#149 mai 2021

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FAUT-IL TOUJOURS VISER L’UTILE ? Avec un débat exclusif entre Peter Singer et Michael Sandel

ROBERT BADINTER

LA CONSCIENCE MORALE EST COMME UN TRIBUNAL

LUCE IRIGARAY La féministe qui ne manque pas d‘air

Comment savourer son pessimisme FRÉDÉRIC SCHIFFTER

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MENSUEL N° 149 Mai 2021


ÉDITO

L’œil de

Berberian Par Alexandre Lacroix Directeur de la rédaction

Êtes-vous vraiment capable de ne pas utiliser l’inutile ? amedi, sur le chemin du marché, je me suis arrêté devant un mur jaune qu’éclairait violemment le soleil, faisant ressortir un tag en majuscules rouges : « TOUT CE QUI DÉGRADE LA CULTURE RACCOURCIT LES CHEMINS QUI MÈNENT À LA SERVITUDE. » J’ai trouvé que c’était amusant, qu’il y avait une forme d’autoréférentialité sympathique dans cette formule, puisque la peinture à la bombe est généralement considérée comme une dégradation de l’environnement urbain. Et puis, la phrase démontrait que la diffusion de la culture n’est pas un vain mot, puisqu’elle témoignait à elle seule d’une élévation assez fantastique du niveau littéraire moyen des tags depuis mon enfance, où fleurissait sur les murs la signature « BOXER ». Pour le coup, j’ai failli enchaîner les opérations suivantes : sortir mon smartphone de ma poche, prendre une photo du tag et la poster sur Instagram avec un commentaire humoristique. Elle aurait forcément plu à quelques amis et récolté une moisson de « cœurs », même si le hashtag #streetart, parce qu’il relève de la facilité et recycle la créativité des autres, est l’un des plus courus sur le réseau social. Cela ne m’aurait pris que trente secondes, au plus. Mais je me suis ravisé. Ou plutôt, je me suis interrogé : une telle publication instantanée faisait-elle pencher la balance du côté de la culture ou de la servitude ? Mon impulsion ne dénotait-elle pas une forme de dépendance au réseau, à l’exhibition de son quotidien, à une quête pénible de la reconnaissance, même le week-end, même le samedi matin ? Un tag est, ou devrait être, un geste libre, inutile. Mais précisément, le climat spirituel de notre civilisation nous tend ici un piège : sommes-nous vraiment capables de ne pas chercher à tirer profit de l’inutile, de l’apprécier pour ce qu’il est ? Si nous prenons quinze jours de vacances au bord de la mer, c’est pour revenir en pleine forme à la course professionnelle. Si nous nous déconnectons le week-end, c’est pour avoir l’énergie mentale de traiter davantage d’informations en semaine. Je soupçonne même la mode de la méditation de correspondre au besoin, chez nombre de salariés surmenés, de s’armer d’une stratégie adaptative, de ménager des bulles de décompression pour supporter de hauts niveaux de stress. Comme le sport, du reste. Ainsi nos promenades en forêt, nos silences et nos contemplations solitaires, jusqu’à nos enthousiasmes pour un morceau de musique, un poème ou un aphorisme au bas d’un mur sont-ils susceptibles d’être réinjectés dans la machine des échanges sociaux. « C’est encore meilleur parce que c’est inutile. » « Rien n’a autant de prix que ce qui est gratuit. » De telles maximes nous charment mais nous incitent à continuer à viser l’utile à travers l’inutile – par une sorte d’avidité indirecte. Rechercher vraiment l’inutile, c’est accepter que certains moments ne soient une richesse que pour nous, qu’ils ne soient monnayés d’aucune façon ensuite, qu’ils soient vécus en pure perte. Qu’ils appartiennent seulement à notre domaine intérieur, que nous les fassions éventuellement partager à un proche, mais qu’ils apportent toujours des satisfactions secrètes et clandestines. Après ces graves réflexions, je résolus de laisser mon smartphone dans ma poche, de ne pas utiliser ce tag pour me faire mousser sur Instagram. Mais ai-je tenu la ligne exigeante du désintéressement ? En écrivant ces lignes, je m’aperçois que cet instant que j’avais choisi de garder pour moi, je viens d’en tirer un édito.

© Serge Picard pour PM ; illustration : Charles Berberian pour PM.

S

N’hésitez pas à nous transmettre vos remarques sur

reaction@philomag.com

Philosophie magazine n° 149

MAI 2021

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P. 46 Elle enseigne la philosophie à la London School of Economics et fait le bonheur des étudiants férus de transdisciplinarité. Autrice de l’Anthologie historique et critique de l’utilitarisme et de Qu’est-ce que le libéralisme ?, deux ouvrages de référence, elle est aussi l’une des plus grandes traductrices françaises de l’œuvre de John Stuart Mill et de John Rawls. Elle explique les enjeux fondamentaux de l’utilitarisme.

ROBERT BADINTER

P. 34 Ce grand avocat a été ministre de la Justice et président du Conseil constitutionnel, et son nom reste associé à la lutte contre la peine de mort. Le récit de ce combat politique est retracé dans son ouvrage L’Abolition. Il nous parle ici d’un recueil de trois pièces de théâtre qu’il vient de faire paraître : Cellule 107, Les Briques rouges de Varsovie et C.3.3, lesquelles traitent respectivement du dernier jour de Pierre Laval, de l’insurrection du ghetto de Varsovie et du procès pour homosexualité d’Oscar Wilde.

