La ville rêvée des philosophes MICHEL ELTCHANINOFF
Rédacteur en chef à Philosophie Magazine, agrégé et docteur en philosophie, Michel Eltchaninoff est spécialisé en phénoménologie et en philosophie russe. Il a notamment publié Dostoïevski. Le roman du corps (Jérôme Millon, 2013), Dans la tête de Vladimir Poutine (Solin/Actes Sud, 2015), Les Nouveaux Dissidents (Stock, 2016) ou encore Dans la tête de Marine Le Pen (Solin/Actes Sud, 2017).
La ville rêvée des philosophes
Éditrice : Julie Davidoux Conception graphique / illustrations : William Londiche Directeur de la photo : Stéphane Ternon Secrétaire d’édition / correcteur : Vincent Pascal Couverture : © Daniel Rueda & Anna Devís (@drcuerda) Stagiaires : Octave Larmagnac-Matheron, Emmanuel Levine, Catherine de Montety © Philosophie magazine Éditeur, 2019 Tous droits réservés 10, rue Ballu – 75009 Paris www.philomag.com contact@philomag.com ISBN : 978-2-900818-02-2 Diffusion : Geodif Le code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du code de la propriété intellectuelle.
La Ville rĂŞvĂŠe des philosophes Michel Eltchaninoff Avec la collaboration de Victorine de Oliveira
Chapitre
01 P. 11
P. 7 Préface
Construire un récit commun pour faire émerger la ville de demain par Cécile Maisonneuve P. 8 Introduction
Des dangers de la spéculation... par Michel Eltchaninoff
Chapitre
02 P.41
Une ville, ça s’arrête où ?
Les Cités idéales finissent mal, en général
P. 13 PERSPECTIVE
PP. 42-43 PERSPECTIVE
Quand la ville déborde PP. 15-21
De la démesure au sur-mesure
Dans l’agora
PP. 44-51 Dans l’agora
PP. 22-37 Dans la bibliothèque
PP. 52-67 Dans la bibliothèque
PP. 38-39 À la cinémathèque
PP. 68-69 À la cinémathèque
Extension du domaine de la ville Dialogue entre Marc Augé et Éric Chauvier
D’Aristote à Henri Lefebvre
Playtime, de Jacques Tati
La smart city, rêve ou cauchemar totalitaire ? Dialogue entre Antoine Picon et Bernard Stiegler
De Platon à Michel de Certeau
Metropolis, de Fritz Lang
01 : © Anthony Zinonos. 02 : © Daniel Rueda & Anna Devís (@drcuerda). 03 : © Andhika Ramadhian. 04 : © unsplash. 05 : © Chak Kit photography. 06 : © Daniel Everett
Sommaire
Chapitre
03 P. 71
Chapitre
04 P. 105
Chapitre
05 P. 131
Chapitre
06 P. 161
Homo Citadinus
l'herbe repousse entre les pavés
la démocratie gardera-t-elle droit de cité ?
quand le rythme s'emballe
PP. 72-73 PERSPECTIVE
PP. 106-107 PERSPECTIVE
PP. 132-133 PERSPECTIVE
PP. 162-163 PERSPECTIVE
PP. 74-89 Dans l’agora
Dans l’agora
PP. 134-141 Dans l’agora
PP. 164-173 Dans l’agora
Comment se sentir libre entre les murs
Un décor faussement « nature »
La ville de demain sera-t-elle post-démocratique ?
Les villes vont-elles vieillir plus vite que les hommes ?
