#158 avril 2022

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MENSUEL N° 158 AVRIL 2022

LA GUERRE

COMPRENDRE MÉDITATIONS D’UN La forêt, la ville HOBBES « L’homme FRANÇAIS EN CHINE et la démocratie est un loup

Par Alexis Lavis

Entretien avec Joëlle Zask

pour l'homme »

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ALORS QU’ON N’Y PENSAIT PLUS


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Machiavel Comment le pouvoir se prend, Comment le se pouvoir se garde ou perd. se prend, se garde ou se perd.

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ÉDITO

L’œil de

Berberian Par Alexandre Lacroix Directeur de la rédaction

Poutine et son double 4h33 du matin, le 24 février, tandis que retentissaient les premiers bombardements à Kiev, Melinda Simmons, ambassadrice du RoyaumeUni en Ukraine, tweetait : « Une attaque entièrement injustifiée d’un pays paisible a commencé. Ce n’est pas parce que vous vous êtes préparé et avez pensé à cette possibilité pendant des semaines et des mois que la chose n’est pas choquante quand elle se produit réellement. » Méditatif, ce commentaire est proche de ce qu’explique le philosophe Clément Rosset à propos du réel. En effet, la particularité de l’événement, de ce qui arrive réellement, est d’être à la fois surprenant et inévitable. Quand l’histoire avance, elle nous étonne et nous sidère, alors qu’elle obéit à une logique implacable et que les causes des faits majeurs se trouvaient sous nos yeux. Ce n’est pas une entrée en guerre, mais le mythe d’Œdipe qui a inspiré à Clément Rosset cette réflexion, dans Le Réel et son double (1976). La trame en est connue : le jour où il apprend qu’un oracle a prédit qu’il tuerait son père et épouserait sa mère, Œdipe abandonne Corinthe pour que rien de tel ne se produise, fuyant ses parents adoptifs. En route, il se bat avec un vieillard et le tue (c’est son vrai père, Laïos) et, plus tard, il épouse une femme qu’il ignore être sa mère (Jocaste). La première réaction, à l’écoute de cette histoire, est l’indignation : « Quel idiot, il s’est jeté au-devant du malheur ! » Pourtant, le mythe est cohérent, son scénario bien ficelé : il est difficile d’imaginer d’autres circonstances plausibles dans lesquelles un homme pourrait assassiner son père et convoler avec sa mère. On retrouve ici la remarque de Melinda Simmons : nous savons ce qui va se passer et nous sommes cependant surpris par le chemin que prend l’inéluctable pour advenir. Cette surprise devant la réalisation programmée du destin, nous l’avons vécue deux fois dans la semaine où la guerre a débuté. La première, quand Vladimir Poutine a reconnu l’indépendance des provinces indépendantistes pro-russes en Ukraine, puisqu’il y a déployé ses troupes. La seconde, quand l’invasion a été lancée. Même s’il n’avait pas clairement annoncé ses intentions, nous avions de nombreux signes précurseurs, et cela depuis des années. Ainsi, dans son discours à la nation du 25 avril 2005, Poutine affirmait déjà que la « désintégration de l’URSS [avait] été la plus grande catastrophe géopolitique du XXe siècle » et se proposait d’y remédier. En 2015, plusieurs observateurs s’inquiétaient de la forte hausse du budget de la Défense et relevaient que la Russie se convertissait à l’économie de guerre. Plus près de nous, le 9 février, le président russe a brandi la menace nucléaire : « Il n’y aura pas de vainqueurs, et vous vous retrouverez entraînés dans ce conflit contre votre volonté. Vous n’aurez même pas le temps de cligner des yeux. » Le matin avant l’invasion, on voyait sur le live du Guardian d’impressionnantes images satellite, montrant des déplacements de chars russes aux frontières de l’Ukraine. Donc, nous n’avions pas d’oracle, mais des déclarations et des images, et savions à quoi nous en tenir. Alors, pourquoi n’avons-nous pas mené le raisonnement jusqu’au bout ? Parce que nous préférons au réel, explique Rosset, surtout s’il est déplaisant, des scénarios alternatifs ou plutôt des fantômes de scénarios, qui nous permettent de lui échapper, au moins en pensée. Nous échafaudons des versions alternatives de la réalité, qui nous rassurent et nous contentent, autrement dit des « doubles ». Et nous ne pouvons pas nous empêcher de le faire, c’est là un mécanisme psychique majeur. Peut-être le propre de l’événement historique, surtout quand il est tragique, est-il de couper court à ces diversions, de faire tomber un voile d’illusion. Allons plus loin : l’idée confortable que le monde est en paix n’est peut-être elle-même que le double illusoire d’une vision plus correcte de l’histoire, selon laquelle chaque époque est le théâtre de luttes acharnées.

© Serge Picard pour PM ; illustration : Charles Berberian pour PM.

À

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reaction@philomag.com

Philosophie magazine n° 158 AVRIL 2022

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P. 50 Politologue spécialiste de l’Ukraine et de la Biélorussie, elle a récemment signé L’Ukraine de l’indépendance à la guerre. Maîtresse de conférences en sciences politiques à l’université de Bourgogne et enseignante à Sciencespo Paris, elle étudie la construction nationale dans l’espace post-soviétique. Elle dresse pour nous un portrait précis et documenté de l’Ukraine en terre de luttes.

