#155 décembre 2021 / janvier 2022

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MENSUEL N°  155 DÉCEMBRE 2021/JANVIER 2022

TRANS : PEUT-ON CHOISIR SON IDENTITÉ SEXUELLE ? Débat entre

Camille Froidevaux-Metterie et Claude Habib

LA PROPHÉTIE JÜRGEN DE HABERMAS NIETZSCHE Entretien exclusif avec le dernier idéaliste allemand

Ainsi parlait Zarathoustra

CAHIER CENTRAL

L 17891 - 155 - F: 6,50 € - RD

Mensuel / France : 6,50 € - Belux 7,10€ - CH 11,50FS – D 7,50€ - IT-ESP-PORT CONT 7,10€ - DOM/S 8,50€ - TOM/S 1070XPF- MAR 76Mad – TUN 13,20TND – CAN 12,50$Cad

À QUOI VOIT-ON QU’ON A VIEILLI ?


ÉDITO

L’œil de

Berberian Par Alexandre Lacroix Directeur de la rédaction

Un tombeau au cœur de l’été ’ai emménagé seul l’été après le bac, juste avant mes 18 ans. C’était la première fois que je me trouvais en autonomie complète. En plein mois d’août, Paris était désert, et j’avais des démarches nouvelles à accomplir, qui me paraissaient exotiques, comme me rendre dans un centre EDF pour mettre le compteur à mon nom ou faire les courses pour la semaine au Franprix. Et justement, au supermarché, un objet attira mon regard, vraiment pas cher, mais qui me semblait de nature à asseoir mon statut d’adulte : des pantoufles. Des vraies charentaises avec des motifs à carreaux d’inspiration vaguement écossaise, fourrées d’une espèce de mousse synthétique blanche pour garder les pieds au chaud. Je les achetai. Dans un bazar, je dégotai aussi une robe de chambre à rayures. Au tabac du coin, j’optai pour un paquet de cigares bon marché, des Voltigeurs verts, je m’en souviens encore. Voilà, mes préparatifs étaient bouclés. Un soir, au cœur de la langueur estivale, les fenêtres ouvertes laissant passer des courants d’air tiède, je mis le Requiem de Brahms, j’enfilai ma robe de chambre et mes charentaises, me versai un verre de gin Gordon et allumai un cigare. J’observais avec satisfaction les boucles de fumée bleuâtre qui s’épanouissaient comme des fleurs dans la lumière oblique du crépuscule. Le tour était joué. À présent, j’étais vieux. Aussi vieux qu’une tortue ou une pierre peut l’être. C’est alors qu’un coup de sonnette me fit sursauter. La tuile ! Je n’attendais pourtant personne. Je compris sur-le-champ combien ma mise en scène était ridicule. J’entrebâillai la porte de façon à laisser voir seulement ma tête, et non mon accoutrement ni la situation générale dans la pièce : « Salut, je passais dans le quartier par hasard, je voulais voir comment tu étais installé ! » Zut alors ! C’était l’un de mes copains du lycée, mais pas question de le laisser entrer au beau milieu de mon trip troisième âge. « Écoute, lui dis-je sur un ton solennel, pour être franc, je préférerais que tu sois mort. » Comme ça, j’étais sûr d’avoir la paix. Je refermai brusquement la porte. D’avoir prononcé une parole aussi dure emplissait tout à coup à la pièce d’une atmosphère de séparation et de deuil. C’était encore mieux ainsi. C’était exactement ce que je recherchais. On dresse souvent avec un peu d’ironie le portrait sociologique des seniors qui refusent d’assumer leur âge, qui ont encore des comportements de jouvenceaux. Il y a le jeune retraité qui passe dans la rue en trottinette, la sexagénaire qui s’offre son premier tatouage, les tenues vestimentaires décontractées du genre paire de Stan Smith et blouson en jean surmontées de cheveux gris… Mais, à vrai dire, il n’y a pas que les aînés qui s’amusent à contrefaire un âge qui n’est pas le leur, et j’ai l’impression qu’à chaque époque de la vie, on s’essaie de temps à autre à en faire éclore une autre, ne serait-ce que pour un moment. On fait semblant d’être vieux en pleine adolescence, par exemple en cultivant ses cernes, ou d’être adolescent au seuil de la sénescence. Et je ne crois pas qu’il s’agisse là seulement d’une attitude de déni ou de mauvaise foi, non, de telles tentatives ont davantage de poésie et de sincérité qu’il n’y paraît : le rêve est de réussir à faire tenir ensemble les différentes étapes de l’existence, de superposer celui que j’ai été, que je suis et que je serai, de façon à jouir d’une identité enfin complète. Le reproche que l’on pourrait adresser à ces tentatives est moins moral que métaphysique, au fond : car se comporter ainsi, c’est comme essayer de se récapituler alors qu’on est encore en mouvement, c’est faire semblant de préférer être mort.

