Hors-série Le Mal

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Justice, pardon, réconciliation : comment y répondre ?

D’où vient-il ? Une question qui résiste, de Platon à Arendt

Les figures contemporaines : terroriste, tortionnaire, serial killer…

Quand les victimes se sentent coupables : la double peine

le mal Avec André Comte-Sponville, Raphaël Enthoven, Françoise Sironi, Daniel Zagury...

Les superhéros vus par Tristan Garcia

France : 7,90 € / Andorre : 7,90 € / Belgique-Luxembourg-Portugal : 8,90 € / Allemagne : 9,20 € / Suisse : 14,90 FS Canada :13,25$CAN/COM :1 100XPF/DOM :8,90 € / Maroc : 90 DH

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MEHDI BELHAJ KACEM Écrivain et philosophe. Il est l’auteur de plusieurs romans ainsi que de nombreux essais, dont L’Esprit du nihilisme. Une ontologique de l’histoire (Fayard, 2009), Après Badiou (Grasset, 2011), et Dieu. La mémoire, la techno-science et le mal (Les liens qui libèrent, 2017). Il expose, à la lumière des philosophes, comment la Raison peut s’avérer un instrument du mal, pp. 59-60

JOHANN CHAPOUTOT Professeur d’histoire contemporaine à l’université Paris-Sorbonne, ancien membre de l’Institut universitaire de France. Il a notamment publié La Révolution culturelle nazie (Gallimard, 2017). À paraître mi-mai 2018 : Comprendre le nazisme (Tallandier). Il rappelle la vision du réel et le discours qui sous-tendaient le nazisme, pp. 78-79

JEAN-MICHEL CHAUMONT Chercheur au Fonds national de la recherche scientifique belge et professeur de sociologie historique à l’Université de Louvain. Il a publié, à La Découverte, La Concurrence des victimes. Génocide, identité, reconnaissance (1997) et Survivre à tout prix (2017). Il s’attache à débrouiller le sentiment délétère de culpabilité de certaines victimes de bourreaux ou de violeurs, pp. 80-81

ANDRÉ COMTE-SPONVILLE Philosophe, ancien maître de conférences à la Sorbonne, il inscrit sa réflexion dans le courant du matérialisme philosophique. Il a contribué à élargir l’audience de la philosophie avec le Petit Traité des grandes vertus (PUF, 1998). Il vient de publier L’Inconsolable et autres impromptus (PUF, 2018). Il met en évidence la polysémie du terme de « mal », pp. 12-15

MARTIN DURU Rédacteur à Philosophie magazine, il a collaboré à Que faire ?, entretien entre A. Badiou et M. Gauchet (Philosophie Éditions, 2014 ; rééd. Folio, Gallimard, 2016). Associé à la réalisation de l’ensemble du numéro, il illustre par ailleurs trois débats de l’histoire de la philosophie dans une brève anthologie du mal, pp. 20-25

CÉDRIC ENJALBERT Après un master de philosophie politique et une maîtrise de lettres, diplômé du Centre de formation et de perfectionnement des journalistes, il a pris en charge le site Web et les pages culture de Philosophie magazine. Il présente l’exposition consacrée à Kupka actuellement au Grand Palais, pp. 94-98

RAPHAËL ENTHOVEN Philosophe, écrivain et journaliste. Il a notamment publié Vermeer. Le jour et l’heure (Fayard, 2017), livre d’entretiens avec Jacques Darriulat, et Morales provisoires (Éditions de l’Observatoire, 2018). Il se penche sur les réseaux sociaux, champ clos des invectives et des oukases sous couvert de libre expression démocratique, pp. 65-67

MICHAËL FŒSSEL Philosophe, professeur à l’École polytechnique, il est membre du conseil scientifique du Fonds Ricœur. Auteur notamment de La Nuit. Vivre sans témoin (Autrement, 2017), il a récemment publié L’Avenir de la liberté. De Rousseau à Hegel (PUF, 2017). Il explore les moyens de lutter contre le mal : vengeance, justice, pardon, pp. 74-76