PP. 108-115
Points de vue sur sept projets urbains par Ariella Masboungi et Guillaume Le Blanc PP. 90-101
« La prise en compte du vivant comme une valeur change notre regard » Dialogue entre Philippe Madec et Catherine Larrère PP. 116-127
Bienvenue à Singapour, laboratoire du despotisme heureux Singapour vu par Rem Koolhaas PP. 142-157
Sentir l'espace, oser le vide Dialogue entre François Jullien et Christian de Portzamparc PP. 174-189
Dans la bibliothèque
Dans la bibliothèque
Dans la bibliothèque
Dans la bibliothèque
PP. 102-103 À la cinémathèque
PP. 128-129 À la cinémathèque
PP. 158-159 À la cinémathèque
PP. 190-191 À la cinémathèque
De Walter Benjamin à Jacques Derrida
Ghost Dog, de Jim Jarmush
De Henry David Thoreau à Claude Lévi-Strauss
Zootopie, de Byron Howard et Rich Moore
De Jean-Pierre Vernant à Mike Davis
Blade Runner, de Ridley Scott
De Sénèque à Paul Virilio
Still Life, de Jia Zhangke
PHOTOGRAPHES CONTRIBUTEURS Clarissa Bonet Atelier Brodbeck & de Barbuat Pierre-Yves Brunnaud Daniel Everett Zacharie Gaudrillot-Roy Sayuri Ichida Coen Kaayk Chak Kit Laurent Kronental Cyril Lancelin / Town-and-concrete Alban Lécuyer Minh t. (@thismintymoment) Collin Pollard Andhika Ramadhian Olivier Ratsi Daniel Rueda & Anna Devís (@drcuerda) Weijiang (@orhganic) JI Zhou studio Anthony Zinonos
Construire un récit commun pour faire émerger la ville de demain Par Cécile Maisonneuve Présidente de La Fabrique de la Cité *
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epuis 2008, l’humanité vit majoritairement dans les villes : l’urbanisation du monde est en route. C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre le renouveau des débats autour de la ville du futur, notamment l’émergence de la thématique de la « ville intelligente », cette « smart city » apparue voici bientôt quinze ans. La fortune d’un concept aussi large que superficiel – fourre-tout, serait-on tenté de dire – ne doit rien au hasard. Elle dit le besoin d’encapsuler la complexité des réalités et des défis urbains dans une approche qui ferait de la technologie l’alpha et l’oméga de notre avenir. Elle dit surtout le besoin d’un récit commun sur cette ville de demain. Car l’avenir n’est pas seulement aux algorithmes et à l’intelligence artificielle, nouveaux démiurges d’une cité rationalisée qui reprendraient le pouvoir que
* La Fabrique de la Cité est un think tank dédié à la prospective et à l'innovation urbaines. L'ensemble de ses travaux est accessible sur son site www.lafabriquedelacite.com.
7 Préface
préface
l’humain a perdu alors qu’émergent des villes géantes, apparemment hors de contrôle. Qui dira ce récit commun alors que l’architecture a perdu son rôle narratif depuis que les façades de nos bâtiments ne racontent plus ni le passé ni le futur ? Comment bâtir un logos, pour injecter du sens et de la maîtrise dans cette nouvelle jungle urbaine perçue comme chaotique ? La ville a toujours été le fruit de rencontres, de ces « éboulements du hasard » chers à l’Hadrien de Marguerite Yourcenar. Demain comme hier, ce sont ces dialogues improbables entre disciplines, entre compétences, entre visions de l’avenir qui feront émerger ou grandir les villes. Déjà Platon, pour construire sa cité idéale, convoquait le législateur, le mathématicien et les tyrans en exercice dans l’Antiquité grecque. Aujourd’hui aussi, le philosophe doit parler avec l’architecte, avec l’ingénieur, avec l’urbaniste, avec l’élu. Quand il s’agit de bâtir des villes nouvelles ou de construire la ville sur la ville, l’heure est à l’hybridation des savoirs issus des sciences humaines, sociales et fondamentales, aux allers-retours entre le monde sensible et l’espace numérique. Le but en est à la fois simple et redoutable : embrasser la complexité, qui est au fond le matériau principal pour construire la ville. Construire des ponts pour faire émerger une ville vivable, du bien-être et de la qualité de vie : tel est l’objet de ce livre issu du partenariat entre La Fabrique de la Cité, lieu de brassage et de confrontation des expériences urbaines, et Philosophie magazine. Mêlant textes philosophiques, dialogues contemporains et analyses cinématographiques, il convoque tout autant l’imagination que la raison : car, comme le dit Gaston Bachelard dans L’Air et les Songes, ne faut-il pas que « l’imagination prenne trop pour que la raison ait assez » ?