LUCE IRIGARAY

P. 68 Elle a été l’une des féministes les plus singulières des années 1970. Sa critique de la psychanalyse, dans Speculum. De l’autre femme en 1974, lui a valu une quasi-exclusion de l’espace intellectuel français. Mais sa pensée s’est largement diffusée à l’étranger, notamment aux ÉtatsUnis où elle est devenue une référence majeure de la pensée féministe et des études de genre. Elle revient sur sa trajectoire de pensée lors d’un entretien au long cours.

MICHAEL SANDEL

P. 60 Les conférences de cet universitaire exerçant à Harvard con­nais­ sent un franc succès au point qu’elles sont devenues virales et récoltent des millions de vues en ligne. Il est l’auteur remarqué de Ce que l’argent ne saurait acheter et, plus récemment, de La Tyrannie du mérite, dans lequel il dénonce les effets néfastes de la méritocratie. Retrouvez son dialogue exceptionnel avec l’utilitariste Peter Singer.

FRÉDÉRIC SCHIFFTER

P. 28 Il ne prend aucun sujet à la légère dès lors qu’il se met à le penser. Philosophe autant qu’écrivain, il est l’auteur d’ouvrages aussi divers que Petite Philosophie du surf, Philosophie sentimentale ou Contre le peuple, dans lequel il soutient que la notion de peuple est un instrument politique bien souvent délétère. Voluptueux inquiet, il propose une philosophie écartelée entre l’amour du présent et la mélancolie.

PETER SINGER

P. 60 C’est la voix la plus connue de l’utilitarisme contemporain. Titulaire de la chaire d’éthique à l’université Princeton (États-Unis), il est principalement connu pour La Libération animale, œuvre fondatrice pour les mouvements antispécistes. Il démontre aussi, dans L’Altruisme efficace, que chacun devrait donner une part de ses revenus aux organisations humanitaires, à condition que celles-ci sauvent vraiment des vies. Pour nous, il échange avec un autre ténor de la philosophie morale, Michael Sandel.

Philosophie magazine n° 149 MAI 2021

Diffusion : MLP Contact pour les réassorts diffuseurs : À Juste Titres, 04 88 15 12 42, Julien Tessier, j.tessier@ajustetitres.fr RÉDACTION redaction@philomag.com Directeur de la rédaction : Alexandre Lacroix Rédacteurs en chef : Martin Legros, Michel Eltchaninoff Rédacteurs en chef adjoints : Cédric Enjalbert, Catherine Portevin Conseiller de la rédaction : Sven Ortoli Cheffe de rubrique : Victorine de Oliveira Rédacteurs : Nicolas Gastineau, Apolline Guillot, Octave Larmagnac-Matheron Secrétaires de rédaction : Noël Foiry, Marie-Gabrielle Houriez Création graphique : William Londiche / da@philomag.com Graphiste : Alexandrine Leclère Responsable photo : Stéphane Ternon Rédactrice photo : Camille Pillias Webmaster : Cyril Druesne Ont participé à ce numéro : Hannah Attar, Adrien Barton, Charles Berberian, Paul Coulbois, Sylvain Fesson, Philippe Garnier, Gaëtan Goron, Seb Jarnot, Jules Julien, Frédéric Manzini, Catherine Meurisse, François Morel, Tobie Nathan, Aïda N’Diaye, Charles Pépin, Charles Perragin, Serge Picard, Alain Pilon, Claude Ponti, Jean-Marie Pottier, Oriane Safré-Proust, Séverine Scaglia, Isabelle Sorente ADMINISTRATION Directeur de la publication : Fabrice Gerschel Responsable administrative : Sophie Gamot-Darmon Responsable abonnements : Léa Cuenin Fabrication : Rivages Impression : Maury imprimeur, Z.I., 45300 Manchecourt Commission paritaire : 0521 D 88041 ISSN : 1951-1787 Dépôt légal : à parution Imprimé en France/Printed in France / Philosophie magazine est édité par Philo Éditions, SAS au capital de 340 200 euros, RCS Paris B 483 580 015 Siège social : 10, rue Ballu, 75009 Paris Président, actionnaire majoritaire : Fabrice Gerschel RELATIONS PRESSE Canetti Conseil, 01 42 04 21 00 Françoise Canetti, francoise.canetti@canetti.com PUBLICITÉ/PARTENARIATS Audrey Pilaire, 01 71 18 16 08, apilaire@philomag.com MENSUEL N° 149 - MAI 2021 Couverture : © Nick Dolding/ Getty images ; Joël Saget/AFP.

Origine du papier : Italie. Taux de fibres recyclées : 0 %. Tous les papiers que nous utilisons dans ce magazine sont issus de forêts gérées durablement et labellisés 100 % PEFC. Le taux majoritaire indiqué Ptot est de 0,009.

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La rédaction n’est pas responsable des textes et documents qui lui sont envoyés. Ils ne seront pas rendus à leurs propriétaires.

© Bertrand Gaudillère/item ; Alberto Ramella/Rosebud2 ; Céline Nieszawer/Leextra via Leemage ; Joël Saget/AFP ; Édouard Caupeil pour PM ; Richard Drew/AP/Sipa.

CATHERINE AUDARD

ILS ONT PARTICIPÉ À CE NUMÉRO

10, rue Ballu, 75009 Paris Tél. : 01 43 80 46 10 www.philomag.com


Déstockage massif -50 % : uniformes de prisonniers orange !

