#157 mars 2022

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L 17891 - 157 H - F: 6,50 € - RD

MENSUEL N° 157 MARS 2022

COMMENT

LA DROITE

S’EST EMPARÉE DES ESPRITS

Mensuel / France : 6,50€ - Belux 7,10€ - CH 11,50FS – D 7,50€ - IT-ESP-PORT CONT 7,10€ - DOM/S 8,50€ - TOM/S 1070XPF- MAR 76Mad – TUN 13,20TND – CAN 12,50$Cad

L’hypothèse Gramsci

QU’EST-CE QUI MANQUE CLAIRE MARIN À LA GAUCHE ? Trouver JEAN-LUC

MICHAËL

MÉLENCHON FACE À FŒSSEL

sa place dans le monde

COMPRENDRE LA MORALE DE

KANT La Métaphysique des mœurs


ÉDITO

L’œil de

Berberian Par Alexandre Lacroix Directeur de la rédaction

Vous avez besoin d’un coup de main ? omment devient-on de droite (quand on ne l’était pas auparavant) ? Au fond, j’ai une hésitation, un vrai doute à ce sujet : est-ce qu’on passe à droite quand on adopte un comportement et des valeurs plus individualistes ? Ou quand on adhère à une certaine vision des enjeux collectifs ? Les deux arguments sont défendables. Quand j’habitais à la campagne, je me souviens de discussions avec un paysan à la retraite, Marcel, qui avait travaillé dans les années 1980 comme routier, puis comme conducteur d’engins sur les chantiers. Il m’expliquait que lorsqu’il avait débuté dans le métier, n’importe quel chauffeur qui en voyait un autre en rade, sur le bas-côté de la route, se garait pour l’aider à recharger sa batterie ou à changer son pneu. Mais le progrès du management, l’optimisation des temps de voyage ont rendu cette solidarité concrètement impossible, et les coups de main spontanés ont disparu, disait-il, au cours des années 1990. C’était bien avant la géolocalisation et la possibilité pour les entreprises de transport de tracer leurs véhicules en temps réel et de comparer les performances de leurs salariés sur des trajets identiques. Cet exemple me revient souvent à l’esprit, car je pense que les conditions de vie actuelles, l’état de notre civilisation sont tels que nous sommes tous, très souvent, ce chauffeur qui ne s’arrête pas : nous avons à produire (et à consommer) sur un rythme si précis, si soutenu, que l’entraide ou même l’écoute de l’autre seraient une perte de temps. Autrement dit, la solidarité est une victime collatérale de l’accélération ; et l’on deviendrait de droite à travers les multiples conduites qui témoignent qu’on a été gagné par l’individualisme libéral. Cependant, il est possible de soutenir qu’au contraire, le passage à droite repose sur l’adhésion consciente à des mythologies collectives précises, à une certaine conception de l’histoire de France ou de la nation, par exemple, ou encore à une vision selon laquelle tout afflux d’étrangers sur notre sol représenterait une menace culturelle autant qu’existentielle, puisqu’il est censé diluer l’identité nationale. Dans une certaine mesure, et sans pouvoir le mesurer, j’ai l’impression que tout le monde (ou presque) a plus ou moins dérivé vers la droite de la première façon au cours des deux ou trois décennies écoulées, que la mentalité individualiste est une tendance de fond contre laquelle nous pouvons lutter en recréant ici et là des poches de partage ou de convivialité, mais pas à un niveau systémique. Par contre, la seconde manière de rallier la droite, parce qu’elle suppose une conversion idéologique, n’a rien de mécanique ni de forcé. Cependant, pour la gauche, un sérieux défi se pose ici : car il n’est pas vraiment possible de lutter contre les thématiques nationalistes ou xénophobes simplement en décriant l’identité française comme un fantasme, ce combat-là ne peut être gagné qu’en proposant des mythologies collectives alternatives, et celles-ci font cruellement défaut – la culture ouvrière traditionnelle ayant pratiquement disparu. Au fond, et c’est là le paradoxe, peut-être que la gauche socialiste, celle des centresville privilégiés, est désormais trop individualiste, c’est-à-dire trop à droite au sens premier du terme, pour avoir encore le cœur de prendre vraiment au sérieux les fantasmes du nationalisme, c’est-à-dire de lutter contre la droite au second sens du terme. Aussi, l’on pourrait formuler le suspense de la présidentielle ainsi : laquelle des deux droites va l’emporter ?

© Serge Picard pour PM ; illustration : Charles Berberian pour PM.

