PHILIPPE DESCOLA L’anthropologue qui révolutionne notre rapport aux images
par Elselijn Kingma
JOURNAL DE BORD D’UNE GROSSESSE
CAHIER CENTRAL
SÉNÈQUE
PASCAL OU LA LOGIQUE DU CŒUR
par Elsa Godart
L 17891 - 152 - F: 6,50 € - RD
Mensuel / France : Mensuel / France : 6,50 € Bel./Lux./Port. cont. : 6,50 € Suisse : 11 CHF Andorre : 6,20 € Allemagne : 6,90 € Canada : 11,50 $CA DOM : 8 € COM :1 000 XPF Maroc : 70 DH Tunisie 11,30 TND Espagne/Italie : 6.50 €
MENSUEL N° 152 SEPTEMBRE 2021
SOMMES-NOUS
SI FRAGILES ?
ÉDITO
L’œil de
Berberian Par Alexandre Lacroix Directeur de la rédaction
Si près de l’impossible oilà l’enseignement philosophique majeur du jeu de Kapla : c’est au moment où une construction, une tentative humaine va vraiment atteindre son maximum de perfection et d’harmonie qu’elle s’écroule. Et elle ne dégringole pas d’elle-même, mais parce que, quand l’ouvrage présente déjà une certaine forme agréable, nous ne savons pas nous en satisfaire et arrêter là, nous la regardons sous diverses facettes et nous cherchons à lui adjoindre un petit quelque chose, une décoration ou quelques centimètres supplémentaires, et patatras ! Nous voilà punis d’avoir voulu trop bien faire. Loin de se limiter au Kapla, cet enseignement s’applique aux sociétés humaines en général : plus nous vivons dans la paix et l’abondance au regard de ce qu’ont enduré les générations des siècles précédents, moins nous sommes susceptibles de mourir d’une infection foudroyante ou d’un coup de fusil, plus nous nous trouvons objectivement en sécurité, avec de quoi satisfaire nos besoins alimentaires à longueur d’année, et plus la distance qui nous sépare d’un état vraiment idéal nous paraît intolérable. Pourquoi tant d’injustices et d’inégalités subsistent-elles ? Pourquoi des risques continuent-ils d’être suspendus au-dessus de nos têtes, de l’effondrement des marchés financiers à la catastrophe climatique, comme autant d’épées de Damoclès ? Est-ce que cela ne pourrait pas aller un tout petit peu mieux ? Il est possible que le diable se tienne tapi précisément dans cette marge différentielle qui nous sépare d’un niveau de perfection plus grand encore et que, du fond de cette part d’ombre, de cet angle mort, il nous appelle et nous tente, qu’il s’adresse à notre désir d’un achèvement suprême pour mieux nous précipiter dans l’abîme. C’est donc, paradoxalement, au moment même où nous sommes tout près d’atteindre un état de satisfaction stable et sans mélange que nous sommes le plus en danger, que nos citadelles menacent de s’évanouir. Ainsi, la fragilité ne disparaît pas, mais elle s’accroît au contraire avec la puissance. Il y a peut-être là matière à se lamenter – mais aussi à se réjouir, car cette dynamique confirme je ne sais quelle intuition tragique que nous portons au fond de nous. Même si nous nous mettons en colère quand le château de Kapla s’éparpille jusqu’à la base, même si cela nous inspire de la déception, et arrache même quelques larmes aux enfants, au fond, c’était l’instant que nous attendions depuis le début, et il répond à une secrète hantise, il nous assouvit. Instinct de mort, jouissance perverse ? Peut-être pas, car la ruine soudaine d’un château est précisément ce qui va permettre d’imaginer une autre construction, ce qui prépare l’arrivée du renouveau.
© Serge Picard pour PM ; illustration : Charles Berberian pour PM.
V
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P. 64 Près de quinze ans après le marquant Par-delà nature et culture, l’extitulaire de la chaire d’anthropologie de la nature au Collège de France revient sur la scène intellectuelle avec Les Formes du visible. Dans ce nouvel ouvrage, il s’interroge sur la puissance et la fonction des images dans la vie sociale des différentes communautés humaines. Il a accepté de nous présenter ce travail monumental à l’occasion d’un grand entretien.
MAYLIS DE KERANGAL
P. 56 La fragilité humaine est le fil directeur des œuvres de cette romancière. Elle appelle à un ressaisissement, à « réparer les vivants » – titre d’un de ses livres phares –, en reconnaissant l’adversité et la précarité de la vie. De cette attention particulière à nos fêlures singulières, elle discute avec le philosophe Camille Riquier.