TRISTAN GARCIA Écrivain, maître de conférences en philosophie à l’université Lyon-III. Auteur du roman 7 (Gallimard, 2015), il a publié plusieurs essais, dont Nous (Grasset, 2016) et Six Feet Under. Nos vies sans destin (PUF, 2012) et codirige une collection sur les séries télévisées aux Presses universitaires de France. Il examine la figure du superhéros dans les comics et les films, pp. 82-91

OCTAVE LARMAGNACMATHERON Titulaire d’un master de philosophie contemporaine de Paris-I, il a réalisé les entretiens avec Tristan Garcia, pp. 82-91, et Michaël Foessel, pp. 74-76, a participé à l’entretien avec Daniel Zagury, pp. 48-51, et collaboré à l’ensemble de ce numéro

ALEXIS LAVIS Enseignant-chercheur à l’université de Rouen. Traducteur de classiques de la pensée chinoise et indienne, spécialisé dans l’étude des courants de pensée orientaux, il a notamment écrit L’Espace de la pensée chinoise. Confucianisme, taoïsme, bouddhisme (Oxus, 2010) et Paroles de sages chinois (Seuil, 2013). Il aborde la place du mal dans les sagesses asiatiques, pp. 36-37

DENIS MOREAU Philosophe, il enseigne à l’université de Nantes. Spécialiste de la pensée du xviie siècle. Après avoir codirigé un imposant Dictionnaire des monothéismes (avec Cyrille Michon, Seuil, 2013), il a publié des essais plus personnels, comme Comment peut-on être catholique ? (Seuil, 2018). Il déchiffre la notion de théodicée, pp. 44-45

FRANÇOISE SIRONI Psychologue, maître de conférences à l’université Vincennes à Saint-Denis, experte psychologue près la Cour pénale internationale à La Haye, elle a publié Comment devient-on tortionnaire ? Psychologie des criminels contre l’humanité (La Découverte, 2017). Elle examine, à partir de l’expérience khmer rouge, les mécanismes opératoires du mal, pp. 62-64

NICOLAS TENAILLON Agrégé de philosophie, chargé de cours à l’Université catholique de Lille. Auteur de Dans la tête du pape François (Actes Sud, 2017) et de L’Art d’avoir toujours raison (sans peine) (Philo Éditions, 2004; rééd. Folio, Gallimard, 2016). Il imagine ici le dilemme moral d’un homme amené par nécessité financière à travailler pour Monsanto, pp. 52-53

DANIEL ZAGURY Psychiatre, chef de service du centre psychiatrique du Bois-de-Bondy (Seine-SaintDenis), expert à la Cour d’appel de Paris. Il a notamment publié La Barbarie des hommes ordinaires. Ces criminels qui pourraient être nous (Éditions de l’Observatoire, 2018). Il étudie trois visages contemporains du mal : le tueur en série, le terroriste et le pédophile, pp. 48-51

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© Richard H. Smith © DR © Hannah Assouline/ Opale/Leemage © David de la Croix © Philippe Matsas/ Opale/Leemage © Alexandrine Leclère © Nicolaï Saoulski © Hannah Assouline/Opale/Leemage © Hannah Assouline/ Opale/ Leemage © Basso Cannarsa/ Opale/ Leemage © DR © Yuting Yang © fr.wikipedia © Vincent Muller/Opale/Leemage © DR © Hannah Assouline / Opale/ Leemage

Le Mal Contributeurs

JULIAN BAGGINI Philosophe britannique. Cofondateur et ex-rédacteur en chef de The Philosopher’s Magazine. Il est l’auteur de Le Cochon qui voulait être mangé, et 99 petites histoires philosophiques (First Éditions, 2007). Il propose une typologie du mal en dix figures, pp. 30-35


Le mal SOMMAIRE

Quand l’ani-Mal sort de sa tanière Par Mehdi Belhaj Kacem

Chronologie De Caïn à Hannibal Lecter pp. 6-10

pp. 59-60

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« Un mot, des maux… » Entretien avec André Comte-Sponville pp. 12-15

PEUT-ON COMPRENDRE LE MAL ?