S
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introduction
Des dangers de la spéculation… Par Michel Eltchaninoff
ocrate déteste la campagne. « Les arbres n’ont rien à m’apprendre », se justifie-t-il dans le Phèdre, « tandis que les hommes de la ville le font, eux ». Le père de la philosophie occidentale passe son temps à interroger les figures du pouvoir, essentiellement urbain : notables, hommes politiques, sophistes… Mais il existe d’autres raisons pour lesquelles les penseurs préfèrent généralement la ville. Toute matérielle qu’elle soit, la cité est d’abord une affaire de pure spéculation intellectuelle. Pour la rendre possible, il faut dresser des plans, répartir les masses et les flux, penser l’espace. En outre – et cela participe au penchant urbain de Socrate –, c’est dans et par la cité grecque que s’est inventée une nouvelle manière de penser, libérée des savoirs traditionnels, et une organisation politique qui permet à chaque citoyen de participer aux affaires publiques. Ces deux créations – la philosophie et la démocratie – sont liées, puisque la libre critique y a ses droits. Elles sont indissociables d’un aménagement urbain qui consacre l’égalité des citoyens dans la réalité des lieux. Comme le rappelle l’historien Jean-Pierre Vernant dans Les Origines de la pensée grecque, « les premiers urbanistes, comme Hippodamos de Milet, sont en réalité des théoriciens politiques. » Ils sont aussi philosophes, comme Platon ou Aristote qui ne manquent jamais de dresser le tableau de la cité de leurs rêves, celle qui transformerait les philosophes en rois ou consacrerait le bonheur de chacun par la participation à la vie collective.
déterminer l’urbanisme et l’architecture à partir des fonctions fondamentales : « habiter, travailler, se recréer (dans les heures libres), circuler. » Le rêve s’est quelquefois mué en cauchemar lorsqu’on a méprisé le passé, ignoré la vie des habitants, la réalité du temps qui passe, ou encore la spécificité d’un lieu, d’un climat, d’une culture. La philosophie de la ville a attendu le xxe siècle pour prendre conscience de sa propre démesure. Elle a compris que le désir de la cité idéale, réactivé aujourd’hui par les fantasmes autour de la ville intelligente ou de la ville connectée, portait en lui le risque d’un oubli du réel. Tout est finalement affaire de bonne distance. Le platonisme urbain a souvent négligé les espaces intermédiaires entre ville et campagne, le marcheur qui crée son propre territoire dans le quadrillage des rues, la nature qui profite des moindres interstices, l’irruption soudaine des revendications politiques, le temps qui passe, et parfois s’emballe. Ne nous interdisons surtout pas de rêver, avec les philosophes, à la ville du futur. Mais que ces spéculations servent d’horizon, et non de plan à accomplir. Plutôt mettre les idées en chantier que bâtir des châteaux en Espagne.
9 Introduction
Plier la pierre et le marbre, les grues et les marteaux, les besoins et les affects des hommes à la puissance de la pensée humaine est un projet enivrant pour les philosophes. Il consacre la victoire de l’esprit sur la pesanteur, de la nécessité sur la contingence, de l’éternité sur la finitude. Construire un abri ou une maison est un besoin vital. Édifier un palais est une manifestation de pouvoir. Concevoir une ville pour les siècles à venir est un acte de la pure raison. Conçue comme cet ensemble qui remplace la soumission aux lois de la nature par l’apothéose de la volonté, la ville idéale est devenue pour longtemps le Graal des philosophes et de certains urbanistes. Cependant, Platon échoue piteusement à mettre en place une cité alternative à la démocratique Athènes. L’utopiste de la Renaissance Tommaso Campanella écrit sa Cité du Soleil, théocratie où règnent la polygamie et l’eugénisme… pendant les vingt-sept années de son emprisonnement. Les phalanstères et familistères socialistes du xixe siècle ne se sont pas généralisés. L’idée d’une rationalisation totale de l’espace urbain a plutôt été incarnée par le mouvement moderne en architecture. Amoureux des formes géométriques, Le Corbusier regrette dans la Charte d’Athènes que « la plupart des villes étudiées ne répondent aucunement à leur destinée, qui serait de satisfaire aux besoins primordiaux biologiques et psychologiques de leur population. » Il faut au contraire veiller à fixer le nombre d’heures d’ensoleillement dont bénéficie chaque logement, détruire les habitations vétustes, bannir les styles du passé, et
Š Anthony Zinonos
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Dans la bibliothèque
01 Une ville, ça s’arrête où ? On a longtemps opposé la ville et la campagne. Mais, de faubourgs en banlieues, puis en zones péri-urbaines, cette opposition a-t-elle encore un sens ?
