Il a inventé les algorithmes ! Par Michel Serres Le plus grand penseur tragique Par André Comte-Sponville Comment on se trompe soi-même Par Antoine Compagnon
« Un milieu entre rien et tout » La condition humaine ` « La justice sans la force... » La comédie du pouvoir « Le moi est haïssable » Bas les masques !
BLAISE
« Le cœur a ses raisons… » La foi et le doute
PASCAL L’homme face à l’infini
Et aussi : Laurence Devillairs, Jean-Pierre Dupuy, Claude Habib, Jacques Julliard, Étienne Klein, Laurence Plazenet, Michel Schneider… L 17892 - 42 H - F: 7,90 € - RD France : 7,90 € / Andorre : 7,90 € / Belgique-Luxembourg-Portugal : 8,90 € / Allemagne : 9,20 € / Suisse : 14,90 FS / Canada : 13,25 $CAN / TOM : 1100 CFP / DOM : 8,90 €
PHILOSOPHIE MAGAZINE HORS-SÉRIE
Ils ont contribué à ce numéro…
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ANDRÉ COMTE-SPONVILLE Philosophe. On lui doit notamment le Petit Traité des grandes vertus (PUF, 1998), L’Esprit de l’athéisme. Introduction à une spiritualité sans Dieu (Albin Michel, 2006 ; rééd. Livre de poche, 2010), Du tragique au matérialisme, et retour (PUF, 2015 ; rééd. 2018), et dernièrement Contre la peur, et cent autres propos (Albin Michel, 2019) et Du corps (Quadrige, PUF, 2019). Il voit en Pascal « le plus grand penseur tragique », pp. 10-16
JEAN-PIERRE DUPUY Philosophe, membre de l’Académie des tech nologies, professeur à l’université de Stanford (États-Unis), professeur émérite à Polytechnique. A publié Retour de Tchernobyl. Journal d’un homme en colère (Seuil, 2006), L’Avenir de l’économie. Sortir de l’écomystification (Flam marion, 2012) et La Guerre qui ne peut pas avoir lieu. Essai de métaphysique nucléaire (Desclée de Brouwer, 2019). Il envisage le premier essai atomique à la lumière du pari pascalien, pp. 111-113
PIERRE GUENANCIA Professeur de philosophie moderne à l’université de Bourgogne et co-fondateur de la revue Philosophie (Minuit). Il a publié Lire Descartes (Gallimard, 2000), Divertissements pascaliens (Hermann, 2011) et La Voie de la conscience : Husserl, Sartre, Merleau-Ponty, Ricœur (PUF, 2018). Il évoque les oppositions philosophiques entre Pascal et Descartes, pp. 96-97
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LAURENCE DEVILLAIRS Doyenne de la faculté de philosophie de l’Institut catholique de Paris, maîtresse de conférences. A notamment publié Un bonheur sans mesure (Albin Michel, 2017), Guérir la vie par la philosophie (PUF, 2017), René Descartes (Que sais-je ? PUF, 2013 ; rééd. 2018), Fénelon et Port-Royal (Classiques Garnier, 2017) et Les 100 citations de la philosophie (Que sais-je ? PUF, 2019). Elle aborde, à la lumière de Pascal, notre irré missible besoin de consolation, pp. 118-121
CLARA DEGIOVANNI Élève de l’ENS de Lyon. Après des études en sciences sociales, elle a entamé un master d’histoire de la philosophie à l’université JeanMoulin-Lyon-III. Elle a recueilli les propos d’Isabelle Moreau, pp. 38-39
ÉRIC FIAT Philosophe, professeur d’éthique médicale et hospitalière à l’université Paris-Est Marne-laVallée, et membre de l’Observatoire national de la fin de vie et de l’Institut Hannah-Arendt. Il est l’auteur de Corps et âme, ou Qu’un peu d’incar nation, ça peut pas faire de mal... (Cécile Defaut, 2015), de La Couleur du matin profond, dialogue avec Pierre Magnard (Les Petits Platons, 2013 ; rééd. 2019), et d’une Ode à la fatigue (L’Observatoire, 2018). Il met en lumière les ambivalences d’un Pascal moraliste, aussi intransigeant qu’indulgent, pp. 74-78
CLAUDE HABIB Professeure de littérature à l’université de la Sorbonne nouvelle. On lui doit plusieurs essais, dont Galanterie française (Gallimard, 2006), Le Goût de la vie commune (Flammarion, 2014 ; rééd. Champs, Flammarion, 2018), ou Comment peut-on être tolérant ? (Desclée de Brouwer, 2019). Elle a aussi codirigé, avec Philippe Raynaud, Malaise dans la civilité ? (Tempus, Perrin, 2012). Elle examine le thème pascalien de la tyrannie, pp. 68-70
