MENSUEL N° 154 NOVEMBRE 2021
Reportage
UNE UTOPIE ÉCOFÉMINISTE AU KURDISTAN
AUGUSTIN BERQUE
Haïku, paysages et présence au monde
DESCARTES ET LA MODERNITÉ Discours de la méthode
CAHIER CENTRAL
L 17891 - 154 - F: 6,50 € - RD
Mensuel / France : 6,50 € - Belux 7,10€ - CH 11,50FS – D 7,50€ - IT-ESP-PORT CONT 7,10€ - DOM/S 8,50€ - TOM/S 1070XPF- MAR 76Mad – TUN 13,20TND – CAN 12,50$Cad
MA LIBERTÉ EST-ELLE NÉGOCIABLE ?
ÉDITO
L’œil de
Berberian Par Alexandre Lacroix Directeur de la rédaction
Voilà que les barreaux de la cage sont en moi ! elon un cadre de pensée classique forgé au début de la Modernité, notamment par le philosophe anglais Thomas Hobbes (15881679), le problème de la liberté s’énoncerait en ces termes : j’ai en moi un désir ou une volonté immense, qui ne demande qu’à poursuivre indéfiniment sa course, atteindre son but, mais hélas ! je rencontre des forces extérieures qui s’y opposent. Une telle vision des choses est née – sans surprise – dans des régimes monarchiques, dans des sociétés d’ordre. Elle fournit le motif récurrent des pièces de Molière, où de jeunes amants veulent se marier contre l’avis de leurs pères. Je voudrais épouser telle personne que mon cœur a choisie ; je voudrais partir, voyager au loin ; je voudrais apprendre un autre métier, échapper à mes origines, à ma famille et à ses valeurs – mais je ne le peux pas, je n’en ai pas le droit, une place m’a été assignée, j’ai donc le choix entre me résigner ou tenter de passer outre, à mes risques et périls. Et nous continuons majoritairement à penser l’enjeu de la liberté ainsi, comme si nous avions des aspirations que le monde vient limiter, comme si nous étions des pilotes d’autos tamponneuses. Pourtant, dans nos sociétés démocratiques, ouvertes, pour bien des gens – tout du moins pour les enfants de la classe moyenne qui ne subiront pas un mariage arrangé et ont la possibilité d’étudier la discipline de leur choix, dont les rêves ne sont pas rognés d’entrée de jeu –, le problème de la liberté se pose en des termes très différents : juridiquement, objectivement, je suis libre, et pourtant, je ne fais pas usage de cette liberté, je ne la vis pas, une force à l’intérieur de moi m’en empêche. Cela peut être le manque de confiance en moi, l’autocensure, la crainte d’aller jusqu’au bout de mon désir – ma liberté m’intimide, j’ai l’impression qu’elle pourrait me mettre en danger, me précipiter dans un gouffre. Plus souvent encore, cette limitation interne prend la forme de l’aliénation. Je suis aussi théoriquement libre que je me retrouve en pratique aliéné, c’est-à-dire tenu par un emploi du temps chargé, enchaîné à des to-do lists, à des objectifs à atteindre, à des process, à la nécessité de veiller à l’éducation de mes enfants, à une multitude d’impératifs que je me suis donnés. Je ne manque de rien, je ne suis pas en danger matériellement, et pourtant la liberté reste pour moi un vain mot : je ressemble à un hamster qui tourne dans sa roue. Parce qu’elle exhorte à la performance, que nous sommes sans cesse évalués, notre organisation du travail tend à susciter en nous un penchant à l’auto-exploitation. Le cadre, le travailleur indépendant, l’artisan ou l’artiste ne vivent pas tant sous la férule d’un patron autoritaire que de leur impitoyable exigence vis-à-vis d’eux-mêmes. Ainsi, ce qui vient borner la liberté n’est plus à l’extérieur mais bel et bien en nous : pire, et c’est là le nœud du problème, c’est précisément ma volonté (par exemple, de réussir professionnellement) et mon désir qui représentent désormais pour moi les plus grands obstacles à l’exercice d’une liberté effective. Dans ces conditions, la solution est paradoxale : pour retrouver la liberté, il ne faut pas s’affirmer, mais au contraire sortir de soi, par la rencontre, par le voyage, par l’ivresse… En tout cas, il devient nécessaire de s’oublier soi-même comme volonté agissante pour accéder à une dimension plus impersonnelle, celle du monde, avec tous ses chemins grands ouverts.
