LE BONHEUR EST DANS
LE PRÈS
Cet été, nous ne partirons pas très loin. Et si on retrouvait la capacité de s’étonner devant ce qui est proche ?
RENCONTRE AVEC
J. M. G. LE CLÉZIO
« Vivre avec les Indiens guérit nos violences intérieures »
Qu’est-ce que le racisme systémique ? PAR
Kwame Anthony Appiah, Hourya Bentouhami, Achille Mbembe
ILARIA GASPARI
« Avec Épicure, j’ai pu mettre de l’ordre dans mes désirs »
CAHIER CENTRAL
Ivan Illich EXTRAITS DE
LA CONVIVIALITÉ
L 17891 - 141 - F: 5,90 € - RD
Mensuel / France : Mensuel / France : 5,90 € Bel./Lux./Port. cont. : 6,50 € Suisse : 11 CHF Andorre : 6,20 € Allemagne : 6,90 € Canada : 11,50 $CA DOM : 8 € COM :1 000 XPF Maroc : 70 DH Tunisie 11,30 TND Espagne/Italie : 6.5 €
MENSUEL N° 141 Août 2020
ÉDITO
L’œil de
Berberian Par Alexandre Lacroix Directeur de la rédaction
Le monde à hauteur d’enfant ci, une démarcation entre deux plaques de goudron – l’une ancienne, l’autre récente. Je saute. Là, une lézarde dans le macadam, produite par un tremblement de terre passé inaperçu ou, plus vraisemblablement, par le poids d’un camion de livraison trop mastodontesque pour la rue. Je fais un entrechat. Non loin, un joint de ciment entre deux pavés de granit dépoli. Juste après, une minuscule tranchée de sable. Petit bond, nouvel élan, je reprends avec difficulté mon équilibre. Comme tous les enfants, j’ai beaucoup joué avec les lignes des trottoirs. J’adaptais le rythme de mes pas à leurs dessins géométriques irréguliers. Et ça me faisait sautiller, ralentir ou accélérer subitement. Si un adulte me tenait par la main et m’entraînait, c’était encore plus acrobatique, car je devais tout à la fois m’adapter à son allure et respecter les marques capricieuses du sol. Bien plus tard, j’ai réalisé que, loin d’être une exception, un tel jeu était universel. Personne ne nous l’a enseigné, ce ne sont même pas nos copains qui nous en ont parlé, mais nous l’avons tous fait. À ceci près qu’il y a deux écoles, deux règles possibles. La plupart des adultes avec qui j’ai pu échanger sur ce sujet à la fois anodin et assez intime m’ont expliqué que, pour eux, la règle du jeu consistait à ne pas toucher les lignes du trottoir, et donc à toujours poser le pied au milieu des pavés ou des plaques formées par le bitume. Or, pour moi, elle était inverse : j’imaginais que j’étais une sorte de funambule, que les lignes du trottoir étaient mes filins d’acier et que, sous elles, il y avait des précipices, au fond desquels m’attendaient des rivières infestées de crocodiles, aussi je devais poser le pied uniquement sur les lignes sous peine de chute et d’élimination. Au fond, cette hésitation sur la nature de la règle renvoie à une alternative presque métaphysique. Le monde que nous avons immédiatement autour de nous, de quoi est-il fait ? Est-il en pleins ou en creux ? S’il est en pleins, rien ne nous menace sinon les petites fissures entre les masses de stabilité, et il convient d’éviter les failles, les interstices qui séparent les objets, donc de poser sa semelle sur de la matière bien solide, stable. S’il est en creux, alors nous ne pouvons pas vraiment compter sur la matérialité des choses, car elle ne nous offre aucun appui certain ; au contraire, nous devons échafauder un système de lignes imaginaires pour ne pas dégringoler dans l’abîme. Mon hypothèse est que, même sans s’armer d’un télescope, plus on regarde les choses, moins elles paraissent pleines. En fait, si nous scrutons vraiment ce qui est proche de nous et qui paraît si massif, évident et sans piège, on s’aperçoit que ça se dérobe de toutes parts, que ça bouge plus qu’on ne le croit et que ça nous échappe. C’est pourquoi se pencher sur ce qui est proche, c’est le même geste que celui par lequel, debout au bord d’une falaise, on avance le cou et abaisse la tête pour regarder en bas.
© Serge Picard pour PM ; illustration : Charles Berberian pour PM.
