#153 octobre 2021

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MENSUEL N°  153 OCTOBRE 2021

Mensuel / France : 6,50 € - Belux 7,10€ - CH 11,50FS – D 7,50€ - IT-ESP-PORT CONT 7,10€ - DOM/S 8,50€ - TOM/S 1070XPF- MAR 76Mad – TUN 13,20TND – CAN 12,50$Cad

PEUT-ON CHANGER DE LOGIQUE ?

REPORTAGE PLATON MODE AVEC LES D’EMPLOI MIGRANTS EN Par Dimitri MÉDITERRANÉE El Murr

Manon Garcia

« NOUS SOMMES DES ANALPHABÈTES DU SEXE »

CA H I E R C E N T RA L

LEWIS CARROLL Extraits

D’ALICE AU PAYS DES MERVEILLES


ÉDITO

L’œil de

Berberian Par Alexandre Lacroix Directeur de la rédaction

La logique du bonheur l n’est pas si fréquent de rencontrer quelqu’un qui, vraiment, ne raisonne pas comme vous. Entendons-nous : nous croisons sans cesse des personnes qui ont des options idéologiques ou religieuses incompatibles avec les nôtres, et pourtant, ils utilisent bien le même langage que nous pour les justifier, ils ont recours à des arguments qui, du point de vue de leur construction, de leur forme, sont apparentés à ceux dont nous nous servons. Cependant, il me semble que, même sans aller à la rencontre d’autres cultures, sans s’immerger dans une communauté de Jivaro Achuar au fin fond de l’Amazonie ou de Kaluli sur les hauts plateaux de Nouvelle-Guinée, il y a entre les membres de notre société de vraies différences de logiques temporelles. En simplifiant un peu, j’ai l’impression qu’aujourd’hui, dans les mêmes régions, les mêmes villes, parfois sous le même toit, des représentants de deux tribus différentes se côtoient et doivent négocier entre eux, malgré leurs divergences, des compromis pacifiques. D’un côté, il y a ceux que j’appellerais les Projectifs qui, lorsqu’ils vivent un moment délicieux (ou désagréable), ne peuvent s’empêcher d’extrapoler, d’essayer d’anticiper les conséquences de ce moment. Les Projectifs sont tous des futurologues amateurs, ils gardent les yeux braqués sur ce qui va se passer ensuite. Un Projectif fait une rencontre amoureuse, il passe une nuit d’amour passionnée : n’importe, au petit matin, il lui semble voir déjà comment cette relation va se décomposer, à quel mal-être et incompréhensions elle mène fatalement, et il la rompt sur-lechamp, renonçant du même coup à une semaine ou à quelques mois d’étreintes passionnées. C’est que sa vision du futur, si elle est grise, décolore les charmes du présent. Et ce n’est qu’un exemple, car le Projectif ne peut pas s’engager dans un ouvrage sans l’imaginer fini, ni débuter sa semaine de travail le lundi matin sans avoir configuré mentalement la plupart des tâches qu’il aura à mener. Or le drame du Projectif, outre qu’il se prive d’un certain nombre de bonheurs simples de l’existence, c’est qu’il doit composer avec les innombrables Présentistes qui l’entourent. Chaque Présentiste est un insulaire : le moment présent est pour lui une île qu’il essaie d’habiter pleinement, sur laquelle il se prélasse. Le Présentiste n’attend rien, ne programme rien. Il arrive en retard à tous ses rendez-vous, pour peu que chacun d’eux l’intéresse. Sa vie est une succession d’instants présents qu’il gonfle comme des ballons de baudruche et qui se contrarient mutuellement, qui s’écrasent les uns contre les autres dans l’espace de temps disponible. Mais pas question d’y mettre de l’ordre, bien au contraire ! Amoureux, le Présentiste ne se pose pas de questions, il se laisse porter, mieux, il essaie de descendre en scaphandre au fond de chaque sensation, de chaque émotion qu’il éprouve. Est-il possible de changer d’affiliation, de passer d’une tribu à l’autre ? Pour ma part, j’ai l’impression qu’un Présentiste peut devenir un Projectif, s’il arrive qu’il ait fait une série de mauvaises expériences par le passé ou qu’un ami, une connaissance rompue au jeu de l’anticipation, lui explique en termes clairs et convaincants où il va. Mais le contraire n’est pas vrai, c’est-à-dire qu’un Projectif ne peut jamais devenir un Présentiste. Pour une raison très simple : il sait déjà où cela le mènera. En d’autres termes, nul ne peut décider d’être heureux ici et maintenant.

© Serge Picard pour PM ; illustration : Charles Berberian pour PM.

