La société de surveillance, de Big Brother à Big Data À bas le sexe, vive le plaisir ! Faire de sa vie une œuvre d’art Folie, prisons, migrants : le penseur des exclus AVEC UN EXTRAIT DE SON DERNIER LIVRE INÉDIT : LES AVEUX DE LA CHAIR
FOUCAULT LE COURAGE D’ÊTRE SOI CAHIER CULTURE
Portrait d’une ville : Tôkyô Macbeth, le pouvoir à la folie
France : 7,90 € / Andorre : 7,90 € / Belgique-Luxembourg-Portugal : 8,90 € / Allemagne : 9,20 € / Suisse : 14,90 FS Canada : 13,25 $CAN / TOM : 1100 CFP / DOM : 8,90 €
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SVEN ORTOLI RÉDACTEUR EN CHEF
Foucault Éditorial
3
C
e livre, écrit Michel Foucault dans la préface des Mots et les Choses, a son lieu de naissance dans un texte de Borges. Dans le rire qui secoue à sa lecture toutes les familiarités de la pensée. » Ceux qui l’ont connu en témoignent : sonore et joyeux, le rire de Foucault célébrait la surprise ; philosopher, dit Foucault, c’est « penser autrement qu’on pense ». Et il ne s’en est pas privé. Au « Jouir sans entraves » de 68, il réplique d’un « Ras-le-bol avec le sexe » moqueur en 1977. L’épouvantail d’un Big Brother au sommet de la pyramide totalitaire l’intéresse moins que l’apparition de l’autosurveillance et de cette transformation du vivant qu’il appelle d’une expression appelée à durer : le biopouvoir. Et avec cela, non seulement il pense, mais il fait. Ou plus exactement, il fait puis il pense. Il travaille à l’hôpital SainteAnne, il se rend à la prison de Fresnes. Il va au charbon en somme et enjoint les intellectuels, Sartre en tête, de renoncer à « leur vieille fonction prophétique » et de passer de l’universel au spécifique en œuvrant sur un terrain familier. Un conseil qu’il ne suivra pas lorsqu’il se rendra dans l’Iran de l’ayatollah Khomeyni… « Quant au motif qui m’a poussé, récapitule Foucault, il est fort simple, c’est la curiosité. » Une curiosité dirigée vers l’idée de vérité. Même si l’on ne sait pas bien ce qui l’emporte, chez lui, du défenseur de l’idée qu’il n’y a que des « jeux de vérité », ou du professeur qui, deux mois avant sa mort, consacre son dernier cours à la mort de Socrate et au « courage de la vérité ». Mais Foucault a anticipé cette critique : « Il faut se déprendre de ces mécanismes illusoires qui font apparaître deux côtés. » Quiconque veut puiser dans son œuvre doit accepter en préambule que cet homme qui a été étiqueté structuraliste, relativiste, bourgeois, marxiste ou néolibéral, est avant tout un sceptique. Et que dans ladite œuvre on ne trouve pas tant des vérités qu’une « boîte à outils ». À lire Elsa Dorlin sur la fécondité de la généalogie foucaldienne dans les gender studies ou Antoinette Rouvroy sur la production de savoir dans le monde des Big Data, on comprend que le vœu de Foucault a été exaucé, et il doit s’en réjouir : « Je ne suis pas là où vous me guettez mais ici d’où je vous regarde en riant. » «
PHILOSOPHIE MAGAZINE HORS-SÉRIE
EN RIANT
PASCAL BRUCKNER Après une thèse dirigée par Roland Barthes, consacrée à l’émancipation sexuelle, il a signé de nombreux romans et essais, dont La Tentation de l’innocence (prix Médicis Essai, 1995) et plus récemment La Sagesse de l’argent (Grasset, 2016). Il se souvient de ses rencontres avec Foucault, p. 17
PHILIPPE CHEVALLIER Philosophe, spécialiste de Michel Foucault, auteur de Michel Foucault. Le pouvoir et la bataille (PUF, 2014), il a récemment publié La Chanson exactement. L’art difficile de Claude François (PUF, 2017). Il présente Les Aveux de la chair, le dernier tome inédit de l’Histoire de la sexualité, pp. 78-79, et évoque la mort du philosophe, pp. 116-119
ELSA DORLIN Professeure de philosophie politique et sociale à l’université Paris-VIII, spécialiste de l’histoire du sexisme, du racisme et des logiques de domination, elle vient de publier Se défendre. Une philosophie de la violence (La Découverte, 2017). Elle traite de la manière dont certaines théories féministes ont été influencées par la pensée de Foucault, pp. 74-75
MARTIN DURU Rédacteur à Philosophie magazine, il a collaboré à Que faire ?, entretien entre A. Badiou et M. Gauchet (Philosophie Éditions, 2014 ; rééd. Folio, Gallimard, 2016). Il a rédigé le texte d’introduction à la vie et l’œuvre de Foucault, pp. 8-10, le texte sur Manet, pp. 120-121 et les pages Parcours de ce numéro sur les principaux thèmes de l’œuvre du philosophe et mis sa connaissance de Foucault au service de l’ensemble du numéro.