DANS NOTRE CITÉ PHILOSOPHIQUE

p. 86

Cinéma Multivers

ce mois-ci

p. 95

The Ethic Beautiful Diner p. 60

Théâtre d’ombres de la culpabilité p. 34

Musée de l’art mélancolique

L

p. 28

NT

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Essence de l’utilitarisme

RU ED

EL ’IN

ES

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p. 44

Hard discount de l’amour p. 56

Centre de travail tertiaire forcé

EL

Aire de stationnement des paralysés de l’incertitude

SS

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p. 8

RU E

DE L’E

p. 82

Banque d’affaires Bentham & Mill p. 46

Air gratuit offert à la respiration

p. 68


Salle de musculation du Bon Sauvage p. 74

SOMMAIRE P. 3 Édito

P. 8 Questions à Charles Pépin

P. 10 Question d’enfant à Claude Ponti P. 12 Courrier des lecteurs

Déchiffrer l’actualité P. 14 TÉLESCOPAGE

p. 80

P. 44 Les comptes ne sont pas bons

P. 46 Les grands dilemmes de l’utilitarisme,

avec Catherine Audard

P. 16 REPÉRAGES

P. 50 Pour un post-utilitarisme

Le Rassemblement national, premier parti des 25-34 ans ? / Qui sont les Ouïghours ? / La démocratie américaine au fondement de la politique de grands travaux de Joe Biden / André Comte-Sponville répond à Michel Houellebecq sur la dépénalisation de l’euthanasie P. 22 AU FIL D’UNE IDÉE La course à pied P. 24 ETHNOMYTHOLOGIES par Tobie Nathan

Témoignages d’un directeur d’hôpital, d’un juge, d’un maire et d’un chercheur P. 56 Doit-on maximiser son plaisir ou chercher le grand amour ? Enquête P. 60 Dialogue entre Michael Sandel et Peter Singer Cahier central Agrafé entre les pages 50 et 51, notre supplément : extraits de L’Utilitarisme, de John Stuart Mill

Prendre la tangente

Cheminer avec les idées

P. 18 PERSPECTIVES

Piste d’atterrissage des célébrités en chute libre

DOSSIER Faut-il toujours viser l’utile ?

P. 52 Maintenir un idéal fort face au réel.

Pilule de l’idéal

p. 50

P. 28 ESSAI

Du pessimisme chic, par Frédéric Schiffter P. 34 RENCONTRE Robert Badinter, auteur dramatique P. 40 MOTIFS CACHÉS par Isabelle Sorente

Service des accidentés de la pensée positive p. 40

P. 68 L’ENTRETIEN

Luce Irigaray

P. 74 LE CLASSIQUE SUBJECTIF

Jean-Jacques Rousseau vu par Clotilde Leguil P. 80 BOÎTE À OUTILS Divergences / Sprint / Intraduisible / Strates P. 82 BACK PHILO

Livres

P. 84 ESSAI DU MOIS

Illustration : © Paul Coulbois

Autobiographie d’un poulpe et autres récits d’anticipation / Vinciane Despret P. 85 ROMAN DU MOIS Fracture / Andrés Neuman P. 86 CARREFOUR La prison, institution dégradante P. 88 Nos choix Ce numéro comprend en cahier central un encart rédactionnel (agrafé entre les pages 50 et 51) de 16 pages complétant notre dossier « Faut-il toujours viser l’utile ? », constitué d’une présentation et d’extraits du livre L’Utilitarisme, de John Stuart Mill.

P. 92 Notre sélection culturelle P. 94 OH ! LA BELLE VIE

par François Morel

P. 95 Jeux

P. 96 Humaine, trop humaine

PHILOSOPHIE MAGAZINE N° 150 PARAÎTRA LE 3 JUIN 2021

par Catherine Meurisse

P. 98 QUESTIONNAIRE DE SOCRATE

Agnès Gayraud

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TÉLESCOPAGE TÉLESCOPAGE

CIUDAD JUÁREZ, MEXIQUE Le 29 mars 2021

Après avoir traversé le fleuve Rio Grande, une mère et son fils, migrants du Honduras, longent le mur érigé entre le Mexique et les États-Unis, pour se présenter aux agents de la patrouille frontalière américaine et demander l’asile au Texas.

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Déchiffrer l’actualité Gardienne du caractère propre, remède au nombrilisme, école de modestie, aphrodisiaque léger, pousse-au-rêve, une frontière reconnue est le meilleur vaccin possible contre l’épidémie des murs

© Edgar Garido/Reuters

RÉGIS DEBRAY / Éloge des frontières

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Certes le spectacle est splendide à voir, mais y jouer son rôle, c’est autre chose P. 32

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Prendre la tangente CRISTINA GARCIA RODERO / MAGNUM PHOTOS

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Tangente

ESSAI

FRÉDÉRIC SCHIFFTER

Philosophe, écrivain, il a publié de nombreux ouvrages parmi lesquels Philosophie sentimentale (Flammarion, prix Décembre 2010) ou Le Charme des penseurs tristes (Flammarion, 2013). Dans Contre le peuple (Séguier, 2020), il soutient que la notion de peuple est une construction, un fantasme, dont l’invocation à des fins politiques est souvent délétère. Il vient de préfacer cinq essais de George Orwell réunis dans Orwell. De l’écriture politique comme un art (Louise Bottu).

DU PESSIMISME CHIC Bien des philosophes, de Spinoza à Clément Rosset, semblent avoir prêté à la joie un pouvoir presque magique. Mais n’est-ce pas une simple croyance optimiste ? Et que penser de ceux qui, comme l’explique Frédéric Schiffter dans ce récit personnel, vivent plus spontanément dans le compagnonnage de la tristesse et de la mélancolie ?

