#146 février 2021

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MENSUEL N° 146 Février 2021

2021

agir dans l’incertitude

« Deleuze est IREZ-VOUS VOUS DESCARTES, un moteur pour FAIRE VACCINER ? LA LAÏCITÉ ET MOI la création » LES RÉPONSES DES PHILOSOPHES

PAR CATHERINE KINTZLER

PAR PIERRE DUCROZET

CAHIER CENTRAL

CASTORIADIS EXTRAITS SUR LE

CHAOS

L 17891 - 146 - F: 5,90 € - RD

Mensuel / France : Mensuel /  France : 5,90 € Bel./Lux./Port. cont. : 6,50 € Suisse : 11 CHF Andorre : 6,20 € Allemagne : 6,90 € Canada : 11,50 $CA DOM : 8 € COM :1 000 XPF Maroc : 70 DH Tunisie 11,30 TND Espagne/Italie : 6.5 €

ON IMPROVISE ! Comment


ÉDITO

L’œil de

Berberian Par Alexandre Lacroix Directeur de la rédaction

À même la blessure eux histoires d’improvisation appartenant à la légende dorée du jazz me tiennent à cœur. Lorsque Miles Davis enregistra, avec ses musiciens, la bandeson du film de Louis Malle Ascenseur pour l’échafaud lors d’une session qui commença à 9 heures du soir dans les studios du Poste parisien le 4 décembre 1957, il se retrouva confronté à une gêne imprévue. Sa lèvre était gercée et un petit morceau de peau s’en détacha pour aller se coincer dans le bec de sa trompette. Un musicien classique, formé au conservatoire ou soucieux de bien faire, aurait eu tendance à demander une pause afin de dévisser l’embout de l’instrument et de le nettoyer. Mais Miles Davis décida de jouer avec les stridulations, la variabilité du son légèrement acidulé que produisait cette peau qui vibrait – cela s’entend sur la piste « Dîner au motel ». Il avait compris sur-le-champ quel parti pris créatif il pouvait tirer de l’incident, qui brisait le caractère cristallin, parfois exagérément pur, de sa sonorité. En 1969, le chanteur de free jazz Leon Thomas se lia d’amitié avec le saxophoniste Pharoah Sanders. Alors que, féru de spiritualité, il traversait l’époque la plus créative de son existence, Leon Thomas fit une longue séance de yoga, en prenant la posture sur la tête. En même temps, il était contrarié parce qu’un ami lui devait de l’argent ; il guettait donc son téléphone fébrilement dans l’attente d’un appel de ce dernier. Trop nerveux, il glissa ou fit un faux mouvement. Ses dents se plantèrent dans sa lèvre inférieure, le faisant saigner abondamment et lui laissant huit trous profonds. Quelques instants plus tard, Pharoah Sanders vint le chercher parce qu’ils devaient se produire pour un groupe d’activistes antipoliciers (déjà !). « Tu ne peux pas me lâcher », lui dit Sanders. Alors Thomas l’accompagna et, quand il monta sur scène, incapable de chanter normalement, il se mit à yodeler, inventant sa propre technique de yodel, extraordinaire, qu’il emploiera la même année dans « The Creator Has A Masterplan » sur l’album Karma. Dans l’entretien que Thomas a donné sur le sujet au magazine Straight No Chaser en 1995, il explique qu’il appelle cette technique le « soularfone », un néologisme formé sur soul, l’« âme ». Parce qu’on ne peut chanter ainsi que si la « voix est sans ego », qu’on accepte d’être traversé par le chant des morts. Ces deux histoires m’apparaissent riches d’enseignements sur l’improvisation. D’abord, celle-ci n’est vraiment possible que si l’on fait au préalable le deuil de la perfection. Ensuite, pour improviser, il faut savoir accueillir les imprévus, pour que ceux-ci ne soient pas des obstacles mais des tremplins, des occasions créatrices. Cependant, la leçon principale des mésaventures de Davis et de Thomas me paraît aller au-delà de ces deux points, qui reposent sur une certaine attitude esthétique. En effet, ils n’auraient pu aller aussi loin sans faire place à la vulnérabilité : leur force fut d’avoir su s’exprimer à partir de la blessure. Ne pas essayer de cacher pudiquement celle-ci, ne pas colmater les brèches, mais leur donner une voix, leur inventer une expression sensible. Ce pourrait être une définition de l’art.