C

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Philosophie magazine n° 157 MARS 2022

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Philosophie magazine accueille un nouveau journaliste. Il prend la tête de notre rubrique Livres après avoir été rédacteur en chef adjoint des Inrockuptibles. Spécialiste de la vie des idées, du monde de l’art et des médias, il a notamment écrit Le Cool dans nos veines, ainsi que Homo Intellectus, une enquête sur le monde intellectuel français. Bienvenue à lui !

CLAIRE MARIN

P. 64 Être à sa place : le sujet de son nouveau livre poursuit avec bonheur la réflexion entamée dans Rupture(s) sur notre identité, jamais complètement assurée. À l’occasion de cette nouvelle parution, la philosophe, professeure en classes préparatoires et responsable du Séminaire international d’études sur le soin à l’École normale supérieure (ENS), nous a accordé un long entretien. Elle revient sur un parcours existentiel et académique habité par la notion de fragilité.

STÉPHANIE ROZA

P. 56 De l’héritage des Lumières et de la Révolution dans la pensée politique contemporaine, elle a fait sa spécialité. Philosophe rattachée à l’ENS de Lyon et chargée de recherche au CNRS, elle attire l’attention, dans La Gauche contre les Lumières, sur l’abandon du rationalisme au profit des questions identitaires. Interrogée sur la droitisation du pays, elle défend sa position progressiste face à la théoricienne libérale-con­servatrice Laetitia Strauch-Bonart.

MICHAËL FŒSSEL

P. 28 Peut-on jouir sans injustice ? Le philosophe examine cette question subversive dans Quartier rouge. Le plaisir et la gauche, qui vient de paraître. Ce spécialiste critique de l’état démocratique, enseignant à l’École polytechnique, invite à renouer avec cet affect joyeux abandonné – à tort selon lui – à la pensée réactionnaire. Nous lui avons proposé de rencontrer le candidat à l’élection présidentielle Jean-Luc Mélenchon sur le terrain des idées.

GÉRARD NOIRIEL

P. 50 Il a écrit avec la même rigueur sur l’histoire française de l’immigration, l’identité nationale et, récemment, sur Éric Zemmour dans Le Venin dans la plume : l’historien, directeur d’étude émérite à l’École des hautes études en sciences sociales, s’est engagé dans la conception d’une histoire populaire de la France, entendant donner à la recherche la forme la plus accessible possible. À partir d’Antonio Gramsci, il explique les impasses de la gauche.

LAETITIA STRAUCH-BONART

P. 56 Elle est l’une des figures de proue du courant libéral-conservateur. Responsable des pages « Débats » au Point, inspirée par la pensée d’Edmund Burke et traductrice du philosophe britannique Roger Scruton, elle défend son analyse et sa vision de l’Hexagone dans De la France, qui paraît très prochainement. Débattant avec Stéphanie Roza de la débâcle de la gauche, elle défend les vertus émancipatrices du libéralisme économique et politique.

Philosophie magazine n° 157 MARS 2022

Diffusion : MLP Contact pour les réassorts diffuseurs: À Juste Titres, 0488151242, Julien Tessier, j.tessier@ajustetitres.fr RÉDACTION redaction@philomag.com Directeur de la rédaction : Alexandre Lacroix Rédacteurs en chef : Martin Legros, Michel Eltchaninoff Rédacteur en chef adjoint : Cédric Enjalbert Conseiller de la rédaction : Sven Ortoli Chefs de rubrique : Jean-Marie Durand, Ariane Nicolas, Victorine de Oliveira Rédacteurs : Clara Degiovanni, Nicolas Gastineau, Octave Larmagnac-Matheron Secrétaires de rédaction : Noël Foiry, Marie-Gabrielle Houriez Création graphique : William Londiche / da@philomag.com Graphiste : Alexandrine Leclère Responsable photo: Stéphane Ternon Rédactrice photo: Camille Pillias Webmaster : Cyril Druesne Ont participé à ce numéro : Adrien Barton, Charles Berberian, Manuel Braun, Édouard Caupeil, Paul Coulbois, Émilie de Turckheim, Franck Ferville, Sylvain Fesson, Gaëtan Goron, Jules Julien, Frédéric Manzini, Catherine Meurisse, François Morel, Tobie Nathan, Charles Pépin, Serge Picard, Alain Pilon, Claude Ponti, Oriane Safré-Proust, Séverine Scaglia, Isabelle Sorente, Nicolas Tenaillon ADMINISTRATION Directeur de la publication : Fabrice Gerschel Responsable administrative : Sophie Gamot-Darmon Fabrication : Rivages Impression : Maury imprimeur, Z.I., 45300 Manchecourt Commission paritaire: 0623 D 88041 ISSN : 1951-1787 Dépôt légal : à parution Imprimé en France/Printed in France / Philosophie magazine est édité par Philo Éditions, SAS au capital de 340 200 euros, RCS Paris B 483 580 015 Siège social: 10, rue Ballu, 75009 Paris Président, actionnaire majoritaire : Fabrice Gerschel RELATIONS PRESSE Canetti Conseil, 01 42 04 21 00 Françoise Canetti, francoise.canetti@canetti.com PUBLICITÉ CULTURELLE ET LITTÉRAIRE/PARTENARIATS Audrey Pilaire, 01 71 18 16 08, apilaire@philomag.com PUBLICITÉ COMMERCIALE Ketil Media : Catherine Laplanche (direction commerciale presse), claplanche@ketilmedia.com, 01 78 90 15 37 MENSUEL N° 157 - MARS 2022 Couverture : Illustration : © Francesco Ciccolella Studio Photo : © Manuel Braun pour PM