© Serge Picard pour PM ; illustration : Charles Berberian pour PM.
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P. 28 Du conseil régional d’AuvergneRhône-Alpes au Kurdistan, c’est une femme qui traduit sa pensée et ses convictions en actes. Fidèle au titre d’un de ses livres en forme de devise, Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce – qui compte déjà treize rééditions ! –, elle a rapporté du Rojava, région autonome au nord-est de la Syrie, un récit impressionnant sur une expérimentation écoféministe en cours au cœur de ce pays dévasté.
AUGUSTIN BERQUE
P. 64 Avez-vous déjà entendu parler de l’« écoumène » ? Il s’agit du milieu terrestre lorsqu’il est transformé par l’activité et l’occupation humaines : ce géographe de formation, érudit touche-à-tout, polyglotte, s’en fait le penseur. Spécialiste du Japon et de l’art du haïku, sensible aux paysages et à l’environnement, il nous invite à sortir du paradigme dominant de la pensée occidentale.
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CYNTHIA FLEURY
P. 50 Ce n’est pas seulement dans son dernier ouvrage Ci-gît l’amer que la philosophe s’intéresse au soin et aux processus de guérison. Elle le fait aussi en tant que psychanalyste et directrice de la chaire de philosophie de l’hôpital Sainte-Anne, à Paris. Commentant les expériences de cinq témoins, elle convoque les concepts d’individualisme et d’individuation pour saisir ce qui est en jeu, chaque fois que nous essayons de défendre un noyau dur de liberté.
MARIE-FRÉDÉRIQUE PELLEGRIN
Cahier central Pour cette spécialiste de la philosophie de l’âge classique, maîtresse de conférences à Lyon-3, le cartésianisme n’est pas un froid rationalisme. Descartes fut, en effet, l’un des premiers à mêler le récit autobiographique et la spéculation abstraite. Correspondant de la reine de Suède, il a aussi contribué à faire entrer les femmes dans la discussion philosophique. Elle souligne la modernité du Discours de la méthode dans la préface de notre cahier central.
GASPARD KŒNIG
RAPHAËL ENTHOVEN
P. 56 Philosophe, il publie des livres de plus en plus narratifs et personnels, comme en témoignent son adaptation en bande dessinée du Banquet de Platon ou son roman autobiographique Le Temps gagné. Mais il ne peut s’empêcher de ferrailler sur Twitter, que ce soit avec les partisans de Jean-Luc Mélenchon, les antivax ou les adeptes de la cancel culture et de la pensée décoloniale, se laissant entraîner dans des polémiques où il se brûle parfois des ailes. Confronté au philosophe libéral Gaspard Kœnig, il défend ici sa conception de la liberté, compatible avec le passe sanitaire.
P. 56 Agrégé de philosophie et romancier, il est l’un des plus brillants défenseurs de la pensée libérale en France. Non pas le néolibéralisme mais la défense des libertés dans l’esprit d’un John Stuart Mill, ce qui en fait un troublion ou une anomalie dans le paysage intellectuel hexagonal. Dans Notre vagabonde liberté, il raconte son voyage à cheval sur les traces de Montaigne. Pour notre dossier, il soutient sa position antipasse (entre autres) face à Raphaël Enthoven.
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Origine du papier : Italie. Taux de fibres recyclées : 0 %. Tous les papiers que nous utilisons dans ce magazine sont issus de forêts gérées durablement et labellisés 100 % PEFC. Le taux majoritaire indiqué Ptot est de 0,009.
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© Étienne Maury/collectif item pour PM ; Serge Picard pour PM ;CP ; Sébastien Calvet/REA ; Arnaud Meyer/Leextra pour PM ; Arnaud Meyer/Leextra pour PM.
