L 17891 - 151 - F: 6,50 € - RD
MENSUEL N° 151 JUILLET/AOÛT 2021
L’étrange gravité du sexe Mensuel / France : Mensuel / France : 6,50 € Bel./Lux./Port. cont. : 6,50 € Suisse : 11 CHF Andorre : 6,20 € Allemagne : 6,90 € Canada : 11,50 $CA DOM : 8 € COM :1 000 XPF Maroc : 70 DH Tunisie 11,30 TND Espagne/Italie : 6.50 €
DOSSIER
REPORTAGE DANS LE VERCORS
ILS RÉINVENTENT LE LIEN À LA TERRE ET AU VIVANT Baptiste Morizot, Pablo Servigne, Nastassja Martin, Jean-Marc Rochette…
« Montaigne offre une expérience de liberté »
PAR CLAUDE ROMANO
Edgar
Morin a 100 ans !
ENTRETIEN ANNIVERSAIRE AVEC UN ÉTERNEL RÉSISTANT
ÉDITO
L’œil de
Berberian Par Alexandre Lacroix Directeur de la rédaction
Les carnés du sous-sol l y a quelques années, une jeune fille de ma famille éloignée est devenue attachée de presse chez Marc Dorcel (pour ceux qui ne connaissent pas, je renvoie aux paroles d’un autre classique contemporain, le rappeur La Fouine : « Le bonheur s’fait rare comme une vierge dans un film de Dorcel », La Fin du monde, 2016). Un jour, elle m’appelle et m’explique qu’ils s’apprêtent à sortir un film adapté d’un roman du marquis de Sade, qui se passe dans un château et qui, pour une fois, est vraiment philosophique. Bref, elle aimerait bien une recension dans le magazine. Pour le coup, je l’ai trouvée un peu gonflée : « Tu imagines ça comment ? Un entretien avec le réalisateur sur l’ensemble de son œuvre ? Ou avec l’un des acteurs, pour parler de La Philosophie dans le boudoir ? — Carrément ! Ce serait top ! — Désolé, mais ça ne colle pas du tout avec le genre de journalisme que nous pratiquons ici, ce sont des univers trop éloignés… — Allez… S’il te plaît ! Pour une fois qu’il y a des dialogues super profonds. — C’est pas la peine d’insister, je ne le sens pas. Et puis, si tu veux que je sois franc, je n’aime pas tellement l’esthétique Dorcel, la vision du sexe qu’il y a derrière : ces corps épilés, bodybuildés, bronzés, maquillés, ces seins refaits, ce culte de la performance, avec en plus l’étalage de luxe, les belles demeures, les châteaux, les grosses bagnoles et les carrosses… Non, très peu pour moi… » Au bout du fil, il y eut comme un flottement. « Ah ! c’est marrant ce que tu dis… Vraiment marrant. Parce que, tu vois, ces films-là, ils existent, mais c’est un peu la vitrine. Ce n’est pas ce que les gens regardent en vrai. — Et ils regardent quoi les gens, en vrai ? — Bah, y a que deux choses qui marchent : les vieilles et les poilues. » J’étais sidéré. Tout d’un coup, l’échange devenait philosophique. Le monde du sexe a donc toujours eu deux niveaux : le rez-de-chaussée et le sous-sol, le salon de réception mondain et la cave. D’abord, il y a la version officielle, celle d’une sexualité dans laquelle, en fait, les corps sont effacés dans leur matérialité, n’ont plus ni cicatrices, ni plis, ni mollesses, ni fragilités. On peut maintenir un éclairage cru et constant, vu qu’à ce niveau-là, il n’y a plus de chair et donc plus d’enjeu – comment imaginer Barbie et Ken en train de faire l’amour pour de vrai ? Et puis, il y a le sous-sol. Chacun sait ce qui s’y trouve, mais il vaut mieux que ça reste dans le noir, que ça ne s’ébruite pas trop, parce que les corps rendus à leur matérialité, à leur naturalité, ne laissent pas d’évoquer, en même temps que le contact authentique ou l’abandon au plaisir, le vieillissement et la mort. Tant qu’on reste au rez-de-chaussée, la sexualité, ce n’est rien de grave. Coucher, c’est comme jouer au tennis ou échanger quelques mots superficiels dans un cocktail. Mais si l’on passe devant le soupirail, qu’on descend les marches, alors la sexualité devient l’affaire la plus grave du monde : dans ces ténèbres, nous perdons conscience des contours de notre personnalité, et il se joue autre chose. Nous sommes confrontés à notre condition mortelle dans toute sa nudité et nous essayons de la transfigurer par la jouissance. Et nous y parvenons, quelquefois, mais toujours de manière trop brève, après quoi il nous faut remonter à la surface et prendre un air détaché.
© Serge Picard pour PM ; illustration : Charles Berberian pour PM.
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Philosophie magazine n° 151 JUILLET/AOÛT 2021
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P. 38 Il a fait paraître ses premières enquêtes dans Philosophie magazine, en partant notamment sur les traces du loup. Devenu une référence pour l’étude du vivant, ce théoricien du pistage et récent auteur de Manières d’être vivant. Enquêtes sur la vie à travers nous enseigne la philosophie à l’université d’Aix-Marseille. Rendezvous pris dans le massif du Vercors, il nous donne sa conception de l’humain et de son environnement.