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© Céline Nieszawer/Leextra via Leemage ; Letizia Le Fur.


Tangente

RENCONTRE

ROBERT BADINTER Avocat, il a été ministre de la Justice (1981-1986) et président du Conseil constitutionnel (1986-1995). Auteur de La Prison républicaine (Fayard, 1992), il a fait dans L’Abolition (Fayard, 2000) le récit de son combat pour l’abolition de la peine de mort. Il vient de publier Théâtre I (Fayard), un volume de trois pièces consacrées à la dernière nuit de Pierre Laval en prison, au procès d’Oscar Wilde et à l’insurrection du ghetto de Varsovie.

« Je crois que la conscience morale a la forme d’un tribunal » Le grand avocat et ex-ministre de la Justice, qui a combattu pour l’abolition de la peine de mort, la réforme des prisons ou le droit des homosexuels, est aussi auteur de théâtre. Ses pièces viennent d’être réunies dans Théâtre I (Fayard). Il livre ici sa réflexion sur la pente qui conduit certaines victimes à abdiquer quand d’autres parviennent à préserver leur dignité. Propos recueillis par Martin Legros

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© Joël Saget/AFP


Dossier

FAUT-IL

TOUJOURS

VISER L’UTILE ?


PARCOURS DE CE DOSSIER En ce moment, la vie sociale est appauvrie, nous manquons d’activités culturelles, les voyages sont empêchés. Et nous sentons à quel point une existence entièrement dévolue à des tâches essentielles – comme dormir, manger, travailler, s’occuper des enfants – peut devenir répétitive et pesante. Mais comment échapper au diktat de l’utile ? Comment ouvrir une fenêtre mentale dans un tel contexte ?

P. 44

D’abord, en comprenant qu’il n’a pas fallu attendre la pandémie pour que nos existences soient soumises à la logique de l’utilité ! Bien au contraire, il existe un courant philosophique dominant dans le monde, mais encore méconnu en France, qui a préparé le terrain : c’est l’utilitarisme. C’est donc vers lui qu’il convient de se tourner pour mieux comprendre notre situation.

P. 52

Dont acte : nous avons recueilli les témoignages de quatre personnes qui, tout au long de leur carrière, ont su faire preuve de pragmatisme mais sans rogner leur idéal de départ : François Crémieux, directeur général-adjoint de l’AP-HP, Étienne Rigal, juge spécialiste des affaires de surendettement, Damien Carême, qui a dû, comme maire de Grande-Synthe, faire face à une crise migratoire de grande ampleur, et Daniele Roppolo, chercheur en biologie.

P. 46

Et comme l’utilitarisme a une certaine richesse et des contradictions internes, nous nous sommes adressés à la philosophe Catherine Audard, spécialiste de ce courant, pour nous le présenter plus en détail.

P. 50

© Nick Dolding/Getty images

Notre directeur de la rédaction Alexandre Lacroix vient de publier un essai, qui nous a donné envie de faire ce dossier, où il propose une maxime de vie pour entrer dans ce qu’il appelle le « post-utilitarisme » : il s’agit de se donner un idéal non négociable. Une proposition qu’il présente ici.

Vous souhaitez réagir à un article ? Faites-nous part de vos impressions et de vos réflexions en nous écrivant à

P. 56

Dans le domaine des mœurs, faut-il chercher à maximiser son plaisir ou se mettre en quête du grand amour ? Une alternative dont nous ont parlé le philosophe François De Smet ou encore le romancier Arthur Dreyfus, qui a traversé une phase d’addiction sexuelle.

P. 60

Attention, débat exceptionnel : stars internationales, les philosophes Peter Singer et Michael Sandel croisent ici le fer. Le premier est l’utilitariste le plus connu au monde. Le second défend l’éthique des vertus chère à Aristote. Pour s’orienter dans la vie, faut-il bien calculer ou défendre des valeurs ? Le match est ouvert !

reaction@philomag.com

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Dossier

FAUT-IL TOUJOURS VISER L’UTILE ?

LES GRANDS DILEMMES

DE L’UTILITARISME Plaisir ou bonheur ? Bien-être individuel ou collectif ? Peut-on concilier préoccupations éthiques et recherche du profit ? Depuis Jeremy Bentham, le fondateur de ce courant au XVIIIe siècle, l’utilitarisme est traversé par des questions toujours très actuelles qu’éclaire pour nous la philosophe Catherine Audard. Propos recueillis par Michel Eltchaninoff et Océane Gustave

CATHERINE AUDARD Traductrice de John Stuart Mill et de John Rawls, elle a publié une Anthologie historique et critique de l’utilitarisme en trois volumes (PUF, 1999), Qu’est-ce que le libéralisme ? (Gallimard, 2009) et La Démocratie et la Raison (Grasset, 2019). Elle enseigne à la London School of Economics.