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Extrait Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? Livre de Job

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Une brève anthologie du mal. Les grandes controverses Platon/ saint Augustin, Spinoza/ Schelling, Rousseau/ Kant Par Martin Duru pp. 20-25

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Arendt, le mal impensé Par Martin Legros pp. 26-29

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Dix figures du mal Par Julian Baggini pp. 30-35

***

Vu d’Orient Par Alexis Lavis pp. 36-37

p. 42

***

Extrait L’amour est-il le mot de la fin ? Paul Ricœur p. 43

***

Pourquoi, bon Dieu ? Par Denis Moreau

p. 61

***

CAHIER CULTURE

Dans la fabrique du mal Entretien avec Françoise Sironi

Les

superhéros ont la vie dure

pp. 62-64

***

Entretien avec Tristan Garcia

« Le mal contemporain avance masqué » Entretien avec Raphaël Enthoven

pp. 82-91

Kupka,

peintre des concepts

pp. 65-67

Par Cédric Enjalbert

***

pp. 94-98

La banalité du mal à l’épreuve scientifique Par Sven Ortoli pp. 68-69

pp. 44-45

***

MENSUEL, 10 NUMÉROS PAR AN / Rédaction : 10, rue Ballu 75009 Paris / E-mail : redaction@philomag.com / Information lecteurs : 01 43 80 46 10 / www.philomag. com / Directeur de la rédaction : Alexandre Lacroix / Service abonnés : Philosophie magazine, 4, rue de Mouchy, 60438 Noailles Cedex – France (01 43 80 46 11), abo@ philomag.com / Offres d’abonnement : abo. philomag.com / Diffusion : Presstalis / Contact pour les réassorts diffuseurs : À Juste Titres (04 88 15 12 44 – Julien Tessier, j.tessier@ ajustetitres.fr)

Vivre sans mal ? Par Michel Eltchaninoff p. 46

***

Extrait « Nous leur permettrons même le péché » Dostoïevski p. 47

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La fascination du vide Entretien avec Daniel Zagury pp. 48-51

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Travailleriez-vous pour Monsanto ? Par Nicolas Tenaillon pp. 52-53

DÉLIVREZ-NOUS DU MAL

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Une lutte sans fin Entretien avec Michaël Fœssel pp. 74-76

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Extrait « Le pardon est mort dans les camps de la mort » Vladimir Jankélévitch p. 77

***

Le nazisme, un mal qui donne à penser Entretien avec Johann Chapoutot pp. 78-79

***

PEUT-ON AIMER FAIRE LE MAL ?

***

Extrait « Je bande à toutes les actions criminelles » Sade p. 58

Victimes coupables : la double peine Entretien avec Jean-Michel Chaumont pp. 80-81

© Dara Scully © Claudia Rogge © Dara Scully © Ben Zank © Eric Curtis

LE MAL EXISTE-T-IL ?

Extrait L’homme est une bête sauvage pour l’homme Sigmund Freud

HORS-SÉRIE « LE MAL » Printemps 2018 / Rédacteur en chef : Sven Ortoli / Rédacteur stagiaire : Octave Larmagnac-Matheron / Secrétariat de rédaction : Vincent Pascal assisté de Noël Foiry / Direction artistique  : Jean-Patrice Wattinne / L’Éclaireur / Iconographie : Nathalie Debotte / Couverture : © Olivier Roller. Issu de la série « Figures du Pouvoir », les empereurs romains. Agrippa 2011 / Directeur de la publication : Fabrice Gerschel / Responsable administrative : Sophie Gamot-Darmon / Fabrication : Rivages / Impression : Mordacq, rue de Constantinople, ZI du Petit-Neufpré, 62120 Aire-sur-la-Lys / Commission paritaire : 0521 D  88041 / ISSN : 2104-9246 / Dépôt légal : à parution / Philosophie magazine est édité par Philo Éditions SAS au capital de 254 000 euros, RCS Paris B 483 580 015 / Président : Fabrice Gerschel / Relations presse : Canetti Conseil (01 42 04 21 00), francoise.canetti@canetti.com / Publicité et partenariats : Audrey Pilaire (01 71 18 16 08), apilaire@philomag.com / Imprimé en France, Printed in France / La rédaction n’est pas responsable des textes et documents qui lui sont envoyés. Ils ne seront pas rendus à leurs propriétaires /

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Le Mal « Un mot, des maux… »

« Un mot,

des maux… » ENTRETIEN AVEC ANDRÉ COMTE-SPONVILLE Propos recueillis par Sven Ortoli

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Absolument relatif d’un point de vue métaphysique et relativement absolu d’un point de vue anthropologique, tel est le mal selon André Comte-Sponville. Du mal, il dit encore qu’il n’est pas dans la nature mais dans l’homme, et qu’il a plusieurs visages. Dont le nôtre.

