Philosophie magazine #97

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MENSUEL N° 97

Mars 2016

Peut-on

choisir ses désirs!?

Travail

Fidélité

Efficacité Reconnaissance

équilibre

En ga Amitié ge m en t Pa us e

Sh op pin g

Désir

Evgeny Morozov Quand Google désactivera l’État providence JAN ASSMANN

« L’Égypte ancienne est l’origine commune des Grecs et de la Bible »

Paresse Ivr es se

Cu ltu re

Ma iso n

Sé cu rit é

Voyage

t en m e ag én m é D

Amour En fan ts ité ros é n Gé

Sport Argent re tu Na

Famille

Aventure Santé

Walter

Benjamin et le sens n° 97

© Ne peut être vendu séparément. Illustration : Séverine Scaglia pour PM ; image-droits d’inspiration : © XXxxxxxxx.

Mensuel / France : 5,90 € Bel./Lux./Port. cont. : 6,50 € Suisse : 11 CHF Andorre : 6,20 € Allemagne : 6,90 € Canada : 11,50 $CA DOM : 8 € COM :1 000 XPF Maroc : 60 DH

Ac tio n

ÊTRE ATHÉE EN TERRE D’ISLAM Enquête au Maroc

Plaisir

supplément offert

Préface Enzo Traverso

de l’histoire

Walter Benjamin Régis Debray et le sens de l’Histoire 3’:HIKTPC=VUZ^UZ:?k@k@j@h@a"; Par et Enzo Traverso

M 09521 - 97 - F: 5,90 E - RD


Édito

L’addition plutôt que la soustraction

© Serge Picard pour PM ; illustration : Charles Berberian pour PM PM.

Par Alexandre Lacroix

Directeur   de la rédaction

S

upposons que vous fassiez l’amour avec un partenaire qui ne vous inspire guère. Et que vous vous sentiez près de jeter l’éponge. Ça arrive. Il est néanmoins un subterfuge permettant de relancer le désir, qui consiste à penser à quelqu’un d’autre, à visualiser dans votre esprit une personne ou une scène éminemment plaisante. Voilà un mécanisme psychologique étrange, si on le détache du simple contexte sexuel et qu’on l’envisage dans une perspective anthropologique plus large : l’être humain est capable de mener une action à bien tout en imaginant qu’il est en train de faire autre chose, dans un autre contexte, avec d’autres objets ou d’autres personnes. On pourrait appeler ce mécanisme, par lequel le désir se nourrit d’une image que l’on interpose entre soi-même et le réel perçu, l’interpolation. Personnellement, j’ai toujours éprouvé quelques réticences vis-à-vis de la théorie que développe Sigmund Freud au sujet des pulsions et de leur possible sublimation. Selon Freud, il existerait une quantité d’énergie pulsionnelle donnée, que l’on peut dépenser dans la vie érotique mais aussi dans les activités intellectuelles supérieures. C’est ainsi qu’il présente les choses dans ses Leçons d’introduction à la psychanalyse : « Nous croyons que la culture a été créée sous la poussée des