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Faut-il rechercher le plaisir des sens ou aspirer à des formes de satisfaction plus élevées ?

our Jeremy Bentham [1748-1832], le fondateur de l’utilitarisme, le plaisir que l’on retire « de la lecture d’un poème n’a pas plus de valeur que celui de manger un bon repas. C’est chez lui une manière de provoquer la morale traditionnelle et les conventions de son époque. Rien ne sert d’idéaliser la nature humaine ! Mais son objectif, s’inspirant des épicuriens de l’Antiquité et des philosophes matérialistes français du XVIIIe siècle, est de rappeler un constat essentiel, que les êtres humains sont mus par deux impulsions fondamentales : rechercher le plaisir et fuir la souffrance. Une action moralement bonne sera donc celle qui suit notre nature et vise à augmenter le plaisir, le bien, et à diminuer la souffrance, le mal. L’utilitarisme se veut une philosophie “scientifique”, fondée sur l’observation de la réalité. Que le sentiment de satisfaction soit produit par la nourriture, le sexe ou un poème, cela ne change pas grand-chose. Non seulement tous les plaisirs se valent, mais tous les êtres qui en sont capables se valent, et leurs satisfactions individuelles doivent compter également. Bentham, par exemple, montre par un calcul rationnel des plaisirs et des peines, chacun comptant également, qu’il faut rejeter la peine de mort comme inefficace, car les souffrances et les tortures infligées à un criminel ne peuvent pas maximiser la “félicité publique” et faire du bien à la société. C’est dans cette même optique que Bentham a voulu réformer les prisons. En 1791, il propose à l’Assemblée nationale française son fameux Panopticon, modèle d’une prison utile et efficace, facilitant le bien-être et la surveillance des détenus tout en en limitant les coûts, projet que Michel Foucault tient pour exemplaire des formes modernes de coercition.

P

John Stuart Mill [1806-1873], le deuxième grand philosophe utilitariste, est tout aussi réformiste mais sur une autre base que celle de la maximisation du plaisir, car il a une vision plus complexe de la nature humaine. Il distingue différents types de plaisir. Selon lui, « il vaut mieux être Socrate insatisfait qu’un imbécile satisfait ». Pour comprendre son rejet de l’utilitarisme version Bentham, il faut savoir que Mill était le fils d’un disciple convaincu de Bentham. Il a été élevé selon les principes utilitaristes, c’est-à-dire qu’il a été formé comme une machine à produire les effets les plus positifs possibles. À 5 ans, il lisait le grec couramment et à 8 ans, il refaisait certaines démonstrations géométriques des Éléments d’Euclide. Mais vers 18-20 ans, il a eu une crise existentielle et a envoyé promener toute sa formation utilitariste. Il a découvert la poésie romantique, celle de Coleridge en particulier, et la pensée idéaliste allemande. Il va donc développer sa propre version de l’utilitarisme, influencée par la pensée de Humboldt et, indirectement, de Hegel : un utilitarisme indirect. Selon Mill, le but de l’action morale est toujours de faire le bien en augmentant la quantité de bonheur et de bien-être de tous, mais cela ne peut pas se faire directement. On atteint ce résultat en visant d’autres buts plus complexes et variés, par une sorte de ruse de la raison. Mill rejette donc l’hédonisme – la recherche du plaisir – et promeut l’eudémonisme, la quête du bonheur. Or le bonheur ne peut pas se calculer ni être atteint directement, il peut même demander le sacrifice de certains plaisirs. C’est un état de satisfaction qui vient en plus de tout le reste. Cette position presque idéaliste et platonicienne, très différente du matérialisme mécanique de Bentham, a inspiré son militantisme politique et social, et, lorsque Mill est devenu député à la Chambre des communes, ses luttes en faveur de l’instruction publique et contre les ravages de l’alcoolisme. Pour lui, tous les plaisirs ne se valent pas et tous ne conduisent pas au bonheur ! Comment, alors, passe-t-on du plaisir au bonheur ? C’est difficile à dire, étant donné la complexité de la nature humaine et la diversité des goûts. Disons que le principe premier, chez Mill, c’est celui de l’individualité et de la liberté de rechercher le bonheur comme on le souhaite, principe qu’il défend dans De la liberté [1859], l’un des textes fondateurs du libéralisme. On peut faire ce qu’on veut, individuellement, à condition que les conséquences ne soient pas nuisibles pour les autres. Le problème, c’est que presque toute action individuelle a des conséquences pour autrui. »

© Bertrand Gaudillere/item ; Éric Hoube (Instagram : @zericiphone).

« Pour John Stuart Mill, “il vaut mieux être Socrate insatisfait qu’un imbécile satisfait” »

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Dossier

FAUT-IL TOUJOURS VISER L’UTILE ?

LE GRAND ÉCART

Un directeur d’hôpital, un juge, un maire, un chercheur : toute leur vie, nos témoins ont maintenu un idéal fort tout en se confrontant au réel et à des problèmes parfois terribles. Ils parlent de leur art d’avancer sans se trahir. Témoignages recueillis par Alexandre Lacroix et Catherine Portevin / Illustrations Seb Jarnot

« Je cherche un équilibre au cœur des contradictions » FRANÇOIS CRÉMIEUX Économiste, il est directeur adjoint de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris. Il est membre du comité de rédaction de la revue Esprit, qu’il a rejoint depuis son engagement dans les guerres de l’ex-Yougoslavie. De 2012 à 2014, il a été conseiller auprès de Marisol Touraine au ministère des Affaires sociales et de la Santé.