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N’hésitez pas à nous transmettre vos remarques sur

reaction@philomag.com

Philosophie magazine n° 153 OCTOBRE 2021

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P. 28 Notre jeune rédacteur a l’esprit d’aventure ! Après des classes préparatoires littéraires, il est devenu étudiant au Celsa. Depuis longtemps, les actions de l’ONG SOS Méditerranée, qui secourt les migrants naufragés en mer, l’intéressent. Il a adressé un courrier à l’organisation cet été pour savoir s’il pouvait participer à une mission de sauvetage et s’est retrouvé embarqué plus d’un mois à bord de l’Ocean Viking. Un périple dont il revient avec un reportage poignant.

MANON GARCIA

P. 64 On ne naît pas soumise, on le devient : avec cet ouvrage, la philosophe féministe a offert une contribution significative au débat public en clarifiant la notion de consentement, tout en rendant hommage à Beauvoir. Enseignante à la prestigieuse université Yale (États-Unis), elle défend un courant éthique engagé à accompagner le changement social. Elle revient sur son parcours lors d’un entretien, à l’occasion de la parution de La Con­ versation des sexes.

BARBARA CASSIN

P. 56 Le Dictionnaire des intraduisibles, qu’elle a dirigé, est devenu un incontournable.« Immortelle » depuis son entrée à l’Académie française, elle est aussi philosophe et philologue, spécialiste de la pensée grecque et de la sophistique, préférant « compliquer l’universel » plutôt que chercher « l’unicité de la vérité ». Elle témoigne de cette démarche d’élargissement du champ de la rationalité dans notre enquête sur la place du féminisme en logique.

PIERRE ROSANVALLON

P. 20 « Raconter la vie » est l’une des ambitions de cet historien et sociologue, animateur du think-tank La République des Idées, spécialiste de la démocratie et de la justice sociale. Il en a fait un projet éditorial, dont il a témoigné dans Le Parlement des invisibles. Face à la vague de manifestations populaires qui secoue la France, il s’efforce de « comprendre autrement les Français », par les affects plutôt que par l’idéologie, dans son dernier essai Les Épreuves de la vie.

DIMITRI EL MURR

P. 70 Pour lui, la philosophie de Platon permet encore d’éclairer les enjeux du temps présent… à condition de la dégager des malentendus et des préjugés qui l’encombrent ! C’est donc à cette lecture renouvelée et passionnante des dialogues platoniciens que ce spécialiste de la pensée antique, directeur du département de philosophie de l’École normale supérieure et auteur de Savoir et Gouverner, un « essai sur la science politique platonicienne », nous invite.

FRÉDÉRIC NEF

P. 50 Aussi passionné par les philosophies extrême-orientale, indienne et bouddhiste, qu’expert de la tradition occidentale, ce professeur, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, s’intéresse à la logique « non classique » et à la métaphysique. Il a d’ailleurs publié une somme sur la question : Qu’est-ce que la métaphysique ? Avec originalité et minutie, il nous fait entrer dans la rigueur de la réflexion et nous offre des clés pour explorer la diversité des mondes possibles.

Philosophie magazine n° 153 OCTOBRE 2021

Diffusion : MLP Contact pour les réassorts diffuseurs : À Juste Titres, 04 88 15 12 42, Julien Tessier, j.tessier@ajustetitres.fr RÉDACTION redaction@philomag.com Directeur de la rédaction : Alexandre Lacroix Rédacteurs en chef : Martin Legros, Michel Eltchaninoff Rédacteurs en chef adjoints : Cédric Enjalbert, Catherine Portevin Conseiller de la rédaction : Sven Ortoli Cheffe de rubrique : Victorine de Oliveira Rédacteurs : Nicolas Gastineau, Octave Larmagnac-Matheron, Ariane Nicolas Secrétaires de rédaction : Noël Foiry, Marie-Gabrielle Houriez Création graphique : William Londiche / da@philomag.com Graphiste : Alexandrine Leclère Responsable photo : Stéphane Ternon Rédactrice photo : Camille Pillias Webmaster : Cyril Druesne Ont participé à ce numéro : Adrien Barton, Charles Berberian, Manuel Braun, Amal Derqaoui, Philippe Garnier, Gaëtan Goron, Jules Julien, Frédéric Manzini, Catherine Meurisse, François Morel, Christian Morel, Tobie Nathan, Charles Pépin, Charles Perragin, Serge Picard, Alain Pilon, Claude Ponti, Oriane Safré-Proust, Séverine Scaglia, Isabelle Sorente, Nicolas Tenaillon ADMINISTRATION Directeur de la publication : Fabrice Gerschel Responsable administrative : Sophie Gamot-Darmon Responsable abonnements : Léa Cuenin Fabrication : Rivages Impression : Maury imprimeur, Z.I., 45300 Manchecourt Commission paritaire : 0623D88041 ISSN : 1951-1787 Dépôt légal : à parution Imprimé en France/Printed in France / Philosophie magazine est édité par Philo Éditions, SAS au capital de 340 200 euros, RCS Paris B 483 580 015 Siège social : 10, rue Ballu, 75009 Paris Président, actionnaire majoritaire : Fabrice Gerschel RELATIONS PRESSE Canetti Conseil, 01 42 04 21 00 Françoise Canetti, francoise.canetti@canetti.com PUBLICITÉ CULTURELLE ET LITTÉRAIRE/PARTENARIATS Audrey Pilaire, 01 71 18 16 08, apilaire@philomag.com PUBLICITÉ COMMERCIALE Ketil Media : Catherine Laplanche (direction commerciale presse), claplanche@ketilmedia.com, 01 78 90 15 37 MENSUEL N° 153 - OCTOBRE 2021 Couverture : © Alvaro Dominguez ; Pierre Terraz