nécessités vitales et aux dépens de la satisfaction des instincts […]. Parmi les forces instinctives ainsi refoulées, les émotions sexuelles jouent un rôle considérable : elles subissent une sublimation, c’est-à-dire qu’elles sont détournées de leur but sexuel et orientées vers des buts socialement supérieurs et qui n’ont plus rien de sexuel. » Freud a prononcé ces mots il y a un siècle, en 1915 ; à l’époque, il choquait ses auditeurs car il assignait une possible origine sexuelle à l’art et à la culture. Ce qui me gêne, dans cette affirmation, c’est qu’elle trahit une mentalité de petit épargnant, de boursicoteur du dimanche : tout se passe comme si chacun détenait un capital libidinal donné une fois pour toutes, à la manière d’un héritage physiologique, et comme s’il était possible de l’investir dans le plaisir ou dans l’art, mais pas dans les deux à la fois. D’où des frustrations et des déséquilibres inévitables. Le matérialisme de La Mettrie, qui remonte au XVIIIe siècle, propose une vision des choses nettement plus dynamique. Pour Freud, le désir est un fleuve que vous pouvez détourner de la basse terre de l’appétit sexuel pour l’orienter vers le champ du sublime. Mais il est possible que la bonne image hydraulique soit plutôt celle de la confluence. Comme l’écrit La Mettrie au début de L’Homme machine (1748), on a d’autant plus d’énergie pour lire, pour écrire, pour créer et pour philosopher qu’on vient de faire l’amour. Lorsque notre désir de penser est rassasié, rien ne soulage mieux la tension et la fatigue de l’esprit que de faire l’amour à nouveau. Au-delà de la provocation, l’idée est que le désir n’est pas un stock. Inutile de se demander comment il sera dépensé ou perdu. Au contraire, les désirs s’entretiennent et se suscitent mutuellement. Le désir ne répond pas à une logique soustractive, mais cumulative. Revenons au phénomène assez curieux de l’interpolation : c’est presque la figure inverse de la sublimation. Avec l’interpolation, ce n’est pas la libido qui nourrit l’élaboration intellectuelle, mais les représentations mentales qui volent au secours de la libido sur le point de défaillir. Non, en fait, c’est encore mieux que cela : l’interpolation est un mécanisme curieux par lequel l’être humain mène à bien sa tâche dans un réel prosaïque tout en poursuivant en esprit l’image d’une beauté plus grande. Il s’agit d’une illusion volontaire et suivie d’effets. D’où la question : en dehors de la vie érotique (où la ruse n’est pas très sympathique), au travail, dans les transports, dans les corvées, dans les relations sociales et même dans nos activités sportives ou créatives, ne sommes-nous pas toujours plus ou moins en train d’interpoler ?

Mars 2016 philosophie magazine n° 97 / 3


Les contributeurs

MAGAZINE

10, rue Ballu, 75009 Paris Tél. : 01 43 80 46 10 www.philomag.com

P. 28

P. 64

Eva Illouz

Evgeny Morozov

Renata Salecl

Sociologue franco-israélienne, directrice d’études à l’EHESS, elle critique l’existence d’un « marché de l’amour » qui transforme l’épanouissement de chacun en une performance obligatoire. Après Les Sentiments du capitalisme, Pourquoi l’amour fait mal ? a rencontré un vaste écho, suivi par Hard Romance. Cinquante nuances de Grey et nous. Elle débat avec Renata Salecl de la manière dont l’excès de choix éteint le désir.

Essayiste américain, il a enseigné à Stanford et prépare une thèse en histoire des sciences à Harvard. Il est un analyste de référence dans le domaine des nouvelles technologies et du numérique. Après le succès outre-Atlantique de The Net Delusion, il rayonne maintenant en France où il a publié en octobre dernier Le Mirage numérique. Nous l’avons interrogé sur l’impact grandissant qu’ont les géants de la Silicon Valley sur nos sociétés.

Philosophe et sociologue slovène, elle est chercheuse à l’Institut de criminologie de la faculté de droit de Ljubljana et enseigne au Birkbeck College de Londres. Dans La Tyrannie du choix, son seul ouvrage traduit en français en 2012, cette lacanienne et marxiste dénonce l’épuisement du désir de nos sociétés d’abondance. Elle s’entretient avec Eva Illouz dans le débat qui clôt notre dossier.

P. 60

P. 84

P. 78

Ollivier Pourriol

Catherine Portevin

Régis Debray

Philosophe, romancier et scénariste, il marie philosophie et cinéma dans ses conférences de Cinéphilo, devenues Studiophilo à la Philharmonie de Paris, et vient de signer Ainsi parlait Yoda. Philosophie intergalactique. Il a abordé la question du désir dans Vertiges du désir. Comprendre le désir par le cinéma. En s’appuyant sur Cinema Paradiso de Giuseppe Tornatore, il analyse le pouvoir suggestif et explosif de l’image dans notre dossier.

Notre consœur, qui dirige nos pages Livres, est une passionnée d’idées. Auparavant grand reporter à Télérama, elle est l’auteure de plusieurs ouvrages d’entretiens, dont Le Deuil. Entre chagrin et néant, avec Philippe Forest et Vincent Delecroix. Elle vient de lancer sur Internet, avec deux journalistes, Les Archives du présent (archives dupresent.com), un média d’idées indépendant qui propose des entretiens avec les principaux penseurs d’aujourd’hui.

