#150 juin 2021

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MENSUEL N° 150 JUIN 2021

I O U Q R U PO ON S’ÉNERVE ?

DIALOGUE

AGNÈS JAOUI ET RAPHAËL ENTHOVEN

UN STOÏCIEN DANS L’ENFER DE LA GUERRE DU VIETNAM

JAMES BOND STOCKDALE

ENQUÊTE SUR LA VIE EXTRATERRESTRE

« ALBERT CAMUS M’A SAUVÉ LA VIE »

PAR MARYLIN MAESO


STOÏCISME MARC AURÈLE • ÉPICTÈTE • SÉNÈQUE

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Photomontage philosophie magazine - © Peter Cade / Getty images - © Bridgemanimages

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ÉDITO

L’œil de

Berberian Par Alexandre Lacroix Directeur de la rédaction

L’énergie paradoxale de la fatigue ême si le sommeil serait assurément le remède le plus efficace, il existe plusieurs manières de lutter contre la fatigue. La première consiste à la localiser, et par là même à la circonscrire. Il est rare, en effet, que la fatigue enveloppe le corps, qu’elle le saisisse d’un bloc ; elle se ressentira plus précisément au niveau des yeux qui brûlent, des paupières qui tendent à se fermer, ou encore de la gorge qui réprime des bâillements. Il arrive aussi qu’elle se traduise par un mal de crâne ou des jambes lourdes. Mais pourquoi n’abandonneriez-vous pas vos yeux ou votre crâne à leur lassitude, en vous détachant d’eux, en comptant sur le soutien indéfectible du reste de votre organisme qui continue à fonctionner normalement ? N’est-il pas possible d’ignorer la partie de vous-même qui aspire au repos et de poursuivre tranquillement votre journée sans elle ? C’est ce qu’on pourrait appeler la stratégie du contournement. Une autre façon de lutter contre la fatigue, moins souple, plus agressive, consiste à mobiliser une sorte de doublure de votre personne qui, dans ces cas-là, devient presque tangible, c’est-à-dire à vous en remettre à votre système nerveux. Qu’importe si votre respiration est courte, si vos membres pèsent, il existe, vous le sentez alors sans aucun doute possible, un autre circuit de l’énergie en vous que celui du souffle et du sang, et qui dépend tout entier d’influx nerveux dont vous avez la maîtrise, que votre volonté peut stimuler. C’est ce qui s’appelle tenir sur les nerfs : lorsqu’on est ainsi engagé dans l’action, on n’est peut-être pas loin de faire l’expérience du corps sans organes longuement évoqué par Gilles Deleuze dans Logique du sens. Le schizophrène, tel que le décrit Deleuze, est parcouru de fêlures, il perçoit son propre corps comme morcelé et, dans cette perte d’unité qui est aussi un effacement de son identité, il est traversé par des inspirations venues du dehors, par des ondes divines ou cosmiques ; le fatigué contemporain n’est sans doute pas à ce point atteint, et pourtant, son corps est un peu comme la tour Eiffel, une dentelle de nerfs, un simple câblage qui lui permet d’oublier qu’il a un estomac ou des viscères, des fibres musculaires ou de la peau, et de faire preuve d’une résistance quasi mécanique. Cette stratégie va au-delà de la simple négation de la fatigue. Elle procède d’un effort de conversion de l’épuisement extrême en un état de vigilance exacerbée. En plein jour, une flamme de briquet se distingue à peine ; elle rayonnera comme un brasier au cœur de la nuit – ainsi en va-t-il des dernières énergies que nous brûlons, dans cette tentative de conversion, lorsque nous sommes très fatigués. Cependant, cette conversion a un prix : elle ne se solde pas nécessairement par un effondrement, qui consisterait en l’occurrence en un endormissement soudain, mais, au contraire, dans bien des cas, par de fulgurantes décharges de nervosité. Pourquoi on s’énerve si souvent dans la vie contemporaine ? Il y aurait sans doute des réponses sociologiques ou même morales à donner, mais une explication plausible est probablement celle-ci : parce qu’on est à bout de forces. L’énervement n’est rien d’autre que la manifestation de l’énergie paradoxale du fatigué.

© Serge Picard pour PM ; illustration : Charles Berberian pour PM.