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N’hésitez pas à nous transmettre vos remarques sur
reaction@philomag.com
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P. 58 Lauréat du prix Nobel de littérature en 2008, il est l’un des plus grands auteurs français vivants. Son œuvre monumentale témoigne d’une vie de voyageur, partagée entre l’île Maurice, le Mexique, l’Afrique, la Chine ou encore le Panama, où il a vécu auprès des Amérindiens. Mais, à 80 ans, c’est sur la terre de ses origines qu’il revient dans son dernier livre, Chanson bretonne. Il nous embarque d’une rive à l’autre, de sa table d’écriture aux confins du monde, dans un entretien exceptionnel.
KWAME ANTHONY APPIAH
P. 30 Citoyen américain né d’une mère britannique et d’un père ghanéen, ce philosophe appelle à la défense d’un « nouveau cosmopolitisme » fondé sur une éthique universelle répondant aux défis de la mondialisation. Professeur à la New York University après avoir enseigné à Princeton, auteur d’un essai sur Le Code d’honneur, il développe sa pensée de l’identité dans The Lies That Bind: Rethinking Identity (« Les mensonges qui unissent. Repenser l’identité »), à paraître prochainement en français. Il revient pour nous sur la mort de George Floyd et insiste sur la possibilité de lier identités raciales et universalisme.
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ILARIA GASPARI
P. 74 Cette philosophe et écrivaine italienne a publié deux romans – dont l’un traduit en français, L’Éthique de l’aquarium. Dans son dernier livre, Leçons de bonheur. Exercices philosophiques pour bien conduire sa vie, elle s’adonne à une expérience : devenir chaque semaine l’élève d’une école de philosophie antique. Et c’est notamment dans la pensée d’Épicure et sa toujours très actuelle hiérarchie des désirs qu’elle a puisé la sagesse pour vivre bien dans un monde qui va mal.
HOURYA BENTOUHAMI
P. 34 Enseignant la philosophie à l’université Toulouse-Jean-Jaurès, elle a signé Le Dépôt des armes. Non-violence et désobéissance civile et Race, Cultures, Identités. Une approche féministe et postcoloniale. Dans ce dernier ouvrage, elle interroge le racisme contemporain, qui prend de multiples formes, de la violence la plus flagrante à la plus insidieuse. Elle analyse ici les violences policières aux États-Unis et France.
BAPTISTE LANASPEZE
P. 50 Il est le fondateur des éditions Wildproject dédiées à la philosophie de l’écologie. Il a consacré un livre à sa ville natale, Marseille. Énergies et frustrations, où il a participé à la création d’un étonnant sentier de randonnée périurbaine : le GR2013. Ce travail a remporté le grand prix d’urbanisme de l’Académie d’architecture. Il nous guide sur ces chemins philosophiques à l’occasion d’une enquête sur la micro-aventure.
BRUCE BÉGOUT
P. 44 Maître de conférences à l’université Bordeaux-3, il explore en phénoménologue le monde qui nous entoure, notamment dans La Découverte du quotidien. Après avoir passé une semaine en immersion dans sept aéroports internationaux, dont il a tiré des « chroniques aéroportuaires » rassemblées dans l’essai En escale, il publie à la rentrée un essai sur Le Concept d’ambiance. Il propose ici une définition de ce que signifie « être proche ».