© Jérôme Bonnet / Modds

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Qu’est-ce que le mal ? ANDRÉ COMTE-SPONVILLE \ Un mot, et des maux ! Un mot, parce que le mal – au singulier, et avec un article défini – n’est jamais qu’une abstraction, qui n’existe que par et dans le langage. Je suis nominaliste : les idées générales n’ont d’autre réalité que les noms qui servent à les désigner. Ce qui existe réellement, ce ne sont pas des généralités mais des individus et des événements. Or, parmi ces événements, il y a une infinité de maux souvent atroces : des souffrances effroyables, des crimes odieux, des injustices sans nombre et sans recours… C’est de là qu’il faut partir : de l’expérience des maux, plutôt que de l’idée du mal !

Alors, partons de l’expérience : comment distinguer entre les différentes espèces de maux ?

\ C’est ce que fait Leibniz, dans sa Théodicée. « On peut prendre le mal métaphysiquement, physiquement et moralement, explique-t-il. Le mal métaphysique consiste dans la simple imperfection, le mal physique dans la souffrance, et le mal moral dans le péché. » Notons pourtant que le premier et le dernier de ces trois maux n’ont de sens que par comparaison, donc ici-bas, selon toute vraisemblance, pour les humains. L’imperfection supposée du monde suppose qu’on le compare à autre chose, qui serait un monde parfait (mais qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ?) ou Dieu. L’idée de péché suppose celle de commandements divins (si l’on pense le péché comme désobéissance) ou de sainteté (si on le pense comme chute, donc comme écart par rapport à un idéal). Or de ces

Donc, le mal métaphysique et le mal moral n’existent que pour les humains…

\ Mais pas pour tous ! Il suffit d’être matérialiste ou spinoziste pour que l’idée de perfection disparaisse ou change de statut. Lisez la préface de la quatrième partie de l’Éthique ! La perfection et l’imperfection, explique Spinoza, ne sont en réalité que des manières de penser, lesquelles n’existent que par comparaison : soit parce qu’on compare un objet quelconque au but que poursuivait son supposé créateur, soit parce qu’on compare des individus de même espèce. Dans le premier cas, les idées de perfection et d’imperfection sont indissociables et du finalisme et de l’idée d’un Dieu créateur (elles sont donc, pour Spinoza comme pour moi, doublement illusoires). Dans le second, elles ne nous apprennent rien sur la réalité de chaque chose considérée en elle-même, laquelle est parfaitement ce qu’elle est et ne saurait être autre chose. Cela change tout ! Si on croit en un Dieu créateur, l’existence du mal est un problème, qu’il faut expliquer, par exemple par la résistance de la matière et les fautes humaines (Platon) ou par une erreur de perspective (par exemple chez Leibniz, qui explique que ce que nous percevons comme des maux, dans le détail, contribue en vérité à l’excellence de l’ensemble). À l’inverse, si on renonce au créationnisme, l’idée d’imperfection – donc de mal métaphysique – perd toute pertinence. Cela ne vous empêche pas de rêver d’un monde qui correspondrait mieux à vos désirs : par exemple un monde sans sécheresses ni inondations, où il ferait beau tous les jours, où il ne pleuvrait que la nuit, où on ne serait jamais malade, où il n’y aurait ni violences ni injustices, ni tempêtes ni tremblements de

Le Mal « Un mot, des maux… »

terre… Cela nous en apprend beaucoup sur nos désirs, mais rien sur la nature ! Contre quoi Spinoza a cette formule radicale : « Par réalité et par perfection j’entends la même chose ». Non, du tout, parce que la nature correspondrait à nos désirs, mais, au contraire, parce qu’elle n’en a que faire ! Non parce que tout serait bien, mais parce qu’il n’y a ni bien ni mal dans la nature ! Non parce que la nature serait « le meilleur des mondes possibles », comme chez Leibniz, mais parce qu’elle est le seul réel !