JEAN-VINCENT HOLEINDRE

P. 60 Spécialiste de la guerre, auteur de La Ruse et la Force. Une autre histoire de la stratégie, il est professeur de sciences politiques à l’université Paris-2-Panthéon-Assas. À la lumière des classiques – de Thucydide à Clausewitz, en passant par Machiavel –, il soutient que les Européens ont oublié combien la guerre a été un moteur pour leur civilisation et s’inquiète du déphasage historique et politique entre la Russie de Poutine et l’Occident, attaché au pacifisme.

ALEXIS LAVIS

P. 30 Ce philosophe et sinologue, qui pratique la méditation, s’est installé à Pékin où il enseigne à l’Université Renmin. Il a signé L’Espace de la pensée chinoise, La Conscience à l’épreuve de l’éveil et L’Imprévu. Que faire lorsqu’on ne sait plus ? On lui doit aussi plusieurs anthologies et traductions de classiques, dont L’Art de la guerre de Sun Tzu. Dans un récit personnel, il nous livre ses réflexions sur le peuple chi­ nois et son rapport à la politique.

CÉLINE SPECTOR

Cahier central Philosophe, spécialiste de Montesquieu et des Lumières, elle est professeure à Sorbonne Université, à Paris. Elle a publié Éloges de l’injustice et No demos ? Souveraineté et démocratie à l’épreuve de l’Europe. Pour nous, elle préface un classique de la pensée moderne, le Léviathan de Thomas Hobbes, sombre réflexion sur la condition humaine marquée par la peur et sur le pouvoir illimité accordé au souverain. Des thèmes qui résonnent étrangement avec l’actualité.

JOËLLE ZASK

CONSTANTIN SIGOV

P. 52 Chercheur à l’Institut de philosophie de l’Académie nationale des sciences d’Ukraine, il fonde en 1992 le Laboratoire franco-ukrainien à l’Université de Kiev, qu’il dirige, et enseigne la philosophie à l’Académie Mohyla de Kiev. Très engagé, il a soutenu la révolte du Maïdan en 2014. Nous l’avons joint à l’heure où la capitale ukrainienne, qu’il a choisi de ne pas fuir, était sous les bombes.

P. 66 Héritière du pragmatisme américain, cette philosophe a des sujets de recherche originaux et s’est occupée de terrains aussi divers que la présence des animaux sauvages en ville dans Zoocities ou les mégafeux dans Quand la forêt brûle. Elle expose sa démarche dans un entretien où elle explique que l’écologie est vouée à l’échec si elle ne prend pas en con­ sidération l’exigence de démocratie. Et réciproquement !

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Diffusion : MLP Contact pour les réassorts diffuseurs: À Juste Titres, 0488151242, Julien Tessier, j.tessier@ajustetitres.fr RÉDACTION redaction@philomag.com Directeur de la rédaction : Alexandre Lacroix Rédacteurs en chef : Martin Legros, Michel Eltchaninoff Rédacteur en chef adjoint : Cédric Enjalbert Conseiller de la rédaction : Sven Ortoli Chefs de rubrique : Jean-Marie Durand, Ariane Nicolas, Victorine de Oliveira Rédacteurs : Clara Degiovanni, Nicolas Gastineau, Octave Larmagnac-Matheron, Samuel Lacroix Secrétaires de rédaction : Noël Foiry, Marie-Gabrielle Houriez Création graphique : William Londiche / da@philomag.com Graphiste : Alexandrine Leclère Responsable photo: Stéphane Ternon Rédactrice photo: Camille Pillias Webmaster : Cyril Druesne Ont participé à ce numéro : Adrien Barton, Charles Berberian, André Comte-Sponville, Philippe Conti, François-Henri Désérable, Sylvain Fesson, Philippe Garnier, Gaëtan Goron, Jules Julien, Frédéric Manzini, Catherine Meurisse, François Morel, Tobie Nathan, Aïda N’Diaye, Charles Pépin, Charles Perragin, Serge Picard, Alain Pilon, Claude Ponti, Oriane Safré-Proust, Séverine Scaglia, Isabelle Sorente, ADMINISTRATION Directeur de la publication : Fabrice Gerschel Responsable administrative : Sophie Gamot-Darmon Fabrication : Rivages Impression : Maury imprimeur, Z.I., 45300 Manchecourt Commission paritaire: 0623 D 88041 ISSN : 1951-1787 Dépôt légal : à parution Imprimé en France/Printed in France / Philosophie magazine est édité par Philo Éditions, SAS au capital de 340 200 euros, RCS Paris B 483 580 015 Siège social: 10, rue Ballu, 75009 Paris Président, actionnaire majoritaire : Fabrice Gerschel RELATIONS PRESSE Canetti Conseil, 01 42 04 21 00 Françoise Canetti, francoise.canetti@canetti.com PUBLICITÉ CULTURELLE ET LITTÉRAIRE/PARTENARIATS Audrey Pilaire, 01 71 18 16 08, apilaire@philomag.com PUBLICITÉ COMMERCIALE Ketil Media : Catherine Laplanche (direction commerciale presse), claplanche@ketilmedia.com, 01 78 90 15 37

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MENSUEL N° 158 - AVRIL 2022 Couverture : © Maksim Levin/ Reuters

La rédaction n’est pas responsable des textes et documents qui lui sont envoyés. Ils ne seront pas rendus à leurs propriétaires.

© JC Tardivon ; CP ; CP ; Sébastien Soriano/Figaro photo ; Yann Revol ; Philippe Conti pour PM.