CORINNE MOREL DARLEUX
ILS ONT PARTICIPÉ À CE NUMÉRO
10, rue Ballu, 75009 Paris Tél. : 01 43 80 46 10 www.philomag.com
Valise contenant tous les tomes de l’histoire de la philosophie de Jürgen Habermas p. 82
Philosophe tentant de se convaincre que le bon sens est la chose du monde la mieux partagée Cahier central
Joel Feinberg entamant son festin p. 48
Démonstration de force de l’individualisme p. 50
Internaute découvrant que les Illuminatis du Mossad ont secrètement cloné Macron avant de déclencher la pandémie de Covid-19 p. 21
Voyageur préparé à affronter la pénurie p. 19 Plaisir de se sentir chez soi p. 86
Libertarien affranchi du masque p. 56
Woke essayant de s’endormir, gênée par les ronflements de son vieux professeur p. 20
DANS NOTRE TRAIN BONDÉ D’IDÉES CE MOIS-CI
Gamins jouant au POMC p. 64
SMS érotiques envoyés à une amie qui préfère la philia p. 8 Rebelle en train de négocier dur sa liberté p. 42
SOMMAIRE P. 3 Édito
P. 8 Questions à Charles Pépin
P. 10 Question d’enfant à Claude Ponti P. 12 Courrier des lecteurs
DOSSIER Ma liberté est-elle négociable ?
P. 42 Jusqu’où aller trop loin ?
Déchiffrer l’actualité P. 14 TÉLESCOPAGE P. 16 REPÉRAGES
P. 18 PERSPECTIVES
Éric Zemmour et l’assimilation intégrale / Les pénuries nous rendent-elles avides ou vertueux ? / Peter Boghossian, prof de fac victime du « wokisme » américain ? / « Les Lumières à l’ère numérique », la commission dirigée par Gérald Bronner face au complotisme P. 22 AU FIL D’UNE IDÉE Les disparitions P. 24 ETHNOMYTHOLOGIES par Tobie Nathan
Homme moderne évacuant ses pulsions homicides en écrivant compulsivement p. 84
Prendre la tangente P. 28 REPORTAGE
Rojava, bâtir une utopie en plein chaos par Corinne Morel Darleux P. 38 MOTIFS CACHÉS par Isabelle Sorente Supériorité de la non-violence p. 86
P. 44 « Ne pas nuire à autrui »
Quand John Stuart Mill borne notre liberté P. 48 Le bus, c’est l’enfer ! Expérience de pensée avec Joel Feinberg P. 50 Ils ne transigent pas avec leur liberté ! Témoignages commentés par Cynthia Fleury P. 56 Raphaël Enthoven et Gaspard Kœnig, sans interdit ?
Cheminer avec les idées P. 64 L’ENTRETIEN
Augustin Berque
P. 70 L’AVENTURE D’UN CLASSIQUE
La grande histoire du Discours de la méthode de René Descartes, accompagné du Cahier central (agrafé entre les pages 50 et 51), comprenant des extraits de l’œuvre et une préface de Marie-Frédérique Pellegrin P. 76 BOÎTE À OUTILS Divergences / Sprint / Intraduisible / Strates
Livres
NOTRE SÉLECTION AVEC… P. 81 Repenser l’identité / Kwame Anthony Appiah P. 82 Une histoire de la philosophie, t. 1 / Jürgen Habermas P. 84 Dostoïevski / Julia Kristeva P. 86 La Force de la non-violence / Judith Butler P. 88 Notre sélection culturelle Illustration : © Paul Coulbois pour PM
Écoféministe à l’épreuve des balles p. 28
Ce numéro comprend en cahier central un encart rédactionnel (agrafé entre les pages 50 et 51) de 16 pages complétant notre rubrique « L’aventure d’un classique », constitué d’une préface et d’extraits du Discours de la méthode, de René Descartes.
