’ART DE NE PAS SE LAISSER AMOINDRIR PHILIPPE MANGEOT [avant même que nous ayons posé une question !] : Annie, je voudrais vous faire une déclaration. Sans vous connaître personnellement, je vous ai croisée à plusieurs reprises au fil de mes histoires d’amour. La première fois, parce qu’un homme que j’aimais passionnément m’a offert votre essai sur Sade, Soudain, un bloc d’abîme, à sa sortie en 1986. Ce n’était pas rien, un tel cadeau, de la part d’un amant en ces temps-là ! La seconde fois, parce que j’ai rencontré il y a sept mois un jeune homme dans le métro, que j’en suis tombé amoureux et qu’il m’a envoyé un extrait d’un entretien télévisé, dans lequel vous expliquez que, parfois, le monde répond à l’immensité du désir. Vous avez donc illuminé, sans le savoir, ma vie amoureuse.

ANNIE LE BRUN : Alors, je n’ai peut-être pas tout raté ! À propos de l’amour, Philippe Mangeot, vous est-il arrivé de vous poser ces deux questions, liées à l’épidémie du sida mais aussi à la condition humaine : « Est-ce que j’aime l’autre parce qu’il va mourir ? Est-ce que je l’aime parce que je vais mourir ? » P. M. : Je me suis posé ces questions parce que j’étais amoureux de quelqu’un qui était très malade. C’est une expérience vertigineuse. Celle d’un amour sans avenir et sans projection, d’un amour vécu dans l’urgence, le sentiment constant de la dernière fois, la pression de la responsabilité. Je ne saurais jamais si cet amour-là était plus fort ou plus

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Toute espèce peut être sujet, mais jamais en même temps qu’une autre P. 71

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Cheminer dans les idées FLORE-AEL SURUN TOTEM – LA BICHE © Tendance Floue

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Idées

ENTRETIEN

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À

Eduardo Viveiros de Castro

C’est l’une des figures les plus stimulantes de la pensée contemporaine. Après avoir séjourné longtemps chez les Indiens d’Amazonie et essayé de comprendre leur culture cannibale, le philosophe et anthropologue en est revenu avec la conviction que leur cosmologie est une ressource pour faire face à la crise écologique. Et une incitation à transformer notre rapport au monde. Nous l’avons interrogé de vive voix à Paris et en visioconférence à Rio de Janeiro, avant et durant la crise du Covid-19. Propos recueillis par Martin Legros / Photos Éric Garault

l’heure où la déforestation de l’Amazonie prend des proportions gigantesques et où le Brésil est l’un des pays le plus frappés au monde par le Covid-19, nous avons voulu faire entendre la voix précieuse d’un grand philosophe brésilien et intellectuel engagé. Formé à la métaphysique occidentale, Eduardo Viveiros de Castro est allé en renouveler les concepts en s’immergeant dans la vie des Indiens d’Amazonie. Il s’est aperçu que ces derniers possèdent un authentique système de pensée, qu’il a choisi de nommer « perspectivisme ». Pour les Amérindiens, l’homme n’est pas le seul à être une personne au sens fort. Tous les habitants du cosmos sont des humains, sous le vêtement des espèces, des corps, des formes distinctes. Si l’on prend au sérieux cette proposition et qu’on essaie de réfléchir dans cette perspective, c’est un autre monde qui s’ouvre à nous, multiple, ondoyant, ver­ tigineux. Mais c’est aussi une ressource essentielle, ajoute le philosophe, si l’on veut affronter la crise écologique dont l’origine est autant métaphysique que politique et économique. Nous avons rencontré Eduardo Viveiros de Castro à Paris, au mois de février dernier, à l’occasion d’un colloque au Collège des Bernardins organisé par le philosophe Bruno Latour et le père Frédéric Louzeau sur les implications religieuses de la mutation écologique. Devant un aréopage de penseurs de l’écologie et de théologiens qui s’accordaient à reconnaître la sacralité de Gaïa et saluaient l’Encyclique du pape François, Laudatio si’ (« Loué sois-tu »), dans laquelle le chef de l’Église engage les catholiques à adopter une relation de fraternité avec la nature, il a rompu avec panache cette belle unanimité. Il s’est en effet présenté comme le porte-parole d’une communauté, celle des Indiens d’Amazonie, qui a été ravagée par des missionnaires catholiques, et comme le citoyen d’un pays au bord d’un effondrement écologique et d’un ethnocide mené en partie « au nom de Dieu ». Frappés par cette intervention, nous avons recontacté depuis le philosophe à plusieurs reprises pour qu’il nous expose sa vision de la crise sanitaire. Et pour qu’il nous explique pourquoi nous devons plus que jamais prendre au sérieux la métaphysique amérindienne.

« POUR LES INDIENS, QUAND UN JAGUAR SE VOIT DANS LE MIROIR, IL VOIT UN HOMME »

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© Illustration : Jules Julien pour PM ; photo-droits d’inspiration : © Philippe Matsas/Opale ; René Saint-Paul/Bridgeman images.


Idées

LE CLASSIQUE SUBJECTIF

JEAN-PAUL SARTRE VU PAR FRANÇOIS NOUDELMANN

« Sartre pense à partir de ses contradictions »

© Philippe Matsas/Opale

FRANÇOIS NOUDELMANN

Philosophe, il enseigne à la New York University où il dirige la Maison française. Spécialiste de l’œuvre de Sartre, il lui a consacré sa thèse (Sartre. L’incarnation imaginaire, L’Harmattan, 1996). Auteur d’une quinzaine d’ouvrages, il s’intéresse à la fabrication sensible des idées chez les penseurs – Le Toucher des philosophes. Sartre, Nietzsche et Barthes au piano (Gallimard, 2008), Les Airs de famille. Une philosophie des affinités (Gallimard, 2012), Penser avec les oreilles (Max Milo, 2019). Il publie Un tout autre Sartre en juillet 2020 chez Gallimard.

C’est un Sartre tiraillé que François Noudelmann nous présente. En révolution permanente, l’auteur de L’Être et le Néant cherche inlassablement une cohérence entre sa vie et sa pensée. Car, pour lui, l’engagement est plus qu’un choix, il s’agit d’une responsabilité à laquelle il est impossible de se dérober. Philosophie magazine n° 140 JUILLET 2020

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Ne peut être vendu séparément. © Bridgeman Images. Illustration : StudioPhilo/William L.

LE GOÛT DE LA VIE

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SEI SHŌNAGON Notes de chevet (extraits)


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