Badiou Gauchet Alain
Marcel
Que faire? DIALOGUE sur le communisme, le capitalisme et l’avenir de la démocratie
éditions
ALAIN
BADIOU MARCEL
GAUCHET
Que faire ? DIALOGUE SUR LE COMMUNISME, LE CAPITALISME ET L’AVENIR DE LA DÉMOCRATIE
Animé par Martin Duru et Martin Legros Philo éditions, 10 rue Ballu, 75009 Paris
PROLOGUE
L’avenir d’une alternative «
N
ous ne sommes pas des enfants que l’on peut nourrir avec la bouillie de la seule politique “économique” ; nous voulons savoir tout ce que savent les autres, nous voulons connaître en détail tous les côtés de la vie politique et participer activement à chaque événement politique. Pour cela il faut que les intellectuels nous répètent un peu moins ce que nous savons bien nous-mêmes, et qu’ils nous donnent un peu plus de ce que nous ignorons encore. […] Ces connaissances, vous pouvez les acquérir, vous autres intellectuels, et il est de votre devoir de nous les fournir en quantité cent et mille fois plus grande que vous ne l’avez fait jusqu’ici, non pas de nous les fournir seulement sous forme de raisonnements, brochures et articles (auxquels il arrive souvent d’être – pardonnez-nous notre franchise ! – un peu ennuyeux), mais absolument sous forme de révélations vivantes sur ce que notre gouvernement et nos classes dominantes font précisément à l’heure actuelle dans tous les domaines de la vie. Acquittez-vous avec un peu plus de zèle de cette tâche qui est la vôtre […]. » Cet appel à la responsabilité des intellectuels pour soustraire leurs concitoyens à la domination
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Dialogue sur le communisme, le capitalisme et l’avenir de la démocratie
de la « politique “économique” » et les éclairer, sous forme de « révélations vivantes », sur ce qu’il est possible de changer dans tous les domaines de la vie date de… 1902. Il est signé Vladimir Ilitch Oulianov, dit Lénine, dans un opuscule intitulé Que faire ? – un ouvrage qui a marqué durablement l’Histoire, puisque Lénine y théorise, quelques années avant la révolution de 1917 et la prise du pouvoir par les bolcheviks, l’idée du parti révolutionnaire d’avant-garde. Plus d’un siècle plus tard, voilà que cet appel retrouve une pertinence et une résonance. Ne sommes-nous pas à nouveau, même si c’est sous des formes très différentes, captifs d’une politique qui réduit tout à l’économie ? Ne ressentons-nous pas le besoin d’une connaissance politique des choses, qui nous permettrait de participer autrement, et mieux, aux événements de notre temps, au lieu de les subir comme un destin ? Et n’attendons-nous pas que les intellectuels abandonnent les raisonnements abstraits de leurs « brochures et articles » pour mettre en question l’orientation que les gouvernements en place donnent à notre histoire ? En 1902, à l’époque où ces lignes furent écrites, l’avenir était ouvert. La révolution démocratique et industrielle entamée aux XVIIIe et XIXe siècles commençait à peine à s’installer en France et en Angleterre, alors que l’Allemagne et la Russie, bouillonnantes, étaient encore des régimes impériaux. Libéraux, conservateurs et socialistes se disputaient le suffrage des peuples européens, tandis que le mouvement communiste se constituait progressivement en affirmant son indépendance par rapport à la social-démocratie. C’est d’ailleurs l’une des questions centrales de Lénine dans Que faire ? Pour contrer la puissance du capitalisme, faut-il opter pour la réforme ou pour la révolution ? Faut-il laisser le mouvement ouvrier s’organiser spontanément ou y introduire le ferment révolutionnaire de l’extérieur, par le biais d’un parti doté d’un véritable projet politique ? En tout cas, personne ne suspectait alors que le continent allait 8
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sombrer sous le coup de deux guerres mondiales, d’une crise économique sans précédent et de la montée en puissance des totalitarismes fasciste, nazi et communiste… Un peu plus d’un siècle plus tard, donc, nous voilà étrangement revenus, par-delà le court et tragique XXe siècle, aux interrogations qui étaient celles de Lénine. Certes, le mur de Berlin est bien tombé. La démocratie libérale et le capitalisme ont même paru, pendant un bref moment, avoir définitivement gagné la mise, alimentant la thèse précipitée d’une fin de l’Histoire. Mais voici qu’aujourd’hui le sentiment profond d’une crise radicale de la démocratie et du capitalisme est de retour, posant la question de leur pérennité. Même