M

N’hésitez pas à nous transmettre vos remarques sur

reaction@philomag.com

Philosophie magazine n° 150 JUIN 2021

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P. 64 Il vient de signer une surprenante pièce de théâtre, L’École des dames, en alexandrins ! Ses chroniques matinales sur l’antenne d’Europe 1, dans lesquelles il s’en prenait librement aux tenants de la politique identitaire ou à La France insoumise, ont fourni la matière première des deux tomes de ses Morales provisoires, et son roman autobiographique Le Temps gagné a défrayé la dernière rentrée littéraire. Il sait donc jouer de l’énervement avec une science subtile et s’en explique dans son échange avec Agnès Jaoui.

ELSA GODART

P. 46 Elle enseigne l’éthique médicale à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, à Paris, et est à l’origine du diplôme universitaire Éthique et Numérique de l’université Paris-Est-Créteil. Philosophe et psychanalyste, elle a notamment signé une Éthique de la sincérité, ainsi qu’une ambitieuse réflexion sur le sujet contemporain, Métamorphoses des subjectivités. C’est en toute sincérité qu’elle nous con­ fie ses énervements de mère.

AGNÈS JAOUI

P. 64 Qu’elle soit scénariste, réalisatrice ou comédienne, elle n’a cessé de représenter la lutte des classes et les préjugés, comme dans Le Goût des autres, césar du meilleur film en 2001, ou plus récemment Place publique. Elle est aussi membre active du Collectif 50/50, association visant à promouvoir l’égalité homme/femme et la diversité dans le cinéma. Absente des réseaux sociaux, elle observe avec distance la comédie sociale et débat de Twitter et du féminisme avec Raphaël Enthoven.

GLORIA ORIGGI

P. 48 Formée à l’université de Milan, cette philosophe est chercheuse à l’Institut Jean-Nicod, à Paris, et s’intéresse aux émotions ayant une portée sociale et politique. Elle a publié La Réputation. Qui dit quoi de qui, Qu’est-ce que la confiance ? et a dirigé un ouvrage sur Les Passions sociales. Elle analyse la frustration et l’impatience, passions de notre siècle.

MARYLIN MAESO

P. 72 Cette professeure de philosophie au lycée est l’autrice des Con­ spirateurs du silence, qui traite de la propagation des théories du complot et de l’intolérance en ligne, ainsi que des Lents Demains qui chantent, contre l’utopie du « monde d’après ». Mais c’est en temps que spécialiste d’Albert Camus, à qui elle a récemment consacré un abécédaire, qu’elle intervient dans notre numéro, redonnant toute son actualité au mythe de Sisyphe.

ALBERT MOUKHEIBER

P. 54 Ce d octeur en neurosciences cognitives a travaillé dix ans à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, à Paris, sur les troubles anxieux et la résilience, avant d’enseigner à l’université Paris-8. Il a publié un essai de vulgarisation, Votre cerveau vous joue des tours, qui fait le point sur nos biais cognitifs et montre comment les infox et les stratégies de manipulation en usent. Pour notre dossier, il décrit ce qui s’opère en nous lorsqu’on s’énerve.

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Diffusion : MLP Contact pour les réassorts diffuseurs : À Juste Titres, 04 88 15 12 42, Julien Tessier, j.tessier@ajustetitres.fr RÉDACTION redaction@philomag.com Directeur de la rédaction : Alexandre Lacroix Rédacteurs en chef : Martin Legros, Michel Eltchaninoff Rédacteurs en chef adjoints : Cédric Enjalbert, Catherine Portevin Conseiller de la rédaction : Sven Ortoli Cheffe de rubrique : Victorine de Oliveira Rédacteurs : Nicolas Gastineau, Octave Larmagnac-Matheron, Ariane Nicolas Secrétaires de rédaction : Noël Foiry, Marie-Gabrielle Houriez Création graphique : William Londiche / da@philomag.com Graphiste : Alexandrine Leclère Responsable photo : Stéphane Ternon Rédactrice photo : Miriam Rousseau Webmaster : Cyril Druesne Ont participé à ce numéro : Adrien Barton, Charles Berberian, Pascal Chabot, Paul Coulbois, Clara Degiovanni, Martin Duru, Jack Fereday, Sylvain Fesson, Philippe Garnier, Gaëtan Goron, Jules Julien, Frédéric Manzini, Catherine Meurisse, François Morel, Tobie Nathan, Charles Pépin, Charles Perragin, Serge Picard, Alain Pilon, Claude Ponti, Oriane Safré-Proust, Séverine Scaglia, Isabelle Sorente, Nicolas Tenaillon, Mathieu Zazzo ADMINISTRATION Directeur de la publication : Fabrice Gerschel Responsable administrative : Sophie Gamot-Darmon Responsable abonnements : Léa Cuenin Fabrication : Rivages Impression : Maury imprimeur, Z.I., 45300 Manchecourt Commission paritaire : 0521 D 88041 ISSN : 1951-1787 Dépôt légal : à parution Imprimé en France/Printed in France / Philosophie magazine est édité par Philo Éditions, SAS au capital de 340 200 euros, RCS Paris B 483 580 015 Siège social : 10, rue Ballu, 75009 Paris Président, actionnaire majoritaire : Fabrice Gerschel RELATIONS PRESSE Canetti Conseil, 01 42 04 21 00 Françoise Canetti, francoise.canetti@canetti.com PUBLICITÉ/PARTENARIATS Audrey Pilaire, 01 71 18 16 08, apilaire@philomag.com MENSUEL N° 150 - JUIN 2021 Couverture : illustration © William Londiche ; © Mathieu Zazzo pour PM (montage) ; Rue des Archives.