Son parcours et son œuvre marquent le paysage intellectuel français. Jeune, il s’engage auprès de Che Guevara. De retour en France, il analyse les transformations de la société et fonde la médiologie. Son dernier essai, Mademoiselle H, offre une réflexion nostalgique sur la puissance perdue de l’Europe. Après avoir écrit le livret de l’opéra Benjamin dernière nuit, qui se joue à l’Opéra de Lyon du 15 au 26 mars, il brosse le portrait de Walter Benjamin.

4 / Philosophie magazine n° 97 Mars 2016

Diffusion : Presstalis. Contact pour les réassorts diffuseurs : À Juste Titres, 04 88 15 12 42, Julien Tessier, j.tessier@ajustetitres.fr RÉDACTION redaction@philomag.com Directeur de la rédaction : Alexandre Lacroix Rédacteurs en chef : Martin Legros, Michel Eltchaninoff Conseillers de la rédaction : Philippe Nassif, Sven Ortoli Chefs de rubrique : Martin Duru, Catherine Portevin Édition : Noël Foiry, Marie-Gabrielle Houriez Directeur de la création : William Londiche da@philomag.com Directrice photo : Cécile Vazeille-Kay Rédactrice photo : Mika Sato Graphiste : Alexandrine Leclère Rédacteur Internet : Cédric Enjalbert Webmaster : Cyril Druesne Ont participé à ce numéro : Adrien Barton, Charles Berbérian, Paul Blondé, Édouard Caupeil, Julien Charnay, Paul Coulbois, Wolfram Eilenberger, Raphaël Enthoven, Svenja Flaßpöhler, Florian Forestier, Philippe Garnier, Gene Glover, Gaëtan Goron, Jul, Julia Küntzle, Mathilde Lequin, Olivier Mannoni, Tobie Nathan, Victorine de Oliveira, Charles Pépin, Serge Picard, Yann Rabanier, Antoine Rogé, Paul Rousteau, Séverine Scaglia, Nicolas Tenaillon, Jean-Michel Tixier, Enzo Traverso, Tomi Ungerer ADMINISTRATION Directeur de la publication : Fabrice Gerschel Responsable administrative : Sophie Gamot-Darmon Responsable développement éditorial : Julie Davidoux Fabrication : Rivages Photogravure : Key Graphic Impression : Maury imprimeur, Z.I., 45300 Manchecourt Commission paritaire : 0516 K 88041 ISSN : 1951-1787 Dépôt légal : à parution Imprimé en France/Printed in France Philosophie magazine est édité par Philo Éditions, SAS au capital de 254 000 euros, RCS Paris B 483 580 015 Siège social : 10, rue Ballu, 75009 Paris Président : Fabrice Gerschel RELATIONS PRESSE Canetti Conseil, 01 42 04 21 00 Françoise Canetti, francoise.canetti@canetti.com PUBLICITÉ Partenariats/Publicité culturelle et littéraire Julie Davidoux, 01 71 18 25 75, jdavidoux@philomag.com Publicité commerciale Tamara Korniloff, 01 71 18 16 03 / 06 47 18 35 04, tkorniloff@philomag.com MENSUEL NO 97 - MARS 2016 Couverture : illustration : William.

La rédaction n’est pas responsable des textes et documents qui lui sont envoyés. Ils ne seront pas rendus à leurs propriétaires.

© Susanne Schleyer/Seuil ; Joseph Blough/CP ; Mateja Jordović Potočnik/Albin Michel ; Isabelle Negre/Robert Laffont ; Serge Picard pour PM ; C. Hélie/Gallimard.

P. 64

SERVICE ABONNÉS abo@philomag.com / 01 43 80 46 11 Philosophie magazine, 4, rue de Mouchy, 60438 Noailles Cedex – France Tarifs d’abonnement : prix normal pour 1 an (10 nos) France métropolitaine : 53 € TTC (TVA 2,1 %). UE et DOM : 64 €. COM et Reste du monde : 73 €. Formules spéciales pour la Belgique et la Suisse Belgique : 070/23 33 04 abobelgique@edigroup.org Suisse : 022/860 84 01 abonne@edigroup.ch


Sommaire

DANS LA VITRINE DU RÉEL CE MOIS-CI

Parfum de la pensée interdite p. 32

Version stoïcienne de la basket p. 50

Mémoire froide de l’Égypte ancienne p. 70

Expression capitaliste du désir de liberté p. 64

Bracelet électronique pour tous p. 28

PHILOSOPHIE MAGAZINE N° 98 PARAÎTRA LE 24 MARS Ce numéro offre un supplément de 16 pages, comprenant Sur le concept d’histoire de Walter Benjamin, en cahier central (agrafé entre les pages 50 et 51). Ne peut être vendu séparément. Un encart Le Monde (155 x 230 mm, 18 g) est jeté sur l’ensemble des abonnés France métropolitaine. Un encart Le Point (150 x 198 mm, 13g) est jeté sur 20 000 abonnés France métrolopolitaine.

