#142 septembre 2020

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Mensuel / France : Mensuel /  France : 5,90 € Bel./Lux./Port. cont. : 6,50 € Suisse : 11 CHF Andorre : 6,20 € Allemagne : 6,90 € Canada : 11,50 $CA DOM : 8 € COM :1 000 XPF Maroc : 70 DH Tunisie 11,30 TND Espagne/Italie : 6.5 €

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MENSUEL N° 142 Septembre 2020

AVOIR CONFIANCE ? COMMENT

Dans la tête de

DIDIER RAOULT La science à coups de marteau

POURQUOI BERNARD L’ENSEIGNEMENT STIEGLER À DISTANCE L’enchanteur NE MARCHE-T-IL PAS ? de la technique

Rentrée des classes

HOMMAGE À


ÉDITO

L’œil de

Berberian Par Alexandre Lacroix Directeur de la rédaction

Le risque à prendre ’était il y a déjà longtemps, mon fils aîné n’avait que 4 ans et demi – il en aura bientôt 20 –, et nous nous promenions, en compagnie d’amis marseillais, sur un sentier de la calanque de Callelongue. En sandales, mon fils ne se contentait pas de suivre le tracé pierreux du chemin. Au-dessus de nous, il escaladait les roches dentelées, passait comme un chat à travers leurs escarpements. Il y avait, ici et là, des buissons de romarin ou des branches de chênes nains auxquelles il se retenait, mais, la plupart du temps, il devait trouver son équilibre à même le calcaire nu. Un moment arriva où il fut confronté à un passage plus encaissé. Si son pied glissait, il risquait de dévaler d’au moins de 3 ou 4 mètres. Les roches étant acérées, je pouvais presque deviner l’effet qu’elles produiraient sur sa peau, et j’en frémissais. Plus précisément, j’en avais mal aux gencives, comme si nous n’étions faits que d’une seule chair lui et moi, et que j’étais capable d’éprouver par anticipation ses douleurs en cas de chute. « Ce sont des moments difficiles quand on est parent », commenta mon amie MarieChristine qui nous accueillait pour ce week-end à Marseille et exerçait le métier de directrice de crèche ; elle était assez versée dans la puériculture pour avoir suivi la direction de mes pensées. « D’un côté, on voudrait les protéger. De l’autre, il faut bien les laisser faire, sinon ils n’arriveront jamais à rien. » Elle avait raison, et le dilemme étant bien posé, je décidais de ne pas modifier mon attitude et de ne pas demander à mon fils de revenir auprès de nous pour me donner la main. Même si j’avais de l’appréhension et souffrais presque de le voir sautiller si maladroitement d’une arête à l’autre (le scratch de ses chaussures était-il seulement bien mis ?), j’avais confiance, je savais qu’il était capable de prendre ces initiatives sans se blesser. Si j’avais manifesté mes craintes, c’est là que je l’aurais mis en danger, car il aurait perdu du même coup son assurance. C’est parce que ma confiance flottait autour de lui, comme une paroi protectrice invisible, qu’il poursuivait ses escalades avec le sourire aux lèvres. Son aisance n’était pas étrangère à une forme de télépathie qui me liait à lui, du moins c’est ce que j’imaginais. Jusqu’à la fin de la promenade, je n’émis pas un commentaire, et il poursuivit son itinéraire parallèle au nôtre, mais bien plus acrobatique. Par une constante anthropologique remarquable, tous les enfants préfèrent aux chemins leurs bordures plus accidentées. C’est que deux activités sont propres à l’être humain, bien qu’elles remplissent des fonctions opposées. Pour une part, nous sommes des spécialistes de la bonne gestion du cocon. Qu’il s’agisse de mettre la table, d’arranger un lit avant de dormir, de décorer une chambre ou de nous recréer un univers de travail dans une voiture de TGV, nous sommes de fantastiques aménageurs de microcosmes – ce que rappelle avec éloquence la passion enfantine pour la construction des cabanes. Mais nous portons en nous une contre-tendance qui nous fait grimper au sommet des arbres, descendre au fond des criques et des grottes, et nous porte à tenter régulièrement le saut dans l’inconnu. Tout est question de dosage sans doute, et rien n’empêche d’envisager une éducation qui combine idéalement ces impulsions contradictoires. Mais s’il fallait n’en retenir qu’une, si je devais dire où va ma préférence, le monde étant ce qu’il est, c’est-à-dire incertain et pas très reposant, je donnerais le primat au saut dans l’inconnu.

© Serge Picard pour PM ; illustration : Charles Berberian pour PM.

C

N’hésitez pas à nous transmettre vos remarques sur

reaction@philomag.com

Philosophie magazine n° 142 SEPTEMBRE 2020

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GLORIA ORIGGI

P. 66

ÉTIENNE KLEIN

Philosophe, chercheuse à l’Institut Jean-Nicod (à Paris), elle a dirigé l’ouvrage Passions sociales et a signé La Réputation. Qui dit quoi de qui. Autrice de l’essai Qu’est-ce que la confiance ?, elle analyse comment tient ce « béton de la société » à partir d’expériences personnelles.

Physicien et philosophe des sciences, il dirige le Laboratoire de recherche sur les sciences de la matière. Comme dans son dernier essai Le Goût du vrai, c’est sous le prisme de la science qu’il aborde la question de la confiance, dans un dialogue surprenant avec le moine bénédictin François Cassingena-Trévedy.

P. 40

MARYANNE WOLF

P. 72

NORMAN AJARI

Membre des Indigènes de la Ré­publique, ce philosophe enseigne à l’université Villanova de Philadelphie (États-Unis). Il est l’auteur de La Dignité ou la Mort. Éthique et politique de la race. Également membre du bureau exécutif de la Fondation Frantz-Fanon, il raconte comment la pensée de ce dernier l’a influencé.

Docteure de l’université Harvard et professeure à l’Université de Californie à Los Angeles (Ucla), cette spécialiste des neurosciences a publié Proust et le Calamar. Elle y montre comment la lecture profonde stimule l’imagination et l’attention. Elle livre ses réflexions sur l’enseignement à distance dans notre enquête.

P. 40

MAXIME ROVERE

Professeur à l’Université pontificale catholique de Rio de Janeiro (Brésil) et spécialiste de Spinoza, il est l’auteur de Que faire des cons ? Pour ne pas en rester un soi-même. Il propose dans notre enquête un traitement philosophique de l’enseignement à distance, dans la lignée de l’essai qu’il fait paraître ce mois-ci, L’École de la vie. Érotique de l’acte d’apprendre.