PHILOSOPHIE MAGAZINE N° 155 PARAÎTRA LE 2 DÉCEMBRE 2021
P. 90 Agenda
P. 92 OH ! LA BELLE VIE
par François Morel
P. 94 Jeux
P. 96 Humaine, trop humaine
par Catherine Meurisse
P. 98 QUESTIONNAIRE DE SOCRATE
Ugo Bienvenu
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TÉLESCOPAGE TÉLESCOPAGE
EL PASO, ESPAGNE Le 29 septembre 2021
Pour la première fois depuis cinquante ans, le volcan Cumbre Vieja est entré en éruption au sud de La Palma, île de l’archipel espagnol des Canaries.
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Déchiffrer l’actualité
« Sécurité miraculeuse : quand nous regardons les images du monde, qui distinguera cette brève irruption de la réalité du plaisir profond de n’y être pas ? » JEAN BAUDRILLARD /
© Jon Nazca/Reuters
La Société de consommation
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P. 38
« Notre esprit est plastique, nous sommes influençables, pour le meilleur et pour le pire »
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Prendre la tangente
PORTRAIT DE FAMILLE, PHOTOGRAPHIE NUMÉRIQUE, 2018 © DAMIEN ROUXEL Photographe, performeur et sculpteur, Damien Rouxel explore les notions de genre et d’animalité, en jouant des métamorphoses et du travestissement… comme ici, avec ses parents, au cœur de l’exploitation laitière familiale.
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Tangente
REPORTAGE
Femmes du village de Jinwar sur la « Colline de la chouette », près de Dirbesiyê dans le nord-est syrien en juin 2021.
ROJAVA BÂTIR UNE UTOPIE EN PLEIN CHAOS
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CORINNE MOREL DARLEUX
© Corinne Morel Darleux ; DR.
Elle a fait paraître un essai au succès remarqué, Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce (2019), et un roman, Là où le feu et l’ours (2021), aux éditions Libertalia. Engagée, elle a passé dix ans au Parti de gauche, où elle a soutenu les valeurs de l’écosocialisme, et été pendant onze ans conseillère régionale d’Auvergne-Rhône-Alpes dans un groupe réunissant La France insoumise et Europe Écologie-Les Verts. Elle est administratrice de la Fondation DanielleMitterrand. Au printemps 2021, elle s’est rendue pour la troisième fois au Rojava. Elle accompagnait une délégation française partie rencontrer actrices et acteurs locaux, échanger sur les besoins des populations et sur de possibles coopérations dans le cadre de l’initiative Jasmines (Jalons et actions de solidarité, municipalisme et internationalisme avec le nord-est de la Syrie).
Aujourd’hui même, dans la région autonome du Rojava, au nord-est de la Syrie, des rebelles kurdes tentent de mettre en pratique les principes du « confédéralisme démocratique » inspiré par le philosophe américain Murray Bookchin et de vivre selon des principes à la fois féministes, écologiques et libertaires. Un pari aussi courageux qu’improbable raconté par Corinne Morel Darleux, qui y a séjourné.
l est 19h sur la « Colline de la chouette », près de la ville de Dirbesiyê, dans le nord de la Syrie. Nous sommes arrivées il y a peu au village de femmes de Jinwar. Après le traditionnel thé, le chai kurde, les hommes qui nous accompagnaient sont repartis : la nuit, le village n’est peuplé que de femmes. Une fois nos affaires posées dans la maison des invitées, nous sommes embarquées avec force gestes amicaux par trois villageoises pour une mystérieuse cueillette. Après quelques kilomètres d’une route désertique et cahoteuse, traversée seulement par quelques pâtres et leurs troupeaux, nous nous arrêtons dans un paysage ondulé, teinté d’ocre et parsemé de quelques touffes vertes. Après une dizaine de minutes, la Jeep qui nous suivait s’arrête à son tour sur le bord de la route. Trois fillettes en jaillissent, suivies de quatre garçons et de sept femmes dont