ALEXANDRA GOUJON

ILS ONT PARTICIPÉ À CE NUMÉRO

10, rue Ballu, 75009 Paris Tél. : 01 43 80 46 10 www.philomag.com


Sur le champ de bataille des idées

Soldat dont la lance s’allonge dans le feu de l’action

CE MOIS-CI

p. 38

Quand tu mens, sois bref p. 98

Fortin de la paix perpétuelle p. 42

Quand la logique militaire tourne au chaos p. 54

Partisan de la simplification administrative tirant sur des réglementations tatillonnes p. 22

Héroïsme des penseurs de Kiev assiégée p. 52

Ceci n’est pas un videogame p. 24

Poisson du cœur en laboratoire

Quand la forêt prête main forte aux humains

p. 18

p. 66

Une neutralité politique toute chinoise Léviathan tenant le citoyen dans sa terrible gueule p. 72

p. 30


SOMMAIRE Une courte fête vite oubliée p. 90

P. 3 Édito P. 8

Questions à Charles Pépin

P. 10 Question d’enfant à Claude Ponti P. 12 P. 14

Courrier des lecteurs Hommage à Marcel Conche, par André Comte-Sponville

DOSSIER La guerre, alors qu’on n’y pensait plus P. 42 Le moteur caché de l’histoire ?

Hegel, Kant et Nietzsche à Kaliningrad

P. 46 Dans la tête de Vladimir Poutine

en Ukraine, par Michel Eltchaninoff

P. 50 Ukraine, une identité en situation

P. 52 Philosophes ukrainiens et russes :

P. 18 REPÉRAGES

P. 54 Les trois âges de la guerre

P. 16 TÉLESCOPAGE

P. 20 PERSPECTIVES

Rivière Molotov p. 26

Emmanuel Macron, réélection ou reconduction ? / Le poids de l’abstention dans la présidentielle / Éloge de la simplification, par le philosophe et ex-candidat Gaspard Kœnig / Giec, un rapport dans l’indifférence P. 24 AU FIL D’UNE IDÉE Les jeux vidéo en ligne multijoueurs P. 26 ETHNOMYTHOLOGIES par Tobie Nathan

Mausolée du pacifisme p. 14

Entretien avec Alexandra Goujon

Déchiffrer l’actualité

Prendre la tangente P. 30 REPORTAGE

À quoi pense le peuple chinois ? par Alexis Lavis P. 38 L’ŒIL DE LA SORCIÈRE par Isabelle Sorente

des voix dans le conflit

P. 60 Peut-on encore gagner une guerre ?

Cheminer avec les idées P. 66 L’ENTRETIEN

Joëlle Zask

P. 72 L’AVENTURE D’UN CLASSIQUE

La grande histoire du Léviathan de Thomas Hobbes accompagné du Cahier central (agrafé entre les pages 50 et 51), comprenant des extraits de l’œuvre et une préface de Céline Spector P. 78 BOÎTE À OUTILS Divergences / Sprint / Intraduisible / Strates P. 80 BACK PHILO

Livres

NOTRE SÉLECTION AVEC… P. 82 Utopie radicale / Alice Carabédian P. 84 Obsolescence des ruines / Bruce Bégout P. 87 Soleil. Mythes, histoire et sociétés / Emma Carenini P. 88 Macron ou les illusions perdues / François Dosse

Monts sacrés de l’abstention p. 21

P. 90 Notre sélection culturelle

© Bridgeman Images

Ce numéro comprend en cahier central un encart rédactionnel (agrafé entre les pages 50 et 51) de 16 pages complétant notre rubrique « L’aventure d’un classique » et constitué d’une préface et d’extraits du Léviathan, de Thomas Hobbes.

P. 92 Agenda

P. 94 OH ! LA BELLE VIE

par François Morel

P. 95 Jeux

P. 96 Humaine, trop humaine

PHILOSOPHIE MAGAZINE N° 159 PARAÎTRA LE 5 MAI 2022

par Catherine Meurisse

P. 98 QUESTIONNAIRE DE SOCRATE

MC Solaar

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TÉLESCOPAGE TÉLESCOPAGE

BOUTCHA, UKRAINE Le 4 mars 2022

Des Ukrainiens sur le chemin de l’exil se mettent à l’abri des bombardements qui menacent cette ville de l’oblast de Kiev, au nord-ouest de la capitale.

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Déchiffrer l’actualité

Qui sait ce que demain fera à hier

© Aris Messinis/AFP

GÜNTHER ANDERS / Journaux de l’exil et du retour

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P. 34

« Lorsque tout se ressemble à partir d’une même standardisation générale, on a bien l’impression d’être un peu partout nulle part ! »

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Prendre la tangente « LOVE ME » © MAY PARLAR

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Tangente

REPORTAGE

LE PEUPLE CHINOIS, ET MOI ET MOI ET MOI…

Avec la crise sanitaire, la Chine semble s’être isolée du reste du monde. Les médias occidentaux insistent sur la montée du nationalisme dans le pays et blâment la mise en place d’un système de surveillance numérique qui rappellerait 1984. Mais qu’en est-il pour quelqu’un qui vit sur place ? Alexis Lavis, philosophe français qui enseigne à l’université Renmin de Pékin, livre sa perception en immersion de la société et de la politique chinoises actuelles, ce qui lui donne l’occasion d’une réflexion originale sur le sens du « peuple ».

© Meyer/Tendance floue

Photos Meyer/Tendance floue et Denis Bourges/Tendance floue

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Skater arpentant Wangfujing, l’une des plus grandes artères commerçantes de Pékin.