perspective
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QUAND LA VILLE DÉBORDE
© William Londiche
D istinguer entre ville et campagne, quel sens cela a-t-il aujourd’hui ? Sur les tableaux de la Renaissance, on discerne nettement les hautes murailles, derrière lesquelles s’élèvent flèches et clochers, où se pressent les maisons. Tout de suite au-delà des murs, c’est la rase campagne, avec ses champs, ses rivières et ses forêts. La Cité antique, le bourg médiéval, la ville de la Renaissance ou des Lumières s’opposent à la campagne et à la nature. Cette époque est révolue. Pour entrer dans une ville ou en sortir, il faut désormais emprunter des ronds-points, des voies rapides et des ponts, traverser des zones pavillonnaires et des lotissements, longer des hypermarchés et des parkings. Tout un patchwork de zones hybrides, industrielles, commerciales, ou dénuées de sens prédéfini, occupe l’espace auparavant bien différencié de la ville et de la campagne.
Que pensent les philosophes passés et présents de cet effacement des frontières ? Pour beaucoup d’entre eux, elle constitue une évolution funeste. Selon Aristote, la ville – opposée au milieu rural – est le cadre naturel de la politique.
Pour les penseurs de l’Antiquité, c’est le lieu où l’homme peut vraiment réaliser sa liberté en élaborant les règles de la vie en commun. Que la Cité se dissolve dans un magma sans limites et sans nom, c’en est fini de la délibération collective – d’où l’avènement de masses atomisées intégralement animées par leurs pulsions de consommation. Pour Rousseau, la ville est le lieu de la vanité, de l’artifice et de la corruption. La nature ne doit pas être contaminée par le mal urbain. Rien de pire, à ses yeux, que des ruraux urbanisés. Dans tous les cas, la différence vaut mieux que l’indistinction. Alors que Karl Marx voyait dans cette division le prélude à un développement du capital indépendant de la propriété foncière et le signe de l’aliénation de l’homme, même ses héritiers comprennent que l’extension de la société de consommation détruit le milieu urbain. Guy Debord constate ainsi que la présence de « supermarkets géants édifiés sur terrain nu sur un socle de parking » produit une « dispersion toujours plus poussée », qui entraîne d’ailleurs la désertification des centres-ville. Nous vivons de plus en plus dans un milieu hybride, dans lequel la ligne claire n’a plus cours. Toute la question, à laquelle tentent de répondre Marc Augé et Éric Chauvier, est de savoir à quelles conditions cet espace, au lieu de nous aliéner, pourrait nous aider à nous épanouir.
13 Perspective
Prenons l’exemple de la France. Gagné par la gentrification, le centre des grandes villes s’est embourgeoisé et aseptisé. Leurs bordures sont parfois misérables et se prolongent en ternes banlieues érigées au long des Trente Glorieuses. Bien qu’elles présentent souvent des foyers d’activité vivaces et dynamiques, les banlieues parviennent rarement à échapper à un phénomène de ghettoïsation. D’immenses étendues de zones pavillonnaires et péri-urbaines, où habitent 30 à 40 % des Français, constituent un espace mal identifié. Au-delà, commence la campagne, sans doute, mais tellement aménagée par l’homme, en maints endroits, qu’on s’y croirait presque en milieu urbain. Ici une médiathèque ultra-moderne de village, là un chai dessiné par un architecte, là encore un centre commercial cerné de champs, créent un espace mélangé qu’on aurait bien du mal à qualifier. La Terre ne ressemble pas à la planète Coruscant, intégralement urbaine, de Star Wars ; toutefois, selon un rapport de l’ONU, d’ici 2050, 7 personnes sur 10 vivront en milieu urbain – contre 5 aujourd’hui. Dans tous les cas, la limite est de plus en plus difficile à tracer.