© Claude Truong-Ngoc / Wikimedia Commons © DR / Desclée de Brouwer © DR / PUF © François Bouchon / Figarophoto /Albin Michel © PUF © CP © Hannah Assouline / Éditions de l’Observatoire © CP
Pascal
L’homme face à l’infini
ANTOINE COMPAGNON Essayiste, professeur au Collège de France. On lui doit notamment Les Antimodernes, de Joseph de Maistre à Roland Barthes (Gallimard, 2005 ; rééd ; Folio, Gallimard, 2016), La littérature, pour quoi faire ? (Collège de France/Fayard, 2007 ; rééd. Pluriel, 2018), et Les Chiffonniers de Paris (Gallimard, 2017). Il s’interroge sur la haine du moi qui transparaît dans les Pensées, pp. 40-46
OCTAVE LARMAGNAC-MATHERON Titulaire d’un master de philosophie contemporaine à Paris-I, il a collaboré à l’ensemble de ce numéro, a réalisé les entretiens avec Laurent Thirouin, pp. 102-110, et avec Laurence Pla zenet, pp. 122-130. Il a participé aux entretiens avec Antoine Compagnon, pp. 40-46 ; Éric Fiat, pp. 74-78 ; et Jacques Julliard, pp. 83-87
DENIS MOREAU Philosophe, professeur d’histoire de la philosophie moderne et de philosophie de la religion à l’université de Nantes, membre de l’Institut universitaire de France. Il a notamment publié Les Voies du salut. Un essai philosophique (Bayard, 2010), La Philosophie de Descartes. Repères (Vrin, 2016), et Y a-t-il une philosophie chrétienne ? Trois essais (Points, Seuil, 2019). Il combine ici son goût pour Pascal avec sa passion pour le rock’n’roll, pp. 57-58
LAURENCE PLAZENET Écrivaine et professeure de littérature française du xvii e siècle à l’université Clermont-Auvergne. Directrice du Centre international Blaise-Pascal, présidente de la Société des amis de Port-Royal. Auteure de romans, comme L’Amour seul (Albin Michel, 2005), La Blessure et la Soif (Gallimard, 2009) ou encore Disproportion de l’homme (Gallimard, 2010), ainsi que d’une anthologie, Port-Royal (Flammarion, 2012). Elle explore la fascination des écrivains pour le souvenir de Port-Royal, pp. 122-130
LAURENT THIROUIN Professeur de littérature à l’université LumièreLyon-2 et membre titulaire de l’Académie des sciences, belles-lettres et arts, de Lyon. Il a publié Le Hasard et les Règles. Le modèle du jeu dans la pensée de Pascal (Vrin, 1991 ; rééd. 2011) et Pascal ou le défaut de la méthode. Lecture des Pensées selon leur ordre (Champion, 2015). Il relit les Pensées à la lumière du thème souterrain du jeu, pp. 102-110
THIBAUT DE SAINT MAURICE Professeur de philosophie, chroniqueur sur France Inter. On lui doit Philosophie en séries, vol. 1 et Philosophie en séries – saison 2 (Ellipses, 2009 et 2010), ainsi que Des philosophes et des héros. Petite balade en philosophie à travers nos personnages favoris (First, 2019). Il aborde la place du divertissement dans les Pensées, pp. 59-61
MICHAEL WALZER Philosophe, professeur émérite à l’Institute for Advanced Study de Princeton (New Jersey). Il a notamment publié Sphères de justice. Une défense du pluralisme et de l’égalité (Seuil, 1997 ; rééd. 2013) et Dans l’ombre de Dieu. La politique et la Bible (Bayard, 2016). Il présente l’apport pascalien à sa théorie des sphères de justice, pp. 72-73
MICHEL SCHNEIDER Écrivain, musicologue et psychanalyste. Auteur notamment de Lacan : les années fauve (PUF, 2010 ; rééd. 2015), de Musiques de nuit (Odile Jacob, 2001), Marilyn, dernières séances (Grasset, 2006 ; rééd. Folio, Gallimard, 2008). On lui doit aussi plusieurs essais biographiques, dont Pascal (Buchet-Chastel, 2016). Il brosse un portrait psychologique de Pascal et de ses angoisses, pp. 50-56
FRANCIS WOLFF Philosophe, professeur émérite de l’ENS (Ulm). Il est l’auteur de Il n’y a pas d’amour parfait (Fayard, 2016), ou encore de Trois Utopies contemporaines (Fayard, 2017). Il questionne, dans le sillage de Pascal, l’impossibilité à définir le moi, pp. 47-49