© Serge Picard pour PM ; illustration : Charles Berberian pour PM.

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N’hésitez pas à nous transmettre vos remarques sur

reaction@philomag.com

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P. 22 On leur doit l’idée de « collapsologie ». Pablo Servigne et Raphaël Stevens prônent une approche systémique et pluridisciplinaire pour appréhender les perturbations liées au réchauffement climatique, pandémie comprise. Ils s’en expliquent ici, alors que vient de paraître un livre collectif qu’ils ont dirigé : Aux origines de la catastrophe.

PASCAL BRUCKNER

P. 30 Dans son dernier essai Un coupable presque parfait, il dénonce une américanisation de l’Europe autour des notions de genre et d’identité. Critique de nos sociétés contemporaines, le philosophe se méfie d’une lecture de l’actuelle crise sanitaire en termes intergénérationnels et dit son enthousiasme pour le vaccin contre le Covid-19 au nom d’un rêve : « la normalité retrouvée ».

CATHERINE KINTZLER

P. 66 Vous pensiez le rationalisme cartésien incompatible avec la sensibilité poétique et le merveilleux ? Lisez plutôt Catherine Kintzler ! Nous avons interrogé cette spécialiste de la laïcité à l’occasion de la loi dite contre « les séparatismes ». Mais, dans l’entretien qu’elle nous a accordé, elle évoque aussi les passions qui l’animent, le rugby et l’opéra.

CATHERINE MALABOU

P. 31 À la croisée des neurosciences et de la psychanalyse, elle a donné au concept de « plasticité » une dimension philosophique. Défendant une position critique mais ouverte face aux avancées scientifiques, comme dans son livre Métamorphoses de l’intelligence, elle se réjouit de la révolution que constitue l’ARN messager et fait de la vaccination contre le Covid-19 un devoir moral.

FRANÇOIS JULLIEN

P. 54 Repenser l’existence hors des notions grecques d’être et d’identité pour développer une pensée de la « vraie vie », c’est le travail de ce philosophe, qui vient de signer Politique de la décoïncidence. Titulaire de la chaire sur l’altérité à la Fondation Maison des sciences de l’homme, il montre comment vivre sans planifier, en comparant modèles grec et chinois.

ANGÉLIQUE DEL REY

P. 33 Éducation et pédagogie sont ses chevaux de bataille. Professeure de philosophie, elle dénonce l’utilitarisme des méthodes centrées sur l’évaluation et la compétence des élèves dans son essai À l’école des compétences. Elle livre ici sa position prudente autour des vaccins OGM et ARN, et invite à penser la santé sur un modèle environnemental.