P. 8 Questions à Charles Pépin P. 9 Questions d’enfants à Tomi Ungerer P. 10 Courrier

6 / Philosophie magazine n° 97 Mars 2016

L’Esprit du temps

Horizons

P. 12 Télescopage P. 14 Matière à penser P. 16 Résonances L’état d’urgence : mesure politique ou stratégique ? / La baisse du prix du pétrole analysée par Pierre-Noël Giraud / Mère Nature : sanctuaire ou foyer d’épidémie? / Quand l’intelligence artificielle bat un champion de go P. 20 Au fil d’une idée Combien tu paries ? P. 22 Passage à l’acte Alice Rivières P. 24 Le chant des signes Sac plastique, par Raphaël Enthoven

P. 28 Pensée critique

Evgeny Morozov, l’intellectuel du Net dégaine P. 32 Reportage

De la difficulté d’être athée au Maroc © Illustration : Paul Coulbois

Mars 2016


Orgueilleux successeur du polymère p. 24 Clos Angelus Novus 1er cru Cahier central

Vestige de nos illusions progressistes de jadis p. 78

Arme de séduction basique p. 52

Château Bingo-Grolleau p. 20

Fétiche bénin de l’enfant maléfique p. 76

Déguisement de l’homme robot p. 86

Dossier

Idées

Les livres

Peut-on choisir ses désirs ?

Jan Assmann

P. 70 Entretien

P. 84 Essai du mois Vous êtes ici, de Colin Ellard P. 85 Roman du mois La Maison dans laquelle, de Mariam Petrosyan P. 86 Carrefour Autour des robots P. 88 Fiche de lecture La Fragilité du bien, de Martha Nussbaum / Notre sélection

P. 42 Vertige des possibles P. 44 Choisir ses amours, ses goûts, sa vocation… Témoignages commentés par Ruwen Ogien P. 50 La voie de la maîtrise P. 52 Les secrets des publicitaires pour vendre du rêve P. 58 La voie de la sublimation P. 60 Fantasmes sur grand écran, avec Ollivier Pourriol P. 62 La voie de l’affirmation P. 64 Le temps des égarés, dialogue entre Eva Illouz et Renata Salecl

P. 76 Boîte à outils Divergences / Pensée d’ailleurs / L’art d’avoir toujours raison P. 78 Le classique revisité Walter Benjamin et le sens de l’histoire par Régis Debray Cahier central agrafé entre les pages 50 et 51 Sur le concept d’histoire, de Walter Benjamin Préface d’Enzo Traverso

P. 92 Agenda P. 94 La BD de Jul P. 96 Papilles & Méninges P. 98 Le questionnaire de Socrate Raphaël Imbert

Mars 2016 Philosophie magazine n° 97 / 7


Horizons

PensĂŠe critique

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evgeny

morozov

l’intellectuel du net

degaine E

Analyste influent dans la Silicon Valley, le penseur Evgeny Morozov a un ton de plus en plus critique. Il accuse Google, Amazon, Uber et les autres de poser les bases d’une gigantesque servitude. La mise en garde est d’autant plus intéressante qu’elle ne vient pas d’un technophobe.

Propos recueillis et traduits par Alexandre Lacroix / Illustration Jean-Michel Tixier/Talkie Walkie