MA RC AUGÉ Ethnologue et anthropologue, ancien président de l’École des hautes études en sciences sociales, il alterne ouvrages théoriques (Non-lieux .Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Seuil, 1992 ; L’Anthropologie, PUF, 2006) et observation scientifique du quotidien (Un ethnologue dans le métro, Seuil, 1986 ; Éloge du bistrot parisien, Payot, 2015).
© Louis Monier/Rue des Archives - © DRFP/Leemage
ÉRIC CH AU V I ER Anthropologue et écrivain, professeur à l’École nationale supérieure d’architecture de Versailles. Il mêle dans ses ouvrages expérience personnelle et analyses scientifiques : Contre Télérama (Allia, 2011) ; La Rocade bordelaise. Une exploration anthropologique (Le Bord de l’eau, 2016) ; La Petite Ville (Éditions Amsterdam, 2017) ; Le Revenant (Allia, 2018).
Dans l’agora
Extension du domaine de la ville Propos recueillis par Victorine de Oliveira
Selon l’Insee, 95 % de la population française vit désormais sous l’influence des villes, c’est-à-dire que la majeure partie des Français habitent, circulent, travaillent ou dépendent d’une ville. Est-ce à dire que la campagne a disparu ? Qu’implique l’extension du mode de vie urbain ? Si la frontière entre ville et campagne s’est estompée, d’autres clivages ont-ils vu le jour ? Les anthropologues Marc Augé et Éric Chauvier en débattent. © Zacharie Gaudrillot-Roy
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Dans l’agora
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ÉRIC CHAUVIER : Villes et campagnes me semblent aujourd’hui des catégories obsolètes. Auparavant, la définition de la ville s’attachait à la forme bâtie : elle désignait le regroupement particulièrement dense d’habitations. Cela a plutôt à voir aujourd’hui avec la production de richesses sur un territoire donné. Ce sont désormais des marqueurs économiques et non plus seulement des critères physiques qui permettent de définir l’urbanité. Les métropoles où se concentrent les richesses scellent le triomphe de l’économie sur toute autre réalité. La métropole représente la ville-monde, la réussite en termes de flux numériques, de marchandises et de personnes. L’urbanité se définit désormais aussi de cette façon. Par ailleurs, depuis la naissance de la civilisation urbaine en Mésopotamie au ive millénaire avant J.-C., l’urbanité allait de pair avec la marchandise. Ce modèle-là a évolué, les marchandises sont aujourd’hui dématérialisées, mais le principe est le même en dépit des changements physiques des villes. Là où il y a des
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richesses, la ville se crée pour les stocker et les protéger. De l’autre côté, il y a ce qui ne fait plus d’urbanité, qui ne crée plus de richesses, et qui pourrait être assimilable aux campagnes d’autrefois, lesquelles étaient les réservoirs vivriers des villes. Mais l’opposition ville/campagne ne tient plus vraiment, il y a un déplacement. Je parlerais plutôt de métropoles et de péri-métropoles, qui seraient les territoires délaissés, en voie de déclassement. MARC AUGÉ : La notion de métropole, qui désigne une hyper-concentration d’activités économiques et culturelles, a en effet remplacé celle de ville. On ne parle d’ailleurs plus de Paris, mais du Grand Paris, qui englobe 130 communes de la petite et grande couronne. Fini la multitude de communes atomisées, fini la capitale qui écrase toute la région Île-de-France, place à un vaste réseau interconnecté, à un « grand métro » qui devrait faciliter les mobilités, à un espace homogénéisé ! C’est du moins la vision idyllique que promeuvent les acteurs du Grand Paris… Quand j’étais enfant, je prenais parfois le train pour aller en Bretagne. Je faisais rire mes parents en m’exclamant tout à coup : « Ça commence ! » À mesure que le train avançait, on avait vraiment la sensation de sortir de la ville pour entrer dans la campagne. Je crois que les enfants d’aujourd’hui n’auraient pas tout à fait la même réaction. Il n’y