Origine du papier: Italie. Taux de fibres recyclées: 0 %. Tous les papiers que nous utilisons dans ce magazine sont issus de forêts gérées durablement et labellisés 100 % PEFC. Le taux majoritaire indiqué Ptot est de 0,009.

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SERVICE ABONNÉS abo@philomag.com / 01 43 80 46 11 Philosophie magazine, 45, avenue du Général-Leclerc 60643 Chantilly Cedex - France Tarifs d’abonnement : prix normal pour 1 an (10 nos) France métropolitaine: 63 € TTC (TVA 2,1 %). UE et DOM: 74 €. COM et Reste du monde: 82 €. Formules spéciales pour la Belgique et la Suisse Belgique: 070/233304 abobelgique@edigroup.org Suisse: 022/860 84 01 abonne@edigroup.ch

La rédaction n’est pas responsable des textes et documents qui lui sont envoyés. Ils ne seront pas rendus à leurs propriétaires.

© Serge picard pour PM ; Édouard Caupeil pour PM ; Manuel Braun pour PM ; Franck Ferville pour PM ; Julien Lienard pour PM ; Franck Ferville pour PM.

JEAN-MARIE DURAND

ILS ONT PARTICIPÉ À CE NUMÉRO

10, rue Ballu, 75009 Paris Tél. : 01 43 80 46 10 www.philomag.com


Dans notre cité philosophique « idéale »

Tout doit disparaître ! p. 82

Rue du Progrès, avec son trottoir de gauche et son trottoir de droite p. 56

ce mois-ci

Au Gavroche rassasié p. 21

Rillettes de blob en promotion p. 24

Spécialiste de Minkowski savourant quelques gouttes de rôti de bœuf p. 16

Police de l’impératif catégorique Cahier central

Frais membres du club Écologie et démocratie p. 80

Yogi pratiquant la méditation de pleine conscience trois fois par semaine p. 22

Caméras intelligentes dotées du Système Foucault™ vérifiant que chacun est bien à sa place p. 64

Balayeur songeant à retirer ses économies à la banque du temps p. 18

Appareil de conjuration du silence en phase de test p. 77

Seniors se promettant d’appliquer férocement le conseil de François Morel p. 92

Lycéens de gauche en demande d’autorité p. 40

Marginal méditant la prochaine hégémonie culturelle p. 42

Lycéens de droite en quête d’une méga fête p. 28


SOMMAIRE P. 3 Édito

Questions à Charles Pépin P. 10 Question d’enfant à Claude Ponti P. 12 Courrier des lecteurs P. 8

DOSSIER Comment la droite s’est emparée des esprits P. 40 Le fond de l’air est bleu

P. 42 Antonio Gramsci : le pouvoir

se conquiert sur le terrain des idées

Déchiffrer l’actualité

Au Testament chevalin p. 19

P. 14 TÉLESCOPAGE P. 16 REPÉRAGES

P. 18 PERSPECTIVES

La banque du temps, dispositif pour réguler la durée du travail / L’héritage, une notion aussi présente dans le monde animal / L’impôt sur les successions s’invite dans la présidentielle / La baguette vendue 29 centimes en hypermarchés P. 22 AU FIL D’UNE IDÉE Le yoga P. 24 ETHNOMYTHOLOGIES par Tobie Nathan

Kantien en goguette à la recherche de sa liberté p. 70

Prendre la tangente P. 28 DIALOGUE EXCLUSIF

La gauche est-elle un parti de plaisir ? Avec Jean-Luc Mélenchon et Michaël Fœssel P. 36 MOTIFS CACHÉS par Isabelle Sorente

P. 50 Pourquoi la gauche a-t-elle

perdu les classes populaires ? Avec Gérard Noiriel P. 52 Fourmies, grandeur et décadence d’un bastion de la gauche. Reportage P. 56 Comment expliquer la droitisation du paysage politique ? Avec Stéphanie Roza et Laetitia Strauch-Bonart