P. 52

MARK HUNYADI

SERVICE ABONNÉS abo@philomag.com / 01 43 80 46 11 Philosophie magazine, 4, rue de Mouchy, 60438 Noailles Cedex - France Tarifs d’abonnement : prix normal pour 1 an (10 nos) France métropolitaine : 57 € TTC (TVA 2,1 %). UE et DOM : 69 €. COM et Reste du monde : 77 €. Formules spéciales pour la Belgique et la Suisse Belgique : 070/23 33 04 abobelgique@edigroup.org Suisse : 022/860 84 01 abonne@edigroup.ch Diffusion : MLP Contact pour les réassorts diffuseurs : À Juste Titres, 04 88 15 12 42, Julien Tessier, j.tessier@ajustetitres.fr RÉDACTION redaction@philomag.com Directeur de la rédaction : Alexandre Lacroix Rédacteurs en chef : Michel Eltchaninoff, Martin Legros ; Sven Ortoli Rédacteurs en chef adjoints : Cédric Enjalbert, Catherine Portevin Cheffe de rubrique : Victorine de Oliveira Rédacteur : Octave Larmagnac-Matheron Secrétaires de rédaction : Noël Foiry, Marie-Gabrielle Houriez Création graphique : William Londiche / da@philomag.com Graphiste : Alexandrine Leclère Responsable photo : Stéphane Ternon Rédactrice photo : Mika Sato Webmaster : Cyril Druesne Ont participé à ce numéro : Adrien Barton, Charles Berberian, Paul Coulbois, Philippe Garnier, Nicolas Gastineau, Clara Degiovanni, Martin Duru, Gaëtan Goron, Nazario Graziano, Seb Jarnot, Jules Julien, Samuel Lacroix, Frédéric Manzini, Catherine Meurisse, François Morel, Tobie Nathan, Aïda N’Diaye, Ariane Nicolas, Charles Pépin, Serge Picard, Alain Pilon, Claude Ponti, Oriane Safré-Proust, Séverine Scaglia, Isabelle Sorente, Nicolas Tenaillon ADMINISTRATION Directeur de la publication : Fabrice Gerschel Responsable administrative : Sophie Gamot-Darmon Responsable abonnements : Léa Cuenin Fabrication : Rivages Impression : Maury imprimeur, Z.I., 45300 Manchecourt Commission paritaire : 0521 D 88041 ISSN : 1951-1787 Dépôt légal : à parution Imprimé en France/Printed in France / Philosophie magazine est édité par Philo Éditions, SAS au capital de 340 200 euros, RCS Paris B 483 580 015 Siège social : 10, rue Ballu, 75009 Paris Président : Fabrice Gerschel RELATIONS PRESSE Canetti Conseil, 01 42 04 21 00 Françoise Canetti, francoise.canetti@canetti.com PUBLICITÉ Partenariats/Publicité Audrey Pilaire, 01 71 18 16 08, apilaire@philomag.com

Professeur de philosophie politique et morale à l’Université catholique de Louvain et directeur de son centre de recherche Europé, il théorise dans notre dossier, comme dans son livre Au début est la con­fiance, la confiance comme cause motrice de l’ensemble de nos comportements.

MENSUEL NO 142 - SEPTEMBRE 2020 Couverture : © Orla/iStockphoto ; Nazario Graziano/Colagene pour PM, droits d’insipration Thomas Coex/AFP ; Manuel Braun pour PM.

2019 Origine du papier : Italie. Taux de fibres recyclées : 0 %. Tous les papiers que nous utilisons dans ce magazine sont issus de forêts gérées durablement et labellisés 100 % PEFC. Le taux majoritaire indiqué Ptot est de 0,009.

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La rédaction n’est pas responsable des textes et documents qui lui sont envoyés. Ils ne seront pas rendus à leurs propriétaires.

© Hannah Assouline/Opale via Leemage ; Cannarsa/Opale via Leemage ; Dyod photography/Opale via Leemage ; .CP ; Alexis Haulot/CP ; Wikimedia Commons.

P. 56

ILS ONT PARTICIPÉ À CE NUMÉRO

10, rue Ballu, 75009 Paris Tél. : 01 43 80 46 10 www.philomag.com


HOMMAGE

BERNARD STIEGLER L’ENCHANTEUR DE LA TECHNIQUE

Bernard Stiegler, décédé le 6 août dernier, était l’un des philosophes français les plus imaginatifs et les plus désireux de changer le monde. Nous lui rendons ici hommage.

C

’est un choc pour nous et pour ses nombreux lecteurs, tant Bernard Stiegler était un penseur vivant, jeune et plein de projets. Il s’est donné la mort à l’âge de 68 ans, le jeudi 6 août 2020, pour se soustraire à la maladie dont il souffrait. Né en 1952 à Villebon-sur-Yvette (Essonne) dans un milieu populaire – son père était électronicien –, il grandit à Sarcelles. Il connaît une scolarité bousculée par Mai-68, milite au Parti communiste français tout en exerçant divers petits boulots – il se lance même dans l’élevage de chèvres. Sa passion pour le jazz le conduit à ouvrir un bar à Toulouse. Suite à une fermeture administrative et à des difficultés financières, il braque des banques. Après le cinquième braquage, il est arrêté et condamné

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à huit ans de prison. C’est là qu’il découvre le goût de l’étude et de la philosophie. « La prison a été ma grande maîtresse », nous confiait-il. Appuyé par les philosophes Gérard Granel et Jacques Derrida, il s’initie à Husserl, à Aristote et à Platon derrière les barreaux. À sa libération, il intègre le Collège international de philosophie et soutient sa thèse à l’École des hautes études en sciences sociales sous la direction de Derrida. Il devient ensuite le directeur de l’Institut de recherche et coordination acoustique/musique (Ircam), puis de l’Institut de recherche et d’innovation (IRI, dépendant du Centre Pompidou). Il s’attache à mettre en place des centres de recherche et des écoles, comme dans son village d’Épineuil-le-Fleuriel (Cher), où

se mélangent les disciplines et les publics dans un dialogue fécond. Dès ses premiers livres, La Technique et le Temps (trois tomes, Galilée, 1994-2001 ; rééd. intégrale Fayard, 2018), il traite de la question centrale de son travail, celle de la technique (de l’outil à l’écriture graphique et/ ou numérique), qu’il conçoit, dans les pas du paléoanthropologue André Leroi-Gourhan et du philosophe Gilbert Simondon, comme une externalisation des puissances psychiques de l’homme. Mais une puissance qui est profondément ambivalente, à la fois remède et poison (« pharmakon », selon le mot de Platon à propos de l’écriture), puisqu’elle démultiplie nos pouvoirs en captant aussi notre attention et nos compétences.