P. 48 Devenu charpentier, après des études de droit et de philosophie, il s’adonne à cet artisanat sans délaisser pour autant la réflexion. Mêlant dans ses livres l’expérience du corps et la manipulation des concepts, comme dans son récent ouvrage Toucher le vertige, il décrit une méditation existentielle et métaphysique, face au ciel étoilé. Où se manifestent notre fragilité comme notre liberté.
CAMILLE RIQUIER
ELSA GODART
P. 72 Tout en critiquant le vide de la subjectivité moderne, comme dans Je selfie donc je suis, elle propose une réhabilitation du moi par les notions d’humilité et de sincérité. En philosophe et en psychanalyste, elle tente de façonner une « éthique de la sincérité ». C’est donc en compagnie des Pensées de Pascal qu’elle dépoussière cette vertu pour en faire, à sa façon claire et inspirée, un pari.
ARTHUR LOCHMANN
ELSELIJN KINGMA
P. 28 Les classiques se sont souvent intéressés à la mort, parfois à la naissance, mais qui parmi eux s’est penché sur la grossesse ? Enseignant la philosophie de la médecine au King’s College de Londres, elle instruit cette question laissée en suspens par la tradition occidentale. Et en révèle les implications éthiques et politiques. Elle livre ici ses réflexions, liées à la naissance de son quatrième enfant.
P. 56 Pour ce spécialiste de Bergson et de Péguy, qui enseigne à l’Institut catholique de Paris, le constat est clair : « nous ne savons plus croire », ainsi que le dit le titre d’un de ses livres. Le signe, selon lui, d’une mélancolie généralisée et d’un profond nihilisme. Au cours de son échange avec Maylis de Kerangal, il offre une autre vision de l’humain, marquée par une fragilité créatrice.
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MENSUEL N° 152 - SEPTEMBRE 2021 Couverture : © Giuseppe Gradella ; Franck Ferville pour PM La rédaction n’est pas responsable des textes et documents qui lui sont envoyés. Ils ne seront pas rendus à leurs propriétaires.
© Franck Ferville pour PM ; Édouard Caupeil pour PM ; Serge Picard/Agence VU ; Olivier Roller/Divergence ; University of Southampton Édouard Caupeil pour PM.
PHILIPPE DESCOLA
ILS ONT PARTICIPÉ À CE NUMÉRO
10, rue Ballu, 75009 Paris Tél. : 01 43 80 46 10 www.philomag.com
Flacon de l’émancipation p. 34
Vase Win-Win p. 96
DANS NOTRE MAGASIN DE PHILO-PORCELAINE CE MOIS-CI
Victime collatérale d’un cours de boxe p. 24
Vase de Sénèque p. 45
Miroir brisé du narcissisme de la classe moyenne p. 54
Vase ayant recueilli les premières larmes de Jean-Louis Chrétien p. 56 Fragments Brunschvicg p. 72
Inépuisable réserve de liquidités p. 50 Horloge du provisoire définitif p. 18 Traces de rupture p. 90
Amphores d’Alcée de Mytilène p. 95
Dernière assiette où furent servis deux œufs en meurette à la truffe noire p. 98
Ovaires de la Reine-Mère p. 28
SOMMAIRE P. 3 Édito
P. 8 Questions à Charles Pépin
P. 10 Question d’enfant à Claude Ponti P. 12 Courrier des lecteurs
DOSSIER Sommes-nous si fragiles ? P. 42 Ni fort ni faible
P. 44 Attention, penseurs fragiles !
De Sénèque à Sloterdijk
Déchiffrer l’actualité
P. 48 Vertige d’une nuit d’été,
P. 16 REPÉRAGES
P. 50 Lignes de faille. Enquête
P. 14 TÉLESCOPAGE
P. 18 PERSPECTIVES
Un passe sanitaire quasi obligatoire / Quand le provisoire se fossilise / Les robots-plantes, une révolution dans la robotique ? / Jeff Bezos et Elon Musk : deux conceptions de la conquête spatiale P. 22 AU FIL D’UNE IDÉE Les tatouages P. 24 ETHNOMYTHOLOGIES par Tobie Nathan
par Arthur Lochmann
sur la capacité d’adaptation de nos sociétés complexes P. 54 « Le courage est une vertu démocratique », par Wolfram Eilenberger P. 56 À voix nues. Dialogue entre Maylis de Kerangal et Camille Riquier Cahier central Agrafé entre les pages 50 et 51, notre supplément : extraits des Lettres à Lucilius, de Sénèque
Prendre la tangente P. 28 RENCONTRE
Philosophie de la grossesse, avec Elselijn Kingma P. 34 LE MÉTIER DE VIVRE François Galichet, la liberté et la mort P. 38 MOTIFS CACHÉS par Isabelle Sorente
Base pour le rituel du kintsugi p. 42
Cheminer avec les idées P. 64 L’ENTRETIEN
Philippe Descola
P. 72 LE CLASSIQUE SUBJECTIF
Blaise Pascal vu par Elsa Godart P. 78 BOÎTE À OUTILS Divergences / Sprint / Intraduisible / Strates P. 80 BACK PHILO
Livres
NOTRE SÉLECTION AVEC… P. 83 Grandir / Susan Neiman P. 84 Un corps à soi / Camille Froidevaux-Metterie P. 86 La Femme et l’Oiseau / Isabelle Sorente P. 88 La honte est un sentiment révolutionnaire / Frédéric Gros
Bureau présidentiel p. 94
Miroir de l’animisme p. 64
Illustration : © Paul Coulbois
P. 90 Notre sélection culturelle Ce numéro comprend en cahier central un encart rédactionnel (agrafé entre les pages 50 et 51) de 16 pages complétant notre dossier « Sommes-nous si fragiles ? », constitué d’une présentation et d’extraits des Lettres à Lucilius, de Sénèque.