Cheminer avec les idées P. 64 L’ENTRETIEN

Claire Marin

P. 70 L’AVENTURE D’UN CLASSIQUE

La grande histoire de la Fondation de la métaphysique des mœurs d’Emmanuel Kant accompagné du Cahier central (agrafé entre les pages 50 et 51), comprenant des extraits de l’œuvre et une préface d’Antoine Grandjean P. 76 BOÎTE À OUTILS Divergences / Sprint / Intraduisible / Strates P. 78 BACK PHILO

Livres

Illustration : © Paul Coulbois pour PM

Un encart La Croix est jeté en une sur 20 000 abonnés France métropolitaine. Format plié : 148 x 150 mm. Poids total : 6 g. Ce numéro comprend en cahier central un encart rédactionnel (agrafé entre les pages 50 et 51) de 16 pages complétant notre rubrique « L’aventure d’un classique » et constitué d’une préface et d’extraits de la Fondation de la métaphysique des mœurs, d’Emmanuel Kant.

NOTRE SÉLECTION AVEC… P. 80 Écologie et Démocratie / Joëlle Zask P. 82 La Réinvention de l’humanité / Charles King P. 84 Connemara / Nicolas Mathieu P. 86 Le Monde des Martin / Jean-Pierre Martin P. 88 Notre sélection culturelle P. 90 Agenda

P. 92 OH ! LA BELLE VIE

par François Morel

P. 94 Jeux

PHILOSOPHIE MAGAZINE N° 158 PARAÎTRA LE 24 MARS 2022

P. 96 Humaine, trop humaine

par Catherine Meurisse

P. 98 QUESTIONNAIRE DE SOCRATE

Juliette Armanet

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TÉLESCOPAGE TÉLESCOPAGE

ALMATY, KAZAKHSTAN Le 12 janvier 2022

Un immeuble aux fenêtres brisées après les manifestations, sévèrement réprimées, contre l’augmentation des prix du pétrole et du gaz qui ont secoué la plus grande ville et ex-capitale de ce pays d’Asie centrale.

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Déchiffrer l’actualité

Est-ce que nous ne sommes pas plus fragiles que si nous étions de verre ?

© Pavel Mikheyev/Reuters

AUGUSTIN / Sermons

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DE LA SÉRIE « AS USUAL » © BROOKE DIDONATO/ AGENCE VU

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Prendre la tangente P. 36

« Les psychopathes sont terriblement prévisibles. Alors on s’ennuie » Philosophie magazine n° 157 MARS 2022

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Tangente

DIALOGUE

Jean-Luc Mélenchon Michaël Fœssel

LA GAUCHE EST-ELLE UN PARTI DE PLAISIR ? 28

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En pleine campagne présidentielle, nous avons proposé au candidat de La France insoumise Jean-Luc Mélenchon de dialoguer avec le philosophe Michaël Fœssel, qui vient de faire paraître Quartier rouge. Le plaisir et la gauche (PUF), et de répondre à son interpellation : dans sa lutte pour l’égalité et contre l’exploitation, dans sa promotion d’une forme d’ascèse climatique et de lutte contre les privilèges de genre ou de race, la gauche a-t-elle oublié de s’appuyer sur le plaisir, imprévisible et immédiat ? Qu’est-ce qui pourrait, en somme, donner envie d’aimer la gauche ? Propos recueillis par Michel Eltchaninoff, avec Marius Chambrun / Photos Manuel Braun

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Dossier

© Francesco Ciccolella Studio

COMMENT LA DROITE S’EST EMPARÉE DES ESPRITS

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PARCOURS DE CE DOSSIER

P. 40

Où est passée la gauche ? Comment se fait-il qu’elle soit désormais si basse dans les sondages, tandis que le match de la présidentielle semble se jouer entre centre droit et extrême droite ? Telles sont les questions qui traversent ce dossier. Nous avons enquêté dans deux directions. D’abord, nous nous sommes demandé comment la droite a préparé et mené, au cours des décennies écoulées, la bataille des idées. Ensuite, nous nous sommes interrogés sur la dynamique sociologique, sur l’état des rapports de domination qui a encouragé la diffusion des idées de droite.

P. 42

Et pour commencer, nous vous invitons à découvrir le parcours et la pensée du philosophe italien Antonio Gramsci (1891-1937) qui, à travers son grand concept d’« hégémonie » et bien d’autres notions qu’il a forgées au fond d’une prison des Pouilles, donne des outils pour comprendre les mécanismes de toute conquête du pouvoir.