« Bernard Stiegler était un grand conférencier, une sorte de mage qui avait l’art de faire résonner auprès d’un public élargi des réflexions parfois pointues »

© Manuel Braun pour PM

UNE PENSÉE ENGAGÉE DANS L’EXPÉRIMENTATION

Face au déferlement des écrans et des nouvelles technologies, Bernard Stiegler s’était attelé, dans Prendre soin. De la jeunesse et des générations (Flammarion, 2008) et États de choc. Bêtise et savoir au XXIe siècle (Mille et Une Nuits, 2012), à « reconstruire les conditions d’une attention profonde ». Attaché à l’incidence concrète de ses réflexions, il avait créé l’association Ars Industrialis, « association internationale pour une politique industrielle des technologies de l’esprit », qui a coordonné la mise en place

expérimentale, en Seine-Saint-Denis, d’un projet de « revenu contributif » destiné à pallier les dégâts de l’automatisation sur l’emploi. Passionné par la politique, il l’abordait à partir de situations concrètes, et en dépassant les clivages idéologiques, comme dans l’essai surprenant qu’il avait consacré au meurtre de masse commis par Richard Durn au conseil municipal de Nanterre en 2002, événement à partir duquel il interrogeait la violence et l’insécurité, mais aussi la question du narcissisme et de l’individuation (dans Aimer, s’aimer, nous aimer, Galilée, 2003).

C’était un grand conférencier, une sorte de mage qui avait l’art de faire résonner auprès d’un public élargi des réflexions parfois pointues, des textes ardus, mais au travers desquels il abordait des questions simples telles que : « Qu’est-ce qu’être présent au monde ? », « Qu’est-ce qu’être attentif ? » « Qu’est-ce que prendre soin des autres ? ». Il avait accompagné Philosophie magazine dès son lancement, participant à de nombreux entretiens et discussions. Et nous n’avons cessé de suivre sa réflexion. Nous perdons plus qu’un remarquable philosophe, un compagnon de route.

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Chapiteau Pharmakon p. 6

Professeur délivrant une leçon de mathématiques à distance p. 40

Amoureux de la liberté d’expression tentant une traversée délicate au-dessus d’un parterre de supporters du politiquement correct déchaînés p. 26

Metteur en scène dressant un ours pour interpréter Artaud le Mômo dans son théâtre de la cruauté p. 90

Tentative de bon voisinage avec le monde sauvage p. 84

Homme-canon en train de faire un vœu p. 46

Couple dans lequel la trahison est interdite p. 56

Clown faisant des grimaces à la mort p. 95

M. Loyal racontant la fabuleuse histoire de la confiance p. 52 Citoyens méfiants essayant de faire tenir debout la pyramide de la société p. 62


SOMMAIRE P. 3 Édito

P. 6

Hommage à Bernard Stiegler

P. 12 Philomag.com : un nouveau média

pour un nouveau monde P. 14 Questions à Charles Pépin P. 16 Question d’enfant à Claude Ponti P. 18 Courrier des lecteurs

Déchiffrer l’actualité P. 20 TÉLESCOPAGE

P. 22 LA PERSONNALITÉ

Ron Finley P. 24 REPÉRAGES P. 26 DÉCRYPTAGE Affaires Woody Allen, J. K. Rowling, Matzneff… l’ère de la cancel culture. Avec François Noudelmann P. 28 AU FIL D’UNE IDÉE Le vélo P. 30 ETHNOMYTHOLOGIES par Tobie Nathan

Délicat jonglage entre la foi, le savoir et l’erreur p. 66

Prendre la tangente

DOSSIER Comment avoir confiance ? P. 50 En avoir ou pas

P. 52 Le lien social le plus élémentaire.

Entretien avec Mark Hunyadi

P. 56 Trahisons et déceptions.

Témoignages commentés par Gloria Origgi P. 62 La défiance nuit-elle vraiment à la démocratie ? P. 66 Compagnons de doute. Dialogue entre Étienne Klein et François Cassingena-Trévedy Cahier central Agrafé entre les pages 50 et 51, notre supplément : le Léviathan de Thomas Hobbes

Cheminer avec les idées P. 72 LE CLASSIQUE SUBJECTIF

Frantz Fanon vu par Norman Ajari

P. 78 BOÎTE À OUTILS

Divergences / Sprint / Intraduisible / Strates P. 80 BACK PHILO

P. 34 ENQUÊTE

Dans la tête de Didier Raoult

P. 40 ENQUÊTE

Pourquoi l’enseignement à distance ne marche-t-il pas ? P. 46 MOTIFS CACHÉS par Isabelle Sorente

Prestidigitateur faisant apparaître une hydroxychlorolapine p. 34

Livres

P. 82 ESSAI DU MOIS

Histoire de la fatigue / Georges Vigarello P. 83 ROMAN DU MOIS Le Cœur synthétique / Chloé Delaume P. 84 CARREFOUR Mondes en partage P. 86 Nos choix P. 90 Notre sélection culturelle P. 92 Agenda

P. 94 OH ! LA BELLE VIE

par François Morel

P. 95 Jeux

Ivan Illich s’initiant au monocycle, plus convivial que la bicyclette p. 28 © Paul Coulbois pour PM

Ce numéro comprend en cahier central un encart rédactionnel (agrafé entre les pages 50 et 51) de 16 pages complétant notre dossier « Comment avoir confiance ? », constitué d’une présentation et d’extraits du Léviathan, de Thomas Hobbes.

P. 96 HUMAINE, TROP HUMAINE

par Catherine Meurisse

P. 98 QUESTIONNAIRE DE SOCRATE

Magyd Cherfi

PHILOSOPHIE MAGAZINE N° 143 PARAÎTRA LE 24 SEPTEMBRE 2020

Philosophie magazine n° 142 SEPTEMBRE 2020

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Philomag.com

Un nouveau MÉDIA pour un nouveau MONDE hilosopher sur Internet et sur son smartphone ? On entend déjà grincer les puristes. Admettons que l’on puisse philosopher dans un magazine, avec le recul de la chronicité mensuelle et de la culture de l’écrit. Mais sur écran ? Dans le flux du quotidien ? La philosophie ne demandet-elle pas l’attention au temps long, une certaine distance avec ce que l’on a sous les yeux ? Internet, écrans, réseaux… cela semble tout le contraire : l’immédiateté, la polémique, la dispersion. Et pourtant, nous y passons de plus en plus de temps. Nous y apprenons les événements qui nous bouleversent. C’est là que jeunes et moins jeunes s’initient dorénavant au débat public, découvrent des idées nouvelles, cherchent à comprendre ce qui leur arrive. Nous en avons pris la mesure lors de la crise du Covid. Alors que la rédaction de Philosophie magazine était confinée et dispersée, nous avons ressenti la nécessité de réinventer nos formats et nos outils. Cela a donné l’aventure des « Carnets de la drôle de guerre » – cette lettre quotidienne lancée le 15 mars dernier, que vous êtes des dizaines de milliers à avoir suivie et dont vous nous avez dit à quel point elle avait comblé un vide. Si nous avions encore des doutes, l’épreuve de la pandémie les a balayés. Oui, il est possible et même urgent de penser les événements au fil du temps, tels qu’ils se présentent. Nous avons réfléchi à ce que pourrait être un site qui permette de vivre l’actualité, de la comprendre et de la penser, au lieu de se laisser disperser par les fausses nouvelles et happer par les polémiques sans lendemain. Tout en étant un site qui propose des moments de contemplation, une encyclopédie philosophique des penseurs et des notions, des tutoriels pour s’initier à l’histoire des idées, des citations vérifiées, des conseils de lecture, etc. Et, bien sûr, un espace qui donne un accès facile et structuré à nos archives – des centaines d’articles, tous nos entretiens et nos dossiers consacrés aux philosophes du passé et du présent. Bref, un Internet des idées. ADOPTER LE « RÉFLEXE SOCRATIQUE » Atelier après atelier, nous avons échangé, consulté des créateurs, des lecteurs et nos plus jeunes journalistes – parce que leur génération s’informe déjà intégralement sur le Web. Après des heures de travail en commun, il nous manquait encore l’essentiel : une forme, à la fois fonctionnelle et esthétique, qui incarne ce que nous avions