a plus de coupure nette entre la ville et la campagne, même si le paysage français, vu du train, semble encore mettre en évidence certaines ruptures. Il y a de la campagne dans le paysage. L’opposition entre centre et périphérie ne marche pas non plus. Dans les périphéries urbaines, il peut y avoir des zones qui fonctionnent comme des centres : c’est le cas de Blagnac, ville de la banlieue toulousaine et pôle de pointe en matière d’industrie aéronautique. Inversement, on peut dire que la périphérie parisienne est parfois dans la ville même : il y a bel et bien des quartiers délaissés, comme celui de la place de Fêtes dans le xixe arrondissement, par exemple. Les critères géographiques ne coïncident pas toujours. E. C. : O ui, les frontières se brouillent. La périphérie, nos proches banlieues, se rêvent en pépinières de start-up. De la même façon, au fin fond de l’Aveyron, on peut désormais faire de l’e-commerce, de même qu’on peut se trouver dans une poche de pauvreté en plein cœur de la ville. L’ennui, c’est que la métropole a été accaparée par le néolibéralisme. Cela laisse beaucoup de gens sur le carreau, qui nourrissent du ressentiment à l’égard des métropoles. Je travaille sur les petites villes délaissées, enclavées, territoires que l’on nomme aujourd’hui « périmétropolitains » dans la mesure
où ils ne bénéficient plus de l’influence économique positive des villes. La métropole y est perçue comme quelque chose de négatif, comme le lieu de vie des nouvelles élites, des nouveaux oligarques. Il y a un sentiment de déprise par rapport à ces métropoles-là. Des millions de Français qui ne vivent pas dans la culture des métropoles éprouvent le sentiment d’être en porte-à-faux. M. A. : Tout à fait. L’isolement se trouve plutôt du côté des petites villes, là où le ressentiment se développe. La ville-monde, il faut absolument en faire partie. Mais on peut parfaitement être dedans sans en être. E. C. : La question des SDF est à cet égard pertinente. Ce sont des habitants des métropoles, mais ils ne correspondent pas à l’image de la réussite économique, ils sont l’envers du décor. Sans doute ne sont-ils pas très urbains au sens où on l’a défini tout à l’heure. La métropole est très codifiée culturellement. Dans Paris, si vous voulez acheter des produits bio, éco-responsables, ou vintage, tout est balisé, cela correspond à des lieux, des quartiers donnés. Dès que vous êtes hors des métropoles, cette codification disparaît. En travaillant sur les petites villes enclavées, comme SaintYrieix-la-Perche, au sud de la HauteVienne, je me suis rendu compte qu’elles pouvaient se révéler de hauts
MARC AUGÉ
lieux de créativité, en l’absence de cette codification métropolitaine, certes synonyme de richesses, mais qui tend aussi à rendre les usages habitants stéréotypés. La périphérie en est surtout une du point de vue du centre ; c’est une catégorisation très urbano-centrée. Vues du centre, on a l’impression que les périphéries sont des zones artificielles, aliénées, dont les habitants dépendent des hypermarchés et sont soumis à la contrainte des mobilités pendulaires. Mais ces quartiers pavillonnaires voient aussi fleurir des initiatives d’entraide entre voisins, de circuits courts en alternative à l’hypermarché. La vie y est bien plus sophistiquée qu’on ne le croit. Dans le péri-urbain, les adolescents ont un imaginaire qui se développe davantage parce que tout y est à inventer. Faire du skateboard dans une ville pavillonnaire peut devenir quelque chose d’extraordinaire. On y invente des figures, on y crée ce que Michel Foucault appelle des hétérotopies, soit « des sortes de contre-emplacements, sortes d’utopies effectivement réalisées » [Dits et écrits].
Le péri-urbain est un haut lieu d’hétérotopie, ce lieu de l’utopie concrète. M. A. : Il faudrait distinguer les situations. La France est un exemple particulier à cause de la prégnance de Paris. En Italie, on a l’impression que la notion de province n’existe pas. Chaque ville a été capitale de quelque chose. Il y a donc une conscience urbaine particulière en France. En revanche, la marque de la campagne s’inscrit encore dans le paysage, le paysage campagnard reste présent. C’est frappant, parce qu’on n’a pas ce sentiment dans tous les pays d’Europe, notamment en Italie où les paysages purement ruraux sont de plus en plus rares. Ce qui n’invalide pas ce qu’on disait. La campagne est pénétrée par la métropole, par des degrés d’urbanité plus ou moins conscients, plus ou moins développés. De même, l’espace urbain n’est pas intégralement un espace d’urbanité. La concentration des grandes surfaces à la périphérie des villes ou encore celle des cinémas exclus du « centre-ville » est un exemple frappant de ce phénomène.