si les systèmes totalitaires ont perdu toute légitimité, la perplexité qui était celle de Lénine en 1902, dans l’incertitude de l’avenir, est redevenue la nôtre. Même l’hypothèse du communisme, qui semblait totalement morte, invalidée par le fiasco de sa réalisation historique, retrouve du crédit dans la sphère intellectuelle et au sein des mouvements contestataires qui éclatent un peu partout dans le monde. Réforme ou révolution ? Capitalisme, socialisme ou même communisme ? Tout se passe comme si la roue de l’Histoire s’était remise à tourner : rien ne va plus, nous ne savons plus où nous allons. La démocratie libérale n’est-elle pas ébranlée dans ses fondements mêmes par l’emprise du capitalisme, et celui-ci n’est-il pas miné de l’intérieur par le poids de la finance ? La politique n’a-t-elle pas perdu tout pouvoir d’orienter l’Histoire ? L’hypothèse communiste, débarrassée de ses oripeaux totalitaires, permet-elle d’offrir une solution crédible ? Ou la démocratie est-elle capable de se réinventer pour répondre aux défis de la mondialisation ? C’est pour aborder de front ces questions que nous avons sollicité deux figures majeures de la scène philosophique contemporaine : Alain Badiou, figure de proue du retour actuel de l’idée communiste, et Marcel Gauchet, penseur de la démocratie libérale. Alors que tout les prédestinait à se 9
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La rencontre avec le communisme Pour entamer ce dialogue, nous vous proposons de revenir l’un et l’autre sur la place qu’a occupée le communisme dans votre itinéraire. C’est la première fois que vous vous rencontrez. Vous venez d’horizons politiques et intellectuels différents. Mais le communisme a joué un rôle fondamental chez chacun d’entre vous. Avant d’aborder l’aventure historique du communisme et sa définition philosophique, pourriez-vous préciser la manière dont vous l’avez découvert – l’idée aussi bien que le mouvement et le régime politique ? Alain Badiou : Je suis un tard-venu au communisme. À l’origine, je suis de tradition social-démocrate. Mon père, Raymond Badiou, résistant, a été maire socialiste de Toulouse de 1944 à 1958. C’est donc tout naturellement que j’ai commencé à militer à la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO), équivalent du Parti socialiste français de l’époque. Étudiant à l’École normale supérieure, où j’entre en 1956, je crée avec mon ami Emmanuel Terray une section socialiste, alors que les rangs communistes y étaient 16
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bien garnis. Mais mon premier acte de naissance véritable à la politique date de la guerre d’Algérie. À l’époque, je suis viscéralement rebuté par le colonialisme et les horreurs qui émaillent le conflit – la torture est partout, jusque dans les commissariats parisiens. Je me mêle à la lutte virulente contre la politique du gouvernement socialiste de Guy Mollet, qui adopte une ligne répressive par rapport au soulèvement. Les vives tensions au sein de la gauche parlementaire aboutissent à l’éclatement de la SFIO. Avec d’autres, mon père, également engagé dans le combat contre la guerre d’Algérie et démissionnaire de la mairie de Toulouse à la suite de son désaccord avec la ligne officielle du gouvernement, finit par créer le Parti socialiste unifié (PSU). Je suis activement ce processus et milite au PSU jusqu’à la fin des années 1960, occupant même le poste de Secrétaire fédéral de la Marne. Non sans succès d’ailleurs, dans la mesure où je multiplie les résultats du PSU par cinq aux élections législatives ! Marcel Gauchet : Ils auraient dû vous retenir dans leurs rangs… A. B. : Oui, un boulevard s’ouvrait pour moi dans la hiérarchie du Parti… Mais c’était sans compter sur Mai 68 ! Une onde de choc, un profond ébranlement dans ma subjectivité personnelle et politique. J’ai alors trente et un ans. C’est à partir de ce moment que je me détache du socialisme parlementaire et me convertis réellement au communisme. Cependant, la militance nouvelle ne se traduit pas par un ralliement au Parti communiste français (PCF), alors très puissant. Je n’en ai jamais été ni un membre ni un compagnon de route. Et pour cause : j’avais déjà trouvé le PCF bien timide dans les luttes anticoloniales. Pour les tentatives révolutionnaires nouvelles, à la fin des années 1960 17