Exit, donc, le mal métaphysique… Mais reste le mal moral !

\ Reste d’abord la souffrance ! Au fond, le mal, c’est d’abord ce qui fait mal ! Les enfants le découvrent très tôt – et même les bêtes, sans avoir de mots pour le dire ou le penser, le confirment à leur façon. Là-dessus, voyez Épicure ou Lucrèce : tout animal tend au plaisir et fuit la souffrance – et j’ai tendance à penser, comme Épicure, que la souffrance est l’expérience première, en tout cas la plus forte. C’est en quoi tout mal est relatif ou subjectif (il n’y a de souffrance que pour un sujet qui souffre) sans cesser pour autant d’exister objectivement (puisque ce sujet souffre réellement). Ce mal, pour l’athée, n’est plus un problème, qu’il faudrait expliquer (comme chez Platon ou Leibniz), ni un « mystère », comme disent les chrétiens, mais un fait, qu’il faut combattre. C’est vrai aussi du mal moral, lequel ne se réduit pas à la souffrance. Imaginons une faute morale – par exemple un mensonge ou une lâcheté – qui ne ferait souffrir absolument personne. Elle perdrait beaucoup de sa gravité, c’est sûr, mais ne cesserait pas forcément d’être une faute. Par exemple, vous vous vantez devant quelques amis, qui vous croient, d’un exploit que vous n’avez pas accompli. Cela vous fait plaisir, cela réjouit vos amis, qui ne vous en aiment que davantage : personne ne souffre, tout le monde est content ! On ne m’ôtera pourtant pas de l’idée que c’est bien une faute !

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Vous disiez pourtant que le mal moral n’existe pas pour tout le monde…

\ Parce que certains en nient l’existence ! Voyez Nietzsche : « il n’y a pas de faits moraux, rien qu’une interprétation morale des faits », disait-il. Et de proposer de vivre « par-delà le bien et le mal… » Mais qui le peut ? Qui le voudrait ? Un résistant qui meurt sous la torture, pour ne pas trahir ses camarades, ce n’est pas

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quatre éléments de comparaison (un monde parfait, Dieu, ses commandements­, la sainteté), les bêtes n’ont aucune idée. Certaines d’entre elles sont capables de compassion, d’empathie, de partage, peut-être même d’être heurtées par une injustice ; mais elles n’ont vraisemblablement aucune idée de quelque sainteté ou divinité que ce soit. Bref, elles ignorent tout du mal métaphysique, et presque tout du mal moral, qu’elles ne pensent pas, en tout cas, comme péché. Alors que le mal physique – la souffrance – les atteint tout autant que nous, du moins à proportion de leur conscience ! Je ne sais pas ce que peut être la souffrance d’un insecte, mais je n’ai aucun doute que celle d’un singe ou d’un chien est très proche de la nôtre.


Le Mal existe-t-il ? Première partie

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Dans un siècle bien parti pour être aussi prodigue en massacres que le précédent, nul ne doute que le mal existe. Ni que pour qualifier les actes de barbarie sur un enfant ou les tortures dans les prisons de Bachar al-Assad, on ne puisse

Le Mal existe-t-il ?

The Rope, 2015 © Dara Scully

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faire autrement qu’en appeler à lui, avec ou sans majuscule. Sans être assuré pour autant de savoir de quoi l’on parle. Car depuis 2 500 ans que la question de sa nature hante l’Occident, les philosophes, de Platon à Arendt, n’ont pas épuisé le sujet, et il y a toujours dans le mal une radicalité qui résiste à l’explication.


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Peut-on comprendre le mal ?

« Nous savons que souvent un mal cause un bien, auquel on ne serait point arrivé sans ce mal » Georg Wilhelm Leibniz, Essais de théodicée, GF-Flammarion, 1969, p. 109.

Citations

{ C IT A T IO N S }

Peut-on comprendre le mal ?

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« Beaucoup de biens seraient supprimés si Dieu ne permettait que se produise aucun mal »

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Thomas d’Aquin, Somme théologique, trad. A.-M. Roguet, Cerf, 1984, p. 496.