MICHAEL EDWARDS Professeur au Collège de France, académicien, ce poète et critique est spécialiste de Shakespeare. Il publie en 2016 Dialogues singuliers sur la langue française (PUF). À ses yeux, Macbeth est une pièce « profondément chrétienne » qui traite de l’étrangeté du mal. À lire pp. 123-129
FRÉDÉRIC GROS Philosophe, professeur à Sciences-Po, chercheur au Cevipof, il a édité l’œuvre de Michel Foucault dans la Bibliothèque de la Pléiade en 2015. Il a édité le dernier tome de l’Histoire de la sexualité : Les Aveux de la chair (Gallimard, 2018), dont nous livrons un extrait inédit. Il analyse le concept de parrêsia, qui éclaire la pensée des dernières années de Foucault, pp. 111-114
APOLLINE GUILLOT Agrégée de philosophie, élève de l’ENS de Lyon, elle termine actuellement un master de philosophie contemporaine à Paris avant d’aller s’établir à Newport Beach. Elle a collaboré à l’ensemble du numéro et rédigé les textes des pp. 46-47, 64-65 et 82-83
CÉDRIC ENJALBERT Après un master de philosophie politique et une maîtrise de lettres, diplômé du Centre de formation et de perfectionnement des journalistes, il a pris en charge le site Web et les pages culture de Philosophie magazine. Il s’est entretenu avec Stéphane Braunschweig sur sa nouvelle mise en scène de Macbeth, pp. 131-133, et a dressé le portrait de Tôkyô, pp. 137-146
ANTOINETTE ROUVROY Juriste et philosophe du droit, chercheuse au Centre de recherche Information, droit et société de l’université de Namur, elle s’intéresse au rapport entre droit, technologie et gouvernance néolibérale. Elle a publié « Gouvernementalité algorithmique et perspectives d’émancipation » dans la revue Réseaux n° 177 (2013/1). Elle relit Foucault à l’ère du numérique, du profilage et du Big Data, pp. 60-63
ARLETTE FARGE Historienne, directrice d’études à l’EHESS, elle a publié en 2017 Il me faut te dire (éd. du Sonneur), et Paris au siècle des Lumières (éd. Le Robert). Elle a écrit avec Foucault Le Désordre des familles. Lettres de cachet des archives de la Bastille au xviii e siècle (Gallimard, 1982). Elle narre sa rencontre avec lui et la collaboration qui s’ensuivit, pp. 13-14
FRÉDÉRIC WORMS Directeur adjoint de l’École normale supérieure, membre du Comité consultatif national d’éthique, il a dirigé la première édition critique des œuvres de Bergson. Il publie en 2017 Les Maladies chroniques de la démocratie (Desclée de Brouwer). Il nous éclaire sur le décentrement qu’opère Foucault sur la philosophie du sujet, pp. 42-45
© Alain Le Bot/ Opale/ Leemage © Alexandrine Leclère © Patrice Normand/ Opale/ Leemage © Witi De Tera/ Opale/ Leemage © AFP Photo/ Patrick Kovarik © CP © Jean Picon © Nikolaï Saoulski © DR © Lea Crespi/ Pasco © Didier Gaillard/ Opale/ Leemage © Philippe Matsas/ Opale/ Leemage
Foucault Contributeurs
4 PHILOSOPHIE MAGAZINE HORS-SÉRIE
ROBERT BADINTER Avocat, ancien sénateur socialiste, professeur émérite de l’université Paris-I-Panthéon Sorbonne, il a été ministre de la Justice (1981-1986) et président du Conseil constitutionnel (1986-1995). Il se remémore ses échanges avec Michel Foucault, pp. 12-13
© Martine Franck/ Magnum photos
Michel Foucault chez lui à Paris, rue de Vaugirard, en 1978.
L’insoumission de la liberté par Martin Duru
Sartre–Foucault, deux voix pour la philosophie
pp. 8-10
pp. 36-41
Foucault vu par… André Glucksmann, Robert Badinter, Arlette Farge, Hélène Cixous, Paul Veyne, Pascal Bruckner
Entretien avec Frédéric Worms Et Foucault siffla la fin du je
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pp. 11-17
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Chronologie Foucault et son temps pp. 18-25
L’HOMME EST-IL MORT ?