Origine du papier : Italie. Taux de fibres recyclées : 0 %. Tous les papiers que nous utilisons dans ce magazine sont issus de forêts gérées durablement et labellisés 100 % PEFC. Le taux majoritaire indiqué Ptot est de 0,009.

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La rédaction n’est pas responsable des textes et documents qui lui sont envoyés. Ils ne seront pas rendus à leurs propriétaires.

© Mathieu Zazzo pour PM ; Mathieu Zazzo pour PM ; Vincent Muller/Opale via Leemage ; Olivier Roller/Divergence ; Hannah Assouline/Opale via Leemage ; Serge Picard/Agence VU.

RAPHAËL ENTHOVEN

ILS ONT PARTICIPÉ À CE NUMÉRO

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01 Méthodologie La problématique : c’est une question que l’on élabore en introduction pour reformuler plus clairement le sujet de la dissertation ou orienter l’explication de texte. Elle doit rester assez ouverte, car on déroule tout son raisonnement à partir d’elle. Enfin, on y répond en conclusion. C’est le fil rouge d’une copie !

02 Citation

03 Notion

“Connais-toi toi-même.”

LE BONHEUR

Cette célèbre phrase, inscrite sur le temple de Delphes, a été reprise par Socrate. Mais que veut-elle dire exactement ?

Le bonheur est-il le but de la vie ? Peut-on être heureux sans être libre ? Cette notion ne se définit pas seule : le bonheur dépend de nos expériences, de nos désirs et peut-être aussi de la vertu... Voici trois auteurs qui s’opposent sur la question : Aristote, Epicure et Bentham.

La rédaction de Philosophie magazine se mobilise pour vos révisions : Citations, notions, corrigés, méthodologie... et retrouvez les corrigés de l’épreuve le jour J Pour ne rien rater, abonnez-vous à notre page Instagram @bacphilomag www.philomag.com/bac-philo Abonnement à partir de 1€ le premier mois


Don Delillo Dépannage SARL p. 83

Au milieu de notre embouteillage d’idées ce mois-ci

Sisyphe heureuse en mode télétravail p. 72

Jeune cadre sur le point de louper le bus pour aller s’acheter un tapis de méditation p. 22

Couple débattant d’une vérité indiscutable

Bière apaisant (enfin) la soif de sociabilité

p. 80

p. 19

Jeune optimiste cherchant à recueillir un caillou qu’a laissé tomber un passager de la soucoupe volante ’Oumuamua p. 36

Quidam surveillant l’état de sa réputation p. 79

Poubelle remplie de tracts pour la prochaine Fête des voisins

p. 64

Tête de fer fonçant sur son bolide stoïcien p. 28

Livreur certifié de MDMA thérapeutique p. 42

Extraterrestre mal garé p. 40

Chanteur de rock puni pour son amour de la famille p. 98

Roquet testé par son psychologue à l’occasion d’une immersion en milieu urbain p. 54


SOMMAIRE P. 3 Édito

P. 8 Questions à Charles Pépin

P. 9 Question d’enfant à Claude Ponti P. 10 Courrier des lecteurs

DOSSIER Pourquoi on s’énerve ? P. 46 Les philosophes se fâchent.