P. 92 Agenda
P. 94 OH ! LA BELLE VIE
par François Morel
P. 95 Jeux
P. 96 Humaine, trop humaine
PHILOSOPHIE MAGAZINE N° 153 PARAÎTRA LE 23 SEPTEMBRE 2021
par Catherine Meurisse
P. 98 QUESTIONNAIRE DE SOCRATE
Céline Minard
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TÉLESCOPAGE TÉLESCOPAGE
RUREMONDE, PAYS-BAS Le 15 juillet 2021
Dans cette ville de la province du Limbourg (sud-est du pays) bordée par la Meuse et la Roer, un camping est submergé par les inondations qu’a connues cette partie de l’Europe au début de l'été.
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Déchiffrer l’actualité
Une chose est sûre: dans la modernité liquide, le décor change sans cesse
© Rob Engelaar/AFP
ZYGMUNT BAUMAN / L’Amour liquide
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Explorer ce que le corps est capable d’accomplir ne se fait jamais sans certains désagréments P. 30
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Prendre la tangente POSITION, SÉRIE « THE REMINISCENCE OF BEING A WOMAN » © CSILLA KLENYÁNSZKI
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Tangente
RENCONTRE
DÉNI DE GROSSESSE 28
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La philosophie s’intéresse très peu à la naissance, et encore moins à la gestation. Elselijn Kingma a choisi d’en faire son objet d’étude. À la croisée des sciences, de la phénoménologie et de sa propre expérience, sa pensée définit le fœtus comme partie biologique de la mère.
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Propos recueillis et traduits par Octave Larmagnac-Matheron / Photos Meyer/Tendance floue
© University of Southampton
Elselijn Kingma Spécialiste des questions de médecine et de biologie, elle a enseigné à l’université d’Eindhoven et à celle de Southampton, où elle reste associée au programme de recherche « Philosophie de la grossesse et des débuts de la maternité ». Elle occupe la chaire « Philosophie et Médecine » au King’s College de Londres, où elle dirige le programme « Mieux comprendre la métaphysique de la grossesse ». Elle a publié plusieurs articles sur cette question, dont « Biological individuality, pregnancy and (mammalian) reproduction » (« Individualité biologique, grossesse et reproduction [chez les mammifères »]), 2020).