© Joseph Blough

vgeny Morozov est un penseur qui avance sur le fil du rasoir. Né en 1984 à Salihorsk en Biélorussie, il a étudié à Berlin et enseigné à l’université de Stanford (Californie) de 2010 à 2012. Or, Stanford est le creuset intellectuel dont sont issus nombre d’ingénieurs, développeurs et entrepreneurs de la Silicon Valley. Morozov s’est imposé comme l’un des meilleurs analystes de l’impact des technologies, en publiant en 2011 The Net Delusion (Public Affairs US, non traduit), succès critique et public outre-Atlantique. Il est devenu depuis lors, avec ses chroniques et ses interventions dans les médias, l’un des théoriciens influents d’Internet. Cependant, Morozov est en effet en train d’évoluer vers une critique sociopolitique sans cesse plus acerbe des géants de la Silicon Valley, qu’il accuse de créer les conditions d’une fantastique oppression. Il arrivera donc probablement un moment où cet auteur sera mis à l’écart ou jugé trop radical. Que fera-t-il alors ? Il se sera sans doute mis à l’abri sur un campus universitaire. C’est dans cette optique qu’il prépare une thèse en histoire des sciences à Harvard. En attendant, Les Prairies ordinaires viennent de faire paraître en France un ouvrage incisif, Le Mirage numérique. Pour une politique du Big Data. Nous avons rencontré Morozov à Paris pour parler de son livre et, au-delà, de l’avenir que nous concoctent Google, Facebook et autres Uber.

Pour réfléchir à la manière dont la technologie métamorphose l’économie de marché, partons d’une anecdote plutôt amusante. Dans Le Mirage numérique, vous citez une expérimentation menée par le Teatreneu à Barcelone. Evgeny Morozov : Le Teatreneu est une salle de spectacle spécialisée dans les oneman shows. Comme la fréquentation était en baisse, ses dirigeants ont conclu un

partenariat avec l’agence de publicité The Cyranos/McCann : ils ont équipé le dos de chaque fauteuil de tablettes dernier cri capables d’analyser les expressions faciales. Ils ont ensuite rendu l’accès de la salle gratuit : plus de ticket à l’entrée, mais les spectateurs doivent payer à la sortie 30 centimes pour chaque rire reconnu par la tablette, avec un maximum de 24 euros. Grâce à ce stratagème, le prix moyen de la place a augmenté de 6 euros. Sans compter

qu’une application mobile permet, après le spectacle, de partager ses meilleurs éclats de rire sur les réseaux sociaux… Ce qui est intéressant ici, c’est qu’on a un nouveau business model qui fait d’un comportement – le rire – une source de revenus. En quoi est-ce représentatif de la logique du nouveau capitalisme ? Les nouvelles technologies permettent une extension sans précédent du domaine du marché. Les ordinateurs, les smartphones, les objets connectés, les capteurs divers qui entrent dans notre quotidien ont la capacité d’extraire des données jusque-là strictement privées. Ainsi, vos rires, mais aussi vos habitudes alimentaires, la qualité de votre sommeil, vos déplacements sont enregistrés, quantifiés, et deviennent prévisibles par des algorithmes. Le marché peut ensuite s’emparer de ces données et leur donner un prix. À la fin, c’est l’ensemble de votre vie quotidienne qui est transformée en marchandise. Et cela va très loin… Je prends deux autres exemples. Une startup, Miinome, permet de mettre votre code Mars 2016 Philosophie magazine n° 97 / 29

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Horizons

Reportage

maroc

de la difficulté d’être

athee

en terre d’islam Dans un royaume où l’incroyance est associée à l’immoralité et où les sceptiques sont mis au ban de la société, comment surgit le doute et comment vit-on avec ? Nous sommes allés à la rencontre des athées du Maroc, jeunes gens qui avaient espéré dans la foulée des printemps arabes que la liberté de conscience aurait enfin droit de cité. Récit d’un combat pour l’émancipation. Texte et photos Paul Blondé et Julia Küntzle