Déchiffrer l’actualité P. 12 TÉLESCOPAGE P. 14 REPÉRAGES

P. 16 PERSPECTIVES

Joe Biden sonne la fin de la théorie économique du ruissellement / Dogecoin, la vraie-fausse cryptomonnaie / Généalogie du concept de responsabilité pénale / Réouverture des cafés : le goût de la première gorgée de bière et des possibles par Pascal Chabot P. 20 AU FIL D’UNE IDÉE Les fossiles P. 22 ETHNOMYTHOLOGIES par Tobie Nathan

Prendre la tangente P. 28 RÉCIT

James Bond Stockdale, militaire stoïcien pendant la guerre du Vietnam P. 36 ENQUÊTE Les extraterrestres existent-ils ? Avec le point de vue d’Étienne Klein P. 42 MOTIFS CACHÉS par Isabelle Sorente

Georg Simmel en train de déménager pour un charmant coin de verdure

Avec Elsa Godart, Maxime Rovere, Gloria Origgi et Yves Citton P. 50 Un mal de civilisation P. 52 Tristan Garcia : la vie numérique, un énervement à basse intensité ? P. 54 L’éclairage des neurosciences P. 58 Schopenhauer, philosophe de (sale) caractère P. 60 Zizanie dans les transports P. 64 De l’art de discuter sans (presque) se disputer. Dialogue entre Agnès Jaoui et Raphaël Enthoven Cahier central Agrafé entre les pages 50 et 51, notre supplément : extraits des Grandes Villes et la Vie de l’esprit, de Georg Simmel

Cheminer avec les idées P. 72 LE CLASSIQUE SUBJECTIF

Albert Camus vu par Marylin Maeso P. 78 BOÎTE À OUTILS Divergences / Sprint / Intraduisible / Strates P. 80 BACK PHILO

Livres

Cahier central

P. 82 ESSAI DU MOIS

La Fontaine / Michel Serres

Jeune et fougueux auteur du Monde comme volonté et comme circulation

P. 83 ROMAN DU MOIS

Le Silence / Don DeLillo

P. 84 CARREFOUR

p. 58

Pluralités des êtres et des mondes

P. 86 Nos choix

P. 90 Notre sélection culturelle P. 92 OH ! LA BELLE VIE

par François Morel

Adepte de la théorie du ruissellement fournissant aimablement du travail aux employés de la voirie

Illustration : © Paul Coulbois

P. 94 Jeux Ce numéro comprend en cahier central un encart rédactionnel (agrafé entre les pages 50 et 51) de 16 pages complétant notre dossier « Pourquoi on s’énerve ? », constitué d’une présentation et d’extraits du livre Les Grandes Villes et la Vie de l’esprit, de Georg Simmel.

P. 96 Humaine, trop humaine

par Catherine Meurisse

P. 98 QUESTIONNAIRE DE SOCRATE

Feu ! Chatterton

PHILOSOPHIE MAGAZINE N° 151 PARAÎTRA LE 8 JUILLET 2021

p. 16

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TÉLESCOPAGE TÉLESCOPAGE

NEW DELHI, INDE Le 29 avril 2021

Un homme court pour échapper à la chaleur des bûchers funéraires dressés pour les victimes du Covid-19, dans un crématorium en banlieue de la capitale indienne.

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Philosophie magazine n° 150 JUIN 2021


Déchiffrer l’actualité GASTON BACHELARD / La Psychanalyse du feu

© Amit Sharma/AP/SIPA

Si tout ce qui change lentement s’explique par la vie, tout ce qui change vite s’explique par le feu

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C’est moi et moi seul qui décide de ma propre destruction et de ma propre délivrance P. 31

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Prendre la tangente E V E N I N G S U N , 2 0 1 8 , S É R I E « S P É C U L A I R E » EDOUARD TAUFENBACH

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Tangente

RÉCIT

JAMES BOND STOCKDALE

VOYAGE D’UN STOÏCIEN AU BOUT DE L’ENFER Ce pilote de l’US Navy est resté prisonnier au Nord-Vietnam pendant sept ans et demi, de 1965 à 1972. Pour résister à l’enfermement, aux humiliations et aux tortures, James Bond Stockdale a fait appel à un étonnant kit de survie : le Manuel du penseur antique Épictète. Récit d’une existence marquée par la guerre, la mort et la philosophie. Par Martin Duru

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Stockdale termine sa carrière militaire comme vice-amiral. Il est l’un des officiers les plus décorés de l’histoire de l’US Navy.

© Kim Komenich/The LIFE Images Collection via Getty Images ; United States Naval Institute ; David Hume Kennerly/Getty Images.

Stockdale, juste après avoir été capturé par les NordVietnamiens le 9 septembre 1965.