Origine du papier : Italie. Taux de fibres recyclées : 0 %. Tous les papiers que nous utilisons dans ce magazine sont issus de forêts gérées durablement et labellisés 100 % PEFC. Le taux majoritaire indiqué Ptot est de 0,009.

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SERVICE ABONNÉS abo@philomag.com / 01 43 80 46 11 Philosophie magazine, 45, avenue du Général-Leclerc 60643 Chantilly Cedex - France Tarifs d’abonnement : prix normal pour 1 an (10 nos) France métropolitaine : 58 € TTC (TVA 2,1 %). UE et DOM : 69 €. COM et Reste du monde : 77 €. Formules spéciales pour la Belgique et la Suisse Belgique : 070/23 33 04 abobelgique@edigroup.org Suisse : 022/860 84 01 abonne@edigroup.ch

La rédaction n’est pas responsable des textes et documents qui lui sont envoyés. Ils ne seront pas rendus à leurs propriétaires.

© Col. part. ; Arnaud Meyer/Leextra via Leemage ; col. part. ; Manuel Braun pour PM ; Vincent Muller/Opale via Leemage ; ZygoOoade/Wikimedia commons.

PIERRE TERRAZ

ILS ONT PARTICIPÉ À CE NUMÉRO

10, rue Ballu, 75009 Paris Tél. : 01 43 80 46 10 www.philomag.com


Start-uppeur travaillant aux plans du deuxième Titanic p. 38

DANS NOTRE DÉDALE CRÉATIF CE MOIS-CI

Open space réservé aux non-vaccinés p. 19

Dessine-moi ton QR code p. 24

Méditation au cœur du no man’s land p. 28

La grotte hygge de Platon p. 70

Bureau directionnel réservé aux transclasses p. 45

Informaticien méditant sur son empreinte écologique p. 22

La jeune philosophe qui monte irrésistiblement p. 64

Escalier bidirectionnel conçu en logique sorcière p. 56

Philosophe digérant son premier currywurst p. 46


SOMMAIRE

Chasseur-cueilleur sur la piste d’un énorme taf p. 82

P. 3 Édito

P. 8 Questions à Charles Pépin

P. 10 Question d’enfant à Claude Ponti P. 12 Courrier des lecteurs

DOSSIER Peut-on changer de logique ?

P. 42 Le renversement des certitudes

Déchiffrer l’actualité P. 14 TÉLESCOPAGE P. 16 REPÉRAGES

P. 18 PERSPECTIVES

Le potager urbain où poussent les huit scaroles Cahier central

P. 45 Passer d’une classe sociale à l’autre

avec Chantal Jaquet

P. 46 Ils ont changé de repères,

avec Byung-Chul Han, Jeanne Burgart Goutal et Emmanuel Grimaud P. 50 Frédéric Nef, l’homme aux mille logiques P. 56 La logique est-elle sous domination masculine ? Enquête

Le rôle des témoignages dans le procès des attentats du 13-Novembre / Y aurait-il eu d’autres manières de gérer la pandémie ? / Pierre Rosanvallon met les émotions au cœur des mouvements sociaux / La Chine étend son influence en Afghanistan P. 22 AU FIL D’UNE IDÉE Les data centers P. 24 ETHNOMYTHOLOGIES par Tobie Nathan

Cahier central Agrafé entre les pages 50 et 51, notre supplément : extraits d’Alice au pays des merveilles, de Lewis Carroll

Prendre la tangente

Cheminer avec les idées

P. 28 REPORTAGE

Avec les migrants à bord du navire du SOS Méditerranée P. 38 MOTIFS CACHÉS par Isabelle Sorente