on peine à imaginer comment toutes ont pu tenir dans le véhicule. Grands sourires, queues-de-cheval et sandales roses, les gamines courent en tête, font le V de la victoire et se chahutent en grimpant sur la colline. Le village de Jinwar a été créé en 2017. Il est un symbole de la révolution des femmes en cours dans les territoires autonomes du nord-est de la Syrie. La bourgade comprend une vingtaine de foyers et autant d’enfants, âgés de 4 à 19 ans. Zozan, qui nous le présente à notre arrivée, le décrit comme « un sas et un lieu de construction et de projection, de formation et d’apprentissage ». On y accueille des femmes, veuves de guerre, mariées de force, répudiées, divorcées ou simplement célibataires qui ont choisi de ne pas se marier. Malgré les avancées considérables en cours concernant l’émancipation des femmes, les logiques patriarcales restent vivaces et la pression sociale forte. Vivre « seule » – comprendre : sans homme – demeure un choix inhabituel, encore difficilement accepté. Ce qui n’empêche pas Zozan de glisser : « Quand l’homme les menace d’un “Tu vas aller où sinon ?”, maintenant, elles peuvent répliquer : “Au village de femmes !” » « Mon mari a été tué par une mine en 2015 à Kobane, et la famille a voulu me forcer à me remarier. » Berivan fait partie de ces femmes venues vivre au village. Suite à son refus de prendre un nouvel époux, elle a été calomniée, accusée de se prostituer et finalement contrainte de s’en aller. Elle a trouvé refuge à
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Dossier
MA LIBERTÉ
© Illustration : Studio philo
EST-ELLE NÉGOCIABLE ?
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PARCOURS DE CE DOSSIER
P. 42
Nul n’apprécie qu’on vienne limiter son champ d’action ou lui imposer des contraintes, et l’instauration du passe sanitaire l’a bien montré. Mais il suffit que mon voisin écoute de la musique à tue-tête pour que je souhaite que sa liberté soit bornée. Comment rendre compatibles entre elles les libertés individuelles ? Suffit-il vraiment de rappeler le dicton « ma liberté s’arrête là où commence celle des autres » ?
P. 44
Le philosophe utilitariste anglais John Stuart Mill (1806-1873) a proposé un autre principe pour circonscrire les libertés : j’ai le droit de faire toutes les folies que je veux, d’adopter une conduite que les autres jugent bizarre, voire inacceptable, tant que je ne nuis pas à autrui. Ce critère permet-il de définir plus précisément l’étendue du possible en démocratie ?
P. 48
Plus près de nous, le philosophe américain Joel Feinberg (1926-2004) s’est intéressé aux comportements injurieux ou très dérangeants, sans qu’il y ait néanmoins préjudice. Au-delà de la nuisance, il s’est penché sur le registre de l’offense, comme le montre sa célèbre expérience de pensée du « trajet de bus ». À tester !
P. 50
Ne pas retourner au bureau, refuser le passe sanitaire ou le schéma de la fidélité en couple, ne plus prendre l’avion, porter le voile : nos cinq témoins ont décidé de défendre farouchement l’une de leurs libertés. Leurs trajectoires de vie sont commentées par la philosophe et psychanalyste Cynthia Fleury.
P. 56
Sur la politique sanitaire, le blasphème et l’affaire Mila, ou encore le slogan « Libertés chéries » choisi par le Rassemblement national en campagne, nous avons invité les philosophes Gaspard Kœnig et Raphaël Enthoven à débattre. Le premier considère que le noyau dur réside dans la possibilité offerte à chacun de se mettre en retrait ou d’assumer les conséquences de ses choix, tandis que le second lui répond que la liberté est produite par l’état de droit et les institutions. Un duel entre libéralisme et républicanisme.
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Dossier
MA LIBERTÉ EST-ELLE NÉGOCIABLE ?