© Serge Picard pour PM ; illustration : Charles Berberian pour PM.

J

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reaction@philomag.com

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P. 45 Écrivaine, elle a fréquenté le Collège de ’Pataphysique, aimé l’Oulipo, Raymond Queneau et Boris Vian. C’est avec un humour affûté qui ne leur est pas étranger qu’elle a d’ailleurs écrit Le Cœur synthétique, distingué en 2020 par le prix Médicis. Elle y décrit le marché de l’amour, où le vieillissement est une décote assurée, et témoigne ironiquement dans notre dossier du superpouvoir dont les femmes sont miraculeusement dotées passé un certain âge : l’invisibilité.

CAMILLE FROIDEVAUXMETTERIE

P. 30 Figure de proue d’une nouvelle vague féministe, elle s’intéresse de près au corps des femmes, sous l’angle d’une expérience vécue à la fois intime et sociale. Philosophe, professeure de science politique à l’Université, elle vient de faire paraître Un corps à soi, dans lequel elle approfondit cette voie phénoménologique, s’intéressant à la façon dont on se présente aux autres. Dans un débat tumultueux sur l’identité trans, elle défend sa définition du féminin face à Claude Habib.

JÜRGEN HABERMAS

P. 66 Son nom compte parmi les classiques contemporains : ce philosophe allemand, penseur de l’espace public démocratique, est une référence pour tous les acteurs politiques. À 92 ans, et alors que vient de paraître en français le premier volume d’une ambitieuse et très personnelle Histoire de la philosophie, il retrace avec une chaleur amicale son parcours philosophique et le projet d’une vie dédiée à établir les conditions d’un consensus rationnel permettant la vie commune.

CLAUDE HABIB

P. 30 Elle s’est intéressée à la pudeur, au consentement, à la maternité et au couple pour penser la condition féminine, inspirée par la lecture de Rousseau. Philosophe, professeure émérite de littérature à l’Université, elle a fait de La Question trans le sujet de son dernier essai, remettant sur le métier une réflexion engagée dans ses précédents ouvrages sur la différence entre les sexes. Elle y prend directement à partie Camille Froidevaux-Metterie, qui lui répond ici frontalement.

PASCAL QUIGNARD

P. 58 D’œuvre en œuvre, depuis qu’il a 18 ans, il érige un monument littéraire consacré au temps, à la mort et au silence. Auteur d’aphorismes brillants et de pensées fulgurantes, il a été le lauréat du prix Goncourt pour Les Ombres errantes en 2002, premier opus du cycle toujours en cours de son Dernier Royaume. Alors que paraît son dernier roman, L’Amour la mer, l’écrivain a exceptionnellement accepté de nous recevoir pour témoigner des étranges expériences qu’offre la vieillesse.

CATHERINE PORTEVIN

Cela fait dix ans exactement qu’elle écrit pour nous des articles inspirés et qu’elle dirige nos pages Livres, et voilà qu’elle s’en va, passe de l’autre côté du miroir pour devenir éditrice ! Avant de nous rejoindre, elle était journaliste à Télérama, où elle a créé la rubrique « Débats » et codirigé les horssérie. 
Durant ses années à Philosophie magazine, elle a publié deux très beaux livres, Le Deuil. Entre le chagrin et le néant (Philosophie magazine Éditeur, 2015), avec Philippe Forest et Vincent Delecroix, ainsi qu’Épicure en Corrèze, des entretiens avec le philosophe Marcel Conche (Stock, 2014). En guise d’au revoir, elle signe ici une enquête sur le passage du temps chez les jeunes. Un grand merci ! Tous nos voeux 
l’accompagnent pour la suite.

Origine du papier : Italie. Taux de fibres recyclées : 0 %. Tous les papiers que nous utilisons dans ce magazine sont issus de forêts gérées durablement et labellisés 100 % PEFC. Le taux majoritaire indiqué Ptot est de 0,009.