P. 64 L’ENTRETIEN

Manon Garcia

P. 70 LE CLASSIQUE SUBJECTIF

Platon vu par Dimitri El Murr

P. 76 BOÎTE À OUTILS

Divergences / Sprint / Intraduisible / Strates P. 78 BACK PHILO

Livres

NOTRE SÉLECTION AVEC… P. 81 L’Animal et la Mort / Charles Stépanoff P. 82 Travailler / James Suzman P. 84 « L’art, c’est bien fini ! » / Yves Michaud P. 86 Mon maître et mon vainqueur / François-Henri Désérable P. 88 Notre sélection culturelle

Salle d’attente du multivers p. 50

P. 90 Agenda

© Cinta Vidal

Ce numéro comprend en cahier central un encart rédactionnel (agrafé entre les pages 50 et 51) de 16 pages complétant notre dossier « Peut-on changer de logique ? », constitué d’une présentation et d’extraits d’Alice au pays des merveilles, de Lewis Carroll.

PHILOSOPHIE MAGAZINE N° 154 PARAÎTRA LE 28 OCTOBRE 2021

P. 92 OH ! LA BELLE VIE

par François Morel

P. 94 Jeux

P. 96 Humaine, trop humaine

par Catherine Meurisse

P. 98 QUESTIONNAIRE DE SOCRATE

Vanessa Wagner

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TÉLESCOPAGE TÉLESCOPAGE

POINTE-AUXCHÊNES, LOUISIANE, ÉTATS-UNIS Le 30 août 2021

Ce couple d’Américains est assis sur les ruines de leur maison, située dans un village du sud de la Louisiane, détruite après le passage de l’ouragan Ida.

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Déchiffrer l’actualité

La véritable crise de l’habitation réside en ceci que les mortels en sont toujours à chercher l’être de l’habitation et qu’il leur faut d’abord apprendre à habiter

© Mark Felix/AFP

MARTIN HEIDEGGER / Essais et Conférences

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VILLE DE GÖREME EN CAPPADOCE ( TURQUIE) EMIN OZMEN / MAGNUM PHOTOS

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Prendre la tangente P. 31

« Un acte d’hospitalité ne peut être que poétique » Philosophie magazine n° 153 OCTOBRE 2021

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Tangente

REPORTAGE

Entre le nord de la Libye et le sud de l’Italie, la mer Méditerranée est la dernière étape à franchir pour les migrants qui rêvent de rallier l’Europe. Cet été, sur cette voie souvent fatale, notre reporter Pierre Terraz a embarqué à bord de l’Ocean Viking, un navire affrété par l’ONG SOS Méditerranée, afin de plonger dans ce drame hélas ! ordinaire qui interroge nos valeurs éthiques et la notion même d’hospitalité. Texte et photos Pierre Terraz

MIGRANTS

AUX FRONTIÈRES DE L’HUMANITÉ 28

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Sauvetage mouvementé de 57 personnes entassées dans un canot pneumatique au large des côtes libyennes. libyennes.

SAMEDI 24 JUILLET

LEVEZ L’ANCRE !

Il est 11 heures du matin. L’Ocean Viking s’éloigne du port sicilien d’Augusta jusqu’à ce que la terre disparaisse au-delà de l’horizon salé. Nous naviguons vers les eaux internationales, au large des côtes nord-africaines. C’est sur ce désert bleu que des personnes venues du monde entier tentent chaque jour de rallier l’Europe à bord d’embarcations de fortune, au départ de la Libye. Entre les deux continents, la mer s’étend sur plusieurs centaines de kilomètres. L’étendue reste sauvage en dépit de la présence de l’industrialisation :

baleines, courants, vagues et vents se mêlent aux nombreux paquebots et aux plateformes pétrolières qui s’y trouvent. Elle est aussi découpée en plusieurs zones juridiques. Jusqu’à 12 miles au-delà des côtes, nous sommes en eaux territoriales : un espace sur lequel l’État côtier est complètement souverain. Dans un rayon de 24 miles, la zone contiguë aux eaux territoriales permet encore d’exercer quelques droits de poursuite et d’arrestation, notamment contre les trafics d’immigrants illégaux. Au-delà, nous entrons dans la zone de recherche et de sauvetage. Située au cœur des eaux internationales,

cette zone n’est régie par aucun droit précis, sinon par l’obligation pour les États les plus proches de coordonner une assistance à toute vie humaine qui serait en danger. C’est là que nous patrouillerons, en prenant garde à ne jamais violer les différentes souverainetés étatiques qui nous entourent. Pour les semaines à venir, me voilà donc embarqué avec un équipage de vingt-deux marins-sauveteurs, tous des professionnels de longue date employés par l’ONG SOS Méditerranée. Leur but revendiqué est de porter assistance aux personnes en péril en mer, faute d’action concrète de la part des

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Dossier

L'ESPRIT EUROPÉEN

R E NG

A H PEUT-ON C

© Alvaro Dominguez

DE LOGIQUE  ?