Soldats américains incarcérés au début des années 1970 dans la prison de Hòa Lò, au centre de Hanoï, surnommée « Hanoï Hilton ».


Tangente

ENQUÊTE

CROIRE AUX EXTRATERRESTRES

UN PARI PASCALIEN ? L’idée a beau faire sourire, on la retrouve au cinéma, dans les médias, au cours d’une discussion... Mais qu’implique le fait de croire – ou pas – à la possibilité d’une vie intelligente extraterrestre ? Entre le scepticisme des uns et la ferveur des autres, les enjeux philosophiques sont de taille.

© SPL / sciencephoto.fr

Par Jack Fereday

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E n 1584, l’idée d’une infinité de mondes comme le nôtre dans un univers infini passait encore ; mais de là à soutenir que la gloire de Dieu y était forcément célébrée aussi, la Terre et ses habitants offrant une cour bien trop modeste pour un si grand souverain, c’était jouer avec le feu – et ce au sens propre, pour le frère dominicain Giordano Bruno, auteur cette année-là de De l’infini, de l’univers et des mondes et qui sera condamné au bûcher par l’Église pour sa cosmologie jugée blasphématoire. Le Vatican a depuis revu sa copie, se disant non seulement ouvert à l’existence d’extraterrestres mais – fidèle au poste ! – aussi prêt à les baptiser s’il le faut... Cependant, ailleurs, la controverse continue, avec, d’un côté, des autorités politiques et scientifiques gardiennes d’une incrédulité orthodoxe et, de l’autre – dans le rôle des hérétiques d’antan –, quelques chercheurs rebelles du mouvement dit « Seti » (Search for Extraterrestrial Intelligence, « recherche de l’intelligence extraterrestre »). Trente ans après l’annulation d’un projet similaire de la Nasa par le Congrès américain, ces derniers continuent, en effet, de sonder l’espace, désormais aidés par des investisseurs privés, dans l’espoir de détecter des ondes radio ou autres « technosignatures » pouvant émaner d’une autre civilisation. Ainsi, le projet Breakthrough Listen, lancé en 2015 par le milliardaire israélo-russe Iouri Milner, a permis de mettre « sur écoute » des milliers d’étoiles et d’exoplanètes. Mais même avec un fonds de 80 millions d’euros, le plus ambitieux à ce jour, l’effort reste malgré tout marginal lorsqu’on le compare aux autres projets scientifiques d’envergure, comme le Grand collisionneur de hadrons, accélérateur de particules situé sous la frontière franco-­ suisse, auquel nos États consacrent plusieurs

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Dossier

L'ESPRIT EUROPÉEN

I O U Q R U PO ON S’ÉNERVE ? 44

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PARCOURS DE CE DOSSIER Dans un monde idéal, l’épisode de la pandémie et des confinements successifs aurait dû nous servir à prendre du recul, à gagner en sérénité. Et pourtant… ne sentez-vous pas comme une tension dans l’air ambiant ? N’a-t-on pas l’impression, dans la rue ou sur les réseaux sociaux, que les gens ont envie d’en découdre ? Le télétravail et la raréfaction de la vie sociale n’ont-ils pas rendu les rapports humains moins fluides, voire carrément survoltés ?

P. 46

Que ce soit leurs enfants ou la technologie qui les mettent en boule, les philosophes Elsa Godart, Maxime Rovere, Gloria Origgi et Yves Citton racontent qu’ils s’énervent comme tout le monde !

P. 50

Pourtant, dans l’histoire de la philosophie, c’est la colère qui a ses lettres de noblesse. La colère de Dieu, celle d’Achille sont des passions nobles… Que nous révèle l’énervement sur notre civilisation ?

P. 52

Peut-être cela : qu’elle carbure à l’électricité et à la fatigue, comme le démontre le philosophe Tristan Garcia.

P. 58

S’il y a bien un philosophe qui a perdu son sang-froid, c’est Arthur Schopenhauer, qui a précipité sa voisine dans les escaliers et a dû lui payer une pension à vie. Folie ou aboutissement logique de son système, fondé sur la volonté ?

P. 60

Quelques journées en immersion dans le métro ou à essayer de traverser des pistes cyclables ont permis à notre journaliste Michel Eltchaninoff d’écrire un reportage informé sur la rage des transports.

P. 64

P. 54

Illustration : © William L

Pour en savoir plus sur les mécanismes de l’énervement, nous sommes allés à la rencontre des chercheurs en neurosciences Catherine Belzung, Olivier Koenig et Albert Moukheiber. Bizarrement, ils nous disent que s’énerver ne sert à rien – au moins du point de vue physiologique !