SERVICE ABONNÉS abo@philomag.com / 01 43 80 46 11 Philosophie magazine, 45, avenue du Général-Leclerc 60643 Chantilly Cedex - France Tarifs d’abonnement : prix normal pour 1 an (10 nos) France métropolitaine : 57 € TTC (TVA 2,1 %). UE et DOM : 69 €. COM et Reste du monde : 77 €. Formules spéciales pour la Belgique et la Suisse Belgique : 070/23 33 04 abobelgique@edigroup.org Suisse : 022/860 84 01 abonne@edigroup.ch Diffusion : MLP Contact pour les réassorts diffuseurs : À Juste Titres, 04 88 15 12 42, Julien Tessier, j.tessier@ajustetitres.fr RÉDACTION redaction@philomag.com Directeur de la rédaction : Alexandre Lacroix Rédacteurs en chef : Martin Legros, Michel Eltchaninoff Rédacteurs en chef adjoints : Cédric Enjalbert, Catherine Portevin Conseiller de la rédaction : Sven Ortoli Cheffe de rubrique : Victorine de Oliveira Rédacteurs : Octave LarmagnacMatheron, Ariane Nicolas, Nicolas Gastineau Secrétaires de rédaction : Noël Foiry, Marie-Gabrielle Houriez Création graphique : William Londiche / da@philomag.com Graphiste : Alexandrine Leclère Responsable photo : Stéphane Ternon Rédactrice photo : Camille Pillias Webmaster : Cyril Druesne Ont participé à ce numéro : Georges Bartoli, Adrien Barton, Charles Berberian, Paul Coulbois, Martin Duru, Arnaud Finistre, Svenja Flaßpöhler, Philippe Garnier, Gaëtan Goron, Jules Julien, Frédéric Manzini, Catherine Meurisse, François Morel, Tobie Nathan, Charles Pépin, Charles Perragin, Serge Picard, Alain Pilon, Claude Ponti, Oriane Safré-Proust, Séverine Scaglia, Isabelle Sorente, Nicolas Tenaillon ADMINISTRATION Directeur de la publication : Fabrice Gerschel Responsable administrative : Sophie Gamot-Darmon Responsable abonnements : Léa Cuenin Fabrication : Rivages Impression : Maury imprimeur, Z.I., 45300 Manchecourt Commission paritaire : 0521 D 88041 ISSN : 1951-1787 Dépôt légal : à parution Imprimé en France/Printed in France / Philosophie magazine est édité par Philo Éditions, SAS au capital de 340 200 euros, RCS Paris B 483 580 015 Siège social : 10, rue Ballu, 75009 Paris Président, actionnaire majoritaire : Fabrice Gerschel RELATIONS PRESSE Canetti Conseil, 01 42 04 21 00 Françoise Canetti, francoise.canetti@canetti.com PUBLICITÉ/PARTENARIATS Audrey Pilaire, 01 71 18 16 08, apilaire@philomag.com MENSUEL N° 146 - FÉVRIER 2021 Couverture : © Cody Klintworth

Origine du papier : Italie. Taux de fibres recyclées : 0 %. Tous les papiers que nous utilisons dans ce magazine sont issus de forêts gérées durablement et labellisés 100 % PEFC. Le taux majoritaire indiqué Ptot est de 0,009.

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La rédaction n’est pas responsable des textes et documents qui lui sont envoyés. Ils ne seront pas rendus à leurs propriétaires.

©Jérôme Panconi/Opale via Leemage ; Georges Bartoli/Divergences pour PM ; Arnaud Meyer/Leextra via Leemage ; Jean-François Paga/Opale via Leemage ; Richard Dumas/Agence VU ; Louis Monier/Bridgeman images/Leemage.

PABLO SERVIGNE

ILS ONT PARTICIPÉ À CE NUMÉRO

10, rue Ballu, 75009 Paris Tél. : 01 43 80 46 10 www.philomag.com


DANS NOTRE CLUB DE BOP PHILOSOPHIE

Miroir piqué de Bertrand Mandico p. 98

CE MOIS-CI

Flacon de kombucha en pleine fermentation p. 24

Lumière de chez Casto Cahier central

Biologiste en pleine préparation d’un cocktail à l’ARN messager p. 28

Gaïa s’apprêtant à refuser toutes les avances de ces pauvres humains p. 84

Couple au bord de la décoïncidence p. 54

Romancier parlant de son devenir-animal deleuzien pour emballer les filles p. 72

Cyberpunk en train de siroter sa dose de braindance p. 19

Vétéran assailli par ses souvenirs du front p. 46

Violoncelliste jouant pour prouver qu’il n’est pas un robot p. 36

Le prince Mychkine improvisant un bœuf p. 50

Au commencement, Dieu jouait de la batterie p. 58

Pianiste d’un groupe localiste p. 16


Inspecteur Ari enquêtant sur les passions mauvaises p. 78

SOMMAIRE P. 3 Édito

P. 8 Questions à Charles Pépin

P. 9 Question d’enfant à Claude Ponti

P. 10 Courrier des lecteurs

DOSSIER 2021. On improvise ! P. 40 Sortir du cadre

Déchiffrer l’actualité

de s’adapter ?