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Parcours Les Mots et les Choses par Martin Duru pp. 30-31
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Extraits L’humanisme, pavillon de complaisance pp. 32-33
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Gilles Deleuze L’homme est mort pour la forme pp. 34-35
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pp. 42-45
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Vélasquez et Foucault : Les Ménines par Apolline Guillot et Vincent Pascal pp. 46-47
DE BIG BROTHER À BIG DATA
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Extraits La folie réduite au silence Quand la folie fut assignée à résidence pp. 52-54
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Marcel Gauchet Un mythe moderne p. 55
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Parcours Surveiller et punir par Martin Duru pp. 56-57
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Extraits Sous les yeux du pouvoir, jour et nuit pp. 58-59
Entretien avec Antoinette Rouvroy De la surveillance au profilage pp. 60-63
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Liliana Cavani, Pier Paolo Pasolini et Foucault par Apolline Guillot et Vincent Pascal pp. 64-65
DES CORPS ET DES PLAISIRS
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Parcours La Volonté de savoir par Martin Duru pp. 70-71
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Extraits Les plaisirs contre la sexualité pp. 72-73
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Entretien avec Elsa Dorlin Des normes de sexualité à la théorie du genre pp. 74-75
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Extraits « Nous devons créer un mode de vie gay » « L’érotisation du pouvoir » pp. 76-77
CAHIER CULTURE L’ART ET LA MANIÈRE
Macbeth ou le pouvoir à la folie. À travers le théâtre, la philosophie et le cinéma. Entretiens avec Michael Edwards, pp. 123-129 et avec Stéphane Braunschweig, pp. 131-133.
Tous les extraits des Dits et Écrits, tomes I & II, présents dans ce numéro sont issus de l’édition Quarto, Gallimard, 2001. Ils apparaissent parfois abrégés en DE.
pp. 78-79
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Extrait Les Aveux de la chair
PUIS-JE DIRE LA VÉRITÉ ? Jacques Bouveresse L’assentiment et la croyance p. 104
Duane Michals et Foucault par Apolline Guillot pp. 82-83
Extrait Penser spécifiquement, agir localement
FAIRE DE SA VIE UNE ŒUVRE D’ART
Martin Legros Un envoyé spécial en Iran
*** Parcours L’Usage des plaisirs et Le Souci de soi pp. 88-89
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Extrait Prendre soin de soi-même p. 90
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Pierre Hadot Foucault dans le texte p. 91
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Alexandre Lacroix Se sculpter soi-même ? pp. 92-95
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L’expérience de la Vallée de la mort pp. 96-99
Voyage à Tôkyô Cédric Enjalbert
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pp. 80-81
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PORTRAIT DE VILLE pp. 137-146
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MENSUEL, 10 NUMÉROS PAR AN / Rédaction : 10, rue Ballu 75009 Paris / E-mail : redaction@ philomag.com / Information lecteurs : 01 43 80 46 10 / www.philomag.com / Directeur de la rédaction : Alexandre Lacroix / Service abonnés : Philosophie magazine, 4, rue de Mouchy, 60438 Noailles Cedex – France (01 43 80 46 11), abo@philomag. com / Offres d’abonnement : abo.philomag.com / Diffusion : Presstalis / Contact pour les réassorts diffuseurs : À Juste Titres (04 88 15 12 44 – Julien Tessier, j.tessier@ajustetitres.fr)
p. 105
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pp. 106-110
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Entretien avec Frédéric Gros Au risque de la vérité pp. 111-114
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Extrait La vérité au péril de la vie p. 115
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Entretien avec Philippe Chevallier Le philosophe et la mort pp. 116-119
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Édouard Manet et Foucault par Martin Duru pp. 120-121
© Pierre-Emmanuel Rastoin
Philippe Chevallier Un inédit : Les Aveux de la chair
HORS-SÉRIE “FOUCAULT” Hiver 2018 / Rédacteur en chef : Sven Ortoli / Rédactrice stagiaire : Apolline Guillot / Secrétariat de rédaction : Vincent Pascal, asssisté de Noël Foiry / Direction artistique : Jean-Patrice Wattinne / L’Éclaireur / Iconographie : Julie Watier Le Borgne / Couverture : © Roland Allard/Agence VU / Directeur de la publication : Fabrice Gerschel / Responsable administrative : Sophie Gamot-Darmon / Fabrication : Rivages / Impression : Mordacq, rue de Constantinople, ZI du Petit-Neufpré, 62120 Aire-sur-la-Lys / Commission paritaire : 0521 D 88041 / ISSN : 2104-9246 / Dépôt légal : à parution / Philosophie magazine est édité par Philo Éditions SAS au capital de 254 000 euros, RCS Paris B 483 580 015 / Président : Fabrice Gerschel / Relations presse : Canetti Conseil (01 42 04 21 00), francoise.canetti@canetti.com / Publicité culturelle, commerciale, partenariats : Audrey Pilaire (01 71 18 16 08), apilaire@philomag.com / Imprimé en France, Printed in France / La rédaction n’est pas responsable des textes et documents qui lui sont envoyés. Ils ne seront pas rendus à leurs propriétaires /
Foucault
VIE DE FOUCAULT 1926 › 15 octobre, naissance à Poitiers de Paul-Michel Foucault, d’un père chirurgien.
1943 › Entre en hypokhâgne à Poitiers. 1945 › Entre en khâgne au lycée Henri-IV à Paris. Il a pour professeur de philosophie Jean Hyppolite.