© CP

ALEXIS LAVIS

Philosophe et sinologue, il est titulaire d’une chaire de philosophie à l’Université du Peuple de Chine, dite aussi l’université Renmin, à Pékin. Il est l’auteur de La Conscience à l’épreuve de l’éveil (Éditions du Cerf, 2018) et de L’Espace de la pensée chinoise (Oxus, 2010). On lui doit aussi plusieurs anthologies et traductions de classiques chinois, comme L’Art de la guerre de Sunzi (Presses du Châtelet, 2009). Son dernier essai, L’Imprévu. Que faire lorsqu’on ne sait plus ? (Autrement, 2021), compare les philosophies de l’action européenne et chinoise face à ce qu’on ne maîtrise pas.

epuis quelques mois trotte dans ma tête, lorsque je déambule entre les larges avenues pékinoises, les ruelles des Hutong ou les interminables couloirs de métro, le tube de Jacques Dutronc : « 700 millions de Chinois, / Et moi et moi et moi… » Il faudrait d’ailleurs remettre les compteurs à jour. Depuis 1966, la population a doublé : non plus 700 millions mais 1,4 milliard ! Toutefois, ce sentiment de séparation qu’exprime la chanson reste présent, vif parfois, en dépit du fait qu’à la différence du chanteur, je ne suis pas dans « mon petit chez-moi avec mon mal de tête, mon point au foie », mais parmi les 22 millions d’âmes qui peuplent Pékin, où j’enseigne la philosophie à l’Université du Peuple. Or malgré cette

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Dossier

LA GUERRE ALORS QU’ON N’Y PENSAIT PLUS


PARCOURS DE CE DOSSIER

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P. 42

Nous autres Européens avions cessé de penser la guerre comme une possibilité réelle sur notre continent, comme un événement pouvant faire effraction et modifier le cours de nos existences. D’une part, nous avons vécu plusieurs générations de paix depuis 1945, et le conflit en ex-Yougoslavie a été interprété comme un contrecoup de la chute du mur de Berlin et non comme une guerre de conquête, comparable aux assauts de Napoléon ou de Hitler. D’autre part, nous avons eu tendance à adopter la perspective d’Emmanuel Kant sur l’histoire, selon laquelle la paix est l’état normal, l’horizon vers lequel tendent les régimes démocratiques, tandis que la guerre est un état d’exception momentané. Et si cette vision était remise en cause avec l’invasion de l’Ukraine par la Russie ? Pour tenter de répondre, nous avons imaginé un dialogue entre Kant, Hegel et Nietzsche, parce qu’il est peut-être temps de changer de philosophie de l’histoire.

P. 46

Notre rédacteur en chef Michel Eltchaninoff, auteur de Dans la tête de Vladimir Poutine, met en garde depuis des années contre la doctrine nationaliste et l’eurasisme de Vladimir Poutine, pointant sa volonté de reconstituer l’empire soviétique perdu. Il reprend ici sa thèse à la lumière des événements.

P. 50

La politologue Alexandra Goujon, spécialiste de l’Ukraine, nous explique les racines profondes du courage des Ukrainiens face au rouleau compresseur de l’armée russe.

P. 52

Michel Eltchaninoff a interrogé deux philosophes ukrainiens, Constantin Sigov et Volodymyr Yermolenko, ainsi qu’un penseur russe qui a préféré conserver l’anonymat, toute critique de l’invasion étant désormais passible d’une peine de prison en Russie.

P. 54

De l’Antiquité à nos jours, trois âges de la guerre se sont succédé : les cités antiques craignaient la division interne et la guerre civile ; la Modernité fut dominée par des conflits entre États-nations ; et le XXe siècle, avec les totalitarismes, la Shoah et l’usage de la bombe atomique, fut marqué par un passage aux extrêmes. Est-il à craindre que ces trois âges fusionnent ?

P. 60

Ce qui est certain, c’est qu’au XXIe siècle, les guerres ne commencent pas par une déclaration officielle en bonne et due forme et ne se terminent pas par des armistices ni des traités redessinant les frontières. C’est l’enseignement des spécialistes des conflits armés Jean-Vincent Holeindre, Ninon Grangé et Élie Baranets.

© Maksim Levin/Reuters

ET AUSSI… DOSSIER SPÉCIAL « UKRAINE » SUR PHILOMAG.COM

Philomag.com se mobilise pour éclairer les enjeux de la guerre en Ukraine et mettre en perspective les menaces inédites qu’elle fait peser sur le monde. Dans notre dossier spécial consacré aux événements (à retrouver en scannant le QR Code ci-contre), vous trouverez notamment des interviews de philosophes ukrainiens, des analyses de spécialistes de la dissuasion nucléaire ou de la cyber-guerre, des réflexions sur le concept de paix, ainsi que des résumés des grands livres de philosophie sur la guerre ou encore des textes de Voltaire, Nicolas Gogol ou Vassili Grossman, qui racontent « leur » Ukraine. Rendez-vous sur philomag.com/dossiers/guerre-en-ukraine

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Dossier

LA GUERRE, ALORS QU’ON N’Y PENSAIT PLUS

LA GUERRE EST-ELLE LE MOTEUR CACHÉ DE L’HISTOIRE ? Tandis que la bataille de Kiev fait rage, l’oblast de Kaliningrad, petit territoire russe enclavé entre la Lituanie et la Pologne, est comme détachée du monde, pris dans une torpeur irréelle. Les routes sont coupées et la plupart des commerces fermés dans cette ville qui appartenait autrefois à la Prusse, s’appelait Kœnigsberg et où le plus grand des philosophes des Lumières, Emmanuel Kant, coula des jours paisibles. Pourtant, en se donnant la peine de regarder à travers la vitre d’un café éteint, l’on croirait distinguer trois ombres accoudées au comptoir en train de discuter. Par Alexandre Lacroix