P. 12 TÉLESCOPAGE

P. 46 Peut-on improviser en morale ?

P. 16 PERSPECTIVES

P. 50 Comment créer en direct ?

P. 14 REPÉRAGES

Les racines du nouveau Parti localiste / Qu’est-ce qu’une conviction philosophique ? / L’État face à la démocratie participative / Cyberpunk 2077, jeu vidéo rétrofuturiste ? P. 20 AU FIL D’UNE IDÉE La voiture électrique P. 22 RENCONTRE Pablo Servigne et Raphaël Stevens P. 24 ETHNOMYTHOLOGIES par Tobie Nathan

Suzanna Andler se faisant rhabiller par Jacquot p. 90

P. 42 Improviser, en quoi est-ce différent

Prendre la tangente P. 28 REGARDS

Et vous, irez-vous vous faire vacciner ? Les philosophes témoignent P. 36 MOTIFS CACHÉS par Isabelle Sorente

Collapsologues buvant des coups jusqu'à la fin du monde p. 22

Enquête

Le témoignage d’un musicien

P. 54 Peut-on vivre sans planifier ?

Avec François Jullien

P. 58 L’Univers est-il une vaste

improvisation ?

Cahier central Agrafé entre les pages 50 et 51, notre supplément : extraits de Fenêtre sur le chaos de Cornelius Castoriadis

Cheminer avec les idées P. 66 L’ENTRETIEN

Catherine Kintzler

P. 72 LE CLASSIQUE SUBJECTIF

Gilles Deleuze vu par Pierre Ducrozet P. 78 BOÎTE À OUTILS Divergences / Sprint / Intraduisible / Strates P. 80 BACK PHILO

Livres

P. 82 ESSAI DU MOIS

Apocalypse cognitive / Gérald Bronner

P. 83 ROMAN DU MOIS

Elle, la mère / Emmanuel Chaussade

P. 84 LE TOUR D’UNE ŒUVRE

Bruno Latour

P. 86 Nos choix

Illustration : © Paul Coulbois

P. 90 Notre sélection culturelle Ce numéro comprend en cahier central un encart rédactionnel (agrafé entre les pages 50 et 51) de 16 pages complétant notre dossier « 2021. On improvise ! », constitué d’une présentation et d’extraits du livre Fenêtre sur le chaos, de Cornelius Castoriadis.

P. 92 Agenda

P. 94 OH ! LA BELLE VIE

par François Morel

P. 95 Jeux

P. 96 Humaine, trop humaine

PHILOSOPHIE MAGAZINE N° 147 PARAÎTRA LE 18 FÉVRIER 2021

par Catherine Meurisse

P. 98 QUESTIONNAIRE DE SOCRATE

Bertrand Mandico

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Tangente

REGARDS

LES PHILOSOPHES FACE AU VACCIN

L’un des grands enjeux de l’année 2021, ce sont les campagnes de vaccination contre le Covid-19. Viendront-elles à bout de la pandémie ? Permettront-elles un retour à la « vie d’avant » ? Leur efficacité sera-t-elle annulée par l’opposition de la population, notamment en France où 6 Français sur 10 n’ont pas l’intention de s’y soumettre ? Si la vaccination n’est pas obligatoire, elle devient une affaire de choix personnel. Un choix aux dimensions à la fois éthiques et politiques. Nous avons demandé aux philosophes s’ils comptaient, ou non, se faire vacciner, et quels principes guidaient leur attitude. Il en résulte un pluralisme de voix qui va bien au-delà de l’opposition caricaturale entre pro- et antivaccin.

Ces entretiens ont été réalisés, et publiés sur Philomag.com, dans le courant du mois de décembre. Ils sont donc tributaires de l’état des connaissances et des études publiées à cette date.

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ARGUMENT DU RATIONALISME

Francis Wolff

Deux axes permettent de repérer les positions en présence dans le milieu philosophique, d’après notre enquête : certains philosophes sont prudents face aux vaccins, d’autres enthousiastes. Par ailleurs, ces positions sont tantôt motivées par une certaine conception de la rationalité, tantôt par des considérations éthiques.

PRUDENCE

Catherine Malabou Pascal Bruckner Angélique del Rey

Markus Gabriel

ENTHOUSIASME

Philippe Huneman

CARTOGRAPHIE DES POSITIONS PHILOSOPHIQUES

Guillaume le Blanc Vanessa Nurock

ARGUMENT DU DEVOIR MORAL

PHILIPPE HUNEMAN Dernier livre paru : Pourquoi ? Une question pour découvrir le monde (Autrement, 2020)

“J’hésite et attends d’en savoir davantage”

© Andriy Onufriyenko/Getty images ; WikiStage - École normale supérieure.