SERVICE ABONNÉS abo@philomag.com / 01 43 80 46 11 Philosophie magazine, 4, rue de Mouchy, 60438 Noailles Cedex - France Tarifs d’abonnement : prix normal pour 1 an (10 nos) France métropolitaine : 57 € TTC (TVA 2,1 %). UE et DOM : 69 €. COM et Reste du monde : 77 €. Formules spéciales pour la Belgique et la Suisse Belgique : 070/23 33 04 abobelgique@edigroup.org Suisse : 022/860 84 01 abonne@edigroup.ch Diffusion : MLP Contact pour les réassorts diffuseurs : À Juste Titres, 04 88 15 12 42, Julien Tessier, j.tessier@ajustetitres.fr RÉDACTION redaction@philomag.com Directeur de la rédaction : Alexandre Lacroix Rédacteurs en chef : Martin Legros, Michel Eltchaninoff Rédacteurs en chef adjoint : Cédric Enjalbert, Catherine Portevin Conseiller de la rédaction : Sven Ortoli Chefs de rubrique : Victorine de Oliveira, Martin Duru Rédacteur : Octave LarmagnacMatheron Secrétaires de rédaction : Noël Foiry, Marie-Gabrielle Houriez Création graphique : William Londiche / da@philomag.com Graphiste : Alexandrine Leclère Responsable photo : Stéphane Ternon Rédactrice photo : Mika Sato Webmaster : Cyril Druesne Ont participé à ce numéro : Adrien Barton, Charles Berberian, Julien Blanc-Gras, Agnès Botz, Paul Coulbois, Clara Degiovanni, Dominik Erhard, Gaëtan Goron, Jules Julien, Samuel Lacroix, Frédéric Manzini, Catherine Meurisse, François Morel, Tobie Nathan, Ariane Nicolas, Charles Pépin, Serge Picard, Claude Ponti, Jean-Marie Pottier, Oriane Safré-Proust, Séverine Scaglia, Isabelle Sorente, Nicolas Tenaillon ADMINISTRATION Directeur de la publication : Fabrice Gerschel Responsable administrative : Sophie Gamot-Darmon Responsable abonnements : Léa Cuenin Fabrication : Rivages Impression : Maury imprimeur, Z.I., 45300 Manchecourt Commission paritaire : 0521 D 88041 ISSN : 1951-1787 Dépôt légal : à parution Imprimé en France/Printed in France / Philosophie magazine est édité par Philo Éditions, SAS au capital de 340 200 euros, RCS Paris B 483 580 015 Siège social : 10, rue Ballu, 75009 Paris Président : Fabrice Gerschel RELATIONS PRESSE Canetti Conseil, 01 42 04 21 00 Françoise Canetti, francoise.canetti@canetti.com PUBLICITÉ Partenariats/Publicité Audrey Pilaire, 01 71 18 16 08, apilaire@philomag.com MENSUEL NO 141 - AOÛT 2020 Couverture : © August Ostberg
2019 Origine du papier : Italie. Taux de fibres recyclées : 0 %. Tous les papiers que nous utilisons dans ce magazine sont issus de forêts gérées durablement et labellisés 100 % PEFC. Le taux majoritaire indiqué Ptot est de 0,009.
La rédaction n’est pas responsable des textes et documents qui lui sont envoyés. Ils ne seront pas rendus à leurs propriétaires.
© Leonardo Cendamo/Leemage ; Roberto Gandola/Opale /Leemage ; Manuel Braun pour PM ; Leonardo Cendamo/Leemage ; DR ; Patrick Box/Opale/Leemage.
J.M.G. LE CLÉZIO
ILS ONT PARTICIPÉ À CE NUMÉRO
10, rue Ballu, 75009 Paris Tél. : 01 43 80 46 10 www.philomag.com
Réserve de vivres du Transperceneige p. 98
Poney-Club réservé aux couples p. 48
Rue W. E. B. Du Bois p. 36 Presse de la Coquille p. 80
Caserne du Monde en flammes p. 17
Square d’Épicure p. 74
Boulodrome réservé aux citoyens de second rang p. 31 Bar des propos d’ivrognes sur le bonheur p. 94
Salle des fêtes aztèques p. 58
DANS NOTRE VILLAGE PHILOSOPHIQUE CE MOIS-CI
École Bruce-Chatwin p. 56
Pré à Thoreau p. 96
Cimetière des boutons d’acné p. 22
Fontaine d’argent magique inaugurée par Christine Lagarde le 4 juin 2020 p. 16 Église de Saint-Matou p. 38
Folie du Rat-Muské p. 24
SOMMAIRE P. 3 Édito
P. 8 Questions à Charles Pépin
P. 9 Question d’enfant à Claude Ponti
P. 10 Courrier des lecteurs
Statue de George Floyd p. 30
Déchiffrer l’actualité P. 12 TÉLESCOPAGE P. 14 REPÉRAGES
P. 16 PERSPECTIVES