NASTASSJA MARTIN
P. 38 Dans Croire aux fauves, l’ethnologue spécialiste des populations du Grand Nord raconte sa rencontre avec un ours, une expérience initiatique qui lui a laissé le visage marqué à vie. À l’occasion d’un reportage sur les « humanités écologiques », elle nous expose sa vision renouvelée du vivant et son approche sensible du monde, au service de l’écologie.
CLAUDE ROMANO
P. 74 Il a fait du rapport à soi un thème d’écriture et de recherche, croisant les apports de la littérature et de la phénoménologie. Enseignant à la Sorbonne et à l’Australian Catholic University à Sydney, il a signé récemment La Liberté intérieure. Une esquisse. Ce fin lecteur de Montaigne interprète les Essais comme une invitation à gagner en liberté et en naturel.
ARTHUR DREYFUS
P. 68 Il a consigné l’intégralité de ses expériences sexuelles sur plus de 2 000 pages dans son imposant Journal sexuel d’un garçon d’aujourd’hui, qui vient de paraître. Également scénariste, réalisateur et journaliste, il a peaufiné l’art d’écrire sur l’intime et les tourments du désir. Il en parle avec la romancière Emma Becker et souligne la dimension chaotique de nos fantasmes.
CLOTILDE LEGUIL
P. 56 S’appuyant sur les exemples du cinéma et de la littérature, elle analyse, au prisme de la psychanalyse et de la philosophie, comment se forme notre identité personnelle. Professeure à l’université Paris-8, elle vient de faire paraître Céder n’est pas con sentir et porte, dans notre dossier, un éclairage sur des témoignages d’expériences sexuelles marquantes.
EMMA BECKER
P. 68 Autrice française, elle a travaillé pendant deux ans dans un bordel berlinois pour livrer dans La Maison son expérience du rapport entre hommes et femmes, et examiner sans romantisme ni misérabilisme les affres de la sexualité. Nous l’avons invitée à dialoguer avec l’écrivain Arthur Dreyfus à propos de la quête de vérité qui préside à toute recherche de jouissance.
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Diffusion : MLP Contact pour les réassorts diffuseurs : À Juste Titres, 04 88 15 12 42, Julien Tessier, j.tessier@ajustetitres.fr RÉDACTION redaction@philomag.com Directeur de la rédaction : Alexandre Lacroix Rédacteurs en chef : Martin Legros, Michel Eltchaninoff Rédacteurs en chef adjoints : Cédric Enjalbert, Catherine Portevin Conseiller de la rédaction : Sven Ortoli Cheffe de rubrique : Victorine de Oliveira Rédacteurs : Nicolas Gastineau, Samuel Lacroix, Octave LarmagnacMatheron, Ariane Nicolas Secrétaires de rédaction : Noël Foiry, Marie-Gabrielle Houriez Création graphique : William Londiche / da@philomag.com Graphiste : Alexandrine Leclère Responsable photo : Stéphane Ternon Rédactrice photo : Camille Pillias Webmaster : Cyril Druesne Ont participé à ce numéro : Adrien Barton, Charles Berberian, Clara Degiovanni, Romain Étienne, Philippe Garnier, Gaëtan Goron, Jules Julien, Frédéric Manzini, Nils Markwardt, Étienne Maury, Catherine Meurisse, François Morel, Tobie Nathan, Charles Pépin, Serge Picard, Alain Pilon, Claude Ponti, Oriane Safré-Proust, Séverine Scaglia, Isabelle Sorente, Joanna Tarlet-Gauteur, Nicolas Tenaillon ADMINISTRATION Directeur de la publication : Fabrice Gerschel Responsable administrative : Sophie Gamot-Darmon Responsable abonnements : Léa Cuenin Fabrication : Rivages Impression : Maury imprimeur, Z.I., 45300 Manchecourt Commission paritaire : 0623D88041 ISSN : 1951-1787 Dépôt légal : à parution Imprimé en France/Printed in France / Philosophie magazine est édité par Philo Éditions, SAS au capital de 340 200 euros, RCS Paris B 483 580 015 Siège social : 10, rue Ballu, 75009 Paris Président, actionnaire majoritaire : Fabrice Gerschel RELATIONS PRESSE Canetti Conseil, 01 42 04 21 00 Françoise Canetti, francoise.canetti@canetti.com PUBLICITÉ CULTURELLE ET LITTÉRAIRE/PARTENARIATS Audrey Pilaire, 01 71 18 16 08, apilaire@philomag.com PUBLICITÉ COMMERCIALE Ketil Media : Catherine Laplanche (direction commerciale presse), claplanche@ketilmedia.com, 01 78 90 15 37
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SERVICE ABONNÉS abo@philomag.com / 01 43 80 46 11 Philosophie magazine, 45, avenue du Général-Leclerc 60643 Chantilly Cedex - France Tarifs d’abonnement : prix normal pour 1 an (10 nos) France métropolitaine : 58 € TTC (TVA 2,1 %). UE et DOM : 69 €. COM et Reste du monde : 77 €. Formules spéciales pour la Belgique et la Suisse Belgique : 070/23 33 04 abobelgique@edigroup.org Suisse : 022/860 84 01 abonne@edigroup.ch
MENSUEL N° 151 - JUILLET/AOÛT 2021 Couverture : illustration © Letizia Le Fur ; Olivier Metzger/modds La rédaction n’est pas responsable des textes et documents qui lui sont envoyés. Ils ne seront pas rendus à leurs propriétaires.