envie de faire. Soudain, elle s’est imposée : il fallait allier le geste de faire défiler les articles pour rester en lien avec les événements, avec la possibilité d’approfondir une idée en quelques clics. Nous avons appelé ce geste le « réflexe socratique » – car Socrate, dans l’Athènes du Ve siècle, s’adressait à tout le monde, tout le temps, pour pousser à se poser des questions. Notre idée est d’articuler un fil d’actualité, toujours en mouvement, avec la possibilité de s’arrêter pour appréhender ce qui nous arrive. Mais aussi, face à ces instantanés, mouvants et imparfaits, de proposer de l’intemporel – entretiens, dossiers de fond, grands textes – à portée de doigt. Chaque jour, nous nous pencherons sur les événements importants du monde et proposerons de les déchiffrer sous un angle inattendu, de comprendre d’où viennent les mots qu’on utilise, ce que les philosophes en pensent… On découvrira aussi des articles sur le désir chez Spinoza ou la caverne de Platon, car pourquoi sépareraiton toujours l’actualité des idées ? Chaque fois, le lecteur sera invité à « déplier » l’article – dans son sens étymologique, « expliquer » signifie « déplier ». Dans le fil, nous donnons l’idée principale. Si elle vous intéresse, vous cliquez et avez accès à l’argument, au décryptage, à l’entretien. Et si, à l’issue de cette lecture, vous avez envie d’aller plus loin, vous pouvez déplier encore et trouver des textes de référence, des entretiens de fond, des conseils de lecture. RENDEZ-VOUS LE 27 AOÛT Suivre le fil, déplier, considérer l’actualité sous un angle original, porter un regard philosophique sur son existence, se libérer des aliénations, saisir le sens d’un concept compliqué ou les thèses des grands philosophes morts et vivants, préparer le bac philo mais aussi entrer « Nature », « Visage » ou « Inca » dans le moteur de recherche, explorer au hasard et tomber sur ce qu’on n’avait pas cherché… C’est le voyage auquel nous vous convions à partir du 27 août sur le nouveau Philomag.com. Rapidement s’ajouteront de nouvelles fonctionnalités : articles en audio, aide aux concours des grandes écoles… Le magazine et ce nouveau média seront évidemment étroitement associés, puisque les contenus du « papier » nourriront ceux de l’« écran », et inversement. Site et mensuel disposent d’une rédaction unique, forte de huit journalistes, au sein de laquelle Michel Eltchaninoff et Martin Legros prennent désormais en charge, en alternance, la rédaction en chef de Philomag.com. Bref, Philosophie magazine devient ainsi un double média, « papier » et Web, qui cherche à lier la réactivité du numérique à la profondeur de champ de la pensée. Mais surtout, nous vous convions à revenir chaque jour visiter le fil info et à partager nos réflexes socratiques, à moins que vous préfériez vous laisser guider par notre newsletter qui redevient quotidienne. Le numérique est addictif, dit-on. À nous de vous prouver qu’il peut être aussi stimulant, enrichissant et libérateur. Rendez-vous sur Philomag.com ! La rédaction


L’actualité dépliée en 3 étapes

1

2

3

Le fil

L’idée essentielle

L’approfondissement

Une série d’événements éclairés philosophiquement

Les principaux arguments et enjeux condensés

Analyses fouillées, entretiens au long cours et textes de références…

Les arguments des opposants

Si vous voulez connaître les arguments philosophiques des pro et anti-PMA Lire la suite (8 minutes)

Les arguments des partisans

Un mot du directeur de la publication de Philosophie magazine

Amies lectrices, amis lecteurs,

N

ous n’avons pas l’habitude de vous parler de chiffres. Mais ce début 2020 a mis la presse à rude épreuve, et votre magazine, qui est et demeure indépendant, ne fait pas exception. Avec le confinement, une grande partie du réseau de vente a fermé plusieurs mois, et, à l’heure où nous écrivons, est loin d’avoir retrouvé son étiage normal. Nous avons aussi subi en mai les suites de la faillite du distributeur Presstalis, qui a désorganisé la distribution dans les grandes villes de province et dont nous supporterons le coût financier jusqu’en 2022. Pourtant, dans le péril croît aussi ce qui sauve. Durant les

semaines du confinement, vous nous avez dit votre attachement au magazine, et vous êtes plus de 2 000 nouveaux abonnés à nous avoir rejoints – en grande majorité, et cela est nouveau, en choisissant une offre couplée papier/numérique ou numérique seul. Voilà qui valide notre choix de miser sur une offre numérique renforcée et nous donne espoir pour l’avenir. La presse semble hésiter entre deux modèles opposés. D’un côté, les anciennes recettes marketing, les abonnements subventionnés à coups de tablettes ou de TV portatives. De l’autre, se répand l’idée que la presse ne pourrait être défendue que par des dons et

des fondations – avec le risque que le pouvoir ne soit plus entre les mains des lecteurs mais de grands électeurs ayant leur propre agenda. Nous avons choisi une troisième voie, estimant que la presse rend un service qui a une valeur et un prix. Bien sûr, s’abonner à Philosophie magazine est aussi un acte chargé de sens et d’affects. Pour soutenir notre action, nous ne vous demandons qu’une chose : abonnezvous, abonnez vos amis ou faites leur connaître Philosophie magazine. Il en coûte 5,50 € par mois pour l’offre couplée papier/numérique – prix inchangé depuis 2012 – ou 7,50 € si vous souhaitez également recevoir nos 4 hors-séries annuels.