D’où vient l’argent des plans de relance post-Covid ? / Demain, plus dure sera la guerre / Le « monde d’après » : autoritaire ou solidaire ? Le diagnostic d’Ivan Krastev / Face aux biais sexistes, naissance d’« Une femme » sur Wikipédia P. 20 INTERVENTION Et si les votes des personnes âgées comptaient moins ? Avec Andrei Poama P. 22 AU FIL D’UNE IDÉE Les adolescents P. 24 ETHNOMYTHOLOGIES par Tobie Nathan
Chemin des poètes excursionnistes p. 50
Centre de repos pour solastalgiques p. 68
DOSSIER Le bonheur est dans le près P. 42 L’ailleurs, ici et maintenant P. 44 Où commence et où finit
ce qui est proche ? Entretien avec Bruce Bégout P. 48 L’amour à l’épreuve de la promiscuité. Entretien avec Eva Illouz P. 50 À la découverte des sentiers de randonnée périurbaine P. 56 De l’Éthiopie au Franprix, avec l’écrivain-voyageur Julien Blanc-Gras P. 58 Entretien exceptionnel avec J. M. G. Le Clézio Cahier central Agrafé entre les pages 50 et 51, notre supplément : La Convivialité d’Ivan Illich
Cheminer avec les idées P. 68 L’ENTRETIEN
Glenn Albrecht
P. 74 LE CLASSIQUE SUBJECTIF
Prendre la tangente P. 30 ENQUÊTE
Qu’est-ce que le racisme systémique ? Avec Kwame Anthony Appiah, Hourya Bentouhami et Achille Mbembe P. 38 MOTIFS CACHÉS par Isabelle Sorente
Avenue Dune-Femme p. 19
Épicure vu par Ilaria Gaspari
P. 80 BOÎTE À OUTILS
Divergences / Sprint / Intraduisible / Strates P. 82 BACK PHILO
Livres
FAITES VOS LISTES POUR L’ÉTÉ P. 84 5 livres pour reconquérir sa liberté P. 86 10 livres pour s’immerger dans la nature P. 88 10 livres pour prendre son temps P. 90 10 livres pour donner du sens au travail P. 92 Notre sélection culturelle
P. 94 LA CITATION CORRIGÉE
par François Morel
© Illustration : Paul Coulbois pour PM
P. 95 Jeux Ce numéro comprend en cahier central un encart rédactionnel (agrafé entre les pages 50 et 51) de 16 pages complétant notre dossier « Le bonheur est dans le près », constitué d’une présentation et d’extraits du livre La Convivialité, d’Ivan Illich.
P. 96 Humaine, trop humaine
par Catherine Meurisse
P. 98 QUESTIONNAIRE DE SOCRATE
Jean-Marc Rochette
PHILOSOPHIE MAGAZINE N° 142 PARAÎTRA LE 27 AOÛT 2020
Philosophie magazine n° 141 AOÛT 2020
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Tangente
ENQUÊTE
Projection du portrait de George Floyd sur la statue équestre du général Lee, chef des forces confédérées lors de la guerre de Sécession, le 18 juin 2020 à Richmond (Virginie).
Le racisme dans la chair Alors que la mort de George Floyd suscite un large mouvement d’indignation aux États-Unis et dans le monde, trois philosophes analysent les ressorts du racisme contemporain. Ils proposent ici leurs solutions : faire de nos identités sociales un instrument de libération avec Kwame Anthony Appiah, déboulonner un imaginaire mortifère avec Hourya Bentouhami et mobiliser la mémoire commune des souffrances avec Achille Mbembe.
KWAME ANTHONY APPIAH Né à Londres, d’une mère romancière anglaise et d’un père avocat ghanéen, il a suivi des études de philosophie à Cambridge. Il est aujourd’hui professeur à la New York University et chroniqueur au New York Times. Il a notamment publié Pour un nouveau cosmopolitisme (Odile Jacob, 2008) et Le Code de l’honneur (Gallimard, 2012), Son livre, The Lies That Bind: Rethinking Identity (« Les mensonges qui unissent. Repenser l’identité ») doit être traduit prochainement chez Grasset.
© Tasos Katopodis/Getty Images/AFP ; Leonardo Cendamo/Leemage.
«
« L’antiracisme, ce n’est pas faire comme si les races n’existaient pas » Auteur d’essais sur le rôle de l’honneur et de l’humiliation dans les révolutions morales de l’histoire, le philosophe démonte avec nuance la violence systémique qui s’abat sur les Noirs aux États-Unis. Il explique comment la lutte contre le racisme peut faire place aux identités raciales sans renoncer à l’universel.