© Étienne Maury/Collectif item pour PM ; Étienne Maury/Collectif item pour PM ; Hannah Assouline/PUF ; C. Hélie/Gallimard/Leemage ; Arnaud Meyer/Leextra ; Patrice Normand/Leextra via Leemage.
BAPTISTE MORIZOT
ILS ONT PARTICIPÉ À CE NUMÉRO
10, rue Ballu, 75009 Paris Tél. : 01 43 80 46 10 www.philomag.com
Sur notre carte du Tendre Philosophe ce mois-ci
Fl euv e
du n a
turel p. 74
Sophisme du juste milieu
p. 31
Lac du silence p. 80
Dans la terrible jongle p. 98
Vivant sur désir
p. 38
Soirée gifles au Royalist Club
Fleuve du d
Auberge du Compromis-Pourri
ésir p. 54
p. 95
p. 28
Amour mi-chèvre mi-vache p. 32
Sauna Gay et Démocratique p. 62
Donjon Metallica p. 30
Petit voyeur des campus
Primates café
p. 50
p. 96
Club de télévacances p. 94
Salle d’attente p. 81
Aux bonnes combines polonaises
Palais céleste p. 29
p. 81
Palais de justice coïtale
Le coin des collectionneurs
Cahier central
p. 68
Bastion du féminisme
p. 66
SOMMAIRE P. 3 Édito
Entretien exclusif P. 8 Edgar Morin a 100 ans ! P. 16 Questions à Charles Pépin
P. 18 Question d’enfant à Claude Ponti P. 22 Courrier des lecteurs
DOSSIER L’étrange gravité du sexe P. 54 Le jeu de la vérité
P. 56 Mises à nu. Témoignages commentés
par Clotilde Leguil
P. 62 Consentement, éthique et égalité.
Entretien avec Raja Halwani
P. 66 Peut-on encore jouir sans entraves ? P. 68 Au-dessous du volcan.
Déchiffrer l’actualité P. 24 TÉLESCOPAGE P. 26 REPÉRAGES
P. 28 PERSPECTIVES
Gifle à Emmanuel Macron : un geste royaliste ? / Chine : une conquête spatiale sous le signe de Confucius / Armes acoustiques : l’injustice au-delà du mur du son / L’après-Netanyahou analysé par Avishai Margalit P. 32 AU FIL D’UNE IDÉE Les fromages P. 34 ETHNOMYTHOLOGIES par Tobie Nathan
Consentement du haut p. 56
Dialogue entre Emma Becker et Arthur Dreyfus
Cahier central Agrafé entre les pages 50 et 51, notre supplément : extraits de Coïts, d’Andrea Dworkin
Cheminer avec les idées P. 74 LE CLASSIQUE SUBJECTIF
Michel de Montaigne vu par Claude Romano P. 80 BOÎTE À OUTILS Divergences / Sprint / Intraduisible / Strates
Prendre la tangente
Livres
Rencontre avec les nouveaux penseurs du vivant entre Vercors et Hautes-Alpes P. 50 MOTIFS CACHÉS par Isabelle Sorente
Et si vous n’emportiez qu’un seul livre pour les vacances ? Les choix de la rédaction P. 90 Notre sélection culturelle P. 92 Agenda P. 94 OH ! LA BELLE VIE par François Morel P. 95 Jeux P. 96 Humaine, trop humaine par Catherine Meurisse P. 98 QUESTIONNAIRE DE SOCRATE Phia Ménard
P. 38 REPORTAGE
L’inépuisable mer de la complexité p. 8
P. 82 NOTRE SÉLECTION D’ÉTÉ
Consentement du bas
Illustration : © Bridgeman Images
p. 56
Ce numéro comprend en cahier central un encart rédactionnel (agrafé entre les pages 50 et 51) de 16 pages complétant notre dossier « L’étrange gravité du sexe », constitué d’une présentation et d’extraits du livre Coïts, d’Andrea Dworkin.
PHILOSOPHIE MAGAZINE N° 152 PARAÎTRA LE 26 AOÛT 2021
Philosophie magazine n° 151 JUILLET/AOÛT 2021
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Exclusif
ÉVÉNEMENT
« 100 ans, ce n’est pas un chiffre Edgar Morin
normal »
Acteur engagé dans les grands événements de ce siècle, Edgar Morin a connu la Résistance, la désillusion communiste, l’effervescence de Mai-68 et de la contre-culture californienne, et il a anticipé l’actuelle urgence écologique. Pour nous, ce « philosophe sauvage », désormais centenaire, revient sur une vie de combats. Propos recueillis par Martin Legros
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Philosophie magazine n° 151 JUILLET/AOÛT 2021
sauter les barrières entre disciplines, il formalise une Méthode en six volumes. Il y expose son idée de la « complexité », qui relie les savoirs et les dimensions de l’homme. À suivre son ami Régis Debray, c’est en lui-même qu’Edgar Morin a puisé les ressources pour penser juste : « Un libéral dans l’âme qui fouille le social, un individualiste préoccupé de fraternité, un Juif soucieux des Palestiniens, un pur cosmopolite qui a le sens de la Patrie. Qui a traversé successivement le nazisme, le stalinisme et le néolibéralisme sans jamais perdre le nord ni la tête. Si Edgar n’avait pas été, sans son existence, la complexité faite homme, je doute que Morin ait pu en faire aussi bien la théorie, et mettre au service des autres ce dont il a fait l’expérience sur sa personne, dont on devine, malgré sa perpétuelle bonne humeur, qu’elle n’a pas dû être toujours plaisante. » Plus qu’un homme-siècle, Edgar Morin est en fait un homme-orchestre qui a cherché à jouer de tous les instruments de la connaissance, à capter tous les signes du nouveau… pour mieux saisir la singularité de l’humain et nous orienter vers une nouvelle « Voie » de civilisation. Nous sommes heureux de célébrer avec vous le centième anniversaire de la boussole qu’il est pour nous.