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© Aris Messinis/AFP

G. W. F. Hegel, regardant le fond de son verre. — Je ne sais pas si la vodka est de bon conseil lorsque notre conscience est si malheureuse, lorsqu’il nous faut affronter encore une fois l’épreuve du négatif. Vous avez entendu Zelensky ? Hier, seize enfants sont morts. Des enfants innocents, et les bombardements se poursuivent sur toutes les villes d’Ukraine, la population réfugiée dans les métros et les souterrains manque de vivres, les chars russes avancent comme des matérialisations métalliques de la haine sur la plaine gelée… Emmanuel Kant. — Tu tiens un langage bien romantique, mais je ne peux m’empêcher d’être ému à mon tour : c’est comme si l’histoire était en train de faire marche arrière. Laissons de côté nos passions, tentons de regarder

les choses avec objectivité : le XXIe siècle s’est ouvert par les attentats du 11-Septembre, et les actes de violence et de barbarie sont loin d’avoir disparu, mais ils avaient pris le visage du terrorisme ou de la guerre civile. Depuis 2001, je voyais dans la guerre asymétrique une sorte de résorption de la violence guerrière classique. Il m’est même arrivé de penser que les conflits interétatiques traditionnels avaient disparu, qu’il n’y aurait plus que des groupes d’individus, plus ou moins organisés, menaçant la paix par des actions de terreur, s’en prenant aux civils et ayant contre eux les regards furieux de l’opinion publique internationale, voués à l’échec, en somme… Et là, nous avons de nouveau des colonnes de chars et des bombardements, des soldats en uniforme, des jeunes gens qui n’y comprennent rien et des

états-majors qui les envoient au massacre. Je croyais la page du XXe siècle tournée, voilà qu’elle se rouvre. Friedrich Nietzsche. — Vieillard, tu te crois rationnel et modéré dans tes analyses, tu imagines que tu campes sur l’îlot de la con­ naissance assurée, et depuis le début, tu te berces d’illusions, on n’a pas fait mieux que toi comme inventeur d’idoles depuis l’autre mystificateur de Judée. Tu estimes que l’histoire va vers la paix, une paix perpétuelle. Mais ta fichue paix, c’est celle des cimetières, ne le vois-tu pas ? Remets-toi au grec ancien, retrouve les voix qui se sont élevées avant la naissance socratique de la philosophie, et tu entendras la sagesse amère d’Héraclite : « Polemos, le conflit, est père de toutes choses. » C’est

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Dossier

LA GUERRE, ALORS QU’ON N’Y PENSAIT PLUS

DANS LA TÊTE DE POUTINE EN UKRAINE


Tout le monde se demande pourquoi Vladimir Poutine s’est lancé dans une aventure sanglante – et potentiellement auto-destructrice – en envahissant l’Ukraine. Mais si on lit soigneusement ses déclarations depuis les années 2000, on comprend qu’il a mis en place une idéologie fondée sur les idées d’empire, de confrontation avec l’Occident et de guerre. Il semble désormais enfermé dans sa logique fictionnelle. Analyse. Par Michel Eltchaninoff

© Shamil Zhumatov/Pool/Reuters

C ’est le moment de l’année le plus attendu par les poutinologues : le grand discours du président au Club Valdaï, un forum de discussion créé en 2004 et qui réunit des spécialistes de la Russie venus de tous les pays du monde. Debout devant son pupitre, en costume et cravate bleu nuit, Vladimir Poutine a beaucoup de choses à dire ce 21 octobre 2021 à Sotchi. L’anniversaire de la chute de l’Union soviétique, en décembre 1991, approche à grand pas. Celui qui considère que cet événement est « la plus grande catastrophe géopolitique du siècle » affirme que les trois décennies qui nous séparent de cette « tragédie » permettent de tirer les leçons historiques de la période qui s’est ouverte depuis la fin de la guerre froide. Son jugement est sans appel :

l’Occident a failli et a emprunté le mauvais chemin. Sur le plan de la politique internationale, l’ivresse des vainqueurs de la guerre froide, leur sentiment de se retrouver sur « l’Olympe » s’est soldé par de cruelles désillusions. Il évoque les deux guerres menées par les États-Unis hors de ses frontières, en Irak et en Afghanistan. La première a donné naissance à Daech. Quant à l’occupation de l’Afghanistan, elle a abouti à une piteuse défaite, l’armée américaine s’étant enfuie en abandonnant le pays aux talibans. Sur les plans économique et social, la montée des inégalités en Occident – Poutine néglige de rappeler que celles-ci sont bien plus criantes dans son pays – explique les tensions politiques, ce qu’il a un jour appelé « la révolte des masses » :

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Dossier

LA GUERRE, ALORS QU’ON N’Y PENSAIT PLUS

Un militaire ukrainien près de la base aérienne de Vasylkyiv, près de Kiev, le 27 février 2022.