E. C. : Prenons l’exemple de La Réole, une petite ville à 50 km de Bordeaux. La ligne de TGV met désormais Paris à deux heures de Bordeaux, les Parisiens viennent donc y acheter des biens immobiliers, ce qui fait grimper les prix. Les Bordelais revendent leurs biens pour vivre dans cette petite ville, parce que l’autoroute permet de se rendre à Bordeaux en 35 minutes. Le maire de La Réole dit qu’à présent, sa commune n’a plus rien de campagnard. Elle est devenue un quartier de Bordeaux. Cette géographie échappe aux critères traditionnels de la province, de la campagne séparée de la ville. M. A. : On assiste à une urbanisation de la planète. On peut imaginer que d’ici quelques années, le monde sera fait d’un ensemble de métropoles. Ces grandes concentrations ne seront pas sans conséquences, notamment politiques, comme on le voit aujourd’hui aux États-Unis, où des métropoles comme San Francisco développent leur propre politique en matière d’environnement. E. C. : Si le péri-urbain peut être un lieu d’invention, il est plus difficile d’y nourrir l’idée de collectif, d’agora, d’espace public. Les rares espaces publics qui existent dans les lotissements, qui pourraient faire office d’espace public, servent de parkings.
17 Dans l’agora
« L’interpénétration entre ville et campagne, centre et périphérie, est bel et bien l’un des aspects de notre modernité »
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C’est assez révélateur. Le péri-urbain n’est pas le lieu du collectif, ou alors d’un collectif standardisé, institutionnalisé par le biais des associations, des clubs sportifs. La spontanéité n’y est pas de mise, un mouvement tel que Nuit debout pourrait difficilement y émerger. L’espace public n’a aucun sens dans le péri-urbain. Toutefois, le collectif est quand même sérieusement contraint dans les villes dès lors qu’elles sont désormais régies par l’état d’urgence permanent, puisque celui-ci est inscrit dans la loi. M. A. : Le péri-urbain peut presque apparaître comme le lieu où l’on peut échapper au contrôle étatique, une sorte de nouveau maquis ; c’est à son propos que se pose la question de la gestion policière, notamment du fait du terrorisme. E. C. : La ville est devenue très coercitive, c’est vrai. Mais je ne pense pas que le péri-urbain soit un grand lieu de résistance. C’est plutôt un lieu de mystère. Dans les films ou les séries télévisées policières, les cadavres disparaissent toujours dans le péri-urbain : c’est un lieu où l’on est sûr qu’on ne les retrouvera pas. Contrairement aux villes où tout est codifié, le péri-urbain correspond à une absence de codification culturelle, de territorialisation explicite. Tous les mystères y sont donc possibles.