© Olivier Metzger/modds
I
l fête ses 100 ans le 8 juillet 2021 ! Mais Edgar Morin est depuis longtemps un homme-siècle. Né à Paris de Vidal Nahoum, commerçant juif séfarade arrivé en France en 1918, et de Luna Beressi, décédée dix ans plus tard d’une crise cardiaque, le jeune étudiant en droit et en sciences politiques Edgar Nahoum s’inscrit au parti communiste et s’engage dans la Résistance en 1941, devenant Morin. Communiste, juif et gaulliste – « trois péchés mortels à l’époque » –, il quitte le Parti en 1951, en publiant une mémorable Autocritique, et fonde, avec Kostas Axelos, la revue Arguments, espace de liberté intellectuelle où l’on pense la modernité avec Marx et Heidegger. Devenu sociologue au sein du CNRS, il s’intéresse à des objets qui sortent des sentiers battus. Après une recherche sur les croyances autour de la mort, il se penche sur la magie du cinéma : « Tout en étant intensément envoûté, possédé, […] nous ne cessons pas de savoir que nous sommes dans un fauteuil à contempler un spectacle imaginaire. […] C’est le Royaume des ombres, la caverne de Platon. » Morin s’impose également comme un formidable analyste du présent : en 1968, ses articles écrits à chaud, avec Claude Lefort et Cornelius Castoriadis (Mai 68. La Brèche, Fayard), saisissent le sens de cette révolution qui n’en est pas une. Tandis que, dans les années 1990, il est l’un des premiers, avec Terre-Patrie (Seuil), à prendre la mesure du défi écologique : « Nous vivions sur une Terre abstraite, nous vivions sur une Terre-objet. Notre fin de siècle a découvert la Terre-système, la Terre Gaia. » Ayant fait
TÉLESCOPAGE TÉLESCOPAGE
RIO DE JANEIRO, BRÉSIL Le 20 juin 2021
À l’appel de l’ONG Rio de Paz, des centaines de roses ont été plantées sur la plage de Copacabana, en hommage aux 500 000 victimes brésiliennes du coronavirus et en signe de protestation contre la gestion de l’épidémie par le régime de Jair Bolsonaro.
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Déchiffrer l’actualité
Les vivants sont toujours, et de plus en plus, gouvernés nécessairement par les morts : telle est la loi fondamentale de l’ordre humain
© Buda Mendes/Getty Images via AFP
AUGUSTE COMTE / Catéchisme positiviste
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Je vois la montagne comme légère, lumineuse, comme une sorte de musique qu’il faut enfoncer dans le ciel P. 48
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Prendre la tangente © ÉTIENNE MAURY / COLLECTIF ITEM POUR PHILOSOPHIE MAGAZINE
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Tangente
REPORTAGE
L’avant-garde des « humanités écologiques » a élu résidence entre le Vercors et les Alpes. Pour ce reportage en plein air, nous sommes allés à la rencontre d’une nouvelle génération de penseurs, en demandant à chacun de nous recevoir dans un lieu chargé de sens. Et nous les avons invités à déployer un rapport inédit et revigorant au vivant et à la Terre. Par Alexandre Lacroix / Photos Étienne Maury/Collectif item et Romain Étienne/Collectif item
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© Étienne Maury/Colletctif item
LES NOUVELLES GRAINES DE NCE A T S I S É R LA
U
n égrégore est un démon qui prend possession non pas d’un seul être humain mais d’un collectif. Cette notion, issue de la tradition ésotérique, a été appliquée à la théorie des avant-gardes : on peut voir cellesci comme des groupes d’amis, souvent assez jeunes, dont, tout à coup, un esprit s’empare, leur donnant de l’inspiration mais aussi un singulier ascendant sur les autres. Ainsi, il est fort possible qu’un égrégore puissant soit récemment devenu actif entre le Vercors et les Hautes-Alpes, et que cet esprit, à cause de l’urgence écologique, se soit décidé à sortir des profondeurs de la Terre où il sommeillait. De plus, cet égrégore a son médium, le grand sorcier vaudou de la philosophie française Bruno Latour (lire l’entretien dans Philosophie magazine n° 147). Qu’ils soient ses doctorants, comme Dusan Kazic ou Sébastien Dutreuil, ou simplement ses amis, comme Pablo Servigne, Baptiste Morizot ou encore Nastassja Martin, la plupart des penseurs que j’ai rencontrés gravitent autour de lui et se nourrissent de leurs échanges avec ce philosophe convaincu que le grand défi de notre temps est d’inventer des outils originaux pour penser le Nouveau Régime Climatique. Dont acte.