Si la guerre en Ukraine marque un événement sans précédent dans l’histoire, c’est parce que, loin de se réduire à l’attaque d’un pays souverain par une armée étrangère, elle condense sur un seul théâtre les trois âges et les trois formes de la guerre qu’anthropologues, philosophes et théoriciens ont distinguées dans la longue histoire des conflits armés. Par Martin Legros

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© Maksim Levin/Reuters

LES TROIS L ÂGES DE LA GUERRE

’invasion de l’Ukraine par les troupes russes, déclenchée par le président Vladimir Poutine le jeudi 24 février dernier, a été ressentie comme une secousse sans précédent depuis la Seconde Guerre mondiale, comme une agression qui porte atteinte à l’ordre européen et international. Certains vont même jusqu’à imaginer que, dans le contexte de tensions et d’alliances nouvelles entre puissances, l’événement pourrait marquer le début d’une Troisième Guerre mondiale… Sans présumer de l’avenir, on peut d’ores et déjà prendre la mesure de la portée de cet événement, en adoptant un point de vue historique et philosophique. Si l’on parcourt les analyses que les philosophes et les théoriciens de la guerre, mais aussi les ethnologues et les anthropologues, ont consacrées aux conflits armés qui ont égrené l’histoire de l’humanité depuis le Néolithique, on peut distinguer trois âges fondamentaux de la guerre : d’abord, l’âge archaïque de la stasis où, sur fond d’un état de guerre « naturelle » avec les autres peuples, les communautés et les Cités cherchent avant tout à éviter la guerre civile qui risque de les détruire de l’intérieur ; ensuite, l’âge classique des guerres entre États souverains qui, assurés de leur indépendance au-dedans, défendent leur puissance au-dehors dans un


© Musée archéologique Naples/Aurimages

Détail d’un vase grec de l’Attique représentant deux soldats au combat, datant du VIe siècle av. J.-C.

espace international par nature conflictuel du fait de l’absence d’un super-État mondial ; enfin, l’âge contemporain de la menace de l’autodestruction, où des puissances déchaînées par les idéologies et les ambitions totalitaires génèrent massacres et génocides, et ouvrent la perspective, avec la bombe atomique, d’une destruction de l’humanité. Or tout se passe comme si la guerre en Ukraine condensait sur un seul théâtre ces trois âges et ces trois types de guerre. C’est une guerre civile entre Ukrainiens et russophones. C’est la guerre d’un État qui porte atteinte à la souveraineté d’un autre État. C’est une guerre qui contient la menace d’un embrasement continental et nucléaire dévastateur. Ces trois âges donnent à cette guerre son intensité et sa profondeur. Ils permettent aussi d’imaginer l’avenir en fonction de la manière, encore incertaine à ce jour, dont ils s’articuleront, selon qu’ils se renforcent et s’aggravent, ou qu’ils se neutralisent l’un l’autre. Mais commençons par envisager les différents visages qu’a pris l’hostilité ouverte et violente entre les peuples au cours de l’histoire. Si la guerre peut se définir, selon la formule de Clausewitz, comme « un acte de violence destinée à contraindre l’adversaire à exécuter notre volonté », elle prend une forme très différente selon la nature des belligérants, les fins qu’ils poursuivent et les moyens dont ils disposent.

1 L’ÂGE PRIMITIF ET ANTIQUE DE LA STASIS our les peuples du Néolithique comme P pour les Cités grecques ou romaines de l’Antiquité, qui vivent dans un état de

conflictualité latente les unes avec les autres, la grande menace qu’il faut redouter, bien davantage que l’agression extérieure d’autres communautés, est la guerre intérieure, la sédition d’un clan ou d’une famille. Les unités politiques sont alors des petites collectivités territoriales ou des Cités, pas encore des États. Elles obéissent à une logique d’autarcie et d’unité en interne, et de dispersion mutuelle à l’extérieur. Aussi, les relations avec les autres peuples, proches ou barbares, alliés ou ennemis, se caractérisent-elles par un état de guerre larvée, plus ou moins intense selon les moments, mais normal. Par la tension qu’elle entretient avec le dehors, la guerre permet d’assurer en retour l’unité de la communauté. Selon Claude Lévi-Strauss, qui a observé les communautés indiennes d’Amérique du Sud, l’usage de la violence est une sorte de déraillement con­trôlé de la logique de l’échange. « Les échanges commerciaux représentent des guerres potentielles pacifiquement résolues, et les guerres sont l’issue de

transactions malheureuses », observe l’anthropologue (« Guerre et commerce chez les Indiens d’Amérique du Sud », Renaissance, janvier-juin 1943). Ainsi, on échangera des biens et des femmes pour sceller une alliance politique, ou on refusera d’échanger pour marquer son hostilité. Mais pourquoi, en dépit de ces dispositifs ingénieux de pacification commerciale, ces communautés se maintiennent-elles dans un état de guerre quasi permanent entre elles ? Pour Pierre Clastres (lire l’extrait page suivante), qui s’en étonnait, l’état de guerre larvée est une pièce essentielle du système politique archaïque, car il permet d’entretenir l’unité au-dedans et la fragmentation au-dehors : « Pour que la communauté puisse affronter efficacement le monde des ennemis, il faut qu’elle soit unie, homogène, sans division. Réciproquement, elle a besoin pour exister dans l’indivision, de la figure de l’Ennemi en qui elle peut lire l’image unitaire de l’être social. » En dépit des transformations très profondes apportées au mode de vie communautaire ou tribal par les grandes Cités antiques, on retrouve étrangement cette logique de la guerre. « Tandis que les cités, peuples d’athlètes

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Dossier

LA GUERRE, ALORS QU’ON N’Y PENSAIT PLUS

PEUT-ON ENCORE GAGNER UNE GUERRE ? Échappant aux règles classiques qui régissent la confrontation armée, les conflits contemporains rendent difficile la définition d’un vainqueur. Trois spécialistes expliquent cette dilution de la guerre et de la paix. Par Cédric Enjalbert