Comment avez-vous ressenti l’assassinat de George Floyd ? Comme un Noir qui a pu être lui aussi victime de racisme dans le passé ? Comme un résident et un enseignant aux États-Unis ? Ou comme un philosophe cosmopolite ? KWAME ANTHONY APPIAH : Difficile de dire dans quelle mesure notre identité con ditionne notre réaction à un événement. Notre manière d’être procède tellement de notre inconscient. Mais ma réaction a, avant tout et inévitablement, été d’ordre moral : ce que je voyais là ne devait jamais arriver. Et par « ce qui est arrivé », je veux non seulement dire que M. Floyd a été tué mais qu’il a aussi été honteusement torturé. On lui a refusé le traitement digne dû à tout être humain. La mort de George Floyd procède-t-elle d’un racisme « systématique » entretenu par toutes sortes de pratiques sociales et d’institutions ? D’un point de vue rationnel, ce n’est pas le fait qu’un Noir ait été tué par un seul
officier de police américain qui pose question dans ce meurtre. Ça, ça arrive plusieurs fois par semaine – aux États-Unis, un Noir sur mille meurt des mains de la police. Ce n’est pas non plus le fait qu’un être humain ait été tué par un officier de police américain. Ça, ça arrive plusieurs fois par jour en moyenne. Ce qui est le plus frappant, c’est que Derek Chauvin, l’officier de police, fixait la caméra. Il savait qu’il était enregistré, comme si c’était précisément pour ça qu’il le faisait. C’était un geste de défi. Comme si c’était sciemment dirigé contre la jeune Noire qui le filmait : « Tu vois, j’ai le droit de faire ça, et tu ne peux pas m’en empêcher. » Il faut situer cet événement dans le contexte des relations entre la police américaine et la communauté afro-américaine. 50 % des Afro-Américains se plaignent d’avoir été injustement traités par la police – contre 3 % des Blancs. Les policiers américains sont bien plus susceptibles de manquer de respect aux Afro-Américains, de ne pas les traiter aussi équitablement et aussi dignement que les Blancs. Et il est en effet très rare qu’un
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Dossier
LE BONHEUR EST DANS
LE PRÈS
PARCOURS DE CE DOSSIER
P. 42
Cet été, il ne sera pas possible de voyager au loin. Mais pourquoi ne pas voyager au proche ? Telle est l’invitation de ce dossier. Car le proche, en philosophie, est à la fois ce qui permet l’enracinement, et donc ce qui fonde notre identité, mais aussi ce qui, regardé de plus près, ne cesse de nous étonner et de déranger nos certitudes.
P. 44
Mais d’abord, comment définir le proche et le lointain ? Le philosophe Bruce Bégout, qui a travaillé sur le quotidien mais aussi sur ces lieux communs que sont les aéroports ou les motels, nous propose une vision dialectique des deux concepts, qui ne vont jamais l’un sans l’autre.
P. 48
Dans la même veine, Eva Illouz tire les leçons intimes et amoureuses du confinement : pas plus que les appartements ne sont conçus pour y rester enfermés, les couples ne peuvent tenir en huis clos. Nous avons besoin du monde pour nous aimer !
© August Ostberg
P. 50
À Marseille, Bordeaux, Paris et dans d’autres métropoles du monde naissent des sentiers de randonnée périurbaine. Ces chemins permettent de marcher des jours durant entre ville et campagne, de parcourir des friches, des cités, des zones industrielles méconnues. Nous avons rencontré les urbanistes, artistes et écologistes qui portent ces initiatives et proposent un nouveau rapport à la beauté.
P. 56
Le chômage technique, c’est un peu ce qu’a subi l’écrivain-voyageur Julien Blanc-Gras avec l’arrivée du Covid-19. Loin de se joindre à notre célébration du proche, il raconte comme il a rongé son frein et comme il brûle de repartir.
P. 58
Le prix Nobel de littérature J.M.G. Le Clézio nous a accordé un entretien d’une profondeur et d’une intensité rares, où il est question de son immersion de trois années chez les Indiens du Panama, du « dieu du proche et du lointain » cher aux Aztèques ou encore de la Bretagne. L’écrivain nous montre qu’on peut tout à la fois se sentir citoyen du monde et vivre un perpétuel dépaysement.