« Il faut que, si les faits l’accusent, les effets l’excusent » Nicolas Machiavel, Discours sur la première décade de Tite-Live, trad. C. Bec, in Œuvres, « Bouquins », Robert Laffont, 1996, p. 208.

« La manière dont le mal s’est introduit sous l’empire d’un souverain être infiniment bon, infiniment saint, infiniment puissant, est non seulement inexplicable, mais même incompréhensible » Pierre Bayle, Dictionnaire historique et critique, Slatkine, 1969, p. 479.


Voltaire, Poème sur le désastre de Lisbonne, in Mélanges, La Pléiade, Gallimard, 1961, p. 307

Lactance, La Colère de Dieu, trad. C. Ingremeau, Cerf, 1982, p. 161.

« Tout un monde de douleur, de misère et de solitude bafoue la vie telle qu’elle devrait être »

Peut-on comprendre le mal ?

« Vous criez : “Tout est bien” d’une voix lamentable, L’univers vous dément, et votre propre cœur Cent fois de votre esprit a réfuté l’erreur. Éléments, animaux, humains, tout est en guerre. Il le faut avouer, le mal est sur la terre : Son principe secret ne nous est point connu. »

Citations

« Si l’on supprime les maux, on supprime également la sagesse, et il ne reste en l’homme nulle trace de vertu, dont la raison d’être consiste à supporter et à surmonter l’amertume des maux »

Bertrand Russell, Autobiographie, trad. M. Berveiller, Les Belles Lettres, 2012, p. 9.

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Hans Jonas, Le Concept de Dieu après Auschwitz, trad. P. Ivernel, Rivages, 1994, p. 33.

« Le mal dans l’univers, y compris le mal moral, doit être compris, et l’esprit pensant doit se réconcilier avec le négatif. C’est dans l’histoire universelle que le Mal s’étale massivement devant nos yeux, et en fait, nulle part ailleurs l’exigence d’une telle connaissance conciliatrice n’est ressentie aussi impérieusement que dans l’histoire. » Georg Wilhelm Friedrich Hegel, La Raison dans l’Histoire. Introduction à la philosophie de l’Histoire, trad. K. Papaioannou, 10/18, 1965, p. 67.

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« Si Dieu, d’une certaine manière et à un certain degré, doit être intelligible (et nous sommes obligés de nous y tenir), alors il faut que sa bonté soit compatible avec l’existence du mal, et il n’en va de la sorte que s’il n’est pas tout-puissant. C’est alors seulement que nous pouvons maintenir qu’il est compréhensible et bon, malgré le mal qu’il y a dans le monde »


Peut-on aimer faire le mal ? Troisième partie

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Si les sadiques, tortionnaires et tueurs en série éprouvent du plaisir à faire le mal et se repaissent de la douleur comme d’autres du plaisir, bien plus nombreux et dangereux sont les vertueux qui mettent à mort au nom d’un monde

Peut-on aimer faire le mal ?

The Mother, 2015 © Dara Scully

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meilleur. Et il n’est pas nécessaire d’aller jusque chez Daech pour les identifier : ils battent le pavé tous les jours sur Twitter et autres réseaux sociaux, jamais en retard d’une dénonciation haineuse et toujours prêts au sacrifice d’un bouc émissaire. Au nom du Bien.


© Xxxxxxxxxxxxxxxxx

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Dix figures du mal

Peut-on aimer faire le mal ?


Délivrez-nous du mal Citations

« Le mal est aisé, il y en a une infinité ; le bien, presque unique » Blaise Pascal, Pensées, Le Livre de poche, 2000, p. 319.

{ C IT A T IO N S }

Délivrez-nous du mal 72

« Pour l’action, le mal est avant tout ce qui ne devrait pas être, mais doit être combattu »

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Paul Ricœur, Le Mal. Un défi à la philosophie et à la théologie, Labor et Fides, 2004, p. 59.

« La violence appelle la violence. Mais il faut arrêter cette réaction en chaîne. La justice est ainsi. Telle est du moins sa mission une fois que le mal est commis. L’humanité naît dans l’homme à mesure qu’il sait réduire les offenses mortelles à des litiges d’ordre civil, à mesure que punir se ramène à réparer ce qui est réparable et à rééduquer le méchant. Il ne faut pas à l’homme une justice sans passion seulement. Il nous faut une justice sans bourreau. » Emmanuel Levinas, « La loi du talion » in Difficile Liberté, Le Livre de poche, 1976, p. 209.