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© Evgeniy Maloletka/AP/SIPA

P outine a déjà perdu la guerre. On a pu le lire, alors que les bombardements se poursuivaient sur l’Ukraine. L’historien Yuval Noah Harari écrivait ainsi le 1er mars qu’il « semble de plus en plus probable que Poutine prenne le chemin d’une défaite historique. Il remportera peut-être toutes ses batailles, mais il n’en perdra pas moins la guerre ». Sur le plan des images et de la communication, le président russe a effectivement été battu par la

stature de chef de guerre du président Zelensky et l’efficacité de la propagande ukrainienne. Car le pays affiche son unité. Sur ce plan-là aussi, Poutine semble avoir échoué, en évaluant mal la résistance populaire comme la réaction coordonnée de l’Union européenne. Enfin, la blitzkrieg annoncée n’a pas eu lieu, laissant présager une guerre longue et meurtrière. Sur le plan militaire, il ne s’agit donc pas de l’« opération spéciale » vantée par le Kremlin mais d’un bourbier. « Ce que cette guerre détruit est l’avenir de la Russie, et ses habitants le savent », notait le philosophe et politologue Jean-Baptiste Jeangène-Vilmer, directeur de l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire. Dans un article intitulé « Pourquoi Poutine a déjà perdu la guerre », paru le 27 février, il résumait les indices marquant le « début de la fin » pour l’autocrate : « Cette guerre “de trop” est sa plus grande erreur de jugement et elle pourrait causer sa perte. » Est-ce pour autant que l’Ukraine a gagné ? Rien n’est moins sûr. Le pays est dévasté, des millions d’Ukrainiens sont poussés à l’exil, d’autres comptent leurs morts. Alors, se pourrait-il qu’il y ait des guerres sans vainqueur ?

UN MAUVAIS GÉNIE

Pour le professeur de sciences politiques et spécialiste de stratégie militaire, Jean-Vincent Holeindre, auteur de La Ruse et la Force (Perrin, 2017), « Vladimir Poutine aura du mal à gagner la guerre, car même s’il l’emportait sur le plan militaire, il lui faudrait imposer sa volonté sur le plan politique. Or, en usant de la force contre le peuple ukrainien, il renforce le sentiment d’appartenance nationale et se met à dos la plupart des États à l’échelle du monde. De manière générale, dans les conflits actuels, on observe une déconnexion entre la conduite des affaires militaires et la finalité politique. Que fait-on d’une victoire militaire ? Très peu d’exemples récents témoignent d’un usage de la force militaire qui permette de réaliser un but politique. Difficile de dire quel est celui de Vladimir Poutine, d’ailleurs. On peut douter que rattacher l’Ukraine à la Russie constitue un objectif politiquement réaliste. » Des guerres sans finalité crédible seraient ainsi nécessairement des guerres sans fin ? « Quand il n’existe plus de réciprocité politique, que les États ou d’autres acteurs non étatiques ne se reconnaissent pas mutuellement légitimes, quand la diplomatie devient impossible parce qu’elle est grevée par les passions et constitue un outil stratégique, quand la rationalité du droit n’est pas partagée, il devient difficile de déterminer un vainqueur. Il n’y a plus la sanction juridique du traité de paix, le vainqueur est déterminé par un simple discours performatif. Dès lors, le défait, c’est toujours l’autre. L’idée

d’une guerre “en forme”, qui était le grand concept du juriste et philosophe Emer de Vattel [1714-1767], pionnier du droit international public, est remise en cause. Cette anarchie hypothèque le projet même de sécurité collective du XXe siècle, qui reposait sur un principe : refouler la guerre ou du moins encadrer strictement le recours à la force dans un cadre multilatéral. » C’est d’ailleurs peut-être là le but du Kremlin en attaquant l’Ukraine : non seulement agrandir la sphère d’influence de la Russie mais aussi ébranler les normes internationales. « Au nord de la Géorgie, en Moldavie, en Tchétchénie, dans les territoires déclarés indépendants par la Russie mais non reconnus par le droit international, les violences ont plus ou moins cessé, mais elles peuvent reprendre à tout moment. C’est peut-être ce qui va se passer en Ukraine, où l’hypothèse d’un nouveau conflit gelé, donc durable, est probable. » L’achat du gaz et du pétrole russes, dont une partie de l’Europe reste dépendante malgré les sanctions appliquées, est une preuve supplémentaire de ce brouillage normatif. Selon Jean-Vincent Holeindre, « on a longtemps considéré que le commerce était un pourvoyeur de paix. Or il constitue aujourd’hui un levier stratégique. En Chine ou en Russie, le capitalisme forcené se combine avec le bellicisme et l’autoritarisme. Pour Clausewitz, la guerre se tenait entre des unités politiques dans un cadre militaire. La guerre aujourd’hui est tel un mauvais génie qui s’échappe de sa boîte politique en s’étendant à d’autres domaines de l’action humaine – économique, informationnel, technologique… On a le sentiment d’un continuum entre la guerre militaire et les autres domaines d’action qui deviennent un théâtre des opérations ».