a naissance est la grande oubliée de la tradition philosophique occidentale, plus préoccupée par le départ vers l’au-delà que par l’entrée ici-bas, ainsi que l’affirme Hannah Arendt dans Condition de l’homme moderne (1958). Et si cet oubli, que la philosophe s’efforce de corriger, en cachait un autre qui s’enfonce dans l’ombre au moment même où la « natalité » entre dans la lumière : l’oubli de la grossesse ? De femme enceinte, il n’est jamais question ou presque. L’instant de la naissance oblitère les neuf mois qui le précèdent, le préparent et le rendent possible. La naissance est en effet « le miracle qui sauve le monde, le domaine des affaires humaines, de la ruine normale, “naturelle”, écrit Arendt. C’est la naissance d’hommes nouveaux, le fait qu’ils commencent à nouveau, l’action dont ils sont capables par droit de
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Tangente
LE MÉTIER DE VIVRE
FRANÇOIS GALICHET
La liberté et la mort e la mort... « il n’y a rien à dire ». Elle est l’Autre inaccessible, l’altérité absolue – rien, pas même le langage, ne peut s’en approcher. Cet avertissement, c’est le philosophe Vladimir Jankélévitch qui le lance dans La Mort (1966). Mais l’écrire, c’était déjà un peu l’enfreindre, dire l’indicible, croquer du fruit que l’on a soi-même interdit. À la sortie du livre, ce geste paradoxal séduit François Galichet, alors jeune étudiant en philosophie à l’École normale supérieure (ENS), qui suit les cours de Jankélévitch à la Sorbonne. Ce mystère de la mort le marque, et il songe à en faire sa thèse. Cinquante ans plus tard, une vie s’est écoulée. François Galichet est aujourd’hui âgé de 78 ans, et, s’approchant de la mort, il a voulu donner à sa pensée l’épaisseur d’un engagement. Membre de l’association Ultime Liberté, qui milite pour le droit au suicide assisté, il est mis en examen pour avoir aidé des personnes souhaitant mourir à se procurer du pentobarbital, un barbiturique mortel à hautes doses. La première fois que nous parlons ensemble, c’est, pandémie oblige, par téléphone. Je lui demande comment un professeur de philosophie émérite de l’université de Strasbourg s’est retrouvé mis en cause pour (entre autres) « propagande en faveur de produits permettant de donner la mort ». Son ton est apaisé pour quelqu’un qui a connu une perquisition de la gendarmerie à 7 heures du matin, suivie de quarante-huit heures de garde à vue. « J’estime que notre devoir moral vaut plus que la loi », répond-il. Les autres membres de son association et lui reçoivent des appels de personnes en détresse, qui souffrent de vivre mais ne peuvent mourir. Ils ont pris la décision de leur porter secours en les aidant à se procurer cette potion létale, « indolore », assure-t-il, et qui tue en quinze minutes. Mais avant, ils s'assurent que leur volonté de mourir est « délibérée », rationnelle et non soumise à la pression de l’entourage. Pour lui, laisser la liberté de mourir à
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Ce professeur émérite de philosophie à l’université de Strasbourg est aussi un homme d’engagement. Depuis presque dix ans, il milite pour quelqu’un dont la vie n’est qu’une interminable le droit à mourir dans chaîne de douleurs doit aller de soi : « Quand notre n’est que souffrance, vouloir partir devient un la dignité, aidant ceux corps instinct vital, comme retirer sa main du feu si elle qui le souhaitent à se brûle. » C’est donc d’abord par urgence éthique procurer la substance que le philosophe est entré dans l’illégalité. fatale en toute QU’IMPORTE LE FLACON illégalité. Un choix Mais, pour François Galichet, les cas de qui lui vaut aujourd’hui détresse extrême ne sont pas les seuls qui d’être mis en examen doivent motiver le droit au suicide assisté. Dans Qu’est-ce qu’une vie accomplie ? (Odile Jacob, mais qu’il fonde 2020), aboutissement de sa thèse L’Individu et la sur des convictions Mort soutenue en 1992, il s’entretient avec des diéthiques. zaines de détenteurs de pentobarbital. Beaucoup de Par Nicolas Gastineau / Photos Christian Morel
ceux qu’il a aidés à se procurer le produit ne l’utilisent pas. La potion reste alors à l’état de potentialité, à activer si l’existence devient trop pénible, si la vieillesse tourne au calvaire ou si, simplement, le désir de vivre vient à s’éteindre. Il faut donc imaginer le flacon comme pure présence dans l’armoire à pharmacie. Inquiétant, non ? Rassurant et libérateur, répondent au contraire les interrogés. Le fait de l’avoir à portée de main est comme « la concrétisation de leur liberté », abonde François Galichet. Affranchis de la crainte d’une future dépendance, pouvant, quand ils le souhaitent, « devancer leur dégradation », les détenteurs accéderaient « à une manière d’être plus sereine avec autrui ». Le sentiment retrouvé de l’égalité, une relation aux proches désintéressée, « qui n’est plus abîmée par les arrière-pensées ». Autrement dit, le droit de choisir sa propre mort n’est pas qu’un moyen d’abréger ses souffrances : il permettrait d’abord de mieux vivre. Friedrich Nietzsche n’écrivait-il pas dans Par-delà bien et mal (1886) que « l’idée du suicide est une puissante consolation » ? Mais ne serait-ce pas une tentative de domestiquer cette « altérité radicale » de la mort, de la réduire à un procédé technique, actionnable sur commande ? C’est une objection que François Galichet entend souvent. « C’est l’argument d’Emmanuel Levinas », précise-t-il avec rigueur. La
Dossier
L'ESPRIT EUROPÉEN
SI FRAGILES ? SOMMES-NOUS
PARCOURS DE CE DOSSIER
P. 42
C’est peut-être le grand paradoxe des sociétés développées du XXIe siècle : nous n’avons de cesse d’évoquer notre fragilité et nos lignes de faille, nous nous savons environnés de risques multiples qui vont du krach financier à l’incident nucléaire… Et pourtant, l’expérience de la pandémie nous a montré que nos organisations complexes ont tenu le coup, qu’il n’y a pas eu d’effondrement systémique et que la plupart d’entre nous ont su se réinventer dans cette situation inédite. Du coup, serionsnous d’autant plus solides que nous nous savons fragiles ?