PARCOURS DE CE DOSSIER

P. 42

Nous sommes entrés dans une ère de changement, c’est devenu évident depuis la pandémie : la liberté de circulation est limitée, la dynamique de la mondialisation grippée, les gouvernants ont balancé par-dessus bord le dogme de la rigueur budgétaire… Cela signifie-t-il que le monde est moins rigide et structuré qu’on ne le croyait ? Sans doute, encore nous faut-il prendre acte de ces bouleversements et opérer notre propre révolution intérieure. N’est-il pas temps pour nous de changer de manières de vivre et de penser ?

P. 45

Opérer ce changement, c’est d’abord se heurter à des obstacles sociaux. La philosophe Chantal Jaquet, qui a signé un bel essai sur les « transclasses », montre que nous ne sommes pas aussi déterminés que la sociologie le prétend parfois et que notre devenir est aussi affaire de « complexion » personnelle.

P. 50

Fréquentant à la fois la pensée américaine contemporaine et les classiques tibétains et indiens, le philosophe Frédéric Nef nous propose une grande histoire critique de la logique occidentale depuis ses origines grecques. Et nous fait une proposition vertigineuse : et si l’on entrait dans le multivers, la métaphysique des mondes possibles ?

P. 46

En témoignent trois penseurs au parcours hors norme. Après avoir grandi en Corée du Sud et avoir fait des études de métallurgie, ByungChul Han est le premier à être parvenu, sans avoir l’allemand pour langue maternelle, à soutenir une thèse de doctorat de philosophie en Allemagne, avant de s’imposer comme une voix contemporaine originale. Jeanne Burgart Goutal, elle, a voyagé en Inde, sur les traces de l’écoféminisme, pour modifier sa vision du monde. Quant à l’anthropologue Emmanuel Grimaud, il réalise des expériences bizarres avec des robots. Leur point commun ? Le goût du moment où tout se décale…

P. 56

La logique est-elle un outil de domination ? Est-ce aussi la grande affaire des hommes, tandis que les femmes ont toujours été ramenées à la sphère de l’émotion et de l’irrationnel, au rôle de « sorcières » ? Une enquête sur nos préjugés qui confronte les points de vue des philosophes Barbara Cassin, Michèle Le Dœuff et Gillian Russell. Vous souhaitez réagir à un article ? Faites-nous part de vos impressions et de vos réflexions en nous écrivant à

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© photo Deston Isas, edit by Irie Wata

Dossier

PEUT-ON CHANGER DE LOGIQUE ?

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LA TÊTE ALLANT VERS… Tout est en train de bouger dans notre rapport au travail, à l’environnement, à la sexualité et au genre. Des manières radicalement neuves de voir les choses prennent corps. Mais sommes-nous prêts à payer le prix pour changer de perspective, c’est-à-dire à affronter le vertige ?

L

e changement, cela fait tellement longtemps que les politiques ou les communicants en parlent que personne n’y croit plus vraiment. Mais nous sentons que, depuis quelques mois, il se passe quelque chose. La pandémie nous a plongés dans un monde inédit, et que nous habitons quand même. Il y a deux ans, celui qui vous aurait parlé de confinement, de couvre-feu, d’obligation de porter un masque dans la rue, de passe sanitaire pour aller au cinéma ou au restaurant, de mutations incessantes d’un virus, serait sans doute passé pour un illuminé. Mais voilà : tout a changé dans nos vies. Et, simultanément, des choses ont bougé dans nos têtes. « L’ancien monde », formule politicienne, a pris une épaisseur plus prégnante que celle d’un slogan. La preuve : du point de vue économique, avec le « quoi qu’il en coûte » macronien, ce qui était considéré comme absolument interdit a soudain été touché d’un coup de baguette magique, et la

Par Michel Eltchaninoff

dépense sans provision est devenue, presque le plus naturellement du monde, la norme. L’expérience sans fin de la pandémie a par ailleurs incité nombre d’entre nous à changer de logique de vie. Les contraintes du confinement et du télétravail ont modifié notre vision. Et si l’on changeait de rapport au travail – en n’ayant plus tellement envie d’y revenir ou avec l’intention de transformer sa manière de travailler ? Pourquoi ne pas rester à la campagne ou partir y vivre ? Au fond, pourquoi ne pas profiter de ce changement collectif traumatisant pour adopter une autre manière de penser et d’exister ? Le « tout est possible » de la pandémie rejaillit sur nos vies personnelles. À ce titre, la probabilité de la maladie et de la mort de nos proches ou de nous-mêmes nous fait forcément réfléchir à l’urgence de nous poser certaines questions et de con­ duire des transformations réelles.