Nous avons simplifié notre offre : le numérique est maintenant inclus dans toutes les formules, et le prélèvement mensuel est la règle, parce qu’il correspond à notre rythme de parution. En contrepartie, nous nous engageons à rendre le désabonnement possible à tout moment sur un simple e-mail. Avec votre soutien, nous pourrons construire « en dur » les quinze prochaines années de Philosophie magazine, et au-delà. Avec l’ambition de rester indépendants, c’est-à-dire dépendants, en dernière instance, de vous seuls. Fabrice Gerschel


Tangente

ENQUÊTE


JE «

Dans la tête de

Didier

© Thomas Coex/AFP

Raoult Le trublion de la crise sanitaire, défenseur controversé de l’hydroxychloroquine, n’est pas seulement le médecin anti-élites que l’on sait. Il prétend révolutionner l’histoire des sciences en déployant un arsenal philosophique allant des présocratiques à Nietzsche, en passant par Derrida. Alors, Didier Raoult, nouveau Pasteur ou idéologue en blouse blanche ? Nous avons lu ses livres et vous proposons une plongée dans ses idées. Par Michel Eltchaninoff / Illustrations Nazario Graziano/Colagene

suis un grand scientifique », tonne Didier Raoult devant la commission d’enquête de l’Assemblée nationale sur la gestion de la crise du Covid-19, le 24 juin dernier. Ce genre de déclaration suffit à faire hurler les deux camps qui s’affrontent à son sujet : d’un côté, celui qui le considère comme un mégalomane, voire un faussaire ; de l’autre, celui qui admire son action et sa profondeur de vue. Il faut dire que cet infectiologue est un nœud de paradoxes. Raoult est un chercheur reconnu dans le domaine des maladies tropicales mais aussi en microbiologie. Il a notamment participé à la découverte des virus géants et de nouvelles bactéries. Il publie à un rythme frénétique dans les revues scientifiques. Il a reçu le Grand Prix de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) en 2010. Le président Emmanuel Macron lui a rendu visite en pleine crise sanitaire. Or l’objet de tant d’honneurs que certains n’hésitent pas à qualifier de « mandarin » veut dynamiter l’institution médicale. Il ne mâche pas ses mots contre l’Inserm et dénonce un conflit d’intérêts lorsque l’épouse de son ex-président, Agnès Buzyn, est nommée ministre de la Santé. Au cœur de la pandémie, il est choisi pour participer au Conseil scientifique mais refuse d’y siéger. Durant cette période qui voit sa notoriété exploser, il tient des propos mouvants sur le coronavirus. Il minimise d’abord la gravité de la crise (« il y a trois Chinois qui meurent et ça fait une alerte mondiale », déclaret-il le 21 janvier 2020), avant de la prendre au sérieux. Il affirme qu’il n’y aurait pas de deuxième vague (« des infections respiratoires dans lesquelles il y a des secondes vagues, il n’y en a pas, donc je ne vois pas pourquoi il y en aurait pour celleci », clame-t-il le 30 avril sur l’antenne de BFMTV), avant de changer d’avis. Il propose à ses patients un traitement à base d’hydroxychloroquine sans attendre les résultats des tests internationaux. Mais s’il défie la déontologie, c’est, dit-il, au nom de l’éthique médicale, du serment d’Hippocrate. Enfin, en s’exprimant sur des sujets très divers (du voile islamique aux droits de l’homme), en avançant des hypothèses controversées sur la possibilité de guérir le cancer ou contre le darwinisme, il endosse le rôle de vulgarisateur scientifique. Tandis que, pour ses

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L’enseignement à d i s t a n c e crée de la résistance Durant la crise, élèves et professeurs ont dû réinventer totalement leur relation, à distance. Une expérience plus difficile que prévu, ce qui ne manque pas de surprendre, alors que les cours en ligne se multiplient depuis des années. Le savoir se transmet-il vraiment par écrans interposés ? Par Cédric Enjalbert

P

© Éric Franceschi/Divergences images

«

ersonne n’a progressé. » Lorsque j e l ’ i n te r r o g e , m a s œ u r, q u i enseigne l’anglais dans un lycée de Bagnolet, est catégorique : l’enseignement à distance n’a pas marché. Professeure principale en terminale, elle s’est pourtant démenée pour maintenir et le lien et le niveau. Avec sa collègue, elle fait partie de ceux qui ont donné leur numéro de téléphone aux élèves et ne compte plus le temps passé à traquer les décrocheurs, avec un suivi individualisé excédant ses attributions habituelles : comment manger, dormir, faire du sport… « Sans ça, on aurait perdu tout le monde », assure-t-elle. Si, jusqu’au 3 avril, elle est parvenue à maintenir un effectif quasi complet, après l’annonce du ministre de l’Éducation nationale que les notes du

troisième trimestre ne compteraient pas pour l’évaluation du bac, la classe s’est dispersée. Elle a alors programmé des visio­ con­férences, en pensant qu’une présence « physique » raviverait le contact. Si beaucoup d’élèves ont apprécié, certains se sont aussi présentés en pyjama, mangeant une glace, dans leur lit… Ou bien ils n’ont tout simplement pas voulu se montrer parce qu’ils ne se trouvaient pas beaux. Malgré toute son implication, un je-ne-sais-quoi a résisté.

LES TROIS PIÈGES DU CONFINEMENT

Ces difficultés, une étude menée durant le confinement les confirme. Élaboré au lendemain de la fermeture des écoles, un questionnaire a été transmis aux parents

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Dossier

COMMENT

AVOIR CONFIANCE ?


PARCOURS DE CE DOSSIER

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En cette rentrée menacée par une seconde vague de la pandémie, alors que la distanciation physique persiste et qu’une crise économique guette, nous avons décidé de nous poser la question de la confiance. Celle que nous éprouvons envers les décideurs politiques et économiques, envers les médecins et les scientifiques, mais surtout envers nos collègues et nos proches. Donner sa confiance, est-ce se mettre soi-même en danger ou, au contraire, s’offrir la possibilité de vivre une relation plus sereine avec le monde ?

P. 52

À égale distance de la croyance et du calcul, la confiance est la disposition qui permet de comprendre l’action humaine dans son ensemble et de fonder le lien social, pour le philosophe Mark Hunyadi. Il en retrace l’histoire.

P. 62

Nous vivons sur un malentendu : la défiance populaire serait notre mal politique. Et si cette évidence nous égarait ? Voici l’idée paradoxale que nous défendons : la méfiance a une vertu démocratique. D’elle dépend la vitalité de la relation entre citoyens et gouvernants.

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L’un est physicien, l’autre est moine bénédictin. Tous deux sont amis. Étienne Klein et François Cassingena-Trévedy dialoguent du lien entre le savoir, la croyance raisonnable et la foi. Ensemble, ils trouvent des points d’accord et délimitent le périmètre de la confiance, en science comme en religion.

© Orla/iStockphoto

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Nos engagements mutuels reposent souvent sur un pacte implicite, qui ne peut jamais être tenu pour acquis comme le montrent nos cinq témoins : trompés, ils racontent ce qu’ils ont appris de la trahison. Des vécus éclairés par la philosophe Gloria Origgi, spécialiste des passions sociales.

Vous souhaitez réagir à un article ? Faites-nous part de vos impressions et de vos réflexions en nous écrivant à

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« LA CONFIANCE EST LE LIEN SOCIAL

LE PLUS ÉLÉMENTAIRE » Dans son livre à paraître, Au début est la confiance, le philosophe Mark Hunyadi montre que la confiance est à l’origine de tous nos comportements. S’appuyant sur nombre de penseurs, il retrace ici l’histoire de cette notion trop souvent confondue avec un simple calcul d’intérêt. Propos recueillis par Alexandre Lacroix

Mark

Hunyadi

© Jonas Hafner @Aufzehengehen.de ; CP.