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Dossier
LE BONHEUR EST DANS LE PRÈS
BRUCE BÉGOUT
Philosophe, maître de conférences à l’université Bordeaux-3, il a signé plusieurs ouvrages sur l’analyse du quotidien – dont La Découverte du quotidien (Allia, 2005) – ainsi que sur l’espace urbain, notamment aux États-Unis – Zeropolis. L’expérience de Las Vegas (Allia, 2002), Lieu commun. Le motel américain (Allia, 2003) et Suburbia (Inculte, 2013). Dans son dernier essai, En escale. Chroniques aéroportuaires, paru chez Philosophie magazine Éditeur en 2019, il s’installe dans plusieurs aéroports et rend passionnants ces lieux qui paraissent standardisés au premier abord.
© Heidi Mayer/Plainpicture ; DR.
L
e proche est une dimension liée à ma subjectivité. Peut-on en donner une définition ? BRUCE BÉGOUT : En effet, le proche n’est pas une donnée objective comme peut l’être un point de référence sur une cartographie abstraite – les pôles, l’équateur, le soleil. Mais ce n’est pas parce qu’une notion dépend d’une expérience qu’elle est indéfinissable. Il faut seulement comprendre que le proche est une notion relative. Mon petit garçon, qui a 5 ans, se pose plein de questions sur l’espace et me demande, chaque fois qu’on va se promener, si tel lieu est plus loin ou plus proche. Alors je lui demande : par rapport à quoi ? Il n’a pas encore très bien compris la notion de point de référence. D’ailleurs, celui-ci n’est
« DANS LE PROCHE, JE VAIS TROUVER DE L’EXOTISME À PORTÉE DE MAIN »
Où commence et où finit ce qui est proche ? Pour définir ce terme, le philosophe Bruce Bégout souligne l’importance de notre position dans le monde concret. Et il met en garde : attention à ne pas faire du proche un absolu qui nous conduirait à rejeter tout ce qui vient de loin. Propos recueillis par Michel Eltchaninoff
pas unique. Cela peut être la maison d’où nous sommes partis ou bien le corps qui se déplace. Ce dernier sert de point de référence absolu et est le plus commode pour nos estimations. Au fond, on se pose toujours la question : estce proche de moi ? Par ailleurs, le terme de « proche » ne peut jamais être séparé de celui de « lointain », avec qui il dialogue et fait contraste. C’est de cette manière que Husserl, le père de la phénoménologie, décrit la notion de proche, qui souligne l’importance de mon corps et de la perception. Cette notion touche pourtant à plusieurs dimensions, ce qui la rend difficile à cerner… Oui, elle a au moins trois dimensions. D’abord, la proximité spatiale, dont nous venons de parler, et qui est relative – la Lune est dite proche de la Terre par rapport aux autres planètes, mais elle est lointaine par rapport au
fond de mon jardin. Ensuite, elle a une dimension temporelle. C’est l’imminence. Le proche est ce qui va arriver très bientôt, une sorte de prophétie immédiate : je sais que la livraison d’un objet attendu va advenir dans la journée. Mais c’est aussi ce qui vient de nous arriver : les souvenirs proches par rapport aux souvenirs lointains. Husserl distingue la rétention, dans laquelle nous « gardons » sans même y penser ce qui nous est arrivé tout récemment, du ressouvenir, qui consiste à faire un effort pour se remémorer un événement plus lointain. Enfin, la notion de proche a une dimension causale. Dans la métaphysique classique, on parle de cause prochaine, qui agit véritablement, alors que les autres causes sont plus éloignées. César est la cause prochaine du franchissement du Rubicon et de sa prise de pouvoir à Rome, davantage que des raisons liées à l’évolution de la République romaine sur le long terme. Pour rassembler les trois, je dirais que le proche est
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Dossier
LE BONHEUR EST DANS LE PRÈS
J’IRAI RANDONNER PRÈS DE CHEZ VOUS Urbanistes, artistes, écologistes… Les passionnés de randonnée périurbaine, de plus en plus nombreux, sont en train de donner naissance à un véritable mouvement. À l’heure où est dévoilé le tracé du sentier du Grand Paris, long de 600 kilomètres, ils nous font partager leur rapport à la ville, à la société et à la beauté des lieux. Par Alexandre Lacroix
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© Pierre-Yves Brunaud/ PINK/Saif images
Pont de l’autoroute A14, vu du parc du Chemin-de-l’Île, à Nanterre (Hauts-de-Seine), aux abords du tout nouveau sentier du Grand Paris.