Quel idéal vous a conduit à diriger des hôpitaux ? FRANÇOIS CRÉMIEUX : J’ai choisi d’être directeur d’hôpital en connaissance de cause, je savais que j’allais devoir chercher un équilibre au cœur de contradictions. Mais c’est ce qui me passionnait et me passionne toujours. À l’hôpital, je rejoignais une communauté humaine, dont les valeurs fondamentales d’humanisme, d’engagement inconditionnel envers les patients m’importent. Mais je suis économiste de formation, et l’un des enjeux de la discipline est la question du lien entre la somme des intérêts individuels et l’intérêt collectif, c’est-à-dire comment optimiser les ressources – je précise que cela peut s’appliquer à l’argent comme au bonheur que nous cherchons souvent à augmenter en optimisant ses

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différentes composantes. J’assume de contribuer à cet équilibre entre nos intérêts individuels et nos enjeux collectifs. Qu’est-ce qu’optimiser les ressources d’un hôpital ? Est-il question de performance ? Mon idée de la « performance » de l’hôpital – terme qui me semble un mauvais objet de langage – n’est pas, comme il se dit souvent, de faire le partage entre des soins qui seraient rentables et d’autres pas. C’est de faire en sorte que lorsqu’on met un euro pour la santé, il soit le mieux utilisé possible, que des ressources finies que l’on consacre à notre santé l’on tire une meilleure santé à la fois individuelle et collective. C’est d’autant plus important dans un système comme

le nôtre où l’argent dépensé pour chacun est issu d’une solidarité nationale entre tous. Comment vivez-vous avec les médecins l’opposition entre raison médicale et raison économique ? Cela ne se présente pas forcément comme une opposition. D’une part, leur expertise est indiscutable, alors que la mienne, dans leurs domaines, est limitée à une culture générale. Sur certains points techniques, elle est même proche de zéro. Cela ne nous empêche pas de trouver un langage commun, et, de mon expérience, les lignes de tensions se situent bien moins entre médecins et administratifs, qu’entre des visions ou des stratégies divergentes. Il arrive qu’il y ait des tensions qui renvoient aux paradoxes que nous avons à traiter, par exemple des besoins jamais pleinement satisfaits et des budgets forcément limités. L’essentiel, c’est le respect de nos expertises, ou compétences, et de nos rôles respectifs. Lorsque nous sommes devant une demande de dépense exceptionnelle, au-delà des moyens raisonnables, pour un patient particulier, notre exigence à tous est de tout faire pour répondre « oui » : par-delà la bataille d’un médecin pour « son patient », nous n’avons pas droit de vie et de mort, de dire qui l’on soigne ou pas. La question se pose différemment lorsqu’il s’agit d’une dépense par anticipation : un équipement ou des traitements très onéreux pour un résultat médical minime, voire discutable pour les patients. Médecins ou gestionnaires doivent se retrouver sur ce point de contact entre la médecine qui n’a pas de prix lorsqu’elle concerne un individu particulier et la médecine qui a un coût lorsqu’elle concerne le collectif. Votre idéal, c’est d’être utile ? En tout cas, je n’aurais pas idée de chercher l’inutilité, même au sens noble qu’un artiste pourrait revendiquer ! Mon idéal est-il de me rendre utile ? Peut-être…


« Aujourd’hui encore, je sors des audiences en colère ! »

ÉTIENNE RIGAL Dans D’autres vies que la mienne (P.O.L, 2009), les lecteurs d’Emmanuel Carrère ont découvert ce juge volant à la rescousse des foyers ruinés par les cartes de crédit à la consommation. Il publie à son tour chez P.O.L un récit autobiographique, Restons groupés.

ans ma carrière de juge, qui touche à sa fin puisque je suis « proche de la retraite, j’ai, eu, comme tous, le souci constant de la “bonne décision”. Au pénal, une décision vient essentiellement rétribuer un acte commis par le passé. En cela, la sanction est choisie sans tenir compte de ce que la personne pourrait devenir dans le futur. Et pourtant, malgré ce principe, la bonne décision est celle qui ne ferme pas l’avenir. En outre, il n’existe pas de “bonne décision objective”, que tout juge devrait prendre face à une situation donnée. La décision de justice implique l’humanité du juge et celle de celui qu’il a en face. C’est parce que l’autre est fragile, incomplet, imparfait, et que moi-même

D

je suis incomplet et imparfait, que je peux le juger. Je le répète sans cesse en école de magistrature : lorsqu’on juge l’autre, on se juge soi-même. Être humain, lorsqu’on est juge, c’est voir l’autre à travers ses propres manquements et non à travers une norme absolue et universelle du droit. Bien sûr, je n’ai pas toujours été à la hauteur de cet idéal ! Je ne repense jamais sans malaise à une scène que j’ai vécue lorsque j’étais jeune juge à Béthune et que je raconte à la fin de mon livre. Un homme frappait sa femme au ventre, alors qu’elle était enceinte. Elle ne portait pas plainte, mais il représentait pour elle un danger. Ce jour-là, je n’avais pas de policier disponible. J’ai pris l’homme dans mon bureau et je lui ai fait la leçon.