1946 › Juillet : reçu à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm.
1948 › Décembre : première tentative de suicide. 1949 › Découvre Saussure et la « pensée formelle » lors d’un cours donné par Merleau-Ponty à La Sorbonne. › Entame une psychothérapie.
1950 › Adhère brièvement au PC. › Tentative de suicide. Envisage, un temps, une hospitalisation à Sainte-Anne.
©Jerry Bauer/ Opale/ Leemage
Foucault et son temps
18
La vie et l’œuvre de Michel Foucault, au regard de l’histoire politique, artistique et intellectuelle de l’après-guerre dont il fut l’un des témoins et des penseurs capitaux.
1926
1943
1946
1948
1942 › Albert Camus, Le Mythe de Sisyphe.
1945 › Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception.
1948 › Création du groupe Socialisme ou Barbarie par Cornelius Castoriadis et Claude Lefort.
1950
HISTOIRE DES IDÉES 1927 › Martin Heidegger, Être et Temps.
1943 › Jean-Paul Sartre, L’Être et le Néant.
1949 › Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe. › George Orwell, 1984. › Claude Lévi-Strauss, Les Structures élémentaires de la parenté.
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ÉVÉNEMENTS POLITIQUES ET CULTURELS 1940 › Début de la IIe Guerre mondiale.
1945 › Février : conférence de Yalta. › Août : bombardements atomiques d’Hiroshima et Nagasaki.
1946 › Procès de Nuremberg. › Début de la guerre d’Indochine.
1949 › Mao Zedong renverse la dictature militaire du général Tchang Kaï-chek.
1951 › Reçu à l’agrégation de philosophie. À l’oral, interrogé sur « la sexualité », sujet proposé par Georges Canguilhem.
1952 › Obtient son diplôme de psychopathologie et devient assistant en psychologie à la faculté de Lille.
1953 › La pièce de Samuel Beckett En attendant Godot, mise en scène et interprétée par Roger Blin, le marque profondément. › Se passionne pour Nietzsche. › Suit le séminaire de Jacques Lacan à Sainte-Anne.
1955 › Détaché par les Affaires étrangères à la Maison de France d’Uppsala, en Suède. › Décembre : rencontre Roland Barthes. Début d’une longue amitié.
Ethel et Julius Rosenberg dans un fourgon de police, mars 1951.
Test de bombe atomique par les États-Unis aux îles Marshall, 1952.
Bataille de Diên Biên Phu, novembre 1953.
En attendant Godot de Samuel Beckett, mis en scène par Roger Blin à Paris au théâtre Babylone en 1953.
1951
1952
1953
1954
1955
1951 › Albert Camus, L’Homme révolté.
1952 › Claude Lévi-Strauss, Race et histoire. › Georges Canguilhem, Connaissance de la vie.
1953 › Roland Barthes, Le Degré zéro de l’écriture.
1954 › Janvier : création à Paris d’Arcadie, la première association « homophile ».
1955 › Claude Lévi-Strauss, Tristes Tropiques. › Raymond Aron, L’Opium des intellectuels.
1953 › Début de la bataille de Diên Biên Phu.
1954 › 20 juillet : accords de Genève, fin de la guerre d’Indochine. › Novembre : premières insurrections algériennes.
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1954 › Maladie mentale et personnalité (collection pour étudiants).
Foucault
TRAVAUX DE FOUCAULT
Mass, installation de 100 crânes humains réalisée par Ron Mueck pour la triennale de la National Gallery of Victoria, 2017.
En 1966, Michel Foucault publie Les Mots et les Choses. Le succès du livre est immense, mais les critiques sont nombreuses : elles portent sur quelques lignes de sa conclusion par lesquelles il annonce que l’homme pourrait disparaître. Le jeune philosophe vise là un concept et non l’espèce humaine, mais en pleine guerre froide
L’homme est-il mort ?
© Photo Tom Ross
et dans le sillage de la Seconde Guerre mondiale et de la découverte des camps d’extermination, sa déclaration vient cristalliser un affrontement entre humanistes et anti-humanistes. Ce n’est pas une archéologie, c’est une géologie, commente ainsi Sartre, qui lit chez Foucault un refus de l’histoire, donc une attaque contre le marxisme… Malentendants et malentendus se succèdent.
Foucault L’homme est-il mort ?
© Gérard Aime / Gamma-Rapho
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Jean-Paul Sartre et Michel Foucault manifestent à Paris le 27 novembre 1971 dans le quartier de la Goutte d’or après la mort du jeune Ben Ali Djellali, 15 ans, tué d’une balle dans la nuque par le concierge de son immeuble. C’est la première rencontre de Sartre et Foucault. .
Foucault L’homme est-il mort ?