n tre la lagune de Bolmon et la mer de Berre, explique Baptiste Lanaspeze, concep teur du GR2013, il y a un lieu baptisé le “lido du Jaï”, cordon dunaire de 6 kilomètres de longueur, aussi rectiligne que le Lido de Venise. C’est à proximité que fut implanté l’aéroport de Marseille, car, lors des débuts de l’aéronautique, on se demandait encore si les hydravions, et donc les amerrissages, allaient l’emporter. Aujourd’hui, le site est classé en zone Natura 2000. L’étang de Berre était très poissonneux avant l’industrialisation, ce qui explique qu’on a trouvé de nombreuses traces d’habitat néolithique à ses abords, il s’agissait d’une sorte de pays de Cocagne. Le fond de l’étang est tapissé de débris de coquillages que les mouvements de l’eau ramènent sur le rivage. Je me souviens être là, un vendredi matin à 9 heures, les pieds dans l’eau, entendant les bruits de l’autoroute et des avions qui atterrissaient derrière nous, avec des coquilles dans les mains, sur cette bande de sable
naturelle mais d’une rectitude parfaite, et avoir éprouvé un sentiment de liberté incroyable. C’était comme un nomadisme retrouvé. » « Entre Saint-Ouen-l’Aumône et Cergy-Pontoise, raconte Jens Denissen, urbaniste et coordinateur territorial du sentier du Grand Paris, il existe un territoire très vaste, la plaine de Pierrelaye, dont la fonction a évolué au cours du temps. Sous Haussmann, il fut question d’y implanter un vaste cimetière, car Paris manquait d’espace pour ses morts. Le cimetière n’a jamais vu le jour, mais, dans un contexte d’expérimentations agricoles, un système d’irrigation a été créé, permettant de dévier sur cette plaine les égouts parisiens et de développer le maraîchage grâce à ces engrais naturels. Cela a très bien fonctionné, et la plaine de Pierrelaye est devenue nourricière – sauf qu’à partir des années 1950, les égouts se sont mis à charrier des produits chimiques, que cela a duré pendant près de quarante ans au point d’empoisonner les sols, rendant
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Dossier
LE BONHEUR EST DANS LE PRÈS
« JE N’AI PAS CHOISI D’ÊTRE ÉTRANGER »
J.M.G. LE CLÉZIO
Nice, l’Afrique, le Panama, le Mexique, la Chine ou le Sahara… J.M.G. Le Clézio vit à la croisée des mondes. Pourtant, le prix Nobel de littérature 2008 se dit volontiers casanier. Et c’est la Bretagne, la terre de ses origines, qu’il nous fait redécouvrir dans son dernier livre, Chanson bretonne. Entre retours aux sources et échappées belles, rencontre avec un écrivain aux semelles de vent. Propos recueillis par Catherine Portevin
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© Jérôme Bonnet/modds
«
e ne suis pas un écrivain-voyageur », dit celui dont les romans traversent depuis presque soixante ans les déserts, les villes, les océans et l’immémorial des peuples du monde. « Je ne suis pas philosophe », prévient-il aussi en revendiquant les territoires de l’imagination pour répondre (ou pas) aux questions par d’autres questions et d’autres récits. L’univers de Jean-Marie Gustave Le Clézio s’étend de l’île Maurice, d’où est issue sa parentèle, au Mexique, où il s’est passionné pour les cultures amérindiennes, de l’Afrique à la forêt du Darién où il a vécu trois ans avec les Indiens Emberá, de Nice, où il est né en avril 1940, à la Chine, où il enseigne régulièrement. On le croit nomade, il se dit casanier, ne vivant jamais vie plus intense qu’assis à sa table d’écriture. Son dernier livre, Chanson bretonne (suivi de L’Enfant et la Guerre, Gallimard), qui vient de paraître, explore une proximité intime avec les paysages de la Bretagne, et plus précisément Sainte-Marine, face à Bénodet sur l’estuaire de l’Odet, où il a passé ses vacances d’enfant. À 80 ans, J.M.G. Le Clézio semble là revenir au plus proche, et faire corps avec la mer et le granit qui ont formé sa lignée. Ses lointains ancêtres étaient bretons et révolutionnaires, contraints à l’exil à l’île Maurice à la fin du XVIIIe siècle. Retour aux sources, vers le « familier-familial », mais aussi retour à une enfance d’avant le langage, puisque le second « conte » de cet ouvrage évoque par réminiscences, dans une langue plus simple que jamais, ses toutes premières années réfugié durant l’Occupation avec sa mère dans un village de l’arrière-pays niçois. Lire Chanson bretonne en sortant du confinement de 2020 procure un troublant effet. De la Bretagne jusqu’au cosmos, le prix Nobel de littérature 2008 nous fait naviguer avec les dieux aztèques aux frontières du proche et du lointain, là où le bout du monde est une fleur de printemps et où se produit une rencontre consolatrice avec un poulpe caché dans une flaque de mer à marée basse, sur une plage du Finistère Sud.