P. 44
Des larmes de Pline l’Ancien à l’écume de Peter Sloterdijk, en passant par le cristal de Sigmund Freud, de l’Antiquité à nos jours, les penseurs ont toujours trouvé des images matérielles de la fragilité, tout à la fois pour la magnifier et la conjurer.
P. 48
Car, bien plus qu’une disposition psychologique, la fragilité est peutêtre la condition métaphysique première de l’être humain : c’est ce que nous explique le jeune philosophe et charpentier Arthur Lochmann dans un texte inspiré sur le ciel étoilé.
© Giuseppe Gradella
P. 50
Mais pour revenir à l’échelle de nos sociétés, leur résistance au choc pandémique ne peut être vraiment comprise et analysée qu’en faisant un peu de théorie de la complexité : c’est ce que nous proposent la macroéconomiste Anne-Laure Delatte, le mathématicien David Chavalarias, l’expert en agronomie Marc Dufumier et la psychologue Florence Sordes.
P. 54
Voici une intervention qui prend la thèse centrale de notre dossier à revers : partant d’une lecture originale de Friedrich Nietzsche comme promoteur (involontaire) de la pleurnicherie, le philosophe allemand Wolfram Eilenberger dénonce l’étalage contemporain des petites blessures personnelles.
P. 56
Si elle donne un fil rouge à ce dossier, la pensée de Jean-Louis Chrétien (disparu en 2019), qui a consacré de beaux essais à la fatigue, aux larmes ou encore à la voix, réunit dans ce dialogue conclusif deux interlocuteurs de choix : elle continue d’inspirer le philosophe Camille Riquier et la romancière Maylis de Kerangal, qui posent des mots justes sur la sensibilité humaine.
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Dossier
SOMMES-NOUS SI FRAGILES ?
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Depuis l’Antiquité, les penseurs rivalisent de métaphores pour décrire la condition de l’homme, aussi grand que misérable, et chacun offre sa stratégie pour faire avec ses failles. Tour d’horizon, de Sénèque à Sloterdijk.
Par Cédric Enjalbert, Océane Gustave, Margot Monteils et Pierre Terraz
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LE VASE DE SÉNÈQUE
LES LARMES DE PLINE L’ANCIEN
« Qu’est-ce que l’homme ? Vase fragile et sans consistance, il ne faut qu’une faible secousse, et non une grande tempête, pour te briser ; le plus léger choc va te dissoudre. Qu’est-ce que l’homme ? Corps débile et frêle, nu, sans défense naturelle, incapable de se passer du secours d’autrui, en butte à tous les outrages du sort ; qui, après qu’il a glorieusement exercé ses muscles, devient la pâture de la première bête féroce, la victime du moindre ennemi ; brillant par ses traits extérieurs, pétri au-dedans de faiblesse et d’infirmités. » Consolation à Marcia (37-41)
« L’homme est le seul que, au jour de sa naissance, elle jette nu sur la terre nue, le livrant aussitôt aux vagissements et aux pleurs. Nul autre parmi tant d’animaux n’est condamné aux larmes, et aux larmes dès le premier jour de sa vie. […] Les animaux sont guidés par leurs instincts ; les uns ont une course rapide, les autres un vol impétueux, d’autres nagent : l’homme seul ne sait rien sans l’apprendre, ni parler, ni marcher, ni se nourrir ; en un mot, il ne sait spontanément que pleurer. […] Aucun n’a vie plus fragile. » Histoire naturelle (77)
Philosophe mais aussi richissime homme d’État romain, Sénèque (v. 4 av. J.-C.-65) exhorte pourtant tout un chacun à se libérer du joug des biens matériels et des honneurs. Dans sa Consolation à Marcia, le penseur stoïcien invite ainsi à s’exercer à la maîtrise de soi.
Fortement influencé par le stoïcisme, Pline l’Ancien (23-79) est l’auteur d’une Histoire naturelle, conçue comme une enquête encyclopédique sur le savoir de son temps. Pour ce poète philosophe, la nature est la « souveraine créatrice et ouvrière de la Création ».