M. A. : C’est dans ces zones dont la codification est absente, dans ces lieux mal définis, que l’on implante généralement ce que j’ai appelé des non-lieux. Les exemples les plus typiques en sont les supermarchés et les aéroports : ce sont des lieux dévolus à la circulation, aux transports, à la consommation, qui ne peuvent être définis ni comme relationnels, ni comme identitaires, ni comme historiques. Rien qui ressemble plus à l’aéroport Roissy-Charles de Gaulle que l’aéroport JFK de New York. Idem pour les grandes surfaces commerciales : elles se ressemblent toutes, au point que leur implantation à l’entrée des villes finit par uniformiser le paysage. Dans le non-lieu, difficile, voire impossible, de nouer une quelconque relation sociale ; bien que surpeuplés, les non-lieux organisent seulement le croisement, jamais la rencontre, des itinéraires individuels. Il n’y a plus coïncidence entre organisation spatiale et organisation sociale. Les nonlieux ne se cantonnent toutefois pas au péri-urbain, ils ont contaminé l’urbain. Il y a des non-lieux partout, l’opposition n’est pas tranchée. Les grandes gares, par exemple, sont toujours à l’intérieur des grandes villes. S’agissant de la notion de non-lieux, on pourrait l’étendre au contexte général. Avec la généralisation des relais médiatiques, le non-lieu est devenu aujourd’hui le contexte de tout lieu possible. Je crois
que cette interpénétration entre ville et campagne, centre et périphérie, lieu et non-lieu est bel et bien l’un des aspects de notre modernité. E. C. : Le non-lieu implique une sociabilité minimale, mais il peut aussi correspondre à ces moments où nous ne sommes plus en prise avec le territoire, avec ce qui nous arrive. Un trader qui est en situation de déconnexion totale avec d’autres activités industrielles productives peut être dans une forme de non-lieu, une forme de vie abstraite. Le non-lieu compris ainsi s’approche de ce qu’Adorno appelait la « vie mutilée ». Lui, l’intellectuel juif allemand forcé à l’exil pendant la guerre, se voit privé, mutilé de sa langue, de son pays natal, de son foyer, de son statut social. Cette mutilation est pour lui la condition d’un homme moderne aux prises avec des processus historiques et économiques qu’il ne maîtrise pas. Le triomphe du capitalisme mène notamment à cette vie mutilée, en dépossédant les individus du fruit de leur travail, d’une forme de connexion avec le monde. Le non-lieu géographique déteint ainsi sur nos modes de vie. Sur la rocade bordelaise dont j’ai étudié les usages, j’ai pu recueillir plusieurs témoignages de salariés qui, à force de passer plusieurs heures par jour dans les bouchons, finissaient par s’exclamer : « Tout ça me dépasse, ça
QUAND PHILOSOPHIE MAGAZINE FRANCHIT LES PORTES DE LA LIBRAIRIE PARUS CHEZ PHILOSOPHIE MAGAZINE ÉDITEUR :
Le Corps des femmes. La bataille de l’intime Camille Froidevaux-Metterie 2018 Remède à l’accélération. Impressions d’un voyage en Chine et autres textes sur la résonance Hartmut Rosa 2018 Marcher avec les philosophes 2018 Léger Vertige. Des chiffres qui donnent à penser Sven Ortoli 2018 Guide de survie au bac philo 2016 Les Philosophes face au nazisme 2015 Le Deuil. Entre le chagrin et le néant Dialogue entre Vincent Delecroix et Philippe Forest 2015 L’Art d‘avoir toujours raison (sans peine) Nicolas Tenaillon 2014 Que faire ? Dialogue sur le communisme, le capitalisme et l’avenir de la démocratie Dialogue entre Alain Badiou et Marcel Gauchet 2014 Albert Camus, la pensée révoltée 2013
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oumettre la pierre et le marbre, les grues et les marteaux, les besoins et les affects des hommes à la puissance de la pensée humaine est un projet enivrant pour les philosophes. Construire un abri ou une maison est une exigence vitale. Édifier un palais est une manifestation de pouvoir. Concevoir une ville pour les siècles à venir est un acte de la pure raison. C’est pourquoi la ville idéale est devenue le Graal des philosophes et de certains urbanistes. Mais le rêve s’est parfois mué en cauchemar, lorsque des ensembles ont bafoué le passé, ignoré la vie des habitants, la réalité du temps qui passe, la spécificité d’un lieu, d’un climat, d’une culture. La philosophie de la ville a attendu le xxe siècle pour prendre conscience de sa propre démesure. Pour comprendre la ville d’aujourd’hui, nous avons besoin d’une philosophie qui dialogue avec le réel. C’est ce chantier que nous avons voulu ouvrir dans cet ouvrage.
AVEC
Marc AUGÉ, Éric CHAUVIER, François JULLIEN, Catherine LARRÈRE, Guillaume LE BLANC, Philippe MADEC, Ariella MASBOUNGI, Antoine PICON, Christian de PORTZAMPARC, Bernard STIEGLER… ET DES EXTRAITS DE
H. Arendt, G. Bachelard, H. D. Thoreau, G. Debord, G. Deleuze, F. Guattari, N. Klein, R. Koolhaas, K. Marx, J.-C. Michéa, J.-L. Nancy, G. Perec, J.-P. Vernant, P. Virilio…
Philosophie magazine Éditeur www.philomag.com 978-2-900818-02-2
25 €