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Idées
ENTRETIEN
« NOUS AVIONS BESOIN D’UN MOT POUR NOMMER NOS ÉMOTIONS QUAND LE MONDE OÙ NOUS HABITONS S’EFFONDRE »
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Et ce mot, c’est « solastalgie ». Avec ce concept – et de nombreux autres –, le philosophe transdisciplinaire australien Glenn Albrecht invite à prendre conscience de la manière dont les émotions humaines interagissent avec l’état des écosystèmes terrestres, le réchauffement climatique ou les pandémies. Propos recueillis par Alexandre Lacroix / Photos Serge Picard
Glenn Albrecht
’est avec joie que nous avons appris la parution des Émotions de la Terre (aux éditions Les Liens qui Libèrent), l’unique livre non collectif de Glenn Albrecht. Ce philosophe australien est en effet une étoile montante des « humanités écologiques ». En 2005, dans un article de recherche, il a avancé un concept nouveau qui a suscité de nombreux travaux et débats à travers le monde : la « solastalgie ». La solastalgie désigne le sentiment de désolation qui vous étreint quand votre environnement a été abîmé ou devient méconnaissable, suite à une exploitation industrielle trop intense ou des dommages écologiques. Partout sur la planète, en une génération, nous voyons des lieux dévastés : glaciers des Alpes dont les névés rétrécissent, bords de mer souillés par une marée noire, forêts primaires déboisées, centaines de milliers d’hectares sur lesquels sont passés des incendies laissant des friches calcinées, comme ce fut le cas, au cours de l’année écoulée, en Amazonie, en Californie, en Australie ou en Sibérie... Le grand mérite d’Albrecht est d’avoir ramené cette dimension de l’émotion au cœur de la réflexion écologique.
À la lecture, son ouvrage n’a pas cependant tenu toutes ses promesses. Après le succès du néologisme « solastalgie », il s’est mis à inventer systématiquement des mots nouveaux : le Symbiocène (l’ère qui devrait, selon ses vœux, succéder à l’Anthropocène), la sumbiocratie, le tierracide, le meuacide... Les Émotions de la Terre ne propose pas vraiment une démonstration mais plutôt un catalogue d’expressions bizarres. Mais, surtout, certaines pages, où Albrecht s’aventure sur le terrain de la proposition politique, font clairement tiquer. Il propose en effet de renoncer au système du droit moderne (accusé de défendre la propriété privée) mais aussi à la démocratie (trop anthropocentrée) pour imaginer un monde symbiotique et inclusif, dans lequel la science citoyenne serait engagée dans la con duite des sociétés humaines. Tout cela part certainement d’une bonne intention, mais un désaccord s’est fait jour dans la dernière partie de notre entretien. Le droit et la démocratie sont-ils nos remparts contre la surexploitation de l’homme et de la nature ? Ou bien, comme le pense Albrecht, nous mènent-ils au triomphe de Trump et au réchauffement climatique ?
Philosophie magazine n° 141 AOÛT 2020
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Idées
LE CLASSIQUE SUBJECTIF
ÉPICURE VU PAR ILARIA GASPARI
« Avec Épicure, j’ai mis de l’ordre dans mes désirs »
© Roberto Gandola/Opale/Leemage
ILARIA GASPARI
Diplômée de philosophie à l’École normale de Pise, elle a soutenu une thèse de doctorat sur l’étude des passions au XVIIe siècle à la Sorbonne, à Paris. Après avoir publié deux romans (dont l’un traduit en français, L’Éthique de l’aquarium, Éditions de Grenelle, 2017), elle vient de faire paraître Leçons de bonheur. Exercices philosophiques pour bien conduire sa vie (PUF).
Le penseur grec est un bon recours quand rien ne va plus. Pour Ilaria Gaspari, sa conception des plaisirs, du temps et de la mort nous guide vers un équilibre heureux. La simplicité de sa philosophie en fait aussi la beauté et l’efficacité.
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IVAN ILLICH La Convivialité (extraits)