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L’homme face à l’infini
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MICHEL SERRES Philosophe, membre de l’Académie française, il a enrichi de ses brillantes contributions Philosophie magazine depuis sa création. De son œuvre vaste et diverse on peut retenir plus récemment Hominescence (Le Pommier, 2001 ; rééd. 2015), Petite Poucette (Le Pommier, 2012), et tout dernièrement Morales espiègles (Le Pommier, 2019). Il nous a adressé, quelques semaines avant sa mort, une dernière contribution, dans laquelle il présente Pascal et Leibniz comme les inventeurs des algorithmes, pp. 100-101
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ÉTIENNE KLEIN Physicien et philosophe, directeur du Laboratoire de recherche sur les sciences de la matière (Larsim). On lui doit notamment Y a-t-il eu un instant zéro ? (Gallimard, 2015), Sauvons le progrès. Dialogue avec Denis Lafay (Aube, 2017), ou Matière à contredire, essai de philo-physique (L’Observatoire, 2018 ; rééd. Champs, Flammarion, 2019). Il dresse un portrait de Pascal en anticipateur du vide quantique, pp. 116-117
ISABELLE MOREAU Maîtresse de conférences à l’Institut d’histoire des représentations et des idées dans les modernités de l’ENS de Lyon. A dirigé Les Lumières en mouvement. La circulation des idées au xviii e siècle (ENS Éditions, 2009) et codirigé, avec Grégoire Holtz, « Parler librement ». La liberté de parole au tournant du xvi e et du xvii e siècle (ENS Éditions, 2005). Elle se penche sur les rapports complexes entre Pascal et Montaigne, pp. 38-39
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© Hannah Assouline / Opale via Leemage ©CP © Basso Cannarsa / Opale / Leemage © Hannah Assouline / Opale via Leemage © Catherine Hélie pour Gallimard © CP © CP © CP © Hannah Assouline / Opale / Leemage © DR © Patrice Normand / Leemage © Hannah Assouline/ Opale / Leemage
JACQUES JULLIARD Essayiste, historien, éditorialiste à Marianne. Sa bibliographie compte notamment La Gauche et le Peuple (avec Jean-Claude Michéa, Champs, Flammarion, 2017), Allons-nous sortir de l’His toire ? (Flammarion, 2019), et un livre d’entretiens avec Benoît Chantre, Le Choix de Pascal (Desclée de Brouwer, 2003). Il trouve dans Pascal une source pour refonder la gauche, pp. 83-87
© Liu Bolin, courtesy Galerie Paris-Beijing
© Bibliothèque du Patrimoine de Clermont Auvergne Métropole ; BOYER 2180
Pascal
L’homme face à l’infini
MENSUEL, 10 NUMÉROS PAR AN / Rédaction : 10, rue Ballu 75009 Paris / E-mail : redaction@philomag.com / Information lecteurs : 01 43 80 46 10 / www.philomag.com / Directeur de la rédaction : Alexandre Lacroix / Service abonnés : Philosophie magazine, 4, rue de Mouchy, 60438 Noailles Cedex – France (01 43 80 46 11), abo@ philomag.com / Offres d’abonnement : abo.philomag.com / Diffusion : Messageries lyonnaises de presse / Contact pour les réassorts diffuseurs : À Juste Titres (04 88 15 12 42 – Julien Tessier, j.tessier@ ajustetitres.fr)
EXTRAIT
« Cet effrayant génie… » François-René de Chateaubriand pp. 8-9
« Le plus grand penseur tragique » Entretien avec André Comte-Sponville pp. 10-16 La pensée de Pascal en un coup d’œil Par Michel Eltchaninoff
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pp. 18-21 chronologie
Un penseur réfractaire
Sommaire
pp. 22-28
Port-Royal et les Jansénistes Par Octave Larmagnac-Matheron pp. 29-30
« LE MOI EST HAÏSSABLE » Montaigne et Pascal. Le moi et le doute, ou la foi Par Isabelle Moreau pp. 38-39
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—
« Je ne sais qui m’a mis au monde » Pascal
pp. 40-46
p. 53
EXTRAIT
Sauf indication contraire, les références au texte des Pensées de Pascal sont issues de l’édition établie par Michel Le Guern pour la collection Folio Classique de Gallimard.