Non, c’est plus que cela, je l’ai manipulé, je suis entré dans sa tête, j’ai rédigé l’ordonnance d’incarcération et l’ai convaincu de se rendre lui-même à la prison sans être accompagné. Il a quitté mon bureau. Une heure plus tard, il était en prison. En agissant ainsi, je lui ai volé sa colère, je voulais qu’il reconnaisse ma décision comme étant la sienne. En somme, je me suis défaussé sur lui de la violence inhérente à l’acte de juger. Quand vous prononcez une peine, il faut regarder l’autre dans les yeux et assumer que vous le faites souffrir. Aujourd’hui, il y a un productivisme de la justice qui rend difficile l’exercice du métier. Nous sommes amenés à réfléchir en termes de gestion des stocks, des masses de dossiers. L’usage de la visioconférence se généralise, on juge de plus en plus souvent des personnes qui n’ont pas comparu en chair et en os. Quand j’étais juge d’application des peines, il y a longtemps, je ne prenais jamais une décision sans passer au moins une demi-heure en face-à-face avec la personne. Maintenant, beaucoup de décisions sont prises sur dossier et envoyées par e-mail. Pour les divorces, on a supprimé l’obligation d’une audience de conciliation, qui est la rencontre des couples avec le juge. Par ailleurs, la surpopulation carcérale a conduit à multiplier les aménagements de peine. Ils sont utiles, mais cela ne va pas sans effet pervers : le juge prononce des peines graves en sachant qu’elles ne seront pas suivies d’effet – l’actualité en a donné un exemple frappant avec la condamnation de Nicolas Sarkozy à un an de prison ferme. La règle tacite, aujourd’hui, c’est qu’en dessous de deux ans de prison ferme, il y aura aménagement. Cela vide les mots de leur sens. Je pense qu’on devrait plutôt prononcer des peines cadres du type : “une peine privative de liberté pouvant aller jusqu’à un an de prison ferme”. Le droit, c’est de l’humanité mais aussi du langage. Et il convient que le langage et la réalité soient en adéquation. Au fil de ma carrière commencée en 1989, j’ai conservé toutes mes colères. Souvent, je sors des audiences en proie à un sentiment de révolte, contre la misère, contre le malheur. J’espère que c’est plutôt bon signe. »

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Dossier

FAUT-IL TOUJOURS VISER L’UTILE ?


Alors que les circonstances invitent à rationaliser nos rencontres, que reste-il de l’amour et de la sexualité ? Est-il vrai que les critères de l’utilité s’y appliquent, aujourd’hui plus que jamais, grâce aux réseaux et aux applications, au risque de nous débarrasser définitivement de toute passion ? Par Cédric Enjalbert

JOINDRE L’UTILE

© Brooke DiDonato/Agence Vu

À L’AGRÉABLE l est 21 heures, et j’ai une touche sur les réseaux. Je m’arrange un peu et m’apprête à sortir. Mais encore faut-il braver le couvrefeu et risquer 135 euros d’amende. J’y pense et je me dégonfle. Je crains que la rencontre, possiblement décevante, ne couvre pas l’investissement de temps et d’énergie déployé pour conclure. J’en reste là, devant Netflix. Rarement l’amour aura été moins enfant de bohème que cette année, où chaque geste aura coûté, pesant le bénéfice et le risque d’une rencontre. L’amour n’a en fait jamais échappé à cette arithmétique. Mais la suspension de la sociabilité ordinaire et les contraintes extraordinaires ont mis en lumière ces comptes habituellement plus discrets. Faute de soirées amicales et de verres au bar, les applications de rencontre auront

été une planche de salut, pour les célibataires notamment. Ce qui mène à une question : en matière de sexualité et d’amour, quelle place faire aux rapports utilitaires ? Dans ce domaine pulsionnel où l’irrationnel est roi, ne cherchons-nous pas aussi à maximiser notre intérêt ? Selon quel calcul et avec quel degré de rationalité ?

SÉDUIRE, C’EST INVESTIR ?

Pour trouver un début de réponse à cette question, je me tourne vers le philosophe François De Smet, auteur d’Éros capital. Les lois du marché amoureux (Flammarion, 2019). Selon lui, le calcul est inhérent à la rencontre et n’a pas attendu la rationalité contemporaine pour se concrétiser. Au contraire, il est aujourd’hui travesti par un

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Dossier

FAUT-IL TOUJOURS VISER L’UTILE ?

MICHAEL SANDEL Philosophe américain, il est professeur à Harvard. Son cours filmé, disponible en ligne sur justiceharvard.org, « Justice: What’s the Right Thing to Do? » et décliné en livre dans Justice (Albin Michel, 2016), lui a valu un succès mondial. Après Ce que l’argent ne saurait acheter (Seuil, 2014), il vient de faire paraître La Tyrannie du mérite (Albin Michel, 2021), où il propose une nouvelle idée de la justice fondée sur les contributions de chacun au bien commun.

PETER SINGER Philosophe australien, il est professeur à l’université Charles-Sturt, à Melbourne, et à Princeton (États-Unis). Son engagement au service de la cause et du droit des animaux, formulé dans La Libération animale (Grasset, 1975) est mondialement reconnu. S’inscrivant dans la tradition de l’utilitarisme, il propose dans L’Altruisme efficace (Les Arènes, 2015) un nouveau chemin pour faire le bien, qui doit permettre, grâce à un calcul de l’utilité, de sauver le plus de vies possible.


MICHAEL SANDEL PETER SINGER

COMMENT (BIEN) FAIRE

LE BIEN ?

Ce sont deux des plus grandes voix de l’éthique contemporaine. Michael Sandel, dont les leçons sur la justice ont fait le tour du monde, fonde la morale sur un socle de valeurs qui échappent à la logique du marché. Peter Singer, lui, s’est imposé comme le grand défenseur de l’utilitarisme, qui vise à maximiser, grâce au calcul, le bien-être collectif. S’appuyant sur de passionnantes expériences de pensée, ils nous initient à deux conceptions diamétralement opposées de la vie bonne.

© Alletta Vaandering ; Édouard Caupeil/Pasco&co pour PM.