Ce professeur de philosophie politique et morale à l’Université catholique de Louvain (Belgique) a été influencé par Jürgen Habermas, avec qui il a travaillé et qu’il a traduit en français. Il a publié de nombreux ouvrages, dont Je est un clone (Seuil, 2004), L’Homme en contexte (Le Cerf, 2012) ou La Tyrannie des modes de vie (Le Bord de l’eau, 2015). Son dernier essai Au début est la confiance paraît le 6 novembre aux éditions Le Bord de l’eau.

S

elon vous, comment la crise du Covid-19 a-t-elle mis notre confiance à l’épreuve ? MARK HUNYADI : Ce que nous a montré cette pandémie, c’est que la confiance est ce dans quoi nous séjournons, elle innerve l’ensemble de nos relations. Elle n’est donc pas simplement un rapport au risque, comme voudrait le faire croire la pensée économique dominante, mais bien un rapport au monde. En effet, durant la pandémie, notre confiance a été éprouvée à tous les étages. Nous nous sommes mis à craindre le contact avec les objets, avec les écrans tactiles, avec les personnes. Nous nous sommes défiés des dirigeants et des institutions. L’événement a révélé, par la négative, combien la confiance était, en temps normal, constitutive de notre relation au monde.

cherchant à maximiser son bien-être. Ce que cette tradition modélise, aussi bien en philosophie qu’en sciences sociales, c’est l’isolement. Eh bien, le confinement a eu cela d’extraordinaire qu’il nous a permis d’aller jusqu’au bout de cette logique. Chacun s’est effectivement retrouvé bouclé chez lui, comme un pilote d’avion qui s’informe sur l’état du monde extérieur grâce à des écrans. Le pilote fait des choix pour s’orienter seul dans le monde d’après des informations qui lui sont fournies par des artefacts. Et nous nous sommes rendu compte combien cette situation était insupportable. Nous avons compris l’enfer que c’était de vivre sans les autres. L’individualisme du cockpit n’est pas une option tenable…

Au début de votre livre, vous dites que le confinement nous a transformés en pilotes d’avion enfermés dans leur cockpit. Oui, j’emploie cette expression d’« individualisme du cockpit » pour parler d’une tendance profonde de nos sociétés. Depuis le début de notre modernité, le rationalisme, la pensée économique n’ont cessé de présenter le sujet humain comme un individu enfermé dans sa bulle, calculateur, opportuniste,

Quelles sont les racines de cet individualisme ? Il naît au XIVe siècle avec cette idée, fondatrice pour la modernité, que la volonté humaine pose ses fins de manière autonome. Jusque-là, elle était décrite autrement : elle était présentée comme obéissant à des lois divines ou, au contraire, à des lois naturelles, comme chez Aristote. Mais à partir du XIVe siècle, la volonté humaine est décrite comme souveraine. Avec, cela dit, un problème

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Que nous apprend de la confiance son revers : la trahison ? C’est la question que nous avons posée à nos cinq témoins, et à la philosophe Gloria Origgi qui éclaire ces expériences amoureuse, religieuse, familiale, professionnelle et politique. Propos recueillis par Cédric Enjalbert, Victorine de Oliveira et Catherine Portevin / Illustrations Seb Jarnot

CONFIDENCE POUR CONFIDENCE

ous étions en plein été lorsque j’ai sollicité cet entretien, et j’ai craint que Gloria Origgi, partie à l’étranger, ne soit finalement aux abonnés absents. J’avais cependant confiance dans sa réponse. Pourquoi ? C’est d’abord qu’elle m’avait assuré auparavant de sa disponibilité et que j’avais de bonnes raisons de la croire, nous avions par ailleurs déjà échangé par le passé et noué un lien de sympathie, elle avait enfin un intérêt particulier pour le sujet. Gloria Origgi a en effet signé un essai synthétique sur la notion – Qu’est-ce que la confiance ? (Vrin, 2008) –, ainsi que l’entrée correspondante dans le riche dictionnaire des Passions sociales (PUF, 2019) qu’elle a dirigé. Chercheuse en philosophie à

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Origgi

Philosophe italienne, chercheuse à l’Institut Jean-Nicod, elle a signé les essais Qu’est-ce que la confiance ? (Vrin, 2008), ainsi que La Réputation. Qui dit quoi de qui (PUF, 2015), et dirigé un ouvrage collectif sur les Passions sociales (PUF, 2019).

l’Institut Jean-Nicod, spécialiste des émotions et des sentiments sociaux, elle fait de cette disposition mystérieuse et difficile à cerner un mélange de croyances, de sentiments et d’intérêts. Pour Gloria Origgi, la confiance est le « béton de la société », ce qui permet de tenir ensemble, mais également un principe d’incertitude. Car, en donnant ma confiance, je me mets dans un état de vulnérabilité. En l’acceptant, dans celui d’une obligation. En amour, en religion et en politique, dans le travail comme dans la famille, cinq témoins racontent ainsi ce qu’ils ont appris du fonctionnement de ce ressort fondamental de l’action sociale, à partir d’une expérience déçue ou d’une trahison. En repérant

ce qui est perdu ou abîmé, Gloria Origgi donne à son tour les clés pour penser la confiance, la méfiance et la défiance. La philosophe relève enfin un paradoxe à l’heure de la crise sanitaire : la promotion contemporaine de la confiance en soi, dont l’esprit du temps a fait une vertu et la publicité un produit marketing, révèle par contraste la fragilité des individus, alors que ces derniers doivent se fier à des institutions qu’ils ne comprennent pas ou plus, face auxquelles ils peuvent se sentir désarmés. L’appel à la confiance en soi serait une manière de pallier notre impuissance : avoir confiance en soi par gros temps, à défaut de pouvoir tabler sur la fiabilité du monde. C. E.