ÉTAPE N° 1 COLLAPSE À TRICASTIN
Mon voyage a donc commencé face à la centrale du Tricastin qui, comme l’essentiel du parc nucléaire français, n’est pas de première jeunesse. Lors de son check-up des quarante ans, en septembre 2019, il est apparu que le moteur de l’une des deux pompes de son circuit de refroidissement souffrait d’une défaillance électrique – il a été changé depuis. Mais pourquoi Pablo Servigne, l’inventeur de la collapsologie, m’a-t-il donné rendez-vous dans un lieu si peu bucolique ? « Plus je me documente sur l’énergie nucléaire, plus j’ai peur. En 2015, des analyses ont montré la présence de plutonium dans les
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Dossier
L'ESPRIT EUROPÉEN
L’ÉTRANGE GRAVITÉ DU SEXE
PARCOURS DE CE DOSSIER
P. 54
Nous vivons une drôle d’époque du point de vue des mœurs. D’un côté, avec les applications de rencontre, la mode des sex friends et des plans cul, le succès des conseils des sexperts, nous n’avons jamais été aussi près d’une démystification de l’érotisme qui facilite sa consommation effrénée. De l’autre, avec le phénomène #metoo mais aussi la publication de livres comme La Familia Grande de Camille Kouchner, une prise de conscience de la violence de la domination masculine est en cours, qui empêche de prendre l’acte sexuel à la légère. Alors, voulons-nous tout à la fois plus de liberté et plus d’éthique au lit ? Est-ce seulement possible ?
P. 56
Si l’on est attentif aux avancées et aux publications féministes, qu’est-ce qu’on fait dans l’intimité ? Les gestes et les paroles qui miment la domination ou la soumission sont-ils à proscrire ? Un article en forme de plaidoyer inquiet, par notre journaliste Ariane Nicolas.
P. 62
Ces deux écrivains ont en commun d’avoir mené des expériences extrêmes et de les avoir racontées dans un roman. Emma Becker s’est prostituée dans un bordel de Berlin, Arthur Dreyfus est tombé dans l’addiction sexuelle. Leur dialogue tourne autour de la curieuse fragilité du plaisir.
Dans les universités américaines, l’éthique sexuelle est devenue une discipline à part entière. Nous avons interrogé l’un de ses représentants, Raja Halwani, dont les travaux portent sur le mariage et sur les coups d’un soir.
© Letizia Le Fur
P. 66
Pour le comprendre, rien de tel que d’écouter quelques histoires vraies d’hommes et de femmes, gay ou hétéro, dont la vie a été profondément modifiée par certains rapports sexuels. La philosophe et psychanalyste Clotilde Leguil, autrice de Céder n’est pas consentir, en donne sa lecture.
P. 68
Vous souhaitez réagir à un article ? Faites-nous part de vos impressions et de vos réflexions en nous écrivant à
reaction@philomag.com
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À NU
MISES
Amoureuses ou passagères, fusionnelles ou traumatisantes : cinq témoins, hommes et femmes, gay et hétéros, nous livrent leurs aventures sexuelles les plus marquantes. La philosophe et psychanalyste Clotilde Leguil commente ces récits, convaincue d’y trouver des expériences fondatrices.
Témoignages recueillis par Cédric Enjalbert, Margot Monteils, Victorine de Oliveira, Pierre Terraz / Commentaire recueilli par Cédric Enjalbert / Photos Joanna Tarlet-Gauteur/Signatures
«
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l n’y a pas de consentement éclairé », note Clotilde Leguil dès les premières pages de Céder n’est pas consentir. Dans ce récent essai, la philosophe et psychanalyste mène une « approche clinique et politique » approfondie d’une notion pourtant indécise, entre le pacte de confiance et le laisser-faire. C’est, comme elle le démontre en s’appuyant sur des exemples tirés de la littérature ou du cinéma, qu’on ne sait jamais a priori à quoi l’on con sent exactement. Là résident à la fois la beauté et l’immense danger du consentement. Voici l’une des raisons pour lesquelles je me suis tourné spontanément vers cette spécialiste de Freud, de Sartre et de Lacan, qui a beaucoup réfléchi à la possibilité de penser une subjectivité débarrassée des normes et des stéréotypes : pour comprendre, dans la nuance des voix singulières, le trouble qui préside à toute rencontre, qu’elle soit bonne ou
CLOTILDE LEGUIL
Philosophe et psychanalyste, elle a signé plusieurs essais où elle explore notamment les questions d’identité : Les Amoureuses. Voyage au bout de la féminité (Seuil, 2009), L’Être et le Genre. Homme/ femme après Lacan (PUF, 2015), « Je », une traversée des identités (PUF, 2018). Elle vient de faire paraître Céder n’est pas consentir. Une approche clinique et politique du consentement (PUF, 2021).
mauvaise. Car Clotilde Leguil se penche sur les zones grises de notre identité, à l’endroit où les certitudes sur soi et autrui se brouillent. Elle a donc répondu avec enthousiasme à cette demande d’entretien, en apprenant que nous parlerions de la sexualité, mais sous l’angle de sa gravité, comme d’une expérience extraordinaire qui menace à tout moment d’ébranler les fondations de notre être. « La sexualité, explique-t-elle, ne relève finalement d’aucune technique. Il y a dans nos expériences toujours quelque chose d’un peu trop tôt ou d’un peu trop tard. Ce n’est jamais parfaitement le bon moment. Chaque rencontre nécessite d’être subjectivée, en se demandant : que m’est-il arrivé ? Quels mots mettre sur ce qui s’est produit ? Et il faut parfois en inventer de nouveaux pour rendre compte de l’inédit voire du traumatisme. » Ce sont ces mots que nous avons essayé de trouver, à la lecture de cinq récits intimes et déterminants que des femmes et des hommes ont accepté de livrer, afin de mesurer ce que la sexualité comporte de libérateur mais aussi d’impératif. Ces témoins de tous âges et de toutes orientations, avec leurs rencontres amoureuses ou passagères, « nous arrachent à la mythologie d’une harmonie sexuelle. Ils témoignent au contraire d’une forme de non-savoir sur notre propre désir, d’une faille dont il n’est pas facile de parler et dont ils s’ouvrent pourtant avec une touchante véracité ». Levons ensemble un coin du voile, frottons-nous sans pudeur excessive ni préjugés à ce savoir confus. Et mettons-nous à nu, pour une fois ?