Spécialiste de philosophie des sciences, Philippe Huneman soulève une question cruciale : les vaccins contre le Covid-19 prochainement mis sur le marché ne feront-ils qu’empêcher le développement de la maladie ou préviendront-ils également sa transmission ? l’heure actuelle, il y a quatre vaccins dispo« nibles – Moderna, Pfizer, Oxford et Sputnik V. Aucun de ces laboratoires n’a publié l’ensemble de ses données, et plusieurs zones d’ombre subsistent. Premièrement, nous ne savons pas si ces vaccins vous empêchent seulement de développer la maladie ou s’ils endiguent également sa transmission. Si le vaccin permet uniquement de ne pas développer la maladie, mais que l’on peut encore la transmettre – ce qui est tout à fait possible –, alors l’enjeu de l’altruisme tombe. Le choix de ne pas se faire

À

vacciner relève dans ce cas d’une position individuelle, d’une décision que l’on ne prend que pour soi-même, suivant son aversion au risque, son âge, son profil biomédical – et l’on ne met personne d’autre que soi en danger. Si ces conditions étaient avérées, alors je ne ferais probablement pas vacciner mes enfants, qui ont peu de chance de développer une forme grave du Covid-19, et pour moimême, je serais hésitant. Du reste, si le vaccin n’empêche pas la transmission, il ne permettra pas à la population d’atteindre rapidement l’immunité de groupe, puisque même si 40 ou 60 % des gens sont vaccinés, ils pourraient continuer à être vecteurs du virus.

En revanche, si le vaccin empêche à la fois maladie et transmission, tout change ! Il ne s’agit alors pas que de moi mais de mon prochain, de l’ensemble de la société, qui bénéficiera de l’effet protecteur de la vaccination de chacun. On retombe dans un problème classique de théorie des jeux, avec cependant un paradoxe : si tout le monde se fait vacciner et qu’il y a des effets secondaires assez rares, j’ai intérêt à ne pas me faire vacciner, car je profiterai des vaccins des autres ; mais si chacun tient ce raisonnement, alors personne ne se vaccinera, et l’épidémie se poursuivra indéfiniment. Ici, seul un appel à la responsabilité peut bloquer les conséquences délétères du paradoxe. Deuxièmement, nous avons deux techniques de vaccination actuellement en compétition : l’une est classique et repose sur l’injection de protéines purifiées de rétrovirus dans le corps, comme la plupart des vaccins actuels ; l’autre est extrêmement novatrice et consiste à injecter dans l’organisme une

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Dossier

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On improvise ! Comment agir dans l’incertitude


Que va-t-il se passer en 2021 ?

La pandémie va-t-elle refluer, Y aura-t-il de nouvelles vagues ? Reviendra-t-on au monde d’avant ? Ou de grands bouleversements politiques, économiques et sociaux vont-ils changer la donne ? On n’en sait rien. Alors ? On improvise ! C’est pourquoi ce dossier n’est pas construit comme les autres. Nous avons mis dans un chapeau cinq questions cruciales, liées aux difficultés de l’art d’improviser. Chaque journaliste était libre de choisir un format pour répondre à la question posée : reportage, entretien, rencontre... Une seule contrainte, de place : nous aurions quatre pages pour traiter chaque question. Cédric Enjalbert a tiré du chapeau : « Improviser, en quoi est-ce différent de s’adapter ? » (P. 42) et « Peut-on vivre sans planifier ? » (P. 54). Alexandre Lacroix est tombé sur : « Peut-on improviser en morale ? » (P. 46), Michel Eltchaninoff sur : « Comment créer en direct ? » (P. 50) et Martin Legros sur : « L’Univers est-il une vaste improvisation ? » (P. 58)

© Cody Klintworth

Un dossier à lire dans n’importe quel ordre, pour commencer l’année de n’importe quel pied…

Vous souhaitez réagir à un article ? Faites-nous part de vos impressions et de vos réflexions en nous écrivant à

reaction@philomag.com

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Dossier

ON IMPROVISE !

Danse des Essentiels le 12 décembre 2020 contre la fermeture des salles de spectacles.