P. 56

Les philosophes Stéphanie Roza, spécialiste du rapport de la gauche aux Lumières, et Laetitia Strauch-Bonart, élève de Jean-Claude Michéa mais inspirée par le conservatisme anglais, ont débattu de cette question ouverte depuis la Révolution : quelle devrait être l’attitude des classes populaires face au marché et au capitalisme – plutôt hostile, comme en France, ou favorable, comme en Grande-Bretagne ?

P. 50

Partant des hypothèses de Gramsci, l’historien Gérard Noiriel propose son diagnostic implacable sur la gauche française actuelle : c’est parce qu’elle a cédé aux sirènes américaines de la politique identitaire, de la défense des minorités, et qu’elle s’est désintéressée de la lutte des classes, que la gauche a perdu son électorat.

P. 52

Pour en avoir le cœur net, notre reporter Nicolas Gastineau s’est rendu à Fourmies, dans le Nord. Jadis fief de la gauche, cette ville a basculé du côté de la droite républicaine : une métamorphose qui s’explique largement par les séquelles de la désindustrialisation.

Vous souhaitez réagir à un article ? Faites-nous part de vos impressions et de vos réflexions en nous écrivant à

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Dossier

COMMENT LA DROITE S’EST EMPARÉE DES ESPRITS

i amsc io Gr e Anton (à gauch ) ant f n e l’ de ne, en à Vien vec un a , 1924 d’amis. e group

O I N O T N A

GRAMSCI

Des « gardes rouges » occupent une usine, à Milan, en septembre 1920.

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LE POUVOIR SE CONQUIERT SUR LE TERRAIN DES IDÉES

« Intellectuel organique », « hégémonie », distinction entre « domination » et « direction », différence entre « guerre de mouvement » et « guerre de position »… le philosophe marxiste italien Antonio Gramsci a forgé quelques-uns des concepts les plus efficaces pour penser le processus par lequel se gagne le pouvoir. Problème : c’est un inconnu célèbre, son œuvre fragmentaire et subtile reste peu lue, bien que ses idées soient citées par la droite et l’extrême droite – souvent de façon tronquée ou déformée. Pour découvrir ce destin et cette pensée hors norme, replongeons-nous dans le contexte de l’Italie fasciste de l’entre-deux-guerres et déplions la vision du monde de ce penseur, si utile pour saisir notre époque.

© DR-fondazionegramsci.org ; NPL-DeA Picture Library/Bridgeman Images ; Fototeca/Leemage.

Par Alexandre Lacroix

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«

our vingt ans nous devons empêcher ce cerveau de fonctionner » : c’est par ces mots que le procureur Michele Isgrò, qui siège en uniforme au Tribunal spécial fasciste, conclut son réquisitoire contre Antonio Gramsci, dirigeant du Parti communiste d’Italie, le 2 juin 1928. Il faut croire que le juge, également en uniforme, le prendra au mot : la sentence prononcée deux jours plus tard condamne Gramsci à vingt ans, neuf mois et quatre jours de réclusion, pour incitation à la guerre civile, appel à l’insurrection et apologie du crime. Or la phrase n’est pas absurde, et les fascistes n’ont pas tort de voir dans l’intelligence de Gramsci une arme politique

redoutable. En effet, la vie et l’œuvre de cet homme peuvent être appréhendées, d’un seul bloc, comme une occasion de méditer sur le pouvoir d’action et de transformation historique de la philosophie.

À NOUS DEUX, TURIN !

Antonio Gramsci est né le 22 janvier 1891 dans la petite ville d’Ales, en Sardaigne. D’une fratrie de sept, il est le quatrième. Le moins que l’on puisse dire est qu’il part sans atout : vers l’âge de 18 mois, une tuberculose osseuse, ou mal de Pott, se déclare, qui le laissera bossu et gênera sa croissance – adulte, Gramsci ne dépassera pas

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Dossier

COMMENT LA DROITE S’EST EMPARÉE DES ESPRITS

GRANDEUR ET DÉCADENCE D’UN BASTION DE LA GAUCHE Le virage à droite ne s’est pas fait qu’au niveau culturel, il a aussi des bases matérielles. Pour le comprendre, notre reporter s’est rendu à Fourmies, dans le Nord, une ville où les idéaux socialistes n’ont pas résisté à la désindustrialisation. Par Nicolas Gastineau / Photos Éric Flogny