« On châtie et on oblige à réparation ceux qui commettent des actions perverses, à moins qu’ils n’aient agi sous la contrainte ou par une ignorance dont ils ne sont pas eux-mêmes cause » Aristote, Éthique à Nicomaque, trad. J. Tricot, Vrin, 1990, p. 141.


Emmanuel Kant, La Religion dans les limites de la simple raison, trad. J. Gibelin révisée par M. Naar, Vrin, 2016, p. 114.

« La vengeance se distingue de la punition en ce que l’une est une réparation obtenue par un acte de la partie lésée, tandis que l’autre est l’œuvre d’un juge. C’est pourquoi il faut que la réparation soit effectuée à titre de punition, car, dans la vengeance, la passion joue son rôle et le droit se trouve ainsi troublé »

Délivrez-nous du mal

« En l’homme qui malgré la corruption de son cœur garde encore la bonne volonté, demeure l’espérance d’un retour au bien dont il s’est écarté »

Citations

Georg Wilhelm Friedrich Hegel, in Propédeutique philosophique, trad. M. de Gandillac, Éditions de Minuit, 1963, p. 53.

« Le pardon, s’il y en a, ne doit et ne peut pardonner que l’impardonnable, l’inexpiable – et donc faire l’impossible » Jacques Derrida, Pardonner. L’impardonnable et l’imprescriptible, Galilée, 2012, p. 28.

Marc Aurèle, Pensées, in Les Stoïciens, II, trad. E. Bréhier, Tel, Gallimard, 1962, p. 1186.

« C’est un élément structurel du domaine des affaires humaines, que les hommes soient incapables de pardonner ce qu’ils ne peuvent punir, et qu’ils soient incapables de punir ce qui se révèle impardonnable » Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, trad. G. Fradier, Calmann-Lévy, 1961, p. 307.

« Qui vit sous la conduite de la raison s’efforce autant qu’il peut, face à la Haine, à la Colère, à la Mésestime, etc., d’autrui envers lui, de les compenser en retour par l’Amour, autrement dit par la Générosité » Baruch Spinoza, Éthique, trad. B. Pautrat, Points Essais, Seuil, p. 415.

« La question du bien et du mal demeure un chaos indébrouillable pour ceux qui cherchent de bonne foi ; c’est un jeu d’esprit pour ceux qui disputent, ils sont des forçats qui jouent avec leurs chaînes » Voltaire, Dictionnaire philosophique, GF-Flammarion, 2010, p. 139.

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« Si nous jugeons que seules les choses qui dépendent de nous sont des biens et des maux, il ne reste aucun motif d’accuser les dieux ni de nous maintenir en état de guerre contre les hommes »

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culture CAHIER

LES SUPERHÉROS ONT LA VIE DURE


culture CAHIER

Figures marginales de la culture populaire nées dans les comics des années 1940, les superhéros s’avèrent doués d’une plasticité narrative qui leur assure une étonnante longévité. Voilà que leurs avatars modernes règnent aujourd’hui sur l’industrie du cinéma, comme le montre le succès du dernier-né de la franchise Marvel, Black Panther. Souvent taxés de figures simplistes, figeant des fantasmes adolescents, qui sont ces héros devenus des références dominantes et majoritaires ? Le philosophe Tristan Garcia met au jour ce que cette fascination dit de nos sociétés.

ENTRETIEN AVEC TRISTAN GARCIA Propos recueillis par Octave Larmagnac-Matheron

Quels sont vos superhéros préférés ?