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Sartre-Foucault, deux voix pour la philosophie
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À la fin des années 1960, la parole de Foucault ne tarde pas à s’imposer sur la scène intellectuelle et à rivaliser avec celle de Sartre. Les divergences entre les deux hommes donneront lieu à plusieurs débats dissonants. Ils s’accorderont néanmoins tardivement pour participer à quelques luttes communes. Illustration autour d’un choix de textes et de déclarations.
Loin d’être défini par l’interdit et la répression, le discours sur le sexe, des Lumières jusqu’à nos jours, est caractérisé par la volonté de savoir : pour Foucault, la sexualité est le terrain par excellence
Coll. Paris, Centre Pompidou - MNAM – CCI / © Photo Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN-GP/ Philippe Migeat
Des corps et des plaisirs du dévoilement du désir, et, de la confession chrétienne à la psychanalyse, nous attendons du sexe qu’il dise la vérité sur nous-même en nous libérant… Oubliant au passage que nous créons nous-même notre sexualité.
Annette Messager, Mes vœux, 1989, installation murale, 263 photographies noir et blanc.
{ E X T R A IT }
il est toujours fluide. Il y a des rôles, bien entendu, mais chacun sait très bien que ces rôles peuvent être inversés. Parfois, lorsque le jeu commence, l’un est le maître, l’autre l’esclave et, à la fin, celui qui était l’esclave est devenu le maître. Ou même lorsque les rôles sont stables, les protagonistes savent très bien qu’il s’agit toujours d’un jeu : soit les règles sont transgressées, soit il y a un accord, explicite ou tacite, qui définit certaines frontières. Ce jeu stratégique est très intéressant en tant que source de plaisir physique. Mais je ne dirais pas qu’il constitue une reproduction, à l’intérieur de la relation érotique, de la structure du pouvoir. C’est une mise en scène des structures du pouvoir par un jeu stratégique capable de procurer un plaisir sexuel ou physique. »
Foucault
Entretien avec B. Gallagher et A. Wilson, juin 1982, repris dans Dits et Écrits, II, pp. 1556-1557 et pp. 1561-1562.
1. Anthropologue américaine née en 1949, figure du féminisme et des études gays et lesbiennes [Ndlr].
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C
onsidérons, par exemple, la “sous-culture S/M”, pour reprendre une expression chère à notre amie Gayle Rubin 1. Je ne pense pas que ce mouvement de pratiques sexuelles ait quoi que ce soit à voir avec la mise au jour ou la découverte de tendances sado-masochistes profondément enfouies dans notre inconscient. Je pense que le S/M est beaucoup plus que cela ; c’est la création réelle de nouvelles possibilités de plaisir, que l’on n’avait pas imaginées auparavant. L’idée que le S/M est lié à une violence profonde, que sa pratique est un moyen de libérer cette violence, de donner libre cours à l’agression, est une idée stupide. Nous savons très bien que ce que ces gens font n’est pas agressif ; qu’ils inventent de nouvelles possibilités de plaisir en utilisant certaines parties bizarres de leur corps – en érotisant ce corps. Je pense que nous avons là une sorte de création, d’entreprise créatrice, dont l’une des principales caractéristiques est ce que j’appelle la désexualisation du plaisir. […] On peut dire que le S/M est l’érotisation du pouvoir, l’érotisation de rapports stratégiques. Ce qui me frappe dans le S/M, c’est la manière dont il diffère du pouvoir social. Le pouvoir se caractérise par le fait qu’il constitue un rapport stratégique qui s’est stabilisé dans des institutions. […] À cet égard, le jeu S/M est très intéressant parce que, bien qu’étant un rapport stratégique, «
Des corps et des plaisirs
Pratique bizarre, voire perverse, le sadomasochisme ? Certainement pas, répond Foucault, qui en fut un adepte. Pour lui, le S/M est une source de plaisirs inédits, ainsi qu’une manière d’érotiser les rapports de pouvoir en les rendant (enfin) réversibles.
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« L’érotisation du pouvoir »
Foucault Un inédit : Les Aveux de la chair
Un Foucault inédit, Les Aveux de la chair
PAR PHILIPPE CHEVALLIER
Il existait un ouvrage inédit de Michel Foucault. Intitulé Les Aveux de la chair, il poursuit l’ensemble de l’Histoire de la sexualité. Philippe Chevallier, spécialiste de Foucault, restitue l’importance de ce texte, « l’un des plus aboutis » de l’auteur, et le dernier maillon de sa pensée sur la sexualité occidentale.
PHILOSOPHIE MAGAZINE HORS-SÉRIE
© AFP Photo / Michèle Bancilhon
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Nous reproduisons en pages suivantes un extrait du livre, à paraître chez Gallimard le 8 février.
« Pourquoi une lampe ou une maison sont-ils des objets d’art, et non pas notre vie ? » demande Foucault à ses étudiants de l’université de Berkeley (Californie) en 1983. Et le philosophe de plaider pour une esthétique de l’existence selon laquelle
Broderie manuelle sur photographie, 20 x 25 cm © Julie Cockburn/Courtesy Flowers Gallery, Londres
Faire de sa vie une œuvre d’art la principale œuvre d’art dont il faut se soucier, « c’est soi-même, sa propre vie, son existence ». À quoi servirait une philosophie, s’interroge-t-il en somme, qui ne permettrait pas de penser et d’agir autrement ? Il ne s’agit pas tant pour Foucault de se connaître que de se faire.