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IMPROVISER, EN QUOI EST-CE DIFFÉRENT DE S’ADAPTER ? Et si la crise n’avait pas seulement créé l’obligation d’improviser mais surtout exacerbé une injonction plus ancienne, celle de devoir s’adapter ? Trois philosophes évaluent cette hypothèse : Barbara Stiegler, Miguel Benasayag et Frédéric Worms.

Adapte-toi si tu peux ! Par Cédric Enjalbert

S

© Sylvain Thomas/ AFP

«

alut, tu vas bien ? » J’ai reçu l’appel inopiné d’une amie, qui travaille dans le milieu du théâtre, alors que je m’apprêtais à commencer cet article. Et elle de répondre à mes amabilités : « Ça va, on s’adapte comme on peut. » À vrai dire, j’ai pensé : « On ne fait que cela depuis mars, s’adapter. » Il a vécu le « Gaulois réfractaire au changement » dont souriait le président en 2018. Nous avons tous dû « encaisser » l’épreuve. À commencer par l’hôpital et ses personnels, qui ont su répondre à l’afflux de patients malgré la pénurie de moyens. Quelle « réactivité » ! Le télétravail est devenu la norme, balayant les suspicions d’oisiveté qui l’entourait. « Agilité », c’est le mot. Les institutions culturelles ont, elles, trouvé le moyen, bon an mal an, de

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ON IMPROVISE !

Soldats français du 1er régiment d’infanterie de marine, en patrouille en Afghanistan en 2010.


PEUT-ON IMPROVISER EN MORALE ? Pilotes, militaires, travailleurs de l’humanitaire… Certaines personnes sont amenées, dans des situations exceptionnelles, à prendre des décisions éthiques cruciales. Comment faire pour agir dans l’instant et ne pas se tromper ? Par Alexandre Lacroix

© Joël Saget/AFP

L’et hique le feu de dans l’action

P

arfois, on n’a que quelques minutes devant soi. Ou même une fraction de seconde. Une voiture se déroute et menace de nous percuter. Un passager vient de tomber à l’eau du pont d’un bateau. Une passante se fait arracher son sac. Qu’est-ce qui fait qu’on réagit bien ? À quoi ça se joue ? À quelle impulsion quasi réflexe doit-on de pouvoir se réjouir, a posteriori, d’avoir eu la meilleure attitude possible d’un point de vue éthique ? À l’assimilation de solides valeurs morales ? À l’empathie ? Serait-il possible de faire le bien sans en avoir conscience ?

OSER AVOUER QU’ON EST EN DIFFICULTÉ

Certains métiers hors norme multiplient les prises de décision délicates, et c’est donc vers eux qu’on peut se tourner pour explorer ces questions. Pilote d’essai de 1968 à 1989, ancien commandant de bord, Robert Galan est une mémoire vivante de l’aviation. Il a volé sur cent quatre-vingts types d’avion, parmi lesquels tous les Mirage et les Airbus, ce qu’il raconte dans Mes ailes. Une carrière dans le ciel (Éditions JPO, 2016). Robert Galan est formel : en matière

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ON IMPROVISE !

COMMENT CRÉER EN DIRECT ? Pour le savoir, nous sommes partis dans le Morvan assister à un cours d’improvisation de jazz. Une séance pleine de moments de grâce, pour atteindre des instants rares, sans préméditation ni traces. Par Michel Eltchaninoff / Photos Arnaud Finistre

C

’est avec un être singulier que je parcours en voiture les routes du Morvan, dans la lumière magique de la fin d’après-midi. Je l’ai rencontré la veille et il m’emmène à un cours d’improvisation musicale qu’il donne chaque semaine. Albin a 22 ans. Jeune homme au regard sérieux mais un peu ailleurs, il vit depuis toujours dans la région de Vézelay. Après son bac, il a choisi de suivre ses deux passions, qu’il pratique depuis l’enfance : la musique et les chevaux. Il vit au centre équestre du bourg de Montillot, dans une caravane sans eau courante ni électricité. Il donne des cours d’équitation et fait de la voltige. Quant à la musique, il l’aime, se souvient-il, depuis qu’il a 2 ou 3 ans – à cette époque, il ne quittait pas son harmonica. À 6 ans, ses parents l’ont inscrit à l’école de musique et il a commencé l’accordéon. En autodidacte, il s’est mis au saxophone, puis au violon. Il maîtrise désormais plus d’une dizaine d’instruments mais peut en jouer une quarantaine. Il y a peu, il a trouvé chez un ami une kora, un instrument traditionnel à cordes d’Afrique de l’Ouest. Il l’a restaurée, réaccordée et appris à en jouer en quelques jours. « Cela m’a donné envie d’apprendre la harpe », ajoute-t-il. Outre les cours et les concerts, Albin codirige la fanfare des Idiots du village, avec ses 37 musiciens de 25 à 70 ans, dont la quasitotalité n’avait jamais touché un instrument il y a trois ans. Albin a sa méthode. Au lieu de