Ils ont de l’estime mutuelle, et pourtant… ils ont failli s’énerver ! Tel est le tour étonnant qu’a pris notre dialogue entre la réalisatrice et comédienne Agnès Jaoui et le philosophe Raphaël Enthoven, qui divise la Twittosphère.

Vous souhaitez réagir à un article ? Faites-nous part de vos impressions et de vos réflexions en nous écrivant à

reaction@philomag.com

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Dossier

POURQUOI ON S’ÉNERVE ?

CE QU

I NOUS TAPE S E Y L R STÈ SU M

Comment faire la radiographie de l’énervement ? Pour le savoir, nous avons interrogé des spécialistes des neurosciences et de la psychologie, et cette émotion apparaît moins mécanique qu’on pourrait le penser. Par Catherine Portevin

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E


’ai pété les plombs, tu as fait un courtcircuit, il a disjoncté, il y a de l’électricité dans l’air… On a beau chercher, on ne trouve pas de métaphore plus appropriée pour décrire l’énervement que celle du courant électrique. Mais si le vrai colérique explose telle une bombe ou implose comme un vieux téléviseur, l’énervé serait plutôt monté sur courant continu, infatigable comme le lapin d’une célèbre marque de piles tapant sur son tambour. On l’allume, il réagit au quart de tour tel un moteur à réaction ; l’irritable se voit en grenouille agitant la patte si on lui en excite le nerf sur la table de dissection. Pile, lapin, moteur, grenouille : nous voilà réellement animal-machine. Envisagé ainsi, l’énervement semble la plus primaire des émotions, tout entière activée par des réseaux neuronaux.

CECI N’EST PAS UNE ÉMOTION

© iStockphoto

© Florence Levillain/Signatures

J Première surprise : les spécialistes du « cerveau émotionnel » ont autant de mal que les philosophes à définir le phénomène de

l’énervement. Comme tout un chacun, ils l’associent à la colère, ils étudient les conditions de l’agressivité, les effets du stress, les tempéraments irritables, l’hyperactivité… « Certes, il existe des expériences de stimulation de certaines aires du cerveau, responsables de nos comportements, explique la neurobiologiste Catherine Belzung, chercheuse à l’Inserm (université de Tours) et spécialiste de la biologie des émotions. L’expérimentateur va stimuler en laboratoire l’hypothalamus d’une souris, et celle-ci devient furieuse, déchire tout ce qu’elle voit et s’agite en tous sens ; on pourrait dire qu’elle s’énerve. Dès que l’on cesse la stimulation de cette région cérébrale, la souris redevient calme et placide. Cela donne l’impression qu’il y aurait dans le cerveau un bouton on/off responsable de l’agressivité, mais cela ne nous avance pas beaucoup ! Vouloir identifier des aires ou des réseaux cérébraux comme causalement impliqués dans l’énervement me semble inadéquat. On peut certes stimuler électriquement ma main pour qu’elle bouge mais pas pour qu’elle donne une gifle ! Il faut être très vigilant lorsqu’il s’agit d’interpréter les données du cerveau énervé ! » On a en effet vite fait de prendre les con­ séquences pour les causes et de con­fondre les causes et les raisons. Ces précautions posées, comment cependant les neurosciences éclairent-elles la compréhension de nos émotions et comment situer l’énervement parmi elles ? « L’énervement n’est pas une émotion en soi », nous détrompe Catherine Belzung. Elle distingue classiquement les émotions « primaires » et « secondaires ». La joie, la tristesse, la colère, la peur (auxquelles on ajoute souvent la surprise et le dégoût) sont primaires, parce qu’elles ont une base biologique par leur fonction adaptative : elles nous permettent d’évoluer et de survivre dans notre environnement (par exemple, la peur nous alerte et nous protège d’un danger) et sont présentes chez tous les humains (et sans doute d’autres vivants). En revanche, les émotions secondaires peuvent être spécifiques à certaines cultures : par exemple, la culpabilité, que l’on peut penser façonnée par une culture judéo-chrétienne. Néanmoins, cette partition est remise en cause : des travaux récents, croisés avec ceux de l’anthropologie, montrent que même les émotions primaires sont en partie socialement cons­ truites : la fonction et les valeurs attachées à la joie, la peur, la colère, la tristesse ne sont pas les mêmes dans toutes les cultures et influent sur leur expression ou leur inhibition, y compris cérébrale. Quoi qu’il en soit, nulle place particulière là-dedans pour l’énervement. Selon Catherine Belzung, il n’est ni défini culturellement ni non plus adaptatif, car « il n’améliore pas notre manière de faire face à l’environnement ».