Julie Cockburn, The Conundrum, 2016.
L’intellectuel, écrit Foucault, ne doit pas être un maître de vérité, un intellectuel universel, mais un intellectuel spécifique qui travaille dans des secteurs déterminés. Une distinction qu’il ne met pas en œuvre en novembre 1978, lorsqu’il part pour Téhéran observer la révolution chiite. Dans un voyage où se mêlent intuitions pénétrantes et aveuglement naïf,
Puis-je dire la vérité ?
© Reuters/ Trend Photo Agency/ Handout
il analyse comment l’islam politique devient un « problème essentiel pour notre époque ». À son retour, il se tourne vers le sujet auquel il va consacrer ses dernières années : comment associer transformation de soi et accès à la vérité ? C’est ce qu’il nommera dans son dernier cours « le courage de la vérité ». En grec, la parrêsia.
En juillet 2012, l’artiste Piotr Pavlenski proteste contre l’arrestation de membres du collectif russe punk Pussy Riot en se cousant la bouche.
Foucault Puis-je dire la vérité ?
© Marc Trivier
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Le philosophe et la mort PHILOSOPHIE MAGAZINE HORS-SÉRIE
PAR PHILIPPE CHEVALLIER
Philosopher, pour Foucault, ce n’était pas apprendre à mourir, mais cela n’excluait pas de penser la mort. Lorsqu’il fut frappé par le sida, il a vécu la fin de sa vie comme une nouvelle expérience, en s’efforçant de mettre en œuvre une exigeante « pratique de la mort ».
Foucault C
ollaborateur régulier de Philosophie magazine et spécialiste de Michel Foucault. Il est l’auteur de Michel Foucault. Le pouvoir et la bataille (PUF, 2014) et a participé à l’édition des Œuvres de Foucault en Pléiade. Il a récemment fait paraître La Chanson exactement. L’art difficile de Claude François (PUF, 2017), qui réhabilite le chanteur populaire en maître de la « forme moyenne ».
Puis-je dire la vérité ?
PHILIPPE CHEVALIER
1. « Foucault, les derniers jours », entretien avec Daniel Defert, Libération, 19-20 juin 2004. 2. Michel Foucault, « Le souci de la vérité », in Dits et Écrits, II, p. 1467. 3. Rendant compte de la parution de L’Homme devant la mort, de Philippe Ariès, en 1978, Foucault parle de ce souci du malade de « rester maître de son rapport secret à sa propre mort » : « Une érudition étourdissante », in Dits et Écrits, II, p. 504. 4. James Miller, The Passion of Michel Foucault, New York, Simon & Schuster, 1993.
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La minceur de ce mémorial, que les témoignages des rares proches à son chevet viendront à peine étoffer 1, était voulue : nul n’avait le droit de lui voler sa mort, de s’immiscer dans ce moment où la vie passe dans le sas du sablier. Comme Foucault l’avait rappelé à la disparition de son ami Philippe Ariès, quelques mois plus tôt, « naître, grandir, mourir, être malade » ne relèvent pas dans nos sociétés que du biologique 2. Ces événements ont des formes, des rituels, des experts aussi, qui nous délestent d’une solitude élémentaire mais nous dérobent cette relation secrète à n o u s - mêmes 3. Ce secret sera rendu impossible par la notoriété du philosophe : mourir du sida en 1984, c’est à la fois horrifique et rare. Pour la communauté homosexuelle – la première officiellement touchée –, la nuit vient de tomber. De Paris à New York, ce sera l’hécatombe. Comme le racontera le romancier Edmund White, être gay à cette époque, c’est avoir un agenda où la plupart des noms sont barrés. C’est sans doute ce retrait final de la scène, avant le dernier Acte, qui a poussé certains biographes à ajouter au secret légitime de la vie privée l’hypothèse d’un secret plus essentiel. Pour le dixième anniversaire de la mort de Foucault, parut aux États-Unis un étrange essai de James Miller, The Passion of Michel Foucault 4, où l’œuvre entière du philosophe était relue à l’ombre d’une mort qui aurait de tout
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L’hécatombe du sida
© Jean Picon
O
n attend beaucoup d’un philosophe devant la mort, trop sans doute – comme s ’ i l al l ai t r ép o n d r e a u Sphinx avant de passer son chemin. N’est-ce pas dans l’épreuve ultime, entre l’urgence de conclure et la solennité du moment, que sa pensée, enfin, se ramassera en diamant ou en poussière ? La dernière phrase publique de Michel Foucault est celle qui referme son cours au Collège de France, Le Cour age de la vérité, le 28 mars 1984 : « I l e st tr o p tard. Alors, merci. » Les unes des journaux quelques mois plus tard font bruisser cette parole de mille échos. Le 1er février, le philosophe avait discrètement évoqué ses ennuis de santé : « J’ai été malade, réellement malade », confie-t-il à ses auditeurs pour s’excuser du commencement différé de son cours. Il est alors fatigué, amaigri. Le 21 mars encore, quelques mots en ouverture : « J’ai un peu et même tout à fait la grippe », dit-il sobrement, surtout inquiet de ne pas être suffisamment clair. Le 3 juin, son compagnon Daniel Defert le trouve sans connaissance à son domicile ; il est hospitalisé à Saint-Michel, puis à La PitiéSalpêtrière. Étrange coïncidence des mots et des choses : cet établissement, cœur du projet d’Hôpital général voulu par Louis XIV pour y enfermer les pauvres et les indésirables, avait été le décor de l’Histoire de la folie à l’âge classique, sa thèse de doctorat. Le 25 juin, le philosophe meurt du sida.