«

A

u Maroc, que tu croies ou pas, que tu pratiques ou pas, tu es musulman, point. À vie. » Kader, photographe indépendant d’une trentaine d’années, est arabe et marocain. Ce qui fait de lui, du point de vue de la loi, de la Constitution et de la société de son pays, un musulman. En 2011, quelques mois après la vague de manifestations du mouvement du 20-Février (réplique du printemps arabe au Maroc), le roi Mohammed VI a mis en œuvre une révision de la Constitution. Le parti islamiste au pouvoir (Parti de la justice et du développement, PJD) menaçait de ne pas la voter si cette dernière garantissait la liberté de conscience, arguant qu’elle « porterait atteinte à l’identité islamique du pays ». Sur le plan religieux, la Constitution, révisée en juillet 2011, affirme désormais que « l’islam est la religion de l’État, qui garantit à tous le libre exercice des cultes ». « La loi est très floue, explique l’activiste Ibtissam “Betty” Lachgar, cofondatrice du Mouvement alternatif pour les libertés individuelles [Mali]. Mais dans les faits, tout Marocain est censé être musulman – à l’exception des juifs qui ont un statut particulier. Lorsqu’on se revendique d’une autre religion, on se retrouve face à un article qui condamne à un an de prison pour prosélytisme, du fait d’avoir ébranlé la foi d’un musulman. » Encore aujourd’hui, au Maroc, manger ou boire en public pendant le ramadan est passible de six mois de prison ferme. La Moudawana, le Code du statut personnel – qui équivaut au droit de la famille –, est fondée sur le droit musulman. L’enseignement de l’islam sunnite de rite malékite est, lui, obligatoire à l’école. Pourtant, le Maroc, soucieux de son image à l’étranger, affirme régulièrement être l’exemple d’un Islam modéré, ouvert et tolérant, qui le protège de l’Islam radical, notamment du wahhabisme. La comparaison avec cette doctrine politico-religieuse rigoriste, celle de l’Arabie Saoudite, le « Grand Satan » islamiste, revient d’ailleurs presque immanquablement dans les conversations sur le sujet avec les Marocains, inquiets de l’influence saoudienne. Bien entendu, la société marocaine Mars 2016 Philosophie magazine n° 97 / 33

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DOSSIER

Peut-on choisir

ses désirs!?

C

«

’est mon choix ! » : tel est le mantra qui scande nos existences. Moins enchaînés par la tradition, nous sommes désormais invités à choisir en conscience les orientations essentielles de notre vie : notre métier ou notre sexualité, notre alimentation ou notre façon de faire famille. C’est un appel à la liberté puissant mais qui se révèle très fragile : ces désirs pour lesquels nous nous décidons risquent de ne trouver aucune nécessité propre à les soutenir. Car le désir n’est jamais totalement saisissable : plus spirituel que le simple besoin et plus charnel que la claire volonté, il reste une énigme à laquelle la philosophie tente de répondre depuis ses origines. Il y a d’abord, chez les stoïciens, le désir considéré comme une pulsion qu’il s’agirait de maîtriser. Mais comment manipule-t-on cette force fugace ? Il y a ensuite, chez Freud, le désir compris comme un interdit à sublimer. C’est aussi le moteur de bien des œuvres d’art. Et il y a, enfin, le désir comme part essentielle de soi qu’il faudrait dès lors affirmer avec Spinoza. À chacun de combiner, selon les moments et les situations, ces trois approches.

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Fidélité

Travail

Efficacité Reconnaissance

équilibre

En ga ge m Amitié en t

Plaisir

Pa us e Sh op pin g

Désir

Ac tio n

Paresse Ivr es se

Cu ltu re

Ma iso n

Sé cu rité

Voyage

t en m e ag én m Dé

Amour En fan ts ité ros é n Gé

Sport Argent re tu Na

Famille

Aventure

Illustration : William.

Santé


DOSSIER

Peut-on choisir ses désirs ?

Le temps des égarés L’autonomie à tous crins et la société de consommation ont fragilisé la sphère de l’intime. Si elles s’accordent sur ce constat, Eva Illouz et Renata Salecl diffèrent quant aux remèdes à apporter à notre désorientation. Propos recueillis et traduits par Julien Charnay

D

ans une société ne jurant que par la consommation, la comparaison et la rationalisation des possibles, l’abondance des choix fragilise le sujet, notamment dans la sphère de l’intime. Tel est le constat de départ qui réunit la sociologue franco-israélienne Eva Illouz et la philosophe slovène Renata Salecl. Mais les deux intellectuelles ne parlent pas la même langue, ne partagent pas les mêmes références et, au fond, divergent. Inspirée par la psychanalyse lacanienne et l’anticapitalisme, Renata Salecl s’attaque à l’idéologie du choix rationnel en réhabilitant le désir inconscient. Elle rappelle la part mystérieuse de notre esprit. Elle s’oppose ainsi à l’engouement pour le « développement personnel » qui, depuis quelques décennies, promulgue des conseils thérapeutiques et psychologiques aux individus à travers un nombre incommensurable de livres et de conférences. Très différente est l’approche d’Eva Illouz, qui ne croit guère à l’existence d’un désir profond inconscient et enjoint plutôt de