© Eric Curtis

TRISTAN GARCIA Tout superhéros connaît de multiples incarnations.
Le système américain de licence a permis l’émergence de personnages qui ont presque toujours échappé à leurs créateurs. Ils ont évolué de génération en génération, changeant de dessinateur, de scénariste, passant du papier à la télévision, de la télévision au cinéma, puis au jeu vidéo et dans les fictions conçues par les fans.
Pour

Les photographies illustrant cet article sont extraites de la série « Fallen Superheroes » par Eric Curtis.

cette raison, il n’existe jamais de version définitive d’un personnage. Il faut toujours discuter d’une occurrence particulière, d’une interprétation donnée par un artiste de l’idée générale de tel superhéros. C’est le principe à l’œuvre dans ce genre : un superhéros est un ensemble variable d’attributs (sa naissance, son costume, ses pouvoirs, ses acolytes, ses ennemis jurés) qui, pour une part, sont rigides et déterminés une fois pour toutes, pour une autre part sont variables, soumis à révision et à réinterprétation suivant les modes et les époques. Le superhéros n’a pas d’essence. Il n’est pas une Idée fixe. C’est plutôt un prototype en mouvement qui, de proche en proche, évolue.
 Mes goûts me portent plutôt vers des versions dessinées de superhéros : le Plastic Man de Jack Cole, parce qu’il incarne à merveille cette plasticité du héros et la rend littérale ; la plupart des créations de Kirby et Ditko, les deux grands maîtres dessinateurs de la firme Marvel. En particulier le Docteur Strange de Steve Ditko, parce qu’il est une sorte de super­héros de la pensée, qui s’aventure dans

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culture

KUPKA, PEINTRE DES CONCEPTS

CAHIER

Au début du XXe siècle, František Kupka invente un langage, jouant avec les lignes, les couleurs et les plans. Ses créations, au croisement de la science et de la métaphysique, révolutionnent l’art moderne. Une foisonnante exposition rend hommage à cet artiste majeur, à Paris au Grand Palais *.

bstraire, c’est éliminer », écrit František Kupka (1871-1957). En un aphorisme, celui qui fut un pionnier de l’abstraction encapsule le parcours d’une vie, celle d’un des artistes majeurs du xxe siècle. Maître radical, érudit sans chapelle, le peintre tchèque est l’un des premiers à exposer des œuvres non figuratives en France. Éduqué dans la Bohême des Habsbourg, Kupka fraye avec les philosophes à une époque où les révolutions intellectuelles et scientifiques, notamment celle menée par Freud, bouleversent le monde de la pensée et l’histoire des représentations. Il s’en inspire, convaincu que « l’art du peintre, c’est de revêtir de formes plastiques les événements qui se déroulent dans l’âme humaine – être poète créateur, enrichir la vie d’aspects nouveaux ». Kupka porte l’héritage du symbolisme viennois, qui fait de l’artiste un « mage » doué de visions ; il partage le goût de l’époque pour

l’occultisme et la théosophie, qui connaît son âge d’or. Ce courant spiritualiste syncrétique, new age avant l’heure, soutient qu’il n’y a pas de « religion supérieure à la vérité ». Croyant à la réincarnation, il place l’homme au centre de l’univers et favorise l’étude des sciences pour la recherche de principes universels. Le mouvement connaît un franc succès parmi les artistes tels James Ensor, Vassily Kandinsky, Franz Kafka et František Kupka. Dès 1899, ce dernier dessine à la craie et au fusain une représentation de lui-même observant, agenouillé, nu, les reflets au fond d’un lac de montagne : Méditation. Le motif renvoie aux représentations symbolistes mais il évoque aussi un moment de la vie de Nietzsche, l’auteur du Gai Savoir (1882). Observant un tourbillon de brume qui serpente, immuable et mouvant, entre les cimes des montagnes de Sils-Maria en Suisse, le philosophe conçoit l’idée d’un « éternel retour » ; il acquiert l’intuition que le cosmos est animé d’un mouvement cyclique, que tout a déjà eu lieu. Plus qu’une vérité, cette expérience de pensée est une célébration de l’éternité ici-bas, après la

Les Touches de piano. Le Lac (1909, huile sur toile, 79 x 72 cm), exposé à la Národní Galerie v Praze (« galeries nationales à Prague »).

* Kupka. Pionnier de l’abstraction. Jusqu’au 30 juillet, aux Galeries nationales du Grand Palais, à Paris.

PAR CÉDRIC ENJALBERT

© ADAGP, Paris, 2018 © National Gallery in Prague, 2018.

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PHILOSOPHIE MAGAZINE HORS-SÉRIE

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