avant sans doute d’être prochainement testée en France. La notion d’Anthropocène – ère géologique nouvelle au cours de laquelle c’est l’activité humaine même qui agit sur les sols –, de même que le changement climatique acquièrent chaque jour une réalité de plus en plus incontestable. Nous pensions qu’il était de notre devoir de protéger la nature des excès humains. Nous nous rendons compte qu’il faut désormais la sauver, et nous avec, d’un dérèglement qui s’accélère. L’idée d’une humanité toute-puissante exploitant une nature extérieure et soumise à elle est justement la logique dont il faut aujourd’hui s’affranchir. Là encore, un changement de logique se dessine : celle du progrès inéluctable des techniques et des industries humaines, remplacée par celle de la préservation de notre milieu – à moins de s’exiler, comme le veulent Elon Musk ou Jeff Bezos, dans l’espace.

UN MONDE EN ÉBULLITION

TROUBLE DANS LE GENRE

Pourtant, le Covid-19 n’est que la secousse la plus brutale d’un tremblement de terre global qui nous secoue depuis quelques années. Ce qui nous semblait impensable dans nos catégories mentales habituelles devient possible. Pour beaucoup d’entre nous, par exemple, tout travail mérite salaire, et tout salaire doit être le fruit d’un travail. Mais voici qu’a surgi la proposition d’un revenu universel versé sans condition et utilisé à discrétion. Cette idée, d’abord jugée farfelue, a gagné en crédibilité. Elle est soutenue par des économistes et des politiques de gauche comme de droite. Elle a été expérimentée dans plusieurs pays,

Le changement de logique touche aussi notre vie quotidienne et intime. De plus en plus de jeunes ne se sentent pas à l’aise avec le genre qu’on leur a attribué. Ils aimeraient en changer ou le rendre plus fluide, plus mouvant. Pourquoi tomberait-on amoureux d’une personne du sexe opposé si l’on est hétérosexuel ou d’une personne du même sexe si l’on est homosexuel ? Ne peuton pas aimer une personne, quels que soient son sexe et son genre ? Les institutions sociales, la cartographie des sexualités, l’idée d’identité sont en train de passer à la lessiveuse du genre. Il ne s’agit pas uniquement d’une modification de nos pratiques sociales

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Dossier

PEUT-ON CHANGER DE LOGIQUE ?

Nous sommes allés rendre visite à un spécialiste de logique et de métaphysique qui aime jongler avec des traditions de pensée parfois divergentes. Frédéric Nef nous raconte la grande histoire de la logique et montre qu’en changer n’est pas si sorcier. Entretien.

F L’H RÉD AU OM ÉR X M ME IC N EF LO ILL GIQ E UE S Propos recueillis par Michel Eltchaninoff

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C

e philosophe singulier joue avec les logiques comme un linguiste le ferait avec les langues. Membre de l’Institut Jean-Nicod et directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, Frédéric Nef a défendu la tradition métaphysique – notamment anglo-saxonne – dans Qu’est-ce que la métaphysique ? (Gallimard, 2004) contre tous ceux qui la croyaient morte ou voulaient la déconstruire. Avec La Force du vide (Seuil, 2011), il a mobilisé la pensée bouddhiste pour définir le néant. Et dans La Connaissance mystique (Les Éditions du Cerf, 2018), il a abordé l’idée de la connaissance de Dieu en rationaliste. Il fait paraître en novembre aux Éditions du Cerf un ouvrage intitulé La mort n’existe pas. C’est dire si, avec lui, tous les sujets, des plus spéculatifs aux plus existentiels, passent au crible d’une pensée rationnelle mais libre de se déployer dans toutes les directions. Appartenant au courant des possibilistes, qui prend au sérieux l’hypothèse d’une multiplicité de mondes possibles, Frédéric Nef est l’interlocuteur idéal pour retracer la grande histoire de la logique, d’Aristote à nos jours.