« NE PAS NUIRE À AUTRUI ! » QUAND JOHN STUART MILL BORNE LA LIBERTÉ Au XIXe siècle, ce philosophe révolutionne le sens que l’on donne à la liberté… en énonçant une règle : chacun peut faire tout ce qu’il veut à condition de ne pas nuire à autrui. Une éthique minimale, comme le prétendent certains libéraux et autres réfractaires à tout contrôle ? En réalité, pour Mill, la liberté n’est pas une « propriété » de l’individu mais une invitation à renforcer nos liens. Par Martin Legros
À
© Jérôme Sessini/Magnum photos
«
la mémoire chérie et regrettée de celle qui fut l’inspiratrice et en partie l’auteur regrettée du meilleur de mes écrits – à mon amie et à ma femme, dont la passion du vrai et du juste fut mon plus vif encouragement et l’approbation ma principale récompense –, je dédie ce livre. Comme tout ce que j’ai écrit depuis de nombreuses années, il lui appartient autant qu’à moi. » C’est par cette dédicace que s’ouvre On Liberty (De la liberté) de John Stuart Mill, publié en 1859. Et c’est avec une clarté inégalée qu’il pose le sens de la liberté des Modernes. La femme dont il est question ici est Harriet Taylor, rencontrée trente ans plus tôt, alors qu’elle était mariée et enceinte, et avec qui
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Dossier
MA LIBERTÉ EST-ELLE NÉGOCIABLE ?
GASPARD KŒNIG
Ancien élève de l’École normale supérieure et agrégé de philosophie, il a d’abord publié des romans, parmi lesquels Octave avait vingt ans (Grasset, 2004), avant de se rapprocher de la tradition libérale, qu’il défend à travers ses écrits mais aussi au sein de son think-tank GénérationLibre. Il a signé deux enquêtes aux Éditions de L’Observatoire : Voyages d’un philosophe aux pays des libertés (2018) et La Fin de l’individu (2019), qui portent sur les effets sociaux du libéralisme et de l’intelligence artificielle. Il vient de faire paraître Notre vagabonde liberté, récit de voyage et hommage à Montaigne, pour lequel il a parcouru 2 500 kilomètres à cheval, du Périgord à Rome.
RAPHAËL ENTHOVEN
Philosophe de formation classique, passé lui aussi par l’École normale supérieure et l’agrégation, il est descendu dans l’arène médiatique, d’abord avec ses chroniques sur Europe 1, réunies dans ses Morales provisoires (deux volumes, Éditions de L’Observatoire), puis avec son activité sur Twitter. Outre ses essais, il a publié une adaptation en bande dessinée du Banquet de Platon (avec Coco, Les Échappés, 2019), un roman autobiographique, Le Temps gagné (Éditions de L’Observatoire, 2020) et une pièce de théâtre en alexandrins, L’École des dames (Éditions de L’Observatoire, 2021).
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Tous deux se voient en défenseurs de la liberté. Mais l’un le fait en mobilisant la tradition libérale anglo-saxonne, l’autre l’héritage d’Alexis de Tocqueville et les valeurs de la République. Ces points de vue différents amènent Gaspard Kœnig et Raphaël Enthoven à s’opposer tant sur le passe sanitaire que sur l’« affaire Mila », ou sur le risque de l’émergence d’une dictature numérique. Propos recueillis par Alexandre Lacroix / Photos Arnaud Meyer/Leextra
SANS INTERDIT ? Pour ou contre le passe sanitaire ? GASPARD KŒNIG : Je crois en la science et aux données empiriques : je suis donc favorable au vaccin et l’ai fait pour moimême. Cela ne m’a pas empêché d’attraper le virus juste après. N’importe, à mon sens, l’État est dans son rôle quand il a rendu le vaccin accessible à tous gratuitement. Le reste des restrictions sanitaires devrait être levé. En effet, à partir de ce moment-là, on change de paradigme, la gestion de la pandémie sort du champ de la politique sanitaire et devient du ressort de la responsabilité individuelle. Ceux qui veulent se faire vacciner peuvent le faire ; ceux qui ne le souhaitent pas assument leur risque. Si les non-vaccinés transmettent le virus, celui-ci ne devrait développer de formes graves qu’auprès d’autres non-vaccinés. Dans l’hypothèse où les services hospitaliers ne sont pas débordés, cela ne pose pas de problème majeur. Par