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et au-delà, le PCF est bien plutôt l’adversaire. Un adversaire honni et très concret : les militants « officiels » veulent garder le monopole politique dans les usines. Ils nous empêchent, mes camarades et moi, d’aller à la rencontre des ouvriers dans les ateliers, de distribuer des tracts sur les marchés de banlieue. Les altercations sont récurrentes, parfois violentes. Non, le communisme auquel je me lie progressivement n’est certainement pas représenté par ce parti bureaucratisé et fortement dépendant du pouvoir en place en URSS. Il s’incarne dans une des variantes françaises du maoïsme, avec l’événement clé de la Révolution culturelle ; nous y reviendrons. En tout cas, ma trajectoire se situe à contre-courant du schéma dominant : alors que beaucoup de militants, intellectuels ou non, ont commencé par être communistes avant de renier cet héritage et de passer à autre chose, pour ma part je suis « né » socialiste et je suis devenu communiste ! M. G. : Mon itinéraire est exactement inverse… Je suis issu d’un milieu social plutôt modeste : mon père était cantonnier et ma mère couturière. J’ai été élevé dans le gaullisme et le catholicisme le plus traditionnel, dont je devrai plus tard m’émanciper avec véhémence. Nous vivions dans la Manche, et à la campagne : les traces du communisme étaient pour le moins absentes. On se demandait à quoi cela pouvait bien ressembler ! Ma première rencontre avec le communisme est d’ordre intellectuel : c’est la lecture éblouie, à quinze ans, du Manifeste du parti communiste de Marx et Engels. Un moment d’enthousiasme extraordinaire. Marx est l’auteur le plus éblouissant qu’il m’ait été donné de lire. C’est sans conteste le philosophe qui a le plus compté pour moi, de la façon la plus durable. En pratique, je découvre la politique dans les dernières années de la guerre d’Algérie. Mon expérience initiatique, c’est la 18
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répression de la manifestation contre la guerre qui fait plusieurs morts au métro Charonne, à Paris, le 8 février 1962. L’apprenti marxiste que je suis fait alors la connaissance du PCF en la personne de ses militants. Cette rencontre m’a éberlué et à jamais vacciné. Quelle arrogance, quelle capacité de manipulation chez la soi-disant « avant-garde consciente du Parti » ! On avait l’impression qu’elle déplaçait ses militants comme des pions, qu’elle les conditionnait au regard des seuls intérêts de l’appareil partisan. J’aurais pu rencontrer des visages plus sympathiques, des pratiques plus ouvertes, un contenu intellectuel plus substantiel… Mais non, et tout ce qui s’est produit par la suite n’a fait que confirmer ma défiance initiale. On l’aura compris : je n’ai jamais été ni adhérent ni même sympathisant du PCF. Je fraie plutôt avec une autre version, non officielle, du communisme : ce que l’on appelle alors le « conseillisme », une expression assez difficile à définir. La mouvance conseilliste s’inscrit dans la tradition de l’anarcho-syndicalisme ; elle met l’accent sur la participation des masses à la décision, sur la démocratie directe, mais toujours dans l’horizon de l’idée communiste au sens large du terme. À l’époque, ce courant conseilliste est très dispersé, fragmenté en de petites chapelles rivales qui ne comptent parfois pas plus d’une dizaine de personnes. C’est un engagement souterrain, minoritaire dans une minorité, ce qui n’est jamais très confortable et souvent décourageant… Arrive Mai 68. Je m’y sens d’abord comme un poisson dans l’eau, car l’événement signe l’entrée en force sur la scène intellectuelle de l’ultragauche, dont le conseillisme est l’une des figures. Mon choix militant semble trouver à ce moment une confirmation éclatante. Pourtant, un tournant s’opère. C’est ici que nos chemins respectifs divergent : là où pour vous Mai 68 ouvre la voie de l’adhésion à l’idée communiste, pour moi l’échec 19