SA STRATÉGIE : L’INDÉPENDANCE
out être vivant est dès l’origine corruptible et toujours déjà orienté vers sa propre mort. L’être humain n’y fait bien sûr pas exception. Plutôt qu’un commencement, la naissance est donc un compte à rebours. La mort fait partie intégrante de la vie, et la perte d’un être cher ou la découverte de la déliquescence de son propre corps ne doivent pas être source d’affliction. Simplement, la précarité de notre existence est notre condition. Semblables à un vase d’argile soumis aux accidents et susceptible de céder sous le poids du temps, nous devons apprendre à ne pas déplorer cette insécurité et à nous tourner vers ce qu’il y a de divin et d’impérissable en nous. Il ne s’agit pas de parvenir à l’autarcie mais plutôt de tendre à l’indépendance. Accepter le caractère caduc de toutes choses sans s’affliger, telle est la « joie immense », « inébranlable et constante », dont Sénèque montre la voie.
© Luka Khabelashvili (compte Instagram : @luka.khabelashvili) ; Bianchetti/Leemage ; adoc-photos.
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SA STRATÉGIE : L’EXERCICE DES VERTUS
a venue au monde est ce moment d’extrême précarité, au cours duquel nous sommes sans défense et dépendons pleinement d’autrui pour survivre. Le souvenir de notre passé de nouveau-né livré à tous les périls devrait nous contraindre à l’humilité, d’autant qu’à cette fragilité physique s’ajoute une insécurité morale : l’être humain, à la différence des autres animaux, est constamment ballotté par des passions impérieuses et contradictoires. Pline l’Ancien n’appelle pas cependant au mépris de soi : l’humain est un être misérable, mais sa force réside dans l’acceptation de sa fragilité. Accepter d’être ébranlé par la vie est la seule condition pour vivre sans tourment ni inquiétude pour ce destin précaire. Et voir nos semblables rongés par des « passions effrénées » ou par la peur devrait moins nous inquiéter que nous inciter à pratiquer les vertus.
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SOMMES-NOUS SI FRAGILES ?
© Julie Guiches/pink photographies/Saif images
LIGNES DE FAILLE
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Le choc du Covid faisait craindre un effondrement – sanitaire, économique, logistique. Pourtant, et pour l’essentiel, nous avons tenu. Comment ? Réponses avec une macroéconomiste, un mathématicien spécialiste des systèmes complexes, un ingénieur agronome et une chercheuse en psychologie. Par Charles Perragin
D enis m’avait prévenu : « On dépend des réseaux, en flux tendus, tout le temps… Il suffit d’un grain de sable dans le système et c’est fini : plus de gaz, plus d’eau, plus de sécurité, les pillages commencent. » Nous l’avions rencontré en Dordogne pour une enquête sur le survivalisme français (lire Philosophie magazine n° 136). Quelques mois après sa publication, nous étions confinés. La pandémie précipitait les citoyens dans les supermarchés et les pharmacies. Pénurie alimentaire, faillites, crise économique sans précédent, le cauchemar de quelques anxieux avait pris en un claquement de doigts les proportions d’un cataclysme mondial en marche. Malgré une centaine de milliers de morts, la France ne s’est pas effondrée. Les rayons sont restés garnis, il n’y a pas eu de ruptures majeures dans les chaînes de production et de
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Dossier
SOMMES-NOUS SI FRAGILES ?
MAYLIS DE KERANGAL
Écrivaine, elle a notamment publié Naissance d’un pont (Verticales, prix Médicis 2010) et Réparer les vivants (Verticales, Grand Prix RTL-Lire 2014). Son dernier livre Canoës (Verticales, mai 2021) est composé de huit nouvelles autour de la voix humaine.
CAMILLE RIQUIER
Philosophe, il est doyen de la faculté de philosophie de l’Institut catholique de Paris et membre de la rédaction de la revue Esprit. Spécialiste d’Henri Bergson et de Charles Péguy, il a récemment fait paraître Nous ne savons plus croire (Desclée De Brouwer, 2020 ; édition poche disponible en octobre 2021 aux PUF), qui interroge le nihilisme contemporain.