Et si on tapait un boeuf ? 50

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Albin Violot, jeune musicien, joue de l’accordéon depuis l’âge de 6 ans.

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Dossier

ON IMPROVISE !


L’ar t d a ’ g i r sans m’ et hode FRANÇOIS JULLIEN

Philosophe, helléniste et sinologue, il est titulaire de la chaire sur l’altérité à la Fondation Maison des sciences de l’homme. Il a notamment écrit Conférence sur l’efficacité (PUF, 2005 ; rééd. 2020), Les Transformations silencieuses (Grasset, 2009 ; rééd. Le Livre de Poche, 2010) et, récemment, De la vraie vie (L’Observatoire, 2020) et Politique de la décoïncidence (L’Herne, 2020).

© Thomas Mailaender

PEUT-ON VIVRE SANS PLANIFIER ?

Alors que la crise compromet nos projets, bouscule nos calendriers et nous oblige à réviser nos organisations, doit-on aussi revoir complètement nos façons de vivre et de penser ? Le philosophe spécialiste de la pensée chinoise François Jullien, auteur d’une Politique de la décoïncidence, nous éclaire sur la stratégie à adopter. Propos recueillis par Cédric Enjalbert

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Dossier

ON IMPROVISE !

© NASA Goddard

Vue d’une supernova par le télescope spatial Hubble.

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L’UNIVERS EST-IL UNE VASTE IMPROVISATION ? Pour répondre à cette question, il faut oser penser le cosmos comme un morceau de jazz, prendre quelques notes de métaphysique et redessiner notre carte du monde. Vous êtes prêt ?

Louis Armstrong a-t-il ’ provoque le big-bang ? Par Martin Legros

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our moi, l’improvisation a un visage : celui de Louis Armstrong lors de l’enregistrement de West End Blues, le 28 juin 1928, dans les studios de Okeh Records à Chicago. Moment historique ! Âgé de 26 ans, « Satchmo » se lance en ouverture de ce morceau de blues assez plan-plan, et sans en avoir averti ses camarades du Hot Five, dans une extra­ ordinaire cadence solo de quinze secondes. Ce tourbillon musical d’une liberté rythmique et mélodique inouïe condense l’espace et le temps, comme si un voltigeur s’était élancé au-dessus du vide et avait réussi à suspendre, un instant, les lois de l’attraction. Ce jour-là, Armstrong met le jazz sur le chemin de l’improvisation et révolutionne l’histoire de la musique.

C’est dire que l’improvisation me semble relever du domaine de l’art, de la liberté créatrice de l’artiste, et plus spécifiquement de l’art moderne, qui n’est plus sommé de représenter l’ordre harmonieux et parfait de la nature. Car l’art moderne ouvre, comme le dit Maurice Merleau-Ponty, à l’idée d’« une vérité qui ne ressemble pas aux choses, qui est sans modèle extérieur, sans instruments d’expression prédestinés, et qui soit cependant vérité ». Or la condition première de l’ouverture d’Armstrong est sans doute l’acceptation de l’inachèvement de la création. Si le jazzman a l’audace de proposer une ouverture aussi intempestive pour West End Blues, c’est qu’il a le sentiment que la composition de son ami King Oliver manque

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Idées

ENTRETIEN

Catherine

Kintzler Philosophe de terrain, Catherine Kintzler est passionnée de rugby et d’opéra. Mais elle est aussi l’une des grandes voix de la laïcité. L’entendre, alors que le projet de loi contre le séparatisme doit arriver à l’Assemblée nationale en février, permet de raison garder sur un sujet brûlant. Propos recueillis par Cédric Enjalbert / Photos Georges Bartoli/Divergence Images