© Hannah Assouline/PUF
Dossier
L’ÉTRANGE GRAVITÉ DU SEXE
« Tous les garçons que j’ai connus m’ont accompagnée dans la réappropriation de mon corps » ALEXANDRA ZARAZIK Artiste / 24 ans
on entrée dans la sexualité a commencé par un viol. Nous étions tous les deux lycéens, et, lors d’une soirée, j’étais complètement bourrée. « Je conserve seulement quelques images de l’acte. Je me souviens m’être réveillée le matin avec un mélange de fierté, d’avoir fait ma première fois, et quelque chose d’autre, d’inqualifiable. J’ai mis un an à comprendre pourquoi je me sentais mal, puis je suis entrée dans une période de réappropriation de mon corps. Je préfère en parler avant de coucher avec quelqu’un, parce qu’il peut m’arriver d’avoir un blocage physique – le vaginisme, plus commun qu’on ne l’imagine –, même si je désire avoir un rapport sexuel. J’explique : “Tu es prêt ? Avec moi, c’est une chasse au trésor, il va falloir découvrir comment on peut fonctionner ensemble.” Certains garçons ont été gênés de ne pas y arriver. C’est dur, parce que ça te renvoie à ta condition de victime : tu es encore victime de ce qu’il s’est passé. Le premier qui m’a aidée à me réconcilier avec le sexe était plus âgé. Il m’a dit : “Ne t’inquiète pas, on va réessayer une autre fois et ça marchera peut-être.” J’ai senti une différence de maturité, de patience, et j’ai compris que baiser, c’était cool. J’ai aussi eu une relation avec un garçon qui avait beaucoup plus de conquêtes sexuelles que moi. Un jour, je lui ai dit : “Là, tu ne me fais pas l’amour, tu réalises une performance…” J’avais moins d’expériences, mais j’ai réussi à lui apporter quelque chose. Enfin, il y a eu une troisième expérience libératrice pour moi. Longtemps, j’ai fermé les yeux pendant la pénétration. J’étais dans une sorte d’introspection, centrée sur moi-même, mes sensations, ce qui se passait… Un garçon me l’a fait remarquer. C’est bête, mais il me l’a simplement dit, ce qui m’a permis d’en prendre conscience. Je me suis approprié cette réflexion, et j’ai réussi à ouvrir les yeux : ça a été une nouvelle phase de ma guérison. Vivre des expériences sexuelles avec des personnes différentes m’a permis d’en apprendre plus sur moi-même. Tous les garçons que j’ai connus m’ont accompagnée dans la réappropriation de mon corps. »
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LE CORPS N’EST PAS NOTRE ÊTRE » LE COMMENTAIRE DE CLOTILDE
LEGUIL
A
lexandra rend compte d’une première expérience dont elle était absente, subjectivement parlant. Sous l’emprise de l’alcool, personne n’était là, le sujet avait disparu, et pourtant c’est arrivé. Des traces lui restent dans le corps, comme la commémoration de cet événement traumatique, qui s’est accompagné d’un franchissement dans son corps, d’un abus. Qu’elle emploie le terme “inqualifiable” montre bien que le terme de “viol” comme qualification juridique ne suffit pas à dire l’ampleur de ce qui lui est arrivé personnellement, et qui est littéralement “inarticulable”. Il lui a d’ailleurs fallu un an avant qu’elle puisse se retourner sur ce qu’elle a vécu depuis ce trouble et cette confusion laissée par l’expérience traumatique. Il faut cette dimension de l’“après-coup”, du Nachträglich dont parle Freud à propos du traumatisme, pour subjectiver les événements passés, pour s’apercevoir de ce qui a pu nous marquer. La “réappropriation du corps”, dont parle Alexandra, m’a fait songer au titre du film de Jérémy Clapin, J’ai perdu mon corps [2019], que je cite dans mon dernier essai. Il est en effet question de se réapproprier le corps qu’on a perdu, en le ré-apprivoisant, en ne cédant plus à la tentation de l’absence, en pouvant enfin être présent à soi. “Se réapproprier son corps” est une expression paradoxale. Car on a bien un corps, et le droit à en disposer, l’habeas corpus, est fondamental dans nos sociétés. Cependant, le corps n’est pas notre être. On peut s’identifier à son désir, à ses paroles, à son histoire, mais on ne peut pas dire en toute logique : “je suis” mon corps. La réappropriation de ce partenaire étrange consiste plutôt à prendre au sérieux ce qui se passe en lui, sans que je le sache exactement, sans que je le comprenne finalement toujours très bien. »
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Dossier
L’ÉTRANGE GRAVITÉ DU SEXE
RAJA HALWANI
Américain d’origine libanaise, il enseigne la philosophie du sexe à la School of the Art Institute de Chicago. Il a publié de nombreux ouvrages non traduits en français, dont Philosophy of Love, Sex, and Marriage (Routledge, 2018), et a codirigé The Philosophy of Sex (Rowman & Littlefield, 7e édition).