© Yagi Studio/Getty images

Est-il possible de changer de logique ? FRÉDÉRIC NEF : Bien sûr ! Les logiciens travaillent précisément sur diverses formalisations logiques et discutent pour savoir laquelle est la plus rigoureuse, la plus économe en critères utilisés, la plus à même de résoudre des erreurs de raisonnement. Par exemple ? On commet souvent la faute logique, ou le sophisme, qui consiste à dire que, quand deux phénomènes s’enchaînent dans le temps, le premier est la cause du second

– qui en est donc la conséquence. Or la succession n’est pas la causalité ! Il est donc utile de se demander si la succession temporelle est première par rapport à la causalité, ou si cette dernière n’est que la projection d’une succession temporelle. La logique a pour mission de déceler et de détruire les sophismes : ici, il s’agit d’un sophisme post hoc propter hoc [« puisque c’est avant, c’est la cause »]. La destruction consiste tout simplement à formaliser le sophisme : puisque la cause est avant l’effet, on peut croire à tort que tout ce qui précède ce qui est défini

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PEUT-ON CHANGER DE LOGIQUE ?

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LA LOGIQUE ? PAS MON GENRE !

Le grand langage universel que prétend être la logique serait-il aussi le lieu où sont reconduits certains schémas patriarcaux ? Le sujet divise au sein des féministes. Nous avons mené l’enquête pour y voir clair auprès de femmes philosophes et de logiciennes. Par Ariane Nicolas

L

© Tara Moore/Getty images

«

e monde crève de trop de rationalité, de décisions prises par des ingénieurs. Je préfère des femmes qui jettent des sorts plutôt que des hommes qui construisent des EPR. » Ces propos, tenus par la candidate à la primaire écologiste Sandrine Rousseau dans Charlie Hebdo, en ont surpris – et agacé – plus d’un(e). Une féministe revendiquée comme elle peutelle décemment lier féminité et irrationalité ? N’est-ce pas là reconduire un cliché millénaire, selon lequel les femmes seraient incapables de raisonner ? La Raison tant chérie des Lumières serait-elle un outil d’oppression plutôt que d’émancipation ?

PHALLOGOCENTRISME

Sans être majoritaire au sein des études féministes, cette position « ratiosceptique » n’est pas isolée, comme en témoigne le regain d’intérêt pour les sorcières, les amazones ou l’écoféminisme et ses tendances ésotériques (lire l’enquête parue le 28 août sur Philomag.com). La raison et ses corollaires, dont la logique, ayant historiquement été associés aux hommes, il faudrait se méfier de leurs usages, voire s’en passer. Cette critique d’inspiration féministe s’inscrit plus

largement dans celle du langage et de ce que l’on appelle logos. En grec, le logos renvoie à l’idée d’un discours rationnel, intelligible et ayant trait à la vérité. Les philosophes hommes auraient non seulement accaparé la logique formelle mais plus généralement les mots permettant d’énoncer des raisonnements. Ironie du sort, c’est à un homme, Jacques Derrida, que l’on doit le néologisme le plus célèbre qui le dénonce : « phallogocentrisme », c’est-à-dire la confiscation de la parole philosophique par les mâles. La philosophe féministe Luce Irigaray est l’une des voix les plus critiques de ce logos masculin. Dans Sexes et genres à travers les langues (1990), elle assure ainsi que la langue est structurellement sexiste. S’appuyant sur des travaux empiriques en linguistique (concernant l’emploi du « je », la forme passive, la nature des verbes…), elle décèle un « ordre sexuel du discours » qui prend la forme, entre autres, d’une « stratégie d’appropriation du sujet » par les hommes et d’un « narcissisme interdit aux sujets féminins ». « Le féminin reste une marque secondaire syntaxiquement et les noms marqués du genre féminin ne sont pas ceux qui sont considérés comme ayant de la valeur »,

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P. 72

« L’ âme, grosso modo, est un souffle, dont on ne sait pas très bien s’il est physique ou non » 62

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Cheminer dans les idées CAROLYN DRAKE, 2019. ISSU DU PROJET «KNIT CLUB» CAROLYN DRAKE / MAGNUM PHOTOS

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Idées

ENTRETIEN

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Philosophie magazine n° 153 OCTOBRE 2021


Manon Garcia « Nous sommes des analphabètes du sexe »

Cette jeune philosophe a décidé d’intégrer pleinement la pensée féministe dans le champ de la philosophie. Elle s’inscrit dans le mouvement de l’éthique « méliorative » qui vise à améliorer les pratiques grâce à la clarification des concepts. Après la question de la soumission, elle explore dans son dernier essai celle du consentement et invite les hommes et les femmes à nouer une nouvelle « conversation sexuelle ». Propos recueillis par Martin Legros / Photos Manuel Braun