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Eva Illouz Sociologue franco-israélienne, elle est professeure à l’Hebrew University de Jérusalem et directrice d’études à l’EHESS, à Paris. Outre Hard Romance. Cinquante Nuances de Grey et nous (Seuil, 2014), elle est l’auteure de deux autres ouvrages remarqués sur la question des émotions dans notre modernité tardive : Les Sentiments du capitalisme (Seuil, 2006) et Pourquoi l’amour fait mal ? (Seuil, 2012). Elle y explore notamment le phénomène de marchandisation de la sphère intime.

bricoler notre vie désirante. Dans son dernier essai, Hard Romance, elle montre que le best-seller d’E. L. James Cinquante Nuances de Grey peut précisément être lu comme un manuel de développement personnel à même d’offrir aux individus des clés intéressantes. Les pratiques sadomasochistes des deux personnages principaux, Christian et Ana, offrent un fantasme qui n’est pas sexuel mais culturel : celui de la résolution de la tension entre désir et autonomie qui mine aujourd’hui les relations entre hommes et femmes. Christian est à la fois un dominateur sexuel et un homme qui se laisse gagner par la passion amoureuse, tandis qu’Ana incarne tout à la fois un désir de soumission et une conquête d’autonomie croissante dans sa vie. Revenir aux forces obscures qui nous traversent ou inventer de nouveaux arrangements sentimentaux? Si Renata Salecl et Eva Illouz considèrent toutes deux que le choix peut tuer le désir, elles n’ont pas du tout la même recette pour le faire renaître.

© Mateja Jordović Potočnik/Albin Michel ; Susanne Schleyer/Éditions du Seuil.

Renata Salecl Philosophe et sociologue slovène, elle enseigne à l’Institut de criminologie de la faculté de droit de Ljubljana et au Birkbeck College (à Londres). Elle est l’auteure de plusieurs ouvrages publiés en anglais dont (Per)versions of Love and Hate (Verso, 2000). Son dernier livre paru est aussi le premier à avoir été traduit en français : La Tyrannie du choix (Albin Michel, 2012). Cet ouvrage témoigne de sa culture lacanienne, guidée par une critique radicale du capitalisme dans sa forme contemporaine.


© Levillain-Kovalsky/SIGNATURES

Renata Salecl : Aujourd’hui, un grand nombre d’individus sont portés à croire qu’ils ont prise sur la trajectoire de leur vie, leurs émotions, leur corps, leur santé, leurs enfants ou encore leur vie amoureuse. Or l’illusion du « tout est possible » conduit de plus en plus de personnes dans l’impasse. À l’opposé de l’approche psychanalytique du désir, conçu comme insaisissable, l’idéologie du choix repose sur l’idée qu’il est possible d’atteindre un degré maximal de satisfaction par l’intermédiaire d’objets appréhendés comme une multitude d’options supposément fixes, clairement identifiables. Plutôt que de libérer le sujet, cette idéologie l’enferme et le plonge dans l’angoisse et la culpabilité. L’idée d’un nombre

infini de choix est particulièrement à l’œuvre dans la sphère marchande et exerce sa tyrannie sur les consommateurs. Un jour, je me suis retrouvée paralysée devant la variété infinie de fromages qui m’étaient proposés dans une épicerie fine. J’allais à un dîner et je craignais le jugement à venir des amis sur ma sélection de produits. Mon angoisse était amplifiée par le sentiment de passer pour une idiote incompétente aux yeux des employés du magasin. J’aurais pu pousser plus loin ma quête du choix idéal en cherchant à savoir quel type de pâturage se cachait derrière chaque fromage, comme le héros du roman Palomar d’Italo Calvino, ou en évaluant le nombre de calories de chaque produit.