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À VOIX NUES
La fêlure est au cœur du travail et des réflexions de Maylis de Kerangal et de Camille Riquier. Pour la romancière comme pour le philosophe, elle est un révélateur de notre humanité. Propos recueillis par Catherine Portevin / Photos Édouard Caupeil
MAYLIS DE KERANGAL : La fragilité m’évoque immédiatement l’essai du philosophe Jean-Louis Chrétien [Fragilité, Éditions de Minuit, 2017]. Sa lecture a compté pour moi, elle était présente quand j’ai écrit mon dernier livre Canoës, un ensemble de récits où je tente de sonder la nature de la voix humaine. Or la voix, la parole sont au cœur de la réflexion de Chrétien sur la fragilité et au cœur de son œuvre. Je l’avais connu en lisant La Joie spacieuse [Éditions de Minuit, 2007], un essai qui a directement influencé l’écriture de Corniche Kennedy [Verticales, 2008]. Je suis touchée de savoir que vous, Camille, étiez lié à lui. Et j’ai entendu sa voix en vous lisant. CAMILLE RIQUIER : Elle est sans doute partout, de même que, moi aussi, j’ai retrouvé chez vous des confluences étonnantes avec sa façon d’écrire. Jean-Louis Chrétien m’a connu tout petit, si j’ose dire – j’avais 18-19 ans –, et il m’a, à tous les plans, aidé à grandir. C’est un maître, et il est resté un ami jusqu’à ses tout derniers instants en juin 2019. De façon
troublante, il a écrit Fragilité, alors qu’à ce moment-là, il ignorait être malade. Et le livre qu’il était en train d’achever lorsqu’il est mort s’appelle De l’absence (il ne manquait que la conclusion, et l’ouvrage paraîtra de façon posthume l’an prochain). M. DE K. : Il philosophe en poète, avec immédiatement une grande tension dans la langue. Il a une façon singulière de déplier lentement les mots, les notions, et de les faire résonner. Peut-être pourrions-nous, dans ce dialogue sur la fragilité, essayer de procéder comme lui. Et commencer, par exemple, par cette image de la fêlure qu’il relève dans l’extraordinaire roman de Henry James, La Coupe d’or [1904]. Cette coupe d’or, au centre du roman, est un objet précieux mais possède une fêlure cachée, qui serait comme le révélateur de la fragilité intérieure, intrinsèque, de l’amour. C. R. : Et de la condition humaine : la fragilité la définit entièrement, de la naissance à
la mort. C’est pourquoi, signale Jean-Louis Chrétien, il est difficile de trouver un antonyme au terme « fragilité », il n’existe pas de véritable contraire de la fragilité… On pense à « solidité », « force », parce qu’on assimile fragilité et faiblesse. C’est faux. Prenons, par exemple, la voix humaine. Vous lui donnez une profondeur dans Canoës en pensant la différence entre les voix féminines et masculines. Or, en effet, on pense spontanément que la voix aiguë, enfantine ou féminine, est plus fragile que la voix masculine, alors qu’une voix grave, même la plus stable, peut tout autant se briser. Leur fragilité n’est pas une question de force ou de faiblesse. M. DE K. : Oui, dans l’une des nouvelles de Canoës, « Ruisseau et limaille de fer », Zoé veut changer de voix, obtenir un timbre plus grave afin de devenir animatrice à la radio, où les voix aiguës sont discriminées car perçues comme un marqueur de fragilité. On se souvient, par exemple, que lors de la campagne présidentielle de 2012, la voix aiguë de Ségolène Royal avait été critiquée, moquée, qualifiée d’hystérique, sa voix aiguë connotant l’incompétence, l’instabilité, la faiblesse ; elle jouait en outre comme le révélateur de la femme fragile en qui l’on ne pouvait avoir totalement confiance. La corrélation du féminin et du fragile évidemment allait de soi, elle jouait à plein ! C. R. : Dans votre nouvelle « Mustang », Sam, en vivant au Colorado, change de voix en changeant de langue, et c’est tout son corps qui se transforme, son visage qui prend de nouveaux muscles, comme si le corps n’était jamais qu’un porte-voix. La voix est ce qu’il y a de plus irréductible, et le corps est comme une sorte de temple qui l’abrite. M. DE K. : Oui, le corps comme lieu de la voix, comme ce qui la contient et la fait résonner, comme son enveloppe. Dans l’une des nouvelles, « Un oiseau léger », la voix de Rose s’échappe de son corps défunt et revient habiter l’appartement via le répondeur téléphonique. De fait, la voix, c’est immédiatement du corps, c’est de l’incarnation. Elle est invisible, ce sont des vibrations immatérielles dans l’air, mais elle a pourtant le pouvoir de faire advenir quelqu’un, de le rendre présent.