ailleurs, je suis vraiment en désaccord avec la mise en place du passe sanitaire, qui me paraît une option pire que l’obligation vaccinale, pour ne pas dire répugnante. Premièrement, parce que ce passe réduit mais n’élimine pas les risques de transmission ; j’ai moi-même été malade et contagieux alors que j’étais en possession d’un passe valable. Deuxièmement, le passe sanitaire ouvre la voie à une société dystopique qui arrive au grand galop, sur le modèle de la Chine : là-bas, l’espace public s’est transformé en une série de sas que l’on ne peut franchir qu’en montrant des certificats numériques, de bonne santé, de bonne citoyenneté, de bonne fiscalité…
Aujourd’hui, certains candidats de droite et du centre droit à la présidentielle en France proposent la reconnaissance faciale dans les transports en commun. Cela va dans le sens d’une société sécurisée, hypernormée, quadrillée, qui abolit l’anonymat. C’est donc un choix de civilisation qui s’esquisse avec le passe sanitaire. Troisièmement, nous sommes en train de créer une frange de population désocialisée, des gens qui vont perdre leur travail, se replier sur eux-mêmes, des enfants qui vont être déscolarisés. Même si cela ne représente que 5 ou 8 % de la population, c’est énorme, et il s’agit d’un risque majeur pour l’unité du pays. Quatrièmement, je trouve aberrant de transformer les serveurs en flics, je pense que c’est à l’État de faire appliquer la loi au lieu d’inciter les gens à se surveiller les uns les autres. RAPHAËL ENTHOVEN : Ce qui est agréable avec vous, c’est que vous êtes antipasse sans être antivax et que vous tenez un discours construit et rationnel. G. K. : Bien sûr, tous les antipasse ne sont pas antivax ! R. E. : Non, mais tous les antivax sont antipasse. Cependant, je souhaite prendre la défense du passe sanitaire, car je considère que l’argument de la responsabilité individuelle ne tient pas. Vous évoquez, au détour d’une phrase, le risque d’un débordement des services hospitaliers. À mon sens, c’est
le cœur du problème : me faire vacciner ou non n’est pas un risque que j’évalue, une décision que je prends pour moi-même, selon mes croyances et mes préférences. J’appartiens à une collectivité, je bénéficie d’un système de soins assez unique, gratuit, et, en ne me faisant pas vacciner, je cours le risque de faire peser le coût de mon irresponsabilité sur le Trésor public et, plus concrètement, d’occuper un lit dans un service de réanimation dont quelqu’un d’autre, Covid ou non, pourrait avoir besoin. Je risque aussi de contribuer à l’épuisement des personnels hospitaliers. Par ailleurs, je vois la proportion des non-vaccinés dans la population comme l’assurance vie du virus, la garantie que le Covid-19 continuera à circuler et à muter, donc comme l’obstacle qui nous empêche de sortir de cette crise. Quant aux risques politiques que vous soulevez, ils reposent à mon sens sur une erreur d’appréciation. Même si j’ai dénoncé les nudges, les dispositifs algorithmiques qui érodent nos libertés, si je vois aussi dans la Chine une dictature parfaite qui combine reconnaissance faciale et système de crédit social à points, le masque et le passe sanitaire ne nous conduisent pas à un tel cauchemar. Hier, à la gare Montparnasse, on a vérifié mon passe et on m’a remis un bracelet coloré. Ça m’a rappelé mes premières boîtes de nuit. D’ailleurs, à propos de boîtes de nuit, je ne suis pas en colère quand le videur con trôle les entrées, et cela ne me coûte guère de montrer mon passe au café…
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PHOTO EXTRAITE DE LA SÉRIE « UNADAPTED », ELLE-MÊME INSPIRÉE PAR LE ROMAN DE BERNARD WESSELING, PORTRET VAN EEN ONAANGEPASTE (« PORTRAIT D’UN INADAPTÉ », 2010 ; NON TRADUIT) © ASTRID VERHOEF (ASTRIDVERHOEF.NL)
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Cheminer dans les idées P. 66
« Imaginer la vie meilleure ailleurs est absurde » Philosophie magazine n° 154
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Idées
ENTRETIEN
« Je suis allé en Asie à la recherche d’une vérité plus universelle »