« LE CONSENTEMENT Le consentement est-il suffisant pour qu’une relation sexuelle soit équilibrée ? N’est-il pas une entrave au désir et au plaisir ? Comment, dès lors, des partenaires peuvent-ils établir une véritable égalité sexuelle entre eux ? Professeur de philosophie à la School of the Art Institute de Chicago et spécialiste d’éthique sexuelle, Raja Halwani esquisse les conditions d’un rapport sexuel éthique. Propos recueillis et traduits par Victorine de Oliveira / Photos Pixy Liao
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© Coll. personnelle
NE SUFFIT PAS À QUALIFIER L’ACTE SEXUEL D’ÉTHIQUE »
© Pixy Liao
Prenons les choses étape par étape. Avant que deux personnes ne se retrouvent au lit, il y a une première phase de séduction. La morale n’en prend-elle pas d’ores et déjà un coup, puisque séduire, c’est aussi mentir un peu ? RAJA HALWANI : D’une certaine façon, oui. Quand les gens veulent séduire, ils portent du maquillage, des vêtements qui les mettent en valeur, ils tentent de ressembler à la meilleure version d’eux-mêmes en cachant leurs défauts – le petit ventre, un bouton, etc. Au cours de la conversation, ils disent des choses susceptibles de conquérir l’autre personne : « Moi aussi j’adore ce film ! » Même si, en réalité, ils le détestent ou ne l’ont même
pas vu. Ce sont des mensonges. Mais le sont-ils au sens usuel du terme ? La définition standard du mensonge consiste à donner consciemment une fausse information à quelqu’un afin de le tromper. L’autre personne n’a évidemment pas du tout conscience d’être trompée. Qualifier la séduction de mensonge dépend donc de la conscience qu’ont les protagonistes d’être en plein jeu de séduction. Imaginons que deux personnes se rencontrent dans un bar, puis couchent ensemble. Et l’une de s’exclamer soudain : « Tu m’as menti, je ne savais pas que tu avais du ventre ! » C’est hautement improbable. Tout le monde a plus ou moins conscience que la séduction implique un peu d’esbroufe. Le flirt suppose de faire et de dire des choses destinées à nous rendre attirants
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Dossier
L’ÉTRANGE GRAVITÉ DU SEXE
EMMA BECKER
Romancière française vivant en Allemagne, elle a signé trois livres traitant de la féminité, ainsi que des rapports amoureux et sexuels : Mr. (Denoël, 2011), Alice (Denoël, 2015) et La Maison (Flammarion, 2019). Elle décrit dans ce dernier son expérience dans une maison close où elle a travaillé durant deux ans.
ARTHUR DREYFUS
Écrivain, scénariste et journaliste, il se demande dans plusieurs ouvrages ce que l’on peut dire du sexe, comme dans Histoire de ma sexualité (Gallimard, 2014), Correspondance indiscrète (avec Dominique Fernandez, Grasset, 2016) et son Journal sexuel d’un garçon d’aujourd’hui (P.O.L, 2021), tenu sur plus de 2 000 de pages.
DU VOLCAN Elle s’est immergée dans un bordel berlinois pour décrire dans La Maison cette « ombre claire » de la sexualité tarifée, explorant ses obscurités sans moraline ni caricature. Il a publié son monumental Journal sexuel d’un garçon d’aujourd’hui, enregistrant crûment chaque nouvelle expérience. Emma Becker et Arthur Dreyfus parlent du désir, de la jouissance, de la mort, et témoignent d’une quête de vérité. Propos recueillis par Cédric Enjalbert
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© Patrice Normand/Leextra via Leemage ; Arnaud Meyer/Leextra
AU-DESSOUS
quelque sorte que peu de sexe nous éloigne de la morale, mais, en définitive, que beaucoup de sexe nous en rapproche. E. B. : On m’a toujours appris que le sexe était grave, qu’il ne pouvait pas être pratiqué comme un simple contact physique. J’ai eu envie d’atteindre cette facilité que l’on accorde aux hommes, si problématique pour les femmes. Je ne voulais pas accorder à mon expérience au bordel la capacité de me détruire, ni en faire un sacrilège. J’aurais pu tomber sur un client dangereux et, certains soirs, j’ai vu la vérité resurgir dans sa noirceur. Mais une dissociation s’est faite en moi, qui m’a protégée de cette plongée, que beaucoup considèrent comme un enfer. En écrivant, je
« Peu de sexe nous éloigne de la morale, mais beaucoup de sexe nous en rapproche » ARTHUR DREYFUS
© Antoine d'Agata/Magnum Photos
EMMA BECKER : J’ai écrit sur le bordel dans lequel j’ai passé deux ans à Berlin, mais surtout sur moi, pour saisir mon rapport à la sexualité et comprendre les codes du désir. ARTHUR DREYFUS : J’avais envie d’enregistrer ce que je vivais, car la sexualité est un domaine de la vie qui s’évapore. Transcrire ce moment pour lui dérober sa nature d’instant volatil. Quand on s’engage dans une sexualité dite « libre », on a envie de croire, au départ, que ce périple ne nous affectera pas, que nous avons pris en pleine conscience le parti de la jouissance. Or rien n’est si anodin. Je pense à cette phrase de Pasteur : « Un peu de science nous éloigne de Dieu, beaucoup de science nous en rapproche. » Pour revenir à notre sujet, on découvre en