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Et mon esprit, toujours du vertige hanté, Jalouse du néant l’insensibilité P. 76
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Cheminer dans les idées SELF-PORTRAIT © JUN AHN/COURTESY CHRISTOPHE GUYE GALERIE
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Quinze ans après Par-delà nature et culture, le grand anthropologue français, élève de Claude Lévi-Strauss, fait paraître Les Formes du visible, un essai fondamental qui éclaire d’une lumière nouvelle toutes les « images » produites par les humains, depuis les grottes de Lascaux jusqu’aux masques des Indiens d’Amazonie, en passant par l’art occidental. Propos recueillis par Alexandre Lacroix / Photos Franck Ferville
Philippe
Descola « Rendre visibles des choses invisibles »
L
a parution des Formes du visible est un événement. Ce livre marque l’aboutissement d’un travail de recherche d’une ambition exceptionnelle. Depuis la publication de Par-delà nature et culture (Gallimard, 2005 ; lire l’entretien dans Philosophie magazine n° 2 et sur Philomag.com), Philippe Descola n’avait plus publié d’ouvrage de longue haleine. À l’heure de l’accélération généralisée, celui qui a occupé deux décennies durant la chaire d’anthropologie de la nature du Collège de France a eu raison de prendre son temps. C’est ce qui lui a permis d’élaborer une somme de 768 pages promise à faire date en anthropologie et en histoire de l’art, mais aussi à inspirer un large public. Bien qu’écrit dans un style élégant et agréable à lire, Les Formes du visible n’est pas un ouvrage de vulgarisation, et quelques notions préalables aideront à sa prise en main. D’abord, cette entreprise intellectuelle est une expérimentation menée à partir de ce qui avait été proposé dans Par- delà nature et culture, c’est-à-dire un classement des cultures humaines en quatre grandes familles ou « ontologies » (types de rapport à l’être) fondamentales. L’ontologie naturaliste – celle de la civilisation occidentale – considère que les humains et les non-humains sont identiques par leur corps, par leur physicalité (les humains comme les chiens ou les cochons ont des yeux, ils ont des cellules comme tous les vivants), mais qu’ils diffèrent par leur intériorité – les humains seuls étant dotés d’une âme ou d’une conscience. L’ontologie animiste, elle, part des présupposés inverses : humains et non- humains sont identiques dans la mesure où ils ont tous une âme – le chasseur comme le jaguar ou le pécari –, mais cellesci sont enveloppées dans des corps différents. De leur côté, les cultures totémiques estiment qu’humains et non-humains sont comparables à la fois par le corps et l’intériorité. Enfin, les cultures analogiques tiennent que les humains et les non-humains diffèrent à la fois par le corps et l’intériorité. Dans Les Formes du visible, Philippe Descola s’appuie sur cette classification pour s’intéresser à toutes les « images » au sens le plus large du terme – masques, tatouages, peintures, sculptures… – produites par ces quatre types de cultures sur tous les continents. L’autre point important est que Philippe Descola part d’une proposition émise par l’anthropologue américain Alfred Gell, auteur de L’Art et ses agents (1998 ; trad. fr. Fabula, 2009) : plutôt que de considérer que les images sont de simples représentations des objets du monde, Gell invite à les regarder comme « des agents autonomes » qui « interviennent dans la vie sociale et affective des humains ». Donc la question philosophique que pose une image n’est nullement de savoir ce qu’elle représente, ni si elle est ressemblante, mais quelle est sa puissance d’agir. Avec ces clés, on peut se lancer ! Et prendre un réel plaisir à suivre Philippe Descola dans une enquête qui devrait révolutionner notre rapport au visible.
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© Illustration : Jules Julien pour PM ; photo-droits d’inspiration : © AKG Images ; Olivier Roller/Divergences.
Idées
LE CLASSIQUE SUBJECTIF
BLAISE PASCAL VU PAR ELSA GODART
« Pour Pascal, la vérité ne peut passer que par le cœur »
© Olivier Roller/Divergences
ELSA GODART
Philosophe, psychanalyste et directrice de recherche à l’université Gustave-Eiffel (Seine-et-Marne), elle est l’autrice de plusieurs essais consacrés à la façon dont les technologies numériques bouleversent le champ éthique et social, dont Je selfie donc je suis. Les métamorphoses du moi à l’ère du virtuel (Albin Michel, 2016), Éthique de la sincérité. Survivre à l’ère du mensonge (Armand Colin, 2020) et Métamorphose des subjectivités (3 volumes, Hermann, 2020).
Pascal, un génie, « créateur en toute chose » ? Oui, mais pas seulement, répond la philosophe et psychanalyste Elsa Godart, pour qui il est un compagnon précieux dans les épreuves du quotidien. Elle partage avec l’auteur des Pensées une éthique de la sincérité qu’elle expose ici avec passion.
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L’amitié © Lake Como, 1994 from No System (Steidl) © Vinca Petersen
Ce que nous avons de meilleur ?
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SOMMES-NOUS SI FRAGILES ?
Lettres à Lucilius
CAHIER CENTRAL
SÉNÈQUE (extraits)