Eva Illouz : Il faut rappeler avant toute chose que la notion de choix est liée à l’émergence de la modernité et à son glorieux héritage politique et moral. Le choix, c’est le droit au choix : ainsi le combat pour le droit des femmes à disposer librement de leur corps est baptisé « Pro Choice » par le mouvement féministe américain militant pour l’IVG. Ceci posé, je souscris en grande partie à votre analyse. La question est de comprendre ce qui s’est passé pour que la notion de choix dégénère en simulacre de liberté et en frénésie consumériste. En regard du grand projet des Modernes – la conquête de l’autonomie et le droit de choisir sans pression extérieure –, l’idéologie contemporaine du choix est finalement est en train de passer au service de >>> Mars 2016 Philosophie magazine n° 97 / 65


Idées

L’entretien

C’est sur la pierre de l’Égypte ancienne que cet historien allemand de la culture a bâti sa pensée. Son œuvre ne cesse d’interroger la mémoire – sujet toujours délicat dans son pays – et le statut des religions, dynamitant au passage nombre d’idées reçues. Propos recueillis par Wolfram Eilenberger, Svenja Flaßpöhler, Camélia Echchihab et Alexandre Lacroix / Photos Gene Glover

Assmann Jan

« Les trois monothéismes ont un potentiel explosif »

L

e mouvement de la pensée de Jan Assmann, historien allemand de la culture encore peu connu des lecteurs français, pourrait faire penser à celui de François Jullien. Là où François Jullien déstabilise les catégories de la philosophie occidentale en opérant un détour par les classiques de la sagesse chinoise, Jan Assmann s’appuie sur sa connaissance profonde de l’égyptologie – il est considéré comme une référence dans ce domaine – pour relire la philosophie grecque et l’histoire des monothéismes. Ses analyses sont à la fois passionnantes et déroutantes. Assmann montre que les Égyptiens ont opté, contrairement aux Grecs ou aux Juifs, pour une « mémoire froide », c’est-à-dire qu’ils ont inscrit dans la pierre de leurs temples leurs préceptes et leur savoir, au lieu de constituer des bibliothèques avec des collections de livres servant de support à des enseignements et des débats oraux. Ainsi, la mémoire de l’Égypte s’est minéralisée, ensablée. Déjà, les Grecs de l’époque de Platon ne savaient plus lire les hiéroglyphes. Pourtant, les Égyptiens ont légué à Athènes

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et à Jérusalem une intuition fondamentale : le monde est l’expression d’un principe divin originel et unique. Le cosmos a une Unité profonde et cachée. Côté grec, cette idée a inspiré une philosophie qui s’est mise en quête des premiers principes, comme l’Idée du Vrai chez Platon ou le premier moteur chez Aristote. Côté juif, puis chrétien et musulman, cela a donné le monothéisme, l’affirmation du Dieu unique. Mais la théorie de la mémoire culturelle d’Assmann a aussi une dimension subversive. Car si ses travaux historiques font autorité, Assmann n’en arrive pas moins à des conclusions assez tranchées sur les rapports entre monothéisme et violence ; il accuse en effet la religion d’encourager, tant dans son exigence de fidélité que dans son rapport à la vérité, la guerre. Plus encore, il se demande si la Shoah n’est pas, pour les contemporains, une sorte d’équivalent de la Passion du Christ pour les premiers chrétiens, soit un récit fondateur sur lequel nous projetons nos souffrances et notre désir de vengeance. Sur tous ces points, nous l’avons invité à s’expliquer. Comme l’Égypte ancienne, >>> ce penseur stimulant a gardé une part de mystère.



78 / Philosophie magazine n° 97 Mars 2016

© Illustration : Séverine Scaglia pour PM ; photo-droits d’inspiration : © public-domain.


Idées

Walter

Le classique revisité

Benjamin et LE SENS

DE L’HISTOIRE Ignoré de son vivant par l’Université et les éditeurs, Walter Ben-

jamin brille aujourd’hui d’une aura de philosophe maudit. Lui qui promena sa mélancolie sous les passages de Paris, traduisit Proust et Baudelaire, pensa la photographie et le cinéma, et voyagea dans toute l’Europe – ne cherchant à fuir son effondrement qu’au tout dernier instant –, n’a pas manqué de se brûler les ailes au feu de la modernité. Fulgurantes, incandescentes, ses thèses « sur le concept d’histoire », écrites en 1940 et que nous publions en intégralité dans notre cahier central, forment le testament d’un homme penché lucidement au bord du gouffre. Elles ont inspiré Régis Debray qui, après avoir écrit le livret d’un opéra créé à Lyon du 15 au 26 mars 2016, Benjamin dernière nuit, dresse pour nous le portrait du penseur météore en « contemporain capital ». Enzo Traverso signe la préface de ces thèses revenant sur la réception d’une œuvre aussi singulière que détonante.

Mars 2016 Philosophie magazine n° 97 / 79


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