© Hannah Assouline/Opale via Leemage

N

Gloria


« Il me faisait des promesses, puis me rejetait » JULIA PEREZ JURISTE

J

’avais 16 ans lorsque j’ai rencontré mon grand amour. Quelques mois à peine après le début de notre relation, j’ai commencé à avoir des doutes… Nous sommes dans son lit et je vois un préservatif sur sa table basse – j’étais encore vierge. Après que je lui fais remarquer, il finit par admettre qu’il voit une autre fille depuis un an. Faute avouée à moitié pardonnée, me suis-je dit. Je décide donc de lui faire confiance pour la suite, puisqu’il me promet de la quitter très vite. Les mois qui suivent ressemblent à un conte de fées, c’est très intense. Mais un doute persiste, et je vérifie de temps à autre sa page Facebook, son téléphone. Un jour, alors que son portable est entre mes mains, un message s’affiche. Je remonte le fil de la conversation et je comprends qu’il voit quelqu’un d’autre. On se dispute, il m’assure qu’il ne s’est rien passé et, encore une fois, je décide de le croire. Je vivais avec le modèle de mes parents, toujours ensemble après quarante ans de mariage. J’aurais vécu une rupture comme un échec. Une autre fois, en fouillant sa chambre, je découvre la preuve irréfutable qu’il me trompe. Plus tard, j’ai appris qu’il y avait eu plusieurs filles, dont des amies. Il leur disait que j’étais une folle qui lui courait après. S’en est suivi une descente aux enfers de deux ans : nous nous sommes séparés puis remis en couple à plusieurs reprises. Il me faisait des promesses, puis me rejetait. J’ai perdu du poids. Ni mes amis ni mes parents ne comprenaient pourquoi je n’arrivais pas à me défaire de ce type, pourquoi je lui faisais confiance malgré l’évidence qu’il me menait en bateau. Je voulais juste sauver notre relation et je lui trouvais toujours des excuses – son passé, ses démons. Ça m’a détruite. Même si j’ai rencontré quelqu’un de très bien après, je ne pouvais pas m’empêcher de fouiller ses affaires et ses messages. Point positif : je suis devenue amie avec l’une des filles qu’il voyait en même temps que moi. Elle s’est rendu compte que malgré tout ce qu’il racontait, je n’avais rien d’une folle acharnée. »

«

LE COMMENTAIRE DE GLORIA

ORIGGI

U

L’AMOUR REPOSE SUR UN PACTE IMPLICITE

ne relation de couple est basée sur un pacte de confiance. On prend un risque en s’abandonnant à une personne que l’on ne connaît pas, en sachant le pouvoir qu’on lui donne sur nous, le mal qu’il peut éventuellement nous faire. Si je fais confiance à quelqu’un, j’ai une certaine motivation à croire à son honnêteté. Je prends un pari sur cette personne, qui comporte une attente normative. De la trahison de ces attentes naissent les conflits et les ruptures. J’espère que l’autre me reconnaisse dans le geste d’abandon que je lui témoigne. Inversement, l’autre ne m’a jamais explicitement demandé de lui faire confiance. Puis-je lui reprocher de n’avoir pas répondu à mes attentes ? Julia Perez montre que la confiance repose sur un pacte implicite. La plupart des pactes sont explicites, pris sous la forme de négociations et de contrats. La confiance a ceci de contractuel qu’elle nous lie à l’autre, mais en ménageant une marge de liberté qui autorise à se retirer à tout moment. L’amour est une confiance réitérée. Il peut durer longtemps sur la base d’un pacte implicite, tant que je peux expliquer pourquoi il est raisonnable ou pas totalement déraisonnable de faire confiance à Untel dans tel cadre. Avant de reconnaître que votre fils ou votre mari est une mauvaise personne, par exemple, vous allez corriger vos croyances afin de lui renouveler votre confiance. Tant que Julia trouve des raisons au comportement douteux de celui qu’elle aime – “son passé, ses démons” –, elle continue de l’aimer. Le jour où ces raisons cessent d’être suffisantes, sa motivation à croire en lui cesse aussi. »

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Manifestation de « gilets jaunes » à Gap (Hautes-Alpes), le 15 février 2019.

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En France, la défiance est la chose du monde la mieux partagée. Si certains la considèrent comme une menace, l’histoire longue de la démocratie rappelle qu’elle peut être non pas un frein mais un levier pour l’action. Enquête sur une notion à la réputation sulfureuse. Par Martin Legros

© Louai Baraka/Sipa

LA DÉFIANCE NUIT-ELLE VRAIMENT À LA DÉMOCRATIE ?

J

e voudrais m’attaquer à une évidence qui s’est imposée dans l’esprit public et qui paraît tellement frappée au coin du bon sens qu’on ne prend plus la peine de l’interroger. Soit l’idée que la défiance, grandissante dans notre société, est un mal qui mine le fonctionnement de la démocratie. Je crois qu’il ne manque pas d’arguments pour soutenir au contraire que la défiance est en réalité et depuis toujours l’un des ressorts fondamentaux de la démocratie. Mieux : que dans le monde contemporain où elle s’est en effet accusée, elle est devenue l’épreuve autour de laquelle tend à se restructurer la vie politique. Si tel est bien le cas, les éloges nostalgiques d’un mythique contrat de confiance passé et les appels incantatoires à restaurer la confiance perdue seraient non seulement vains, mais ils nous feraient passer à côté de l’essentiel : comment accepter et vivre avec la défiance ? À quelles conditions peut-elle être non pas un frein à l’action mais son levier ? Commençons par l’état des lieux. Nombre d’études et de sondages font état d’un déclin de la confiance : envers les gouvernants, les banques, la presse, les syndicats ou la police, mais aussi les autres. D’après le World Values Survey, qui mesure la confiance sociale et politique depuis une quarantaine d’années dans près de cent pays, ce déclin paraît inexorable : même si l’Europe du Nord s’en sort mieux, dans la majorité des États membres de

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Lors d’un rendez-vous avec la presse le 19 avril 2020, à la Maison Blanche, le président des États-Unis Donald Trump tient dans sa main un écouvillon nécessaire aux tests de dépistage du Covid-19.

Dans le dernier essai d’Étienne Klein, Le Goût du vrai, on découvre que le physicien entretient une amitié avec le moine bénédictin de l’abbaye Saint-Martin de Ligugé François Cassingena-Trévedy, auteur de nombreux ouvrages de spiritualité. Nous les avons invités à échanger sur le rôle de la confiance en science, en religion et dans nos sociétés. Propos recueillis par Alexandre Lacroix

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© Tasos Katopodis/Getty Images/AFP

COMPAGNONS DE DOUTE


et à la reconnaissance de cet immense inconnu qui demeure et qui appelle à la fois notre admiration et notre contemplation. Ce qui m’inquiète, c’est qu’on ait aujourd’hui un Dieu qui s’endurcit en certitudes. Bien des choses qui nous arrivent actuellement ont leur source dans la peur de l’inconnu. Si la religion n’est qu’une pilule de réconfort contre l’inconnu, alors elle est inutile et malsaine.

Étienne

Klein

© Dyod photography/Opale via Leemage ; Claude Pauquet/Agence VU.

Philosophe des sciences, il est l’auteur de nombreux ouvrages de vulgarisation et de réflexion sur la physique, dont Le facteur temps ne sonne jamais deux fois (Flammarion, 2007) et Ce qui est sans être tout à fait (Actes Sud, 2019). Il vient de faire paraître, dans la collection « Tracts » de Gallimard, Le Goût du vrai, qui traite de la contestation des résultats scientifiques en démocratie.