pp. 50-56
— Pauvre de moi… Entretien avec Antoine Compagnon —
Origine du papier : Suède Taux de fibres recyclées : 0 %. Certifié PEFC. Eutrophisation : 0,01 kg/t
Connaissance par les gouffres Par Michel Schneider
« Le moi est haïssable » Pascal p. 42
—
EXTRAIT
— Un texte qui balance Par Denis Moreau pp. 57-58
—
EXTRAIT
« Qu’est-ce que le moi ? » Pascal
EXTRAIT
Un roi sans divertissement Pascal
p. 44
p. 59
Le moi, l’amour, la justice : autant de leurres... Par Francis Wolff
— Un appel à se jouer de sa condition Par Thibaut de Saint Maurice
pp. 47-49
pp. 60-61
p. 68
« La vraie morale se moque de la morale » Entretien avec Éric Fiat pp. 74-78
pp. 96-97
EXTRAIT
EXTRAIT
—
— Les trois visages de la tyrannie Par Claude Habib
La double pensée Pascal
pp. 69-70
—
—
EXTRAIT
Hiérarchie des trois ordres Pascal p. 71
— Des trois ordres aux sphères de justice Par Michael Walzer pp. 72-73
Descartes et Pascal. La preuve et la foi Par Pierre Guenancia
p. 80 EXTRAIT
« L’imagination dispose de tout » Pascal p. 81
—
EXTRAIT
La loi est arbitraire ? C’est la coutume Pascal p. 82
— La comédie du pouvoir Entretien avec Jacques Julliard pp. 83-87
— Les carrosses à cinq sols Par Octave Larmagnac-Matheron pp. 88-89
—
Les deux infinis Pascal pp. 98-99
— Pascal et Leibniz ouvrent la voie des algorithmes Par Michel Serres pp. 100-101
— Faites vos jeux Entretien avec Laurent Thirouin pp. 102-110
—
EXTRAIT
Sacrément ridicules Pascal p. 105
—
EXTRAIT
Le pari de l’infini Pascal p. 108
— La possibilité du pire Par Jean-Pierre Dupuy pp. 111-113
EXTRAIT
Pascal
L’homme face à l’infini
Le cœur a ses raisons… Pascal p. 114
— Le cœur, clé du monde et de Dieu Par Octave Larmagnac-Matheron
Sommaire
EXTRAIT
Contre l’abus de position dominante Pascal
« UN MILIEU ENTRE RIEN ET TOUT »
p. 115
— Le vide et le néant Par Étienne Klein pp. 116-117
— « Notre besoin de consolation est impossible à rassasier » Par Laurence Devillairs pp. 118-121
— Port-Royal, des ruines relevées par les écrivains Entretien avec Laurence Plazenet Accompagné d’extraits de Claudel, Sainte-Beuve, Valéry, Voltaire… pp. 122-130
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« QUE LA FORCE SOIT JUSTE »
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© Laurent Rosset
Liu Bolin, Hiding in the city n°16, Civilian and Policeman #1, 2006
HORS-SÉRIE “PASCAL” Été 2019 / Rédacteur en chef : Sven Ortoli / Rédacteurs : Octave Larmagnac-Matheron, Clara Degiovanni / Secrétariat de rédaction : Vincent PASCAL, asssisté de Noël Foiry / Direction artistique : Jean-Patrice Wattinne / L’Éclaireur / Iconographie : Mika Sato / Couverture : © Ana Yael / Directeur de la publication : Fabrice Gerschel / Responsable administrative : Sophie Gamot-Darmon / Fabrication : Rivages / Impression : Roto France Impression, 25, rue de la Maison rouge, 77185 Lognes / Commission paritaire : 0521 D 88041 / ISSN : 2104-9246 / Dépôt légal : à parution / Philosophie magazine est édité par Philo Éditions SAS au capital de 340 200 euros, RCS Paris B 483 580 015 / Président : Fabrice Gerschel / Relations presse : Canetti Conseil (01 42 04 21 00), francoise. canetti@canetti.com / Publicité culturelle, commerciale, partenariats : Audrey Pilaire (01 71 18 16 08), apilaire@philomag.com / Imprimé en France, Printed in France / La rédaction n’est pas responsable des textes et documents qui lui sont envoyés. Ils ne seront pas rendus à leurs propriétaires /