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SERVICE ABONNÉS abo@philomag.com / 01 43 80 46 11 Philosophie magazine, 45, avenue du Général-Leclerc 60643 Chantilly Cedex - France Tarifs d’abonnement : prix normal pour 1 an (10 nos) France métropolitaine : 58 € TTC (TVA 2,1 %). UE et DOM : 69 €. COM et Reste du monde : 77 €. Formules spéciales pour la Belgique et la Suisse Belgique : 070/23 33 04 abobelgique@edigroup.org Suisse : 022/860 84 01 abonne@edigroup.ch Diffusion : MLP Contact pour les réassorts diffuseurs : À Juste Titres, 04 88 15 12 42, Julien Tessier, j.tessier@ajustetitres.fr RÉDACTION redaction@philomag.com Directeur de la rédaction : Alexandre Lacroix Rédacteurs en chef : Martin Legros, Michel Eltchaninoff Rédacteurs en chef adjoints : Cédric Enjalbert, Catherine Portevin Conseiller de la rédaction : Sven Ortoli Cheffe de rubrique : Ariane Nicolas, Victorine de Oliveira Rédacteurs : Clara Degiovani, Nicolas Gastineau, Octave Larmagnac-Matheron Secrétaires de rédaction : Noël Foiry, Marie-Gabrielle Houriez Création graphique : William Londiche / da@philomag.com Graphiste : Mathieu Poupon Responsable photo : Stéphane Ternon Rédactrice photo : Camille Pillias Webmaster : Cyril Druesne Ont participé à ce numéro : Adrien Barton, Charles Berberian, Pascal Bruckner, Paul Coulbois, François-Henri Désérable, Franck Ferville, Lisa Friedrich, Philippe Garnier, Gaëtan Goron, Océane Gustave, Simon Johannin, Jules Julien, Jean Jullien, Olivier Mannoni, Frédéric Manzini, Catherine Meurisse, François Morel, Tobie Nathan, Charles Pépin, Serge Picard, Alain Pilon, Claude Ponti, Oriane Safré-Proust, Séverine Scaglia, Isabelle Sorente, Nicolas Tenaillon ADMINISTRATION Directeur de la publication : Fabrice Gerschel Responsable administrative : Sophie Gamot-Darmon Fabrication : Rivages Impression : Maury imprimeur, Z.I., 45300 Manchecourt Commission paritaire : 0623 D 88041 ISSN : 1951-1787 Dépôt légal : à parution Imprimé en France/Printed in France / Philosophie magazine est édité par Philo Éditions, SAS au capital de 340 200 euros, RCS Paris B 483 580 015 Siège social : 10, rue Ballu, 75009 Paris Président, actionnaire majoritaire : Fabrice Gerschel RELATIONS PRESSE Canetti Conseil, 01 42 04 21 00 Françoise Canetti, francoise.canetti@canetti.com PUBLICITÉ CULTURELLE ET LITTÉRAIRE/PARTENARIATS Audrey Pilaire, 01 71 18 16 08, apilaire@philomag.com PUBLICITÉ COMMERCIALE Ketil Media : Catherine Laplanche (direction commerciale presse), claplanche@ketilmedia.com, 01 78 90 15 37 MENSUEL N° 155 DÉCEMBRE 2021/JANVIER 2022 Couverture : Illustration : © Jean Jullien/Talkie Walkie La rédaction n’est pas responsable des textes et documents qui lui sont envoyés. Ils ne seront pas rendus à leurs propriétaires.

©Ulf Andersen/Aurimages/AFP ; Gérard Rondeau/Agence VU ; Mantovani/Gallimard/Opale ; Franck Ferville pour PM ; Franck Ferville pour PM ; Serge Picard pour PM.

CHLOÉ DELAUME

ILS ONT PARTICIPÉ À CE NUMÉRO

10, rue Ballu, 75009 Paris Tél. : 01 43 80 46 10 www.philomag.com


SUR NOTRE ÉTAGÈRE D’IDÉES VINTAGE

Les rêveries du baladeur solitaire p. 48

La première tablette d’Apronenia Avitia p. 58

CE MOIS-CI

HAIR LOTION

La camera obscura de Vermeer p. 87

Coccinelle shootée au pétrole p. 20

Ainsi chantait Zarathoustra p. 72

Lotion capillaire hyper efficace ayant appartenu à Theodor W. Adorno p. 66

Document prouvant la résurrection du Christ p. 92 Joypad pour jouer à Metro Exodus p. 36 36 15 Unisexe p. 16

Lunettes à rayons X employées par Bond dans Le monde ne suffit pas p. 94

Sneakers non genrées p. 30

Casque de jeunesse virtuelle p. 44


SOMMAIRE P. 3 Édito

P. 8 Questions à Charles Pépin

La vraie source de la force p. 8

P. 10 Question d’enfant à Claude Ponti P. 12 Courrier des lecteurs

Déchiffrer l’actualité P. 14 TÉLESCOPAGE P. 16 REPÉRAGES

P. 18 PERSPECTIVES

La Biélorussie fait-elle des migrants une arme ? / De la valeur travail à celle du travail bien fait  / Vincent Mignerot sur le nucléaire et la transition énergétique / Des bactéries qui soignent P. 22 AU FIL D’UNE IDÉE La philanthropie P. 24 ETHNOMYTHOLOGIES par Tobie Nathan

Appareil moulé en Bakélite par l’elfe Fëanor dans les temps anciens p. 84

Prendre la tangente P. 30 DÉBAT

De la question trans avec Camille Froidevaux-Metterie et Claude Habib P. 36 MÉTIER DE VIVRE Dmitry Glukhovsky P. 40 MOTIFS CACHÉS par Isabelle Sorente

La véritable charentaise pour adolescent p. 3

DOSSIER À quoi voit-on qu’on a vieilli ?

P. 44 Le jour où j’ai pris un coup de vieux,

par Pascal Bruckner, Chloé Delaume, Simon Johannin et Susan Neiman P. 48 Des signes qui ne trompent pas P. 52 Stratégies philosophiques pour faire face au vieillissement P. 54 Une jeunesse volée par la pandémie ? Enquête P. 58 Méditer sur la naissance et la mort. Rencontre avec Pascal Quignard

Cheminer avec les idées P. 66 L’ENTRETIEN

Jürgen Habermas

P. 70 L’AVENTURE D’UN CLASSIQUE

La grande histoire d’Ainsi parlait Zarathoustra de Friedrich Nietzsche accompagné du Cahier central (agrafé entre les pages 50 et 51), comprenant des extraits de l’œuvre et une préface de Guillaume Métayer P. 78 BOÎTE À OUTILS Divergences / Sprint / Intraduisible / Strates

Livres

Un encart 22 Penseurs pour 2022 (Philosophie magazine Éditeur) est jeté sur 20 000 abonnés France métropolitaine. Format plié : 152 x 200 mm. Papier : 136 g/m2.

NOTRE SÉLECTION DE FÊTES AVEC… P. 80 La Jeune Femme et la Mer / Catherine Meurisse P. 82 Archéologie du futur / Fredric Jameson P. 84 La Plus Secrète Mémoire des hommes / Mohamed Mbougar Sarr P. 86 Au commencement était… / David Graeber et David Wengrow

Un encart Philharmonie de Paris est jeté en une sur 20 000 abonnés France métropolitaine (passe comprise). Format plié : L 148 x H 220 mm. Poids total : 10 g.

P. 88 Notre sélection culturelle

Illustration : © Paul Coulbois pour PM

Support de vie sociale appauvrie pour temps confinés p. 54

Ce numéro comprend en cahier central un encart rédactionnel (agrafé entre les pages 50 et 51) de 16 pages complétant notre rubrique « L’aventure d’un classique », constitué d’une préface et d’extraits d’Ainsi parlait Zarathoustra, de Friedrich Nietzsche.

PHILOSOPHIE MAGAZINE N° 156 PARAÎTRA LE 13 JANVIER 2022

P. 90 Agenda

P. 92 OH ! LA BELLE VIE

par François Morel

P. 94 Jeux

P. 96 Humaine, trop humaine

par Catherine Meurisse

P. 98 QUESTIONNAIRE DE SOCRATE

Aurélien Bellanger

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TÉLESCOPAGE TÉLESCOPAGE

KHARTOUM, SOUDAN Le 21 octobre 2021

Un homme exécute une figure acrobatique devant un tas de pneus enflammé lors d’une manifestation contre l’instauration d’un régime militaire, après le coup d’État mené par le général Abdel Fattah al-Burhan.

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Déchiffrer l’actualité

« Là où est le péril, croît aussi ce qui sauve » FRIEDRICH HÖLDERLIN /

© Mohamed Nureldin Abdallah/Reuters

Hymne des Titans

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STATUE IN VENICE © JULIA FULLERTON-BATTEN

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Prendre la tangente P. 32

« Je m’intéresse au souci de l’apparence qui est réel et n’a rien à voir avec la minauderie » Philosophie magazine n° 155

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TRANS CLASH

Tangente

DÉBAT

CAMILLE FROIDEVAUXMETTERIE

Philosophe, professeure de science politique à l’université de ReimsChampagne-Ardenne, elle s’intéresse à l’expérience vécue du corps des femmes, ce qu’elle appelle le « tournant génital ». Elle éprouve sa méthode « phénoménologique » notamment dans La Révolution du féminin (Gallimard, 2015) mais aussi dans Le Corps des femmes. La bataille de l’intime (Philosophie magazine Éditeur, 2018) et Un corps à soi, qui vient de paraître au Seuil.

CLAUDE HABIB

Philosophe, professeure émérite de littérature à la Sorbonne, elle est une spécialiste du XVIIIe siècle et de Jean-Jacques Rousseau. Elle a réfléchi aux rapports entre hommes et femmes, notamment dans Le Consentement amoureux (Hachette, 1998) et Galanterie française (Gallimard, 2006), mais aussi dans Le Goût de la vie commune (Flammarion, 2014). Elle vient de faire paraître La Question trans (Gallimard).


Le sujet divise et les avis sont tranchés, au-delà même des personnes concernées, notamment parmi les féministes : l’expérience des personnes trans invite à réfléchir au genre, à l’identité personnelle et à la différence entre les sexes. Camille FroidevauxMetterie et Claude Habib, deux philosophes en tous points opposées, en débattent frontalement. Propos recueillis par Cédric Enjalbert / Photos Franck Ferville

C

e débat est houleux. S’il est si tendu, c’est qu’il met en jeu des sujets intimes et politiques, qui engagent chacun à se positionner : l’identité personnelle est-elle une affaire d’essence, avec un certain caractère de fixité s’agissant, par exemple, du sexe biologique, ou est-elle une réalité socialement construite, susceptible de métamorphoses, fondée notamment sur la reconnaissance d’un genre ? Cette question met aussi aux prises deux philosophes avec deux conceptions opposées de l’identité personnelle. Camille Froidevaux-Metterie apporte une contribution singulière aux études féministes, en s’intéressant à l’expérience vécue du corps féminin. Elle vient de faire paraître Un corps à soi (Seuil), où elle creuse une voie phénoménologique entamée dès La Révolution du féminin (Gallimard, 2015 ; rééd. Folio, 2020). Claude Habib, elle, a écrit sur le consentement amoureux et la galanterie française, faisant l’éloge de la vie de couple. Elle vient de faire paraître La Question trans (Gallimard), où elle poursuit sa réflexion sur la nature de la différence sexuelle. En l’occurrence, le différend entre elles est si franc qu’à plusieurs reprises, l’échange a manqué de s’interrompre. Claude Habib met en cause nommément Camille Froidevaux-Metterie dans la conclusion de son livre, la tenant pour une représentante du « néoféminisme » : « Il faut croire que sa “révolution du féminin” avait peu de substance, puisqu’elle rallie aujourd’hui la cause trans, fustige la réduction “au donné biologique” et “la logique patriarcale de la binarité impérative”. » Je leur ai donc proposé d’engager le débat face à face et d’étayer leurs désaccords.

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Dossier

© Illustration : Jean Jullien /Talkie Walkie

À QUOI VOIT-ON QU’ON A VIEILLI ?

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PARCOURS DE CE DOSSIER Nous vivons en moyenne davantage d’années mais aussi plus longtemps en bonne santé que nos aînés. De nombreux retraités se sentent durablement en forme. Quant aux jeunes, ils ont souvent des préoccupations graves, comme le réchauffement climatique. L’opposition entre l’insouciance de la jeunesse et la sagesse venant avec l’âge n’a donc plus vraiment cours. Mais alors, à quoi sent-on qu’on a pris un coup de vieux ?

P. 44

Nous avons posé la question à quatre auteurs, jeunes et moins jeunes : Pascal Bruckner, Chloé Delaume, Simon Johannin et Susan Neiman. Ils parlent de rides, de cernes, de sortie du marché de la séduction mais aussi d’une disposition morale qui évolue, et nous disent qu’avec l’âge, le présent acquiert une saveur particulière.

P. 54

P. 48

Le philosophe Nicolas Tenaillon identifie quatre signes non physiques de l’âge : le fait de surestimer ses forces, de devenir fataliste, de penser plus souvent à la mort ou de se sentir déphasé. Une brillante méditation en compagnie des classiques !

La situation des jeunes générations est étrange : après avoir subi le confinement et suivi des enseignements à distance, ils se retrouvent, un an et demi plus tard, à la fois plus vieux et sans nouvelles expériences. Nous avons enquêté sur cette sortie de l’hibernation, en bénéficiant de l’éclairage de la philosophe Marilyn Maeso.

P. 52

De la sobriété à la folle dépense, les philosophes de la tradition ont imaginé bien des stratégies différentes face au vieillissement, sur lesquelles nous offrons une vue panoramique.

P. 58

Il y a deux moments de l’existence où nous vivons la « résurgence du natal », où la question de notre être au monde se pose à nouveaux frais : l’adolescence et la « vieillonge », explique dans un entretien étonnant l’écrivain Pascal Quignard, qui poursuit depuis vingt ans une œuvre fleuve hantée par la naissance et la mort, Dernier Royaume.

Vous souhaitez réagir à un article ? Faites-nous part de vos impressions et de vos réflexions en nous écrivant à

reaction@philomag.com

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Hair Dye, 2016, photographie issue du livre Midlife (Monachelli Press, 2019) © Elinor Carucci

DES SIGNES QUI NE TROMPENT PAS

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On se croit souvent plus jeune qu’on est, mais certaines manières d’être et de penser nous trahissent. Plus subtils que l’âge, ces indices ont été repérés par les philosophes classiques et nous aident à identifier l’effet du temps. Par Nicolas Tenaillon / Photos Elinor Carucci

onflits entre les générations, financement des retraites, difficultés liées au grand âge… On a suffisamment parlé du vieillissement accéléré des populations comme d’un problème, en France et dans le monde. Mais, au fond, quand devient-on vieux ? Est-ce seulement une question d’âge, une affaire biologique ou sociologique ? Rien n’est moins sûr, car il existe de vieilles âmes dans des corps jeunes, et inversement. Et il n’est d’ailleurs jamais trop tôt ni trop tard pour prendre un coup de vieux… certains l’ont ressenti douloureusement durant la

pandémie. L’arrêt brutal de toute activité sociale et l’angoisse de la crise ont ridé les fronts, même les plus adolescents. Il ne suffit donc pas de constater qu’on s’essouffle dès qu’on monte un escalier, qu’on répète les mêmes histoires à ses proches ou qu’on ne sait pas utiliser les applications de base de son smartphone pour voir qu’on a vieilli. Peut-être y a-t-il, par-delà l’usure ressentie du corps et de l’esprit, d’autres signes, plus subtils et plus fondamentaux aussi, concernant le rapport à soi et aux autres, qui nous apprennent assez sûrement que la jeunesse

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Photo issue de la série « Nébuleuse » © Florence Levillain/Signatures

UNE JEUNESSE VOLÉE ?

Cours annulés puis à distance, soirées chez soi ou au bar du coin disparues… Pendant la pandémie, les jeunes se sont retrouvés privés du goût des autres et du monde, alors qu’ils sont à l’âge de toutes les découvertes. Ont-ils vieilli à ne pas vivre ? Leur faut-il désormais se lancer éperdument à la recherche du temps perdu ? Enquête. Par Catherine Portevin, avec Antony Chanthanakone / Photos Florence Levillain/Signatures

is, tu ne trouves pas que j’ai pris des rides ? » L’obsession a commencé au printemps 2021 encore sous couvre-feu. Ils et elles ont 25 ou 26 ans, se revoient pour la première fois « dans la vraie vie ». Avant/après le confinement, ils traquent sur leur visage les cernes, les joues creusées ou un arrondi empâté, les lèvres mincies, une ridule au coin de l’œil, un regard terni. « Des vraies têtes de vieux ! » en rient-ils avec un brin d’angoisse. « On a tous eu le même sentiment d’avoir vieilli prématurément, raconte Mariana, 26 ans. Je n’en suis pas à me précipiter sur les crèmes antirides, mais après plus d’un an de confinement, c’était la première fois de ma vie que je me rendais compte que le temps passait. Comme en accéléré, j’ai perdu d’un coup le visage de mes 18 ans. » Alors, ajoutet-elle, « nous fantasmons tous que l’état civil reconnaisse que nous avons en réalité deux ans de moins, puisque nous n’avons pas pu les vivre selon notre âge. Je sais que c’est imaginaire, mais je ressens de façon tenace que la pandémie nous a volé deux ans de jeunesse ! » Voilà exprimé ce paradoxe quasi quantique : être à la fois plus jeune et plus vieux que son âge, sentir que le temps a passé, alors que la vie était figée en hibernation. Bref, on vieillit à ne pas vivre. Ces décalages de l’expérience temporelle durant la pandémie, les jeunes les ont éprouvés avec une tension particulière à un âge où vivre, c’est expérimenter, rencontrer des gens nouveaux, faire des projets, se divertir, se dépenser. Bref, tout ce dont ils ont été privés par les confinements, tout sauf se fixer, tout sauf « rester seul et en repos dans une chambre », comme dirait Blaise Pascal. Évidemment, toute génération a tendance à penser son expérience historique comme incomparable, surtout dans la catastrophe, et l’on pourrait rappeler aux 20-30 ans des années 2020 que grandir dans les tranchées de 1914-1918 ou sous l’Occupation a dû être autrement plus traumatisant que quelques mois

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À QUOI VOIT-ON QU’ON A VIEILLI ?

« PROFITER DE TOUS LES INSTANTS DU JOUR EST TRÈS SUFFISANT » Pascal Quignard De la course du temps, de ce qui est perdu et de la corruption des êtres, Pascal Quignard a fait le matériau poétique d’une œuvre monumentale, toute dédiée à l’exploration de nos origines. Alors que sort en janvier son nouveau roman – L’Amour la mer (Gallimard) –, l’auteur a accepté de nous recevoir pour parler de l’expérience de la vieillesse.

© Alexandre Isard/Pasco&co

Propos recueillis par Cédric Enjalbert

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ieillir : Pascal Quignard admet n’y avoir jamais pensé directement, seulement par la bande. Il s’en étonne presque. Car on entre effectivement dans son œuvre comme dans le magnifique palais de la mémoire, une ruine gagnée par la végétation où sont conviés les Antiques grecs et latins, les philosophes et les écrivains, les souvenirs personnels comme les récits historiques. Au sommet de cette « montagne merveilleuse » s’accumule tout ce qui a été perdu au fil du temps. On y nourrit un culte pour les ancêtres, pour ce qu’il y a de plus « invieillissable » en chacun de nous. Le lecteur s’y met en quête d’un temps originaire qui précède l’histoire, d’un « âge qui n’a pas d’âge », que l’auteur appelle « jadis », convaincu que « les êtres vivants sont truffés de morts, de fantômes affamés de vie, d’être beaucoup plus anciens que nous-mêmes ». Lauréat du prix Goncourt en 2002 pour Les Ombres errantes, Pascal Quignard s’est engagé depuis dans l’exploration et la clôture de son Dernier Royaume. On lit cette série d’essais sur le temps, le silence et la mort comme on descend le cours d’un fleuve, en suivant le flux d’une pensée héraclitéenne, qui s’enrichit et se transforme en remettant incessamment sur le métier les mêmes motifs. « Le temps fut d’abord conçu comme prédation. L’être comme sa proie », écrit-il, lui qui a étudié la philosophie avant de se consacrer à la musique et à l’écriture. Érudit capable d’aphorismes fulgurants, croyant à la dimension hallucinatoire de l’esprit, il vient d’achever un récit vertigineux intitulé L’Amour la mer (Gallimard), qui paraît en janvier. Des personnages issus de romans plus anciens – Tous les matins du monde, Terrasse à Rome… – y reparaissent, eux ou leur descendance, prolongeant ainsi leur vie de papier et donnant à ce grand œuvre la dimension d’un puissant tombeau littéraire. Une vanité magnifiant la corruption de toute vie. Pascal Quignard a accepté de nous recevoir pour en parler et se pencher sur nos vieux jours.

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« Jamais je n’ai vu un tel silence »

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Cheminer dans les idées © GEORGE TATAKIS/INSTITUTE

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Idées

ENTRETIEN

JÜRGEN

HABERMAS 66

Philosophie magazine n° 155 DÉCEMBRE 2021/JANVIER 2022


C’est l’un des philosophes vivants les plus écoutés mais aussi l’un des plus difficiles à lire : à 92 ans, Jürgen Habermas s’est entretenu avec notre rédaction allemande de façon exceptionnellement accessible. Alors que vient de paraître le premier tome de son Histoire de la philosophie, il retrace le parcours d’une vie dédiée à un idéal démocratique et témoigne d’un projet philosophique aussi déterminé qu’ambitieux : sauver l’usage public de la raison. Propos recueillis par Lisa Friedrich

© Gérard Rondeau/Agence VU

« La philosophie cesserait d’être elle-même si elle perdait des yeux “le tout” »

E

n Allemagne, on l’a surnommé le « Hegel de la République fédérale ». Jürgen Habermas a effectivement la stature d’un monument. Il compte parmi les philosophes contemporains les plus respectés, sinon les plus lus. Né en 1929, il a été le penseur de la reconstruction après la guerre et il reste l’héritier d’une double tradition de pensée, celle de l’École de Francfort et celle de la théorie du langage. De la première, il retient une « théorie critique » de la société capitaliste, qu’il forge à

l’Institut de recherche sociale de Francfort-sur-le-Main en compagnie de ses aînés et mentors Max Horkheimer, Theodor W. Adorno et Herbert Marcuse. Inspirée de Marx, elle entre en dialogue avec la philosophie des Lumières, notamment avec Kant. Sa seconde influence majeure est le penseur américain John Dewey et au courant pragmatique, considérant la démocratie moins comme un état que comme un processus participatif. L’un de ses principaux représentants allemands est le philosophe Karl-Otto Apel, avec qui Jürgen Habermas se lie au début des années 1950. Ensemble ils élaborent l’« éthique de la discussion », qui consiste à établir les conditions universelles des possibilités d’un débat et à permettre la fondation rationnelle des normes, dans une compréhension dialogique de la morale. En mêlant ces différents apports – Kant, Marx et Dewey –, Jürgen Habermas donne une inflexion « communicationnelle » à la théorie sociale de l’École de Francfort. « Je suis parti, affirme-t-il, du noir absolu de la théorie critique des débuts, qui avait traité des expériences du fascisme et du communisme. Même si la situation qui était la nôtre après 1945 était différente, ce fut ce regard sans illusions jeté sur les forces motrices d’une dynamique sociale autodestructrice qui m’a conduit en premier lieu à partir en quête des sources d’une solidarité de l’individu avec les autres individus, solidarité qui ne s’était pas encore totalement ensablée. » Le philosophe a ainsi défendu le « patriotisme constitutionnel » comme un remède aux périls du nationalisme. Il prône un attachement aux institutions démocratiques plutôt qu’à une terre, et s’engage encore aujourd’hui en faveur d’un dépassement de l’État-nation, en fervent partisan de la construction européenne. Qu’il soit l’auteur d’une œuvre aussi volumineuse sur l’importance d’une discussion réussie n’est pas sans lien avec un handicap. Car Jürgen Habermas a subi dans son enfance l’opération d’une fente palatine, dont il conserve une difficulté langagière, achevant de le convaincre de la supériorité de l’écrit sur l’oral. Ayant forgé un style robuste et précis, voire aride, il s’est confié à notre rédaction en Allemagne sur un ton inhabituellement détendu. Alors que vient de paraître en français le premier tome de son dernier grand œuvre – une monumentale Histoire de la philosophie (Gallimard) –, il nous livre, à 92 ans, ses souvenirs et ses espoirs pour la jeunesse, ainsi que le ressort intact de son ambition philosophique. Cédric Enjalbert

Philosophie magazine n° 155

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Idées

L’AVENTURE D’UN CLASSIQUE

Ainsi parlait Zarathoustra Le livre © Illustration : Jules Julien pour PM ; photo-droits d’inspiration : © Costa Leemage.

de toutes les audaces

C’est l’un des ouvrages les plus singuliers de Friedrich Nietzsche. Écrit comme un long poème en prose, empruntant à la démesure des opéras de Wagner, cet évangile sans religion déstabilise son lecteur, l’exhortant à se dépasser, à ne pas avoir peur, c’est-à-dire à vivre, tout simplement. Par Victorine de Oliveira

Philosophie magazine n° 155

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Extraits

AINSI PARLAIT ZARATHOUSTRA FRIEDRICH NIETZSCHE

Ne peut être vendu séparément. Illustration : William L.

Préface par Guillaume Métayer

CAHIER CENTRAL

L’AVENTURE D’UN CLASSIQUE


Directeur de recherche au CNRS, poète et traducteur d’œuvres depuis l’allemand et le hongrois, il est l’auteur, entre autres, de Nietzsche et Voltaire. De la liberté de l’esprit et de la civilisation (Flammarion, 2011) et de A comme Babel (La rumeur libre, 2020). Il a aussi édité et traduit les Poèmes complets de Nietzsche aux éditions Les Belles Lettres (2019). Il est l’un des animateurs de la revue Po&sie (éditée par Belin-Humensis).

Propos recueillis par Victorine de Oliveira

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© Laurent Giraudou/Opale/Leemage

PRÉFACE PAR GUILLAUME MÉTAYER


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