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Dossier

POURQUOI ON S’ÉNERVE ?

Entre les bousculades, les retards pour une panne de signalisation, le vélo qui manque de vous renverser ou celui qui vous grille la priorité, les transports urbains sont souvent un enfer. Mais que se joue-t-il en nous lors de nos déplacements sur et sous terre ? Enquête. Par Michel Eltchaninoff

E I N A Z I Z DANS O R T É M LE 60

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© Robert Deyrail/Gamma-Rapho

V

ers 8 heures, ce matin-là, leur chorégraphie est parfaite. Sur le quai, des hommes et des femmes en gilet orange se tiennent à côté des portières de la rame en station, puis se placent, les bras écartés, devant les vitres transparentes, tandis que les portes du wagon se referment. Ce sont les « pousseurs », pardon, les agents de la gestion du flux de la ligne la plus redoutée du métro parisien, la 13, à la station Place-de-Clichy. Tous ceux qui l’empruntent ont leur anecdote sur les bousculades homériques auxquelles ils ont pris part, sur la promiscuité une fois entrés dans le wagon, les coups de coudes, les pieds écrasés, l’ambiance sauna… Pourtant, aujourd’hui, il n’y a pas foule. « Ce n’est pas comme d’habitude »,

confirme un « pousseur », presque déçu. À cause du télé­travail, le trafic a presque diminué de moitié. Un autre « pousseur » me dit qu’il y avait tout de même beaucoup de monde vers 7h30. Je lui demande si les gens sont énervés. « Pas beaucoup, me répond-il, mais il y a quand même une personne sur dix ou vingt qui fait de la provocation et m’embête. » Parce qu’ils sont fatigués ? « Non, pour me tester. Je comprends quand ce sont des enfants, mais des adultes ! Ils ne vont rien faire de leur vie ceux-là », conclut-il avec une sérénité olympienne. Nous y voilà : les transports urbains con­ stituent – avec, peut-être, les guichets de la Poste – l’un des nœuds d’énervement privilégiés de la vie contemporaine. Qui peut affirmer

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Dossier

POURQUOI ON S’ÉNERVE ?

RAPHAËL ENTHOVEN Ancienne « voix » de la radio à France Culture et à Europe 1, il anime depuis 2007 l’émission Philosophie sur Arte. Philosophe, il écrit des livres de plus en plus narratifs, comme sa brillante adaptation en bande dessinée du Banquet de Platon (avec Coco, Les Échappés, 2019) ou son roman autobiographique Le Temps gagné (Éditions de L’Observatoire, 2020). Il vient de faire paraître une pièce en alexandrins, avec des dialogues souvent salés, prouesse stylistique oscillant entre le théâtre de boulevard et Molière, L’École des dames (Éditions de L’Observatoire).

AGNÈS JAOUI

Réalisatrice, scénariste, actrice et chanteuse, elle a une œuvre qui compte de nombreux succès publics et critiques, et mêle la critique sociale et la dérision. Elle a été récompensée par six césars, dont ceux de la meilleure actrice dans un second rôle et du meilleur film. Elle a formé un duo inoubliable avec Jean-Pierre Bacri, disparu le 18 janvier dernier, comme en témoignent Cuisine et Dépendances (1993), Un air de famille (1996), On connaît la chanson (1997), Le Goût des autres (2000), Au bout du conte (2013) ou Place publique (2018).

Elle a écrit, avec Jean-Pierre Bacri, quelques-uns des emportements les plus mémorables du cinéma français. Il sait susciter comme personne l’agacement de ses détracteurs sur les réseaux sociaux. Ces deux « experts » démontent la mécanique de l’énervement… jusqu’à s’y laisser prendre ! Propos recueillis par Alexandre Lacroix / Photos Mathieu Zazzo