Pascal
ENTRETIEN AVEC ANDRÉ COMTE-SPONVILLE Propos recueillis par Sven Ortoli
« Pascalien athée », le philosophe André Comte-Sponville salue en l’auteur des Pensées un penseur tragique. Chez ce philosophe à la première personne aux écrits traversés de fulgurances, il goûte la lucidité politique, la pénétration psychologique, et l’« incrédulité radicale et libératrice » en tous domaines – hormis Dieu.
Lucide, pessimiste, incrédule, mélancolique, angoissé, tragique, inquiet : quel mot qualifie le mieux Pascal ?
ANDRÉ COMTE-SPONVILLE \ Tous ces mots disent quelque chose de lui, et cela en fait déjà un auteur singulier ! Mais l’expression la plus juste est celle de Chateaubriand, qui
évoquait « l’effrayant génie » de Pascal [voir p. 9]. Effrayant d’abord par l’ampleur et la diversité de ses dons, véritablement exceptionnels (en mathématique, en physique, en philosophie, en psychologie, en littérature, en spiritualité…). Je ne vois guère que Leibniz, de ce point de vue, qui puisse lui être comparé, le génie
© Serge Picard / Agence VU / PUF
L’homme face à l’infini
10 « Le plus grand penseur tragique » PHILOSOPHIE MAGAZINE HORS-SÉRIE
« Le plus grand penseur tragique »
littéraire en moins. Mais Pascal est effrayant aussi, et surtout, par ce qu’il nous dit ! De ce point de vue, parmi les qualificatifs que vous proposez, « tragique » est sans doute celui qui le caractérise le mieux, ou qui va le plus directement à l’essentiel. Le philosophe espagnol Miguel de Unamuno [1864-1936] l’avait bien vu : Pascal est « le grand tragique » [in Le Sentiment tragique de la vie].
En quel sens ?
\ Le tragique, disait Aristote, c’est ce qui suscite la pitié ou l’effroi 1. Eh bien, voilà : Pascal est le plus grand penseur tragique (oui, plus grand encore que Nietzsche) parce qu’il montre, mieux qu’aucun autre, ce qu’il y a d’effrayant et de pitoyable dans la condition humaine ! Vous savez que je fais une distinction entre deux types de peur : la crainte et l’effroi. La crainte porte sur le possible, comme l’espérance, et c’est pourquoi les deux sont inséparables : « il n’y a point de crainte sans espérance ni d’espérance sans crainte », comme disait La Rochefoucauld dans ses Maximes, ou comme dit à peu près Spinoza dans l’Éthique 2. Vous craignez de tomber malade ? C’est donc que vous espérez rester en bonne santé. Vous espérez rester en bonne santé ? C’est donc que vous avez peur de tomber malade. Rien là de tragique : juste de petites craintes, de petits espoirs, au fond anecdotiques. Ce que j’entends par effroi, c’est autre chose : une peur qui ne porte pas sur le possible, comme la crainte, mais sur le réel, le nécessaire ou l’inévitable. Aussi l’effroi n’est-il nullement accompagné d’espoir (puisque ce qu’on redoute est déjà avéré), et c’est sans doute ce qui le caractérise le mieux : c’est une peur désespérée, ou désespérante. On n’est plus dans l’anecdote ! On est face à l’essentiel, qui est la condition
Pascal
L’homme face à l’