ÉTIENNE KLEIN : La crise de confiance actuelle est due à des prises de parole imprudentes ou arrogantes dans l’espace public et sur Internet. Emportés par ce flux incessant, les discours sont de plus en plus démonétisés. C’est pourquoi nous devons tous lutter contre des biais cognitifs assez répandus. Au début de mon essai Le Goût du vrai, j’en cite quelques-uns, dont je rappelle les noms un peu pédants par ironie. L’ultracrépidarianisme (formé sur le dicton latin sutor, ne supra crepidam, « le cordonnier doit s’arrêter au bord de sa chaussure ») est la tendance à parler avec assurance de ce qu’on ne connaît pas. L’ipsédixitisme (dérivé du latin ipse dixit , « il l’a dit ») est la tendance à ne pas discuter ce que disent certains maîtres. À quoi s’ajoute la tendance à se fier à son intuition personnelle, au bon sens invoqué comme une norme du vrai. Donald Trump en fournit de nombreux exemples, lui qui a souvent parlé de son « in­ stinct du virus » à propos de la pandémie de Covid-19. Il a même réussi un tour de force en mêlant ultracrépidarianisme et ipsédixitisme au sein d’une seule et même phrase à propos de l’hydroxychloroquine : « J’en prends parce que je pense que ça ne peut pas faire de mal et que j’ai entendu dire de belles choses à son sujet. »

François

CassingenaTrévedy Après avoir intégré l’École normale supérieure, il est entré dans la vie monastique en 1980 et a été ordonné prêtre en 1988. À l’abbaye de Ligugé (Vienne), il est maître de chœur. Il a publié, entre autres, De l’air du temps au cœur du monde (Tallandier, 2019), recueil de ses chroniques parues dans la revue Études, et Cantique de l’infinistère (Desclée de Brouwer, 2016), exploration poétique et spirituelle des paysages de l’Auvergne.

FRANÇOIS CASSINGENA-TRÉVEDY : Ces biais font du mal en politique mais également en religion, où la crédulité, la foi aveugle dans la parole des dignitaires, les mouvements charismatiques, la mode des miracles et des apparitions, les dérives sectaires, le fanatisme génèrent beaucoup de dégâts… É. K. : Je précise que je vous ai découvert, François, à travers la chronique que vous teniez dans la revue jésuite Études, à laquelle je suis abonné, et que j’ai toujours été sensible à votre liberté d’esprit très courageuse, notamment sur les questions sociétales. F. C.-T. : J’avoue être réservé sur certaines prises de position tapageuses, et je pense que ces maux que vous dénoncez sont dommageables. Comme vous, je souhaite prendre la défense de la recherche de la vérité. Nous gagnerions beaucoup à réactiver le précepte d’Anselme, fides quærens intellectum, à faire l’éloge d’une « foi qui cherche à comprendre ». Tout l’enjeu est d’aider les croyants à se délivrer de leur trop-plein de certitudes et à prendre conscience de l’incertitude radicale de l’homme. Il s’agit de passer de la doxa, de l’opinion et du préjugé religieux, à l’interrogation

É. K. : Pour ma part, je ne suis pas scientiste, car je suis conscient que les sciences ne répondent qu’aux questions scientifiques ! Or celles-ci ne représentent qu’une toute petite partie des questions que nous nous posons, liées à nos valeurs, à l’amour, à la justice, à la liberté, à la façon de vivre ensemble. Les questions scientifiques sont formulées de manière plus rigoureuse. En physique des particules, ce serait : d’où vient que l’antimatière, qui était présente dans l’univers primordial, a fini par disparaître ? Le neutrino est-il identique à sa propre antiparticule ? Il est assez évident que les réponses, une fois connues, n’aideront guère à trancher les questions restant en dehors du champ scientifique. Ma crainte, c’est qu’au motif que les sciences ne répondent qu’aux questions scientifiques, nous les délaissions ou relativisions leurs résultats. Nous risquons alors de nous retrouver avec un espace public où s’affronteraient de simples opinions. Au début de la crise du Covid-19, des gens sans expertise aucune donnaient leur avis à tort et à travers, sans même prendre la précaution de parler au conditionnel. Dans un sondage paru le 5 avril dernier, on demandait aux Français si l’hydroxychloroquine était un traitement efficace contre le Covid-19 : 59 % des personnes interrogées ont répondu oui, 20 % non ; seuls 21 % ont déclaré qu’ils ne savaient pas. Alors même qu’aucune étude thérapeutique n’était encore disponible ! F. C.-T. : Ici, il peut être éclairant de faire un détour par l’étymologie. Le terme de confiance a une racine commune avec celui de foi. En effet, la confiance vient du latin confidere, mot composé de fides, qui a donné foi en français. Or fides est un mot typiquement latin, qui a une histoire intéressante. Dans la Rome antique, la fides est un terme de droit international : elle désigne la bonne foi du peuple romain, au nom de laquelle il pouvait engager des relations diplomatiques avec les autres nations. La fides était donc d’abord politique avant d’être éthique et religieuse. Lorsque les Romains évoquaient la foi dans leurs dieux, ils n’entendaient pas par là une relation dogmatique au divin mais, au contraire, une disposition de loyauté permettant de vivre en bonne entente avec les dieux. La fides est donc un enjeu de relations sociales entre les hommes

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© Illustration : Jules Julien pour PM ; photos-droits d’inspiration : © CP ; domaine public.


Idées

LE CLASSIQUE SUBJECTIF

FRANTZ FANON VU PAR NORMAN AJARI

« La dignité s’éprouve et se réalise dans l’histoire, c’est un effort pour le Noir »

NORMAN AJARI

© CP

Docteur en philosophie, enseignant à l’université Villanova de Philadelphie et membre du bureau exécutif de la Fondation Frantz-Fanon, il est l’auteur de La Dignité ou la Mort. Éthique et politique de la race (La Découverte, 2019).

La lecture de Frantz Fanon a bouleversé Norman Ajari dans sa pensée comme dans sa vie. Car l’auteur des Damnés de la Terre rappelle combien la condition noire demeure une question de reconnaissance et de lutte. Selon lui, l’universalité de la personne humaine n’est jamais donnée, elle se conquiert. Et dans la souffrance, pour les personnes noires.

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© Cover Artwork by David Stenbeck, courtesy of Jenn Singer Gallery

LE NOUVEAU HORS-SÉRIE DE PHILOSOPHIE MAGAZINE

PHILOSOPHIE DU

RÉCHAUFFEMENT CLIMATIQUE Éthique, politique, métaphysique : tout changer

Avec Étienne Klein, Bruno Latour, Catherine Larrère, Pablo Servigne, Peter Singer… Et les textes classiques de Henry David Thoreau, Rachel Carson, Hans Jonas, Michel Serres…

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VOTRE MARCHAND DE JOURNAUX et sur philomag.com


Ne peut être vendu séparément. Photo, droits d‘inspiration : © Bridgeman images ; wikimedia commons. Illustration : StudioPhilo/William L.

COMMENT AVOIR CONFIANCE ?

CAHIER CENTRAL

Léviathan

THOMAS HOBBES (extraits)


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