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Philosophie magazine n° 146 FÉVRIER 2021


M « Le dépaysement offert par le savoir est un appel d’air, une renaissance »

ezetulle, son pseudonyme. À la fois son nom d’éditeur, celui de son site et son avatar sur Twitter. Catherine Kintzler l’a emprunté à Corneille dans Sophonisbe, qu’elle adore. Ce personnage discret, lieutenant du roi de Numidie, joue dans la pièce le rôle d’intermédiaire dans les négociations qui divisent les princes d’Afrique du Nord et les Romains. Un trait d’union entre différents intérêts. Ce lien, Catherine Kintzler en a fait son affaire de philosophe, se demandant comment rendre la vie collective possible sans écraser les singularités. Théoricienne de la laïcité, elle se méfie des chapelles d’idée et d’opinion. Devenue professeure émérite à l’université après avoir longtemps enseigné au lycée, elle continue de prendre part à la vie de la cité en clarifiant les débats quand ils se perdent en arguties. Aux côtés d’Élisabeth Badinter, de Régis Debray, d’Alain Finkielkraut et d’Élisabeth de Fontenay, elle a signé dès 1989 dans Le Nouvel Observateur une lettre ouverte à Lionel Jospin, alors ministre de l’Éducation nationale, qui a fait grand bruit : « Profs, ne capitulons pas ! » Cette intervention défend une conception de la liberté qui ne soit pas « simple tolérance » et de l’école comme institution émancipatrice, où les élèves puissent avoir « le plaisir d’oublier leur communauté d’origine et de penser à autre chose que ce qu’ils sont pour pouvoir penser par eux-mêmes ». Sur ce progrès de l’esprit humain, Catherine Kintzler table toujours en lectrice de Condorcet. Convaincue de la force des raisons, elle s’inscrit cependant dans une lignée de penseurs qui, comme Fontenelle, ne nient pas la dimension poétique de la rationalité. Préférant aussi la pensée des mondes possibles à celle des mondes réels, elle nourrit une passion communicative pour l’opéra qui, avec tous les arts de la scène, de la musique, du théâtre et de la danse, offre à l’esprit un monde surnaturel non dépourvu de lois. Son autre passion : le rugby, auquel elle consacre un blog « intello » – La Choule –, démontrant que toute réflexion nécessite un objet sur lequel s’appuyer, ici et maintenant, dans l’immanence de la pensée. La con­tin­ gence veut que nous nous soyons entretenus un mercredi, chaleureusement bien qu’à distance, entre la montagne ariégeoise, où Catherine Kintzler passait le confinement, et Paris. Nous étions le 9 décembre et, hasard du calendrier, nous fêtions les 115 ans de la loi laïque de séparation des Églises et de l’État, tandis que le projet de loi « confortant les principes républicains » contre le séparatisme était adopté en Conseil des ministres.

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© Illustration : Jules Julien pour PM ; photo-droits d’inspiration : Jerry Bauer/Opale/Leemage ; Hannah Assouline/Opale via Leemage.


Idées

LE CLASSIQUE SUBJECTIF

GILLES DELEUZE VU PAR PIERRE DUCROZET

« Deleuze est un moteur pour la création »

© Hannah Assouline/Opale via Leemage

PIERRE DUCROZET

Avec son cinquième roman, Le Grand Vertige (Actes Sud, 2020), il s’attache à capter les dynamiques et les enjeux du monde contemporain : lutte contre la catastrophe climatique, combats politiques, recherche scientifique… Après avoir vécu à Paris et à Berlin, l’écrivain est désormais installé à Barcelone.

Gilles Deleuze est l’un des philosophes qui a le plus écrit sur la littérature. En retour, il inspire nombre de romanciers. Parmi eux, Pierre Ducrozet. Pour lui, Deleuze, infatigable inventeur de concepts et penseur du devenir, permet de défricher de nouvelles façons d’écrire un monde toujours plus en mouvement.

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Ne peut être vendu séparément. Photo, droits d‘inspiration : Louis Monier/GAMMA. Illustration : StudioPhilo/William L.

ON IMPROVISE !

Fenêtre sur le chaos

CAHIER CENTRAL

CORNELIUS CASTORIADIS (extraits)


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