UN DÉPLOIEMENT « HORS LIMITES »

Pour désigner cette anomie, le philosophe Carl Schmitt [1888-1985], compromis aux côtés des nazis, parle, lui, de « guerre civile mondiale » dans un article de 1945 intitulé « Changement de structure du droit international ». Il ne s’agit pas vraiment d’un concept mais plutôt d’une notion permettant de décrire l’état du monde, quand la guerre n’est plus circonscrite par le politique ni par les souverainetés. Comme l’explique Ninon Grangé, qui enseigne la philosophie à l’Université, autrice notamment de L’Urgence et l’Effroi. L’état d’exception, la guerre et les temps politiques (ENS-Éditions, 2018) : « Dans l’esprit de Schmitt, la guerre civile mondiale advient lorsque le droit international fait sauter la souveraineté des États, en libérant des forces qui ne sont plus contenues par les actions réciproques des acteurs politiques. La guerre n’est alors plus régulée par rien, et toutes les strates de la société sont susceptibles d’être impliquées. »

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L’ORANGE. ORANGE. ORANGE À DESSERT ISSUE D’UN FILET DE 3 KG, CATÉGORIE 1, VARIÉTÉ NAVEL-LATE, CALIBRE 6-7, TRAITÉE AVEC IMAZALIL ET THIABENDAZOLE, ENROBÉE DE CIRE VÉGÉTALE, ORIGINE : ESPAGNE, ACHETÉE DANS UNE GRANDE SURFACE À NANTES, JEUDI 27 FÉVRIER 2004. PHOTOGRAPHIE ISSUE DE LA SÉRIE « CHIMÈRES ». © FRANCK GÉRARD


« Nous prenons plaisir à contempler les images les plus exactes de choses dont la vue nous est pénible dans la réalité »

Cheminer dans les idées

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Idées

ENTRETIEN

JOËLLE

ZASK S’intéressant à des sujets concrets, tant esthétiques et architecturaux qu’écologiques et politiques, la philosophe, figure de proue du courant pragmatiste en France, a développé une méthode d’élucidation des problèmes toute personnelle, fondée sur l’expérience. Propos recueillis par Cédric Enjalbert / Photos Philippe Conti

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« Gouverner n’est pas gérer »

P

ragmatiste. Joëlle Zask n’aime pas les étiquettes, mais celle-ci lui va bien. C’est qu’elle considère la philosophie comme une pratique de terrain, visant à établir les modalités de la vie commune. Qu’il s’agisse des artistes contemporains, de l’architecture de nos villes ou des bêtes sauvages, elle fait de chacun de ces sujets une passionnante enquête et un enjeu politique. Car, en héritière de John Dewey (1859-1952), elle ne dissocie jamais la pensée de l’action. Selon le fondateur du pragmatisme, qu’elle a traduit, « la matière de la pensée n’est pas des pensées mais des actions, des faits, des événements et les relations des choses. En d’autres termes, pour penser effectivement, on doit avoir eu ou avoir maintenant des expériences qui fourniront les moyens de faire face à la difficulté présente ». Ainsi, en participant aux actions de Nuit debout, Joëlle Zask a conçu sa réflexion sur les places publiques. De même, après l’incendie de la forêt varoise du cap Bénat dont elle est familière, constatant le sentiment de désolation des riverains, elle s’est intéressée aux mégafeux en Sibérie, en Australie ou en Californie, et à ce qu’ils disent de notre rapport contrarié à la nature : dévastée par nos activités ou sanctuarisée, jamais elle ne nous a paru si étrangère. Enfin, Zoocities, qui montre la

porosité des notions de sauvagerie et de civilisation, lui est venu après qu’elle a découvert un essaim d’abeilles dans son jardin, en plein Marseille. Des abeilles, et pourquoi pas des renards, des aigles ou des sangliers ? s’est-elle demandé, alors que ces animaux se montraient dans nos villes désertées par le confinement. Enseignant à l’université Aix-Marseille, elle a forgé sa manière d’élucidation des problèmes philosophiques – une méthode informée, intuitive et subversive. Plutôt que d’appliquer sans nuance les concepts de la philosophie au réel, elle revient à l’expérience, refusant toute forme de système ou d’idéologie, mais adhérant sans faille au principe de la liberté. S’approcher au plus près du réel, voici son but. Mettant en garde contre le dualisme, qui fige ce qui est dynamique et discrimine ce qui est lié, elle fustige l’organisation capitaliste des dispositifs de domination de la nature, qui néglige le milieu nécessaire à la vie humaine. Mais, forte d’un optimisme revendiqué comme une disposition philosophique, elle rappelle, dans Écologie et Démocratie qui vient de paraître, que « l’humain comme gardien du monde concret n’est pas une utopie abstraite ». Pour en parler, j’ai retrouvé Joëlle Zask, de passage à Paris, dans un café de cette place de la République qu’elle connaît si bien.

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Idées

L’AVENTURE D’UN CLASSIQUE

Léviathan

© Illustration : Jules Julien pour PM ; photo-droit d’inspiration : © Bridgeman.

À l’origine de la philosophie politique moderne Pour Hobbes, l’État n’est pas plus le cadre naturel de la vie en commun qu’il ne se fonde sur un quelconque droit divin. Il est une construction humaine définie par un contrat : les individus renoncent à une partie de leur liberté au profit d’un souverain qui établit la paix civile et les conditions d’une vie stable en communauté. Cette pensée développée dans le Léviathan est l’une des premières théories rationnelles de l’État. Par Victorine de Oliveira

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LÉVIATHAN THOMAS HOBBES

EXTRAITS

Ne peut être vendu séparément. Photos :Bridgeman ; Unsplash ; Illustration : William L.

Préface par Céline Spector

CAHIER CENTRAL

L’AVENTURE D’UN CLASSIQUE


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