À

36 ans, cette jeune normalienne partie à la fin de sa thèse aux États-Unis s’est déjà vu proposer les postes les plus prestigieux dans les universités américaines. C’est une voix écoutée de la pensée féministe qui ose soulever des questions délicates sur la soumission des femmes ou sur l’ambivalence du consentement, et dont les livres, pourtant longuement médités, semblent coïncider avec l’actualité du débat public. « Cela a été très troublant pour moi d’avoir le sentiment d’être rejointe par l’actualité. J’ai soutenu ma thèse, qui est un travail de près de huit années sur la soumission et le consentement des femmes, trois mois avant que n’éclate l’affaire Weinstein… » Bref, tout semble réussir à Manon Garcia. Quelle est donc sa recette ? Partir de ses intuitions et de son histoire pour mettre les questions qu’elle se pose à l’épreuve des concepts des grands philosophes, de Hegel à Beauvoir ? Conjuguer la tradition française, où l’on se confronte aux œuvres du passé, avec la tradition anglo-saxonne, où l’on dissèque collectivement des questions concrètes à base d’arguments logiques ? Allier une aspiration

idéaliste et normative au souci du réel et des situations concrètes ? Un peu de tout cela, sans doute. Quand on lui demande de définir son approche, elle répond : « analytique méliorative », un courant apparemment majeur aujourd’hui en éthique, qui consiste à mener un travail de redéfinition des concepts, tout en maintenant l’ambition que cela puisse contribuer à un changement social. « C’est une sorte de fusion entre la pensée analytique américaine et la critique sociale européenne. Et c’est un peu mon ambition depuis le début, lorsque je suis allée travailler sur Beauvoir aux États-Unis : penser en réussissant à faire dialoguer ces deux traditions. » En cette rentrée, Manon Garcia publie un essai stimulant, La Conversation des sexes. Philosophie du consentement (Flammarion). Elle se saisit de ce concept pour montrer qu’il est bien plus ambivalent qu’on ne le croit – « rien n’est plus compliqué que de savoir ce que l’on désire et de savoir dire ce que l’on sait de son désir ». Au lieu de s’en remettre à l’idée d’un contrat, elle table sur ce qu’elle appelle la « conversation érotique ». Plus qu’un concept, un appel à révolutionner les pratiques : ou comment améliorer les existences en les pensant mieux.

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© Illustration : Jules Julien pour PM ; photo-droits d’inspiration : © Luisa Ricciarini/Leemage ; coll. part.


Idées

LE CLASSIQUE SUBJECTIF

PLATON VU PAR DIMITRI EL MURR

« Il n’y a pas de mépris du corps chez Platon »

© coll. part.

DIMITRI EL MURR

Il est professeur de philosophie à l’École normale supérieure de Paris, où il dirige le département de philosophie. Il a consacré la plupart de ses travaux de recherche à l’œuvre de Platon et à sa réception, dont Savoir et Gouverner. Essai sur la science politique platonicienne (Vrin, 2014). Il a codirigé avec Elena Partene un ouvrage à paraître à l’automne 2021 chez Vrin : Kant et Platon. Lectures, confrontations, héritages.

Philosopher, c’est apprendre à mourir, nous dit Platon. Or cela ne signifie pas nous mortifier. Car, pour nous soucier de notre âme, nous devons prendre soin de notre corps, sans pour autant lui vouer un culte, explique Dimitri El Murr. Spécialiste de l’auteur des dialogues, il en propose une relecture originale, s’attaquant à certains clichés les plus tenaces.

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CE SOIR-LÀ, SOCRATE N’AVAIT PAS L’INTENTION DE REFAIRE LE MONDE, IL VOULAIT SEULEMENT RENTRER CHEZ LUI… PENDANT UNE NUIT, QUATRE HOMMES, SOCRATE EN TÊTE, DÉBATTENT DE LA JUSTICE ET DE LA DÉMOCRATIE DANS LA CITÉ IDÉALE. VOICI LE PLUS CÉLÈBRE TRAITÉ DE PHILOSOPHIE DU MONDE, RÊVÉ, SCÉNARISÉ, DESSINÉ PAR JEAN HARAMBAT*

JEAN HARAMBAT

LA RÉPUBLIQUE LA RÉPUBLIQUE

d’après l’œuvre de Platon

De la République, Jean Harambat a su faire une Odyssée, lui qui a si magnifiquement raconté celle d’Homère. FRANÇOIS HARTOG

” EN LIBRAIRIE LE 7 OCTOBRE 2021 *La République par Jean Harambat a été publiée en feuilleton, en 5 épisodes, dans les derniers hors-série de Philosophie magazine.


Ne peut être vendu séparément. Photo-droits d’inspiration : © The Granger Collection/Collection ChristopheL ; illustration : William L.

PEUT-ON CHANGER DE LOGIQUE ?

CAHIER CENTRAL

LEWIS CARROLL Alice au pays des merveilles (extraits)


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