reprenais le pouvoir que je n’avais peutêtre pas eu à un moment. Un auteur écrit depuis une vigie où il se regarde vivre. Il est absent du monde et, paradoxalement, plus proche du noyau de l’existence. Je soupçonne qu’il existe en moi une nana tout à fait innocente de la complexité de l’existence, et cette personne se bat quotidiennement avec celle qui voudrait donner un sens à toute expérience. A. D. : Je partage cette idée de reprendre le contrôle sur ce que nous avons éprouvé. Un lien peut d’ailleurs être établi entre le métier d’écrivain et celui de prostitué : dans les deux cas, il y a dissociation entre le rôle et l’acte. J’ai souvent eu honte de me livrer à une sexualité dont je ne sais pas s’il faut dire qu’elle est libérée – disons plutôt gratuite et répétitive. Une façon de dépasser cette honte était de transformer ce matériau en œuvre. Or c’est vite un piège, parce que l’écriture devient alors une béquille et un drame : on finit par ne plus vivre pour soi, mais pour écrire. On se dépossède soimême. Céline disait qu’il fallait mettre sa « peau sur la table » pour créer. Il n’est jamais
inoffensif d’écrire sans complaisance sur un sujet tabou avec le souci de la vérité. E. B. : Je ne pense pas qu’il y ait de sujet tabou. Personnellement, j’ai plus de mal à écrire sur la drogue ou l’argent, par exemple, que sur le sexe. Le pognon est ma dernière pudeur, et je suis admirative de la façon honnête et désinvolte qu’a Louis Calaferte dans Septentrion [1963] de parler de ses rencontres avec les femmes mais aussi de la vie rendue étroite quand l’argent manque. A. D. : Le travail de l’écrivain est d’égratigner ces zones de pudeur. Un adjudant sur l’épaule nous pousse à aller au bout de la vérité. Et cet impératif de sincérité se heurte à de multiples surmoi, à commencer par les parents, la famille. Un auteur polonais a dit : « Quand un écrivain naît, une famille meurt. » La phrase est bien sûr à comprendre dans un registre symbolique. Mais une certaine idée de la famille explose, quand l’un de ses mem bres hurle sa vérité. E. B. : Vous parlez de honte, ce que je comprends, étant une femme élevée dans un milieu catholique. Mais ce qui me stupéfie, en vous lisant, c’est que vous parvenez à jouir quand même, ne serait-ce que de façon protocolaire. Pour une femme, il est rare d’avoir un orgasme, cela implique d’être entièrement dans son corps. A. D. : Mes « problèmes » ont justement commencé le jour où j’ai découvert qu’un garçon aussi pouvait ne pas jouir… en étant passif. Or la disparition de cet objectif fondateur transforme l’acte de récréation en chemin mortifère. En réitérant l’acte sans autre combustible que le nombre, la jouissance devient abstraite et mène à l’abîme. Une « con naissance par les gouffres », dit Henri Michaux. Emma évoque la destruction éventuelle, laissant penser qu’elle aurait pu rencontrer le danger. L’idée de risque semble en effet indissociable de l’érotisme. Le rocker Nicolas Ker [mort le 17 mai 2021] affirmait qu’il fallait construire sa maison au pied d’un volcan. Je ne suis pas sûr qu’il le faille ; mais frayer avec le péril injecte de l’action dans la vie. Quant à moi, l’hypersexualité a eu quelque chose à voir avec une forme d’ennui existentiel. Seule la rencontre sexuelle ouvrait des brèches dans le réel. E. B. : Faire l’amour avec le père de mon fils reste exceptionnel, mais l’idée de coucher avec un inconnu est particulièrement stimulante érotiquement. Georges Bataille évoque ce miracle : se sentir à la fois mort et extrêmement vivant, éprouver l’angoisse totale et
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L’attente véritable est le contraire de l’ennui P. 81
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Cheminer dans les idées EXTRAIT DE LA SÉRIE « LA PLAGE » OAN KIM / MYOP
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© Illustration : Jules Julien pour PM ; photo-droits d’inspiration : © C. Hélie/Gallimard/Leemage ; Photo Josse/Leemage.
Idées
LE CLASSIQUE SUBJECTIF
MICHEL DE MONTAIGNE VU PAR CLAUDE ROMANO
« Lire Montaigne est une expérience de liberté » CLAUDE ROMANO
Montaigne a voulu ses Essais comme un laboratoire, nous dit le philosophe Claude Romano. Non pour se connaître mais pour forger sa vie en écrivant. Cheminer avec Montaigne, c’est la promesse de renouer avec le naturel et l’authenticité, d’approcher, sans la rechercher, sa vérité.
© C. Hélie/Gallimard/Leemage
Il enseigne la philosophie à la Sorbonne et à l’Australian Catholic University. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages où il croise les approches littéraires et phénoménologiques : L’Événement et le Monde (PUF, 1998), Le Chant de la vie. Phénoménologie de Faulkner (Gallimard, 2004), Être soi-même. Une autre histoire de la philosophie (Gallimard, 2019) et De la couleur (Gallimard, 2021).
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Ne peut être vendu séparément. Photo-droits d’inspiration : © Basso Cannarsa/Opale/Leemage ; illustration : William L.
L’ÉTRANGE GRAVITÉ DU SEXE
CAHIER CENTRAL
ANDREA DWORKIN
Coïts (extraits)