La tragédie de Shakespeare, écrite en 1606, inspire les metteurs en scène. Mais aussi les philosophes, les compositeurs et les cinéastes. L’histoire de Macbeth, devenu roi d’Écosse au prix d’un régicide, est la tragédie emblématique de la conscience. « Ce qui est fait ne peut être défait », déclare lady Macbeth. Mais elle peut être aussi celle du pouvoir, ou de la prédestination... Quelques points de vue sur une pièce réputée maudite, que les comédiens anglais, par superstition, préfèrent nommer « la pièce écossaise ».
© Archives du 7e Art/ See-Saw Films/ DMC Film
MACBETH
Collection Christophel / © See saw films / DMC Film
Cahier Culture
Deux images du Macbeth de Justin Kurzel (2015), avec Michael Fassbender et Marion Cotillard.
MICHAEL EDWARDS
Propos recueillis par Sven Ortoli
Michael Edwards, grand spécialiste de Shakespeare, propose ici une lecture personnelle de Macbeth. Pour l’académicien, dont l’épée porte gravée les mots de Spinoza « Agir bien et être joyeux », la pièce de Shakespeare, hantée par le mal, riche de références chrétiennes, révèle dans la figure tragique de Macbeth une forme de grâce.
De quoi parle Macbeth ? Michael Edwards De l’étrangeté du mal et du mystère qu’il représente. Macbeth me semble une pièce profondément chrétienne, centrée sur l’idée que le mal est immense – diabolique – et incompréhensible. Shakespeare ne présente pas Macbeth en termes d’égoïsme, d’ambition ; il n’essaie pas de dire rationnellement le mal à la façon d’un moraliste. Il choisit de plonger dans ce magma qu’il ne comprend pas, dans ce mal créé ou plutôt admis par les hommes et qui les dépasse entièrement. Le mal est
étrange, le mot ne cesse de résonner dans la pièce, et cette étrangeté surgit dès la première scène, où interviennent trois créatures que Shakespeare appelle les wyrd sisters. Elles lui permettent de dire aussitôt que le mal est monstrueux. Ce sont des sorcières ? Pas exactement. Le mot sorcière est présent dans les didascalies, mais les personnages, et les sorcières elles-mêmes, parlent plutôt de wyrd sisters, titre qui évoque le fatum, le destin ou plutôt son étrangeté, wyrd
ayant donné weird (étrange) en anglais moderne. Shakespeare fait magnifiquement sentir cette étrangeté en leur donnant un langage grotesque et un mètre très éloigné du pentamètre et bizarrement chantant. Comment le diable décrirait-il le monde, sinon, je suppose, avec un langage weird, plein d’une malignité abyssale qui nous échappe, avec une sorte de méchanceté terrible mais un peu enfantine ? N’est-ce pas
culture 123
L’ÉTRANGETÉ DU MAL
CAHIER
croise des sorcières qui lui prédisent qu’il sera roi, qu’aucun homme né d’une femme n’aura raison de lui et qu’il ne pourra être vaincu tant que la forêt ne marchera pas sur son château. À l’instigation de sa femme, Macbeth assassine le roi Duncan, son hôte. Devenu roi, il fait tuer son ami Banquo dont il craint la rivalité. Torturé par le remords, il voit apparaître dans le festin de son couronnement le spectre de Banquo. Lady Macbeth, hantée par le sang qu’elle a fait verser, se donne la mort tandis que Macbeth, cerné dans son château, voit s’avancer les soldats anglais, cachés derrière des branchages. Macduff tue Macbeth. Malcolm, fils du roi Duncan, est couronné.