Propos recueillis et traduits par Martin Legros

PETER SINGER : Je suis un utilitariste. Pour moi, une action est bonne si ses conséquences augmentent le plaisir du plus grand nombre ou réduisent la souffrance de ceux qui en sont affectés. Et je suis convaincu que l’utilité est la fin unique et ultime de la vie. MICHAEL SANDEL : Je ne pense pas qu’il soit possible de réduire tous les biens dont nous nous soucions à une valeur unique qui serait l’utilité. Il y a une pluralité de biens moraux. Dans certaines situations, il s’agit de savoir quelle est l’utilité du bien que l’on poursuit ; dans d’autres, ce qui compte est d’assurer la dignité, l’honneur ou le respect ;

dans d’autres encore, de s’intéresser au caractère de la personne, à son courage ou à sa lâcheté. La variété de ces critères moraux est précieuse. Et ce serait une erreur de vouloir tout réduire au calcul de l’utilité. P. S. : Si je suis prêt à ramener tous les biens moraux à l’échelle de l’utilité, cela ne veut pas dire qu’au quotidien, il faille toujours viser l’utile. Il est possible que si l’on recommande aux gens de n’avoir que l’utile en tête, ils soient enclins à faire des erreurs. Calculer les meilleures conséquences, en principe, c’est toujours possible, mais si l’on essaie de faire ce calcul au milieu de la vie de tous les

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Les rencontres mettent au jour dans la vie des possibilités, qui, sans elles, se seraient assoupies P. 80

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Cheminer dans les idées SERGEY GORSHKOV

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© Alberto Ramella/Rosebud2

Idées

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LUCE IRIGARAY

Elle est l’une des grandes figures du féminisme et une penseuse influente pour toute une génération. Moins connue en France qu’à l’étranger, où elle a fait carrière, la philosophe Luce Irigaray n’a cessé de réfléchir à la coexistence entre hommes et femmes. Elle retrace une vie consacrée à penser l’agencement de nos différences. Propos recueillis par Octave Larmagnac-Matheron

« Le désir naît d’une différence plus que d’une similarité »

V

ous n’avez peut-être jamais entendu son nom. Luce Irigaray, 88 ans, a pourtant été – entre bien d’autres choses – l’une des féministes les plus marquantes et les plus singulières des mouvements de libération des années 1970, avant d’être mise au ban, marginalisée, exclue de l’espace intellectuel francophone. En cause : la publication de sa thèse, Speculum, une critique radicale du traitement du féminin dans la psychanalyse et une déconstruction des « fondements mêmes de notre culture ». Cette dernière se serait édifiée autour de l’idée d’un « sujet neutre ». Fiction, réplique Luce Irigaray : la réalité du vivant, c’est la différence sexuée. Le deux plutôt que l’un. L’homme et la femme n’ont pas la même subjectivité. Le méconnaître revient à reconduire notre volonté de dominer la nature. Le scandale, immédiat, est à la hauteur du succès de librairie : Irigaray est chassée de l’université de Vincennes et de l’École freudienne de Paris, et bientôt privée de publication. Déjà exilée de sa Belgique natale, et de ses origines minières, pour venir étudier la psychanalyse à Paris, la jeune femme est rejetée intellectuellement de son pays d’accueil. Sa pensée trouve alors refuge à l’étranger : en Italie, notamment, où elle collabore avec le parti communiste pendant des années, et aux États-Unis, où elle devient une référence fondamentale pour les études de genre et la pensée féministe. Elle se rend souvent dans ce pays, avant d’arrêter de prendre l’avion. Une conviction écologique forte, par « respect pour la nature », qui est au cœur de son approche différentialiste du genre et qui l’a « toujours accueillie, jamais exclue », lorsque les portes se fermaient. Discrète sur sa vie, réticente à revenir sur les polémiques qui l’ont marquée, elle s’efforce inlassablement d’« apporter des éléments positifs pour le présent et le futur » plutôt que de ressasser le négatif. Tour d’horizon d’une pensée, que nous avons explorée pendant plusieurs semaines à coups d’échanges téléphoniques, de conversations épistolaires et de rencontres face à face.

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© Illustration : Jules Julien pour PM ; photo-droits d’inspiration : © Hannah ASSOULINE/Opale ; Bridgeman Images/Leemage.


Idées

LE CLASSIQUE SUBJECTIF

JEAN-JACQUES ROUSSEAU VU PAR CLOTILDE LEGUIL

« Rousseau pense à la fois le “nous” et le “je” » CLOTILDE LEGUIL

© Hannah ASSOULINE/Opale

Philosophe et psychanalyste, elle a signé plusieurs essais où elle explore notamment les questions d’identité : Les Amoureuses. Voyage au bout de la féminité (Seuil, 2009), L’Être et le Genre. Homme/femme après Lacan (PUF, 2015), « Je », une traversée des identités (PUF, 2018). Elle vient de faire paraître Céder n’est pas consentir. Une approche clinique et politique du consentement (PUF, 2021).

La pandémie vous angoisse ? Et si, plutôt que d’entrer « en thérapie », vous vous plongiez dans l’œuvre de Rousseau ? Pour la psychanalyste Clotilde Leguil, le grand auteur des Lumières est en effet le premier, bien avant Freud, à percevoir un « malaise dans la civilisation ».

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STOÏCISME MARC AURÈLE • ÉPICTÈTE • SÉNÈQUE

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Photomontage philosophie magazine - © Peter Cade / Getty images - © Bridgemanimages

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Une plongée dans l’œuvre d’Agatha Christie, une réflexion sur le poison lent des secrets de famille

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Ne peut être vendu séparément. Photo-droits d’inspiration : © Everett/CS/Rue des Archives ; illustration : William L.

FAUT-IL TOUJOURS VISER L’UTILE ?

CAHIER CENTRAL

(extraits)

JOHN STUART MILL L’Utilitarisme


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