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imaginaire politique qui en a fait un bastion centenaire des communistes et des socialistes. Ce 1er mai 1982, au cimetière du Centre de Fourmies, Pierre Mauroy se recueille devant la tombe des martyrs de l’usine, flanqué des caciques locaux: le maire communiste de Fourmies Fernand Pêcheux (1913-1997) et le député socialiste de la 21e circonscription du Nord, Marcel Dehoux. Dans ce temple de la mémoire de gauche, ils sont alors en terrain conquis. Un monde passe. Trente-neuf ans plus tard, en 2021, le second tour des élections départementales du canton de Fourmies voit s’affronter la droite et l’extrême droite, le binôme Union de la gauche ayant été battu dès le premier tour. La mairie de Fourmies est dans les mains d’un sémillant chef d’entreprise, Mickaël Hiraux, ancien de l’UMP qu’il avait rejointe jeune, « parce qu’il aimait bien Nicolas Sarkozy », confie-t-il. Aux municipales de 2020, il a écrasé Frank Berteaux, fils d’Alain Berteaux, dernier éléphant local et ancien maire communiste, avec 67 % des voix contre 24 %. Défaite, disparue, évacuée, la gauche semble réduite à l’état de souvenir. Comment les habitants ontils vécu ce renversement ?

LES USINES ONT PERDU LE FIL

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1 À gauche : sur le site d’une filature se tient aujourd’hui le musée du Textile et de la Vie sociale, intégré à l’écomusée de l’Avesnois. En haut : Michelle Fileur, ouvrière du textile de ses 16 ans à sa retraite. Ci-dessus : Jean-Louis Chappat, ex-directeur de l’école primaire.

mai 1982, Journée internationale des droits des travailleurs. Ambiance de début de règne pour la gauche française : le socialiste François Mitterrand a été élu il y a un an, et le gouvernement compte quatre ministres communistes. Partout en France, les drapeaux rouges et les formations syndicales plastronnent. Mais, aux grands rassemblements parisiens, le Premier ministre Pierre Mauroy préfère la cérémonie qui se tient dans une ville ouvrière de 15 242 habitants, au cœur de son Nord natal : Fourmies. Le 1er-Mai y est un souvenir de sang, puisqu’en 1891, face aux grévistes, l’armée affolée tire sur la foule et tue neuf personnes. Parmi les victimes, garçons et filles des usines textiles de Fourmies, huit ont entre 13 et 20 ans. La ville hérite d’un titre de guerre, « Fourmies la Rouge », et d’un

« D’où que l’on vienne à Fourmies, il faut traverser la forêt », m’avertit par téléphone Sophie Degouys, native de la ville. À mesure que mon train en provenance d’Aulnoye-Aymeries approche de Fourmies, il s’enfonce dans la terre forestière du parc naturel de l’Avesnois. Le bocage de Thiérache encercle d’ailleurs si bien la ville qu’elle a quelque chose d’une île : difficile d’accès, soustraite aux regards, « la vie en vase clos, explique Sophie. Fourmies est une incongruité, une poche industrielle au milieu des forêts ». Cet environnement n’a rien d’anecdotique, explique Jean-Louis Gambier, à la retraite depuis 2005, qui a fait toute sa carrière dans l’industrie textile. La forêt offre « un taux d’humidité persistant, parfait pour travailler le fil de bonne qualité ». Pour cette raison, la ville devient au XIXe siècle « le centre mondial de la laine fine peignée », multipliant en quelques décennies sa population par huit. Le musée du Textile et de la Vie sociale de Fourmies est dédié à cette mémoire et rallume chaque jour devant ses visiteurs les machines d’époque. C’est dans l’ancienne usine Masurel qu’a été installé le musée en 1980. Une grande filature rénovée, tout en briques rouges et surmontée de sa cheminée cylindrique. À l’étage, Jean-Louis nous raconte son histoire autour d’une bière artisanale locale. Électricien de formation, il commence à travailler comme mécanicien dans les usines du coin au début des années 1960. Il réparait, montait et démontait les machines, principalement alsaciennes. À

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Dossier

COMMENT LA DROITE S'EST EMPARÉE DES ESPRITS

STÉPHANIE ROZA

Spécialiste de l’histoire des pensées républicaines et socialistes, elle est chargée de recherches au CNRS et rattachée à l’École normale supérieure de Lyon. Elle a notamment écrit La Gauche contre les Lumières (Fayard, 2020) et coordonné une Histoire globale des socialismes (PUF, 2021). Elle fait paraître prochainement Lumières de la gauche (Éditions de la Sorbonne) sur le devenir des Lumières dans les pensées modernes de la libération par l’égalité.

LAETITIA STRAUCH-BONART

Élève de Jean-Claude Michéa et traductrice du philosophe anglais Roger Scruton, rédactrice en chef au Point, où elle est responsable des pages « Débats », elle se présente comme une libérale-conservatrice, une position qu’elle argumente notamment dans Vous avez dit conservateur ? (Éditions du Cerf, 2016). Elle fait paraître au mois de février un grand portrait philosophique et politique de l’Hexagone intitulé De la France (PerrinPresses de la Cité).