Macbeth
l’intrigue (the plot) De retour d’une bataille victorieuse, le général écossais Macbeth
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{ E N R É SUM É }
culture CAHIER
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Portrait d’une ville
VOYAGE À TÔKYÔ
CÉDRIC ENJALBERT
De cette métropole ouverte sur le Pacifique, les intellectuels occidentaux se sont saisis comme d’un langage à décrypter. Inversant le dehors et le dedans, mêlant la nature et le béton, ménageant du vide au sein de la plus grande densité, Tôkyô déjoue la métaphysique continentale, en préférant le temporaire à l’immuable. Photos Pierre-Emmanuel Rastoin
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Les Tokyoïtes ne manquent jamais une occasion de faire la fête, au risque de l’ivresse... Si bien qu’à Shinjuku, il n’est pas rare de voir des salarymen dormir à même la rue, le temps que se dissipent les vapeurs de l’alcool.
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Portrait d’une ville
CAHIER
En haut à gauche : dans le quartier de Roppongi. À droite : les enseignes multicolores d’Akasaka. En bas : vue depuis la Mori Tower, une tour de verre haute de 238 mètres, érigée à la demande du milliardaire Minoru Mori (1934-2012), à Roppongi.
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lle est la ville la plus peuplée au monde, avec près de 13 millions d’habitants, et peut-être la plus étrange, avec son T qui tape, son Y qui bifurque et ses deux O, à l’image de ses centres multiples et de ses circonvolutions hasardeuses. Capitale mondiale deux fois détruite, Tôkyô aujourd’hui ne s’éteint plus et vibre de jour comme de nuit. Sa beauté a fasciné les intellectuels comme une énigme indéchiffrable. Comment tient cette cité anarchique à la pointe du progrès, éclatée et conviviale ? Depuis Paris, comptez douze heures de vol. À la descente de l’avion, dans des couloirs étrangement déserts, suivez les indications. Sur le chemin, vous rencontrerez sans doute une mascotte bienveillante. Les Japonais sont bercés de figures hospitalières et de messages informatifs : les nudges. Ces « coups de pouce » incitent à la bonne action, sans y obliger. Ce paternalisme libéral vaut pour politique publique au Japon. À travers les vitres du train qui mène au cœur de Tôkyô, le paysage défile : des champs ordonnés aux couleurs variées, une campagne arrangée à partir d’une
régularité naturelle. De ces paysages, Claude Lévi-Strauss s’émeut lors d’un voyage au Japon, s’étonnant des « petits morceaux de nature à droite et à gauche » qui contrastent avec l’irrégularité végétale des paysages européens. « Les cryptomères, les rizières, les bambous, les plantations de thé, tout ça introduit, au départ, un élément de régularités ». À partir de cette nature ordonnée, les Japonais créeraient une « régularité au deuxième degré ». Le train file. Ne manquez pas la descente à Shinjuku. Vous y trouverez sans doute un hôtel, à l’ombre d’une tour ou au détour d’une ruelle. Car les architectures ici cohabitent dans un flagrant désordre. Nul ordonnancement naturel qui tienne. Prenez l’un des trains qui vous mènera au Palais impérial. Deux lignes desservent une large part de Tôkyô : la ligne Yamanote, qui encercle la ville dans un anneau, et la ligne Chûô qui la traverse. Prenez cette dernière. Descendez à Suidobashi et marchez en direction du quartier de Jinbôchô. Dans ce complexe de grandes artères et de petites ruelles, les bouquinistes déploient leurs étals à même la rue. Dans leurs antres, vous trouverez des mangas, des fascicules de théâtre, des raretés de bibliophile, parfois des livres en français. La libraire Komiyama, vouée à la photographie, à la philosophie et aux arts, a pignon sur rue. Promouvant la culture minoritaire depuis 1939, elle expose le travail des photographes japonais :
Nobuyoshi Araki, Daido Moriyama, Shoji Ueda... Demandez par exemple à voir l’œuvre de Noaya Hatakeyama. Auteur de séries photographiques rendant compte de la remarquable inconstance de la skyline de Tôkyô, il scrute en artiste le devenir des formes. Il a perdu sa mère et sa sœur dans le tremblement de terre qui a ravagé le pays, dans la région du Tôhoku. Depuis, il photographie inlassablement la transformation de la région en un désert inhabité, clairsemé de préfabriqués en guise de logements, sans pouvoir détacher ses yeux « du paysage passé qui s’éloigne et rapetisse peu à peu ».
UN CENTRE VIDE Continuez en direction du Palais impérial. Longez les douves abyssales au côté des coureurs. Ce qui était autrefois la demeure des shoguns change de fonction avec la restauration de l’empire. Jusqu’alors, l’empereur était un chef spirituel, résidant à Kyoto, et le shogun était le véritable détenteur du pouvoir temporel. En 1867, le prince Mutsuhito prend le pouvoir. Il défait le shogunat et transfère symboliquement la capitale, l’année suivante, de Kyôto à Edo – « l’estuaire », ouvert sur une baie. Edo est alors rebaptisée Tôkyô – la « capitale de l’Est » –, et le château transformé en palais. La restauration de l’empire signe le début de l’ère Meiji, l’essor de la modernité, ainsi que la fin d’un système féodal,