AUGUSTIN
BERQUE
Avec ce géographe venu à la philosophie « par accident », la pensée prend le goût des grands espaces. Son amour pour le Japon a amené cet insatiable explorateur de concepts à s’affranchir de la logique cartésienne pour mieux comprendre comment habiter la Terre. Une rencontre placée sous le signe du gai savoir. Propos recueillis par Cédric Enjalbert / Photos Serge Picard
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Philosophie magazine n° 154 NOVEMBRE 2021
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eu me prêterai volontiers à ce je, comme y autorise la phonétique française. » Ainsi a répondu Augustin Berque à ma proposition, avec facétie, lorsque je lui ai demandé s’il accepterait de se prêter au jeu du grand entretien. Géographe de formation, devenu spécialiste du Japon par hasard et philosophe
«
« par accident », ce penseur n’a pas l’esprit de sérieux des universitaires patentés. Il s’aventure plutôt avec la curiosité des explorateurs dans des zones de la pensée encore mal cartographiées. Érudit polyglotte et polygraphe, il a creusé un sillon singulier dans la conception du rapport de l’être humain à ce qui l’entoure et de ce que signifie « habiter ». Inventeur de concepts, jouant avec les mots, quitte à raviver des notions inusitées pour préciser sa réflexion, il a forgé sa discipline : la mésologie (du grec meso, le « milieu », et logos, la « science »), soit l’étude des milieux humains. D’une érudition foisonnante, Augustin Berque a l’allure du sage enthousiaste. Je l’ai rencontré une première fois à Lille en 2013, à l’occasion d’un festival de philosophie dont le thème était le Japon. J’ai mémorisé ce haïku qu’il citait pour expliquer le rapport spécifique au lieu et à l’identité en Asie orientale : « La clochette à vent / au son qui tintinnabule / on est là-dessous. » S’émancipant de la logique cartésienne sans jamais verser dans l’ésotérisme, il chemine sur une ligne de crête philosophique qui offre de la hauteur et du recul. J’ai longtemps pensé à l’interroger et, quand est venue l’occasion, je l’ai saisie au vol. Deux volumes paraissent cette année : Mésologie urbaine et Recouvrance. Pour en parler, et plus généralement de sa trajectoire, je me suis rendu chez lui, en banlieue parisienne. « D’accord pour se rencontrer chez moi en y-présence (et non en e-presence) », m’avait-il écrit, alors que nous sortions à peine du dernier confinement. C’est donc de visu, avec son épouse Francine Adam, géographe elle-même, que nous avons passé l’après-midi à dérouler le fil rouge d’une vie baladeuse, curieuse et contingente. En entrant, impossible de manquer au mur un grand dessin. Une « évocation des esprits cavernicoles », me dit l’auteur. On distingue dans cet ensemble énigmatique les monts Hida – les Alpes japonaises – à l’horizon d’une grotte constituée d’un enchevêtrement organique. Dessinateur aussi, je l’apprends, si bien que je ne sais plus : comment présenter Augustin Berque ?
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© Illustration : Jules Julien pour PM ; photo-droits d’inspiration : © Bridgeman Images
Idées
L’AVENTURE D’UN CLASSIQUE
Discours L’invention de modernité de la la méthode
En publiant son bref essai, René Descartes a bouleversé notre conception du monde et de nous-mêmes. Comment un ancien soldat rêvant auprès d’un poêle est-il parvenu à refonder l’ensemble du savoir de son temps ? En doutant de tout… Sauf de son existence. Un choc dont nous ressentons encore les secousses, pour le meilleur comme pour le pire. Par Victorine de Oliveira
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© Lake Como, 1994 from No System (Steidl) © Vinca Petersen
L’art de bien parler
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© J.-J. Sempé/Éditions Denoël/ Éditions Martine Gossieaux
LE NOUVEAU HORS-SÉRIE DE PHILOSOPHIE MAGAZINE
Ne peut être vendu séparément. Illustration : William L.
Extraits
DISCOURS DE LA MÉTHODE
RENÉ DESCARTES Préface par Marie-Frédérique Pellegrin
CAHIER CENTRAL
L’AVENTURE D’UN CLASSIQUE