DE L’ART R E T U C S I D DE (PRESQUE) SANS SE DIS PUTER 64

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qui la pratiquait. Mais c’est là un énervement noble, une indignation. L’indignation est souvent féconde. Cependant, il y a l’autre énervement, celui qui est intime, sur lequel on a peu de prise. Le métier de philosophe a ceci de particulier que, pour des raisons au demeurant obscures, on lui associe la sérénité. Cela produirait presque un effet pervers : quand vous avez fait de la philosophie votre métier, vous avez la recette pour ne pas vous énerver, et vous expérimentez au quotidien l’abîme entre ce qu’on sait et ce qu’on peut. A. J. : L’indignation est une source d’inspiration politique, et la rage, c’est au contraire une honte. R. E. : Ce qui est quand même fascinant avec la rage, c’est le décalage, parfois, entre la pauvreté de sa cause et l’ampleur des cata­ strophes auxquelles elle peut conduire. Emil Cioran prétendait que les « déboires administratifs » comptaient « parmi les motifs recevables de suicide ». Ce n’est pas une boutade. A. J. : Un film met cela en scène, Chute libre [1993], avec Michael Douglas. Le héros, un homme divorcé, est pris dans un gigantesque embouteillage à Los Angeles, par une journée de canicule. Il va sortir de sa voiture et s’en prendre à la terre entière, dans une pulsion de destruction effrénée… R. E. : J’adore ce film et, si l’on y songe, l’histoire n’est pas très éloignée de L’Étranger. Que nous raconte Albert Camus à propos de Meursault ? Qu’il est sur une plage, qu’il a chaud, qu’il est au bord du malaise. Une altercation a lieu et, quand un Arabe sort un couteau devant lui, il use de son revolver ; il tire presque pour se débarrasser de la chaleur, après avoir constaté qu’on ne fuyait pas le soleil en faisant un pas de côté. C’est le génie spécifique de la littérature : donner à voir qu’une cause infime peut vous ouvrir les portes de l’enfer. Et que la déraison n’est pas de perdre la tête mais de se donner des causes plus petites que leurs conséquences.

Quelle place occupe l’énervement dans vos existences ? AGNÈS JAOUI : Je distingue deux types d’énervement. Il y a un énervement intellectuel, qui m’est inspiré par des comportements, des scènes, des discours auxquels j’assiste, et qui est un moteur, qui me fait écrire. Et il y a un énervement davantage subi, qui m’apparaît comme presque physique ou

physiologique, et dont j’essaie de me débarrasser avec un insuccès grandissant. RAPHAËL ENTHOVEN : Je suis assez d’accord avec cette distinction. Quand j’étais enfant, ce que je ne supportais pas, c’était la mauvaise foi. J’avais tellement de mal à accepter son existence même que, pour ne pas m’emporter, je cherchais des excuses à celui

Agnès Jaoui, Place publique [2018], où l’on voit Jean-Pierre Bacri dans l’un de ses derniers rôles, ne s’ouvret-il pas sur une scène similaire ? A. J. : En effet ! L’action de Place publique se déroule dans une belle propriété, à la campagne, où se trouvent des présentateurs de la télé, des stars, un milieu parisien très favorisé. À côté habite un voisin agriculteur qui n’arrive pas à dormir à cause de leurs fêtes. Il est à bout. La première scène du film le montre, excédé, qui se dirige vers la soirée un fusil à la main, prêt à en découdre… Avec

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La démesure est un confort, toujours, et une carrière parfois P. 76

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Cheminer dans les idées ISSUE DE LA SÉRIE «TERMINAL MYSTERY» CHASE MIDDLETON

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© Illustration : Jules Julien pour PM ; photo-droits d’inspiration : © René Saint Paul/Rue des Archives ; Vincent Muller/Opale via Leemage.


Idées

LE CLASSIQUE SUBJECTIF

ALBERT CAMUS VU PAR MARYLIN MAESO

« Pour Camus, il existe une solidarité dans la solitude » MARYLIN MAESO

© Vincent Muller/Opale via Leemage

Professeure de philosophie, elle est l’autrice de deux essais, Les Conspirateurs du silence (2018) et Les Lents Demains qui chantent (2020), ainsi que d’un Abécédaire d’Albert Camus (2020), tous publiés aux éditions de L’Observatoire.

La rencontre avec Albert Camus a sauvé la vie de Marylin Maeso. Alors qu’adolescente, elle est hantée par la question du suicide, elle découvre en Camus un compagnon de solitude. Aujourd’hui, sa pensée, qui est tout sauf un juste milieu confortable, constitue un guide éthique pour mener dans la cité un débat réel où l’on refuse de « simplifier l’adversaire ».

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Ne peut être vendu séparément. Photo-droits d’inspiration : © Granger NYC/Rue des Archives ; illustration : William L.

POURQUOI ON S’ÉNERVE ?

CAHIER CENTRAL

GEORG SIMMEL Les Grandes Villes et la Vie de l’esprit (extraits)


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