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du mouvement – en soi guère surprenant – et surtout ses conséquences me conduisent à une révision, déchirante et progressive, de mon marxisme d’origine. Je prends petit à petit conscience que le communisme est un modèle qui ne peut conduire que dans l’impasse, que les prémisses mêmes du marxisme nous précipitent audevant de difficultés insurmontables. Je suis amené à considérer qu’il n’y a de travail politique véritable que dans le cadre de la démocratie. Non pas la démocratie spontanée de ma jeunesse, mais la démocratie tout court. Il m’apparaît nécessaire et urgent de repenser, de rénover en profondeur ce cadre imparfait, certes, mais toujours améliorable. Faire progresser, avancer la démocratie représentative, tel est le nouveau fil rouge. J’étais « né » marxiste, je deviens compagnon de route (critique !) du Parti socialiste. Voilà donc comment je suis entré dans le canal de la « politique bourgeoise », comme je disais avec condescendance dans mes jeunes années ! Quel rôle a joué la philosophie dans vos trajectoires politique et militante respectives ? Quels sont les principales figures et les grands courants intellectuels qui ont nourri vos prises de position ? A. B. : La première référence incontournable est Sartre. Quand je prends part à la lutte anticoloniale au moment de la guerre d’Algérie, je suis un existentialiste convaincu, je connais les grandes formules par cœur. L’ancrage sartrien va bien au-delà de ce que le philosophe a pu écrire explicitement sur le colonialisme, je mène une lecture assidue, enthousiaste et patiente de L’Être et le Néant. À partir de la fin de la Seconde Guerre mondiale, Sartre incarne à lui seul l’idée selon laquelle la philosophie est intimement liée à la politique. C’est la fameuse figure du philosophe 20
BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE PA R M I L E S L I V R E S D ’A L A I N B A D I O U Théorie du sujet, Seuil, 1982 L’être et l’événement, Seuil, 1988 Manifeste pour la philosophie, Seuil, 1989 Conditions, Seuil, 1992 L’Éthique, Hatier, 1993, réédition Nous, 2003 Le Siècle, Seuil, 2005 Logiques des mondes. L’être et l’événement 2, Seuil, 2006 Circonstances 4. De quoi Sarkozy est-il le nom ? Nouvelles éditions Lignes, 2007 Second Manifeste pour la philosophie, Fayard, 2009 Circonstances 5. L’hypothèse communiste, Lignes, 2011 Circonstances 6. Le réveil de l’Histoire, Lignes, 2011 La République de Platon, Fayard, 2012
PA R M I L E S L I V R E S D E M A R C E L G A U C H E T La Pratique de l’esprit humain (en collaboration avec G. Swain), Gallimard, 1980 Le Désenchantement du monde, Gallimard, 1985 La Révolution des droits de l’homme, Gallimard, 1989 L’Inconscient cérébral, Seuil, 1992 La Religion dans la démocratie, Gallimard, 1998 La Démocratie contre elle-même, Gallimard, 2002 La Condition historique (entretiens avec F. Azouvi et S. Piron), Stock, 2003 La Condition politique, Gallimard, 2005 L’Avènement de la démocratie, tome 1, La révolution moderne, Gallimard, 2007 tome 2, La crise du libéralisme, Gallimard, 2007 tome 3, À l’épreuve des totalitarismes, Gallimard, 2010 Transmettre, apprendre (en collaboration avec M.-C. Blais et D. Ottavi), Stock, 2014
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TABLE DES MATIÈRES PROLOGUE L’avenir d’une alternative p. 7 CHAPITRE 1 La rencontre avec le communisme p. 16 CHAPITRE 2 De Marx à Lénine p. 28 CHAPITRE 3 Le phénomène totalitaire p. 38 CHAPITRE 4 Hypothèse communiste, le retour ? p. 60 CHAPITRE 5 De quoi la crise est-elle le nom ? p. 86 CHAPITRE 6 Fin ou reconduction de la logique impériale ? p. 101 CHAPITRE 7 Déconstruction du capitalisme p. 114 CHAPITRE 8 Pourquoi nous n’en avons pas fini avec la politique p. 140 CONCLUSION À la recherche d’un pacte perdu ? p. 153 Annexe p. 158 - Bibliographie sélective p. 159
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n croyait que le communisme s’était définitivement effondré avec la chute du mur de Berlin et que la démocratie libérale avait gagné la partie. Voilà qu’avec la crise sans précédent que nous traversons, le champ des possibles se redistribue. La démocratie estelle irrémédiablement captive du capitalisme ou peut-elle se réinventer pour répondre au défi de la mondialisation ? Dans un dialogue inédit et exclusif, Alain Badiou, figure de proue de la gauche radicale et principal avocat de l’idée communiste, et Marcel Gauchet, représentant majeur de l’antitotalitarisme et défenseur de la démocratie libérale, se confrontent. Ensemble, ils font le bilan de l’Histoire et opposent leurs projets respectifs : d’un côté, la réactualisation de « l’hypothèse communiste », de l’autre, la réforme en profondeur d’un modèle démocratique contesté.
O
Alain Badiou est philosophe, professeur émérite à l’École normale supérieure. Marcel Gauchet est philosophe et historien,
directeur d’études à l’EHESS.
Un dialogue animé par Martin Duru et Martin Legros, journalistes à Philosophie magazine
Philo éditions :10, rue Ballu - 75009 Paris Dépôt légal : octobre 2014 978-2-9538130-4-3 www.philomag.com
12,90 € TTC France
ISBN 978-2-9538130-4-3
9 782953 813043