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ÉTAT CRITIQUE La gauche a-t-elle abandonné le peuple ? Sinon, comment expliquer la droitisation du paysage politique ? Pour en discuter, nous avons réuni deux philosophes. D’un côté, Stéphanie Roza, spécialiste des pensées révolutionnaires et socialistes, défend une vision progressiste de la politique. De l’autre, Laetitia StrauchBonart se présente comme une libérale-conservatrice. Étayant leurs points d’accord et de divergence, elles commencent par donner leurs définitions de la droite et de la gauche. Propos recueillis par Cédric Enjalbert / Photos Franck Ferville

projet contenu dans la Déclaration des droits de l’homme, auxquels s’ajoutent des droits politiques et sociaux – ceux de la femme et des peuples colonisés, par exemple. Se référant aux Lumières, Jean Jaurès parlait du besoin « de briser l’unité factice de la tradition pour créer l’unité vivante de la science et de l’esprit ». L. S.-B. : La Révolution est effectivement le point de référence. Elle n’a pas seulement fondé notre démocratie, elle a sécularisé le politique en le plaçant sur un axe temporel où ceux qui veulent toujours plus de « progrès » se heurtent aux doutes de ceux qui souhaitent le ralentir. Le philosophe anglais Roger Scruton [1944-2020] résume cette idée en disant que les conservateurs sont ceux qui disent « oui, mais » aux Lumières, un oui critique. S. R. : Certains disent carrément « non », malgré tout ! L. S.-B. : Je ne vois pas qui, à droite, rejette totalement l’héritage des Lumières. S. R. : Éric Zemmour est radicalement anti-Lumières.

LAETITIA STRAUCH-BONART : Ce n’est pas forcément l’usage en France, mais j’associe la droite à un mélange de conservatisme et de libéralisme. Je dirais que la droite est un courant qui essaie de rendre compatible l’autorité – celle des personnes et des institutions, mais aussi celle de la tradition que l’expérience nous lègue – avec la liberté politique et économique des citoyens. Ce n’est pas une force d’émancipation. La gauche reste beaucoup plus émancipatrice dans ses objectifs, soucieuse de combattre systématiquement l’injustice ou les inégalités. La droite cherche plutôt à les comprendre avec un certain pessimisme sur la nature humaine, et, si elle n’accepte pas les injustices, elle ne considère pas que toutes les inégalités soient des injustices. La gauche reste le moteur du progrès, la droite son frein. Certains intellectuels de droite aimeraient que leur camp reprenne le flambeau de l’hégémonie culturelle en ne se contentant pas de réagir aux propositions de la gauche. Mais c’est la nature de la droite

que de réagir. Quand elle se fait révolutionnaire, elle n’est plus vraiment elle-même. STÉPHANIE ROZA : Je définis d’abord la gauche et la droite à partir d’une perspective historique. Ces concepts émergent avec la Révolution française. Au départ, ce sont des dispositions d’hémicycle : les partisans de la monarchie, lors des états généraux [de 1789], puis à l’Assemblée constituante, prennent l’habitude de s’asseoir à droite du président, tandis que l’opposition siège à gauche. Originairement, les traditions libérale et socialiste sont à gauche toutes les deux. Un déplacement des frontières s’est opéré depuis la fin du XVIIIe siècle. Ensuite, je définis la gauche socialiste au sens large – à la fois les communistes, les anarchistes et les sociaux-démocrates – comme le parti de ceux qui assument une radicalisation de l’héritage des Lumières, ayant pour terme l’égalisation des conditions sociales dans tous les domaines, pas seulement politique. Soit un approfondissement du

L. S.-B. : C’est une exception à droite. Celle-ci a majoritairement fini par adopter l’idée de démocratie, ainsi que l’idée d’égalité des droits, y compris des femmes et des homosexuels. L’État providence me semble unanimement accepté. La question est plutôt de savoir jusqu’où va l’extension de ces droits. S. R. : La droite a effectivement fini par accepter un certain nombre d’avancées dans l’émancipation qui étaient portées par la gauche. La dernière en date, c’est la laïcité, qu’elle s’est appropriée jusqu’à inverser les termes du débat : il y a une trentaine d’années, personne à droite ne clamait son ralliement à la laïcité. Cela dit, celle-ci reste plus souvent brandie par la droite face aux musulmans que face aux catholiques. S’il y a une hostilité aux musulmans dans une partie de la société, il n’y a plus cependant de crimes racistes, comme dans les années 1970 ou 1980. Cela ne veut pas dire que la partie est gagnée, ni qu’il ne faut pas poursuivre le combat antiraciste, qui reste d’actualité. Quoique encore minoritaire, la menace de l’extrême droite est bien présente. Enfin, s’agissant des mœurs, il y

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« La réalité n’est pas toujours un gant à notre taille »

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Cheminer dans les idées

A PATIENT AND A CARE WORKER LIE IN THE SUN, « UN PATIENT ET UNE SOIGNANTE ÉTENDUS AU SOLEIL », GRÈCE, LEROS, 1994. © ALEX MAJOLI/ MAGNUM PHOTOS

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Idées

ENTRETIEN

CLAIRE

MARIN « Personne n’est jamais bien assis dans l’existence »

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Après le succès de Rupture(s) et alors que paraît son nouveau livre, Être à sa place, Claire Marin expose sa conception de la pratique philosophique : une enquête policière sur les traces de notre identité personnelle. Propos recueillis par Cédric Enjalbert / Photos Édouard Caupeil

«

N

otre place au soleil est toujours éphémère. » Cette conviction, Claire Marin l’a forgée en apprenant être porteuse d’une maladie auto-immune à l’âge de 25 ans. Son « corps s’attaque en pensant le défendre ». Elle n’a depuis cessé de réfléchir à la fragilité de l’existence, de Hors de moi, relatant le sentiment d’étrangeté provoqué par un corps qui nous échappe, jusqu’à Rupture(s), explorant toutes ces épreuves existentielles qui nous marquent sans que l’on s’en remette vraiment et qui pourtant n’empêchent pas de vivre. Le succès de ce dernier livre, passé en

format poche et de main en main, comme une recommandation chaleureuse entre proches, témoigne de l’acuité de ces interrogations existentielles, posées avec une simplicité élégante. Avec le même souci de la clarté dans l’exposition et le style, qu’elle doit notamment à sa lecture d’Annie Ernaux, Claire Marin poursuit aujourd’hui la réflexion dans Être à sa place, qui vient de paraître. Ayant finalement peu bougé, passée de Nantes à Paris où elle vit et enseigne en classes préparatoires aux grandes écoles, après avoir été professeure à Cergy-Pontoise, elle se demande comment habiter un espace dont nous risquons à tout moment d’être délogés. Comment dépasser « l’alternative nostalgique (et fausse) » qu’identifie Georges Perec dans Espèces d’espaces : ni l’enracinement définitif ni le complet nomadisme. Vivre entre deux. « Nous ne restons jamais en place, même si nos voyages sont parfois immobiles et le lointain intérieur », écritelle. Faisant appel aux philosophes classiques comme aux écrivains contemporains, l’essai se rêverait « en pagaille », complété infiniment, à la Borges et à l’image du chaos de nos existences. Car à quoi tient notre identité, sinon à une certaine « habitude d’être » qui rassemble des fragments épars, à cette aptitude que nous avons de transformer intelligemment les gestes en tendances ? Voici l’enseignement de Félix Ravaisson, auquel elle a consacré sa thèse sur l’habitude. Ravaisson a inspiré Henri Bergson, et Bergson inspire aussi Claire Marin. Elle puise chez eux l’idée d’un élan créateur, d’une capacité à inventer son propre rythme. De cette capacité créatrice, elle a d’ailleurs fait un sujet du séminaire international d’études sur le soin, qu’elle dirige à l’École normale supérieure, persuadée que la « rupture » et la « couture » vont de pair. Claire Marin m’a reçu chez elle pour parler de cette intranquillité philosophique qui l’habite.

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Idées

L’AVENTURE D’UN CLASSIQUE

FONDATION DE LA MÉTAPHYSIQUE DES MŒURS

Illustration : © Jules Julien pour PM ; photo-droits d’inspiration : Bridgeman Images.

Une morale révolutionnaire Qu’est-ce qu’une action bonne ? C’est la question que se pose Emmanuel Kant. Cependant, ce qui l’intéresse réellement, c’est moins l’action elle-même que ses règles. La Fondation de la métaphysique des mœurs n’est donc pas un catalogue des bons et des mauvais comportements : elle élabore une méthode de raisonnement et d’émancipation applicable pour soi comme pour autrui, et qui résiste à toute autorité. Par Victorine de Oliveira

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FONDATION DE LA MÉTAPHYSIQUE DES MŒURS extraits

Ne peut être vendu séparément. Photos : Lebrecht/Leemage ; Illustration : William L.

EMMANUEL KANT Préface par Antoine Grandjean

CAHIER CENTRAL

L’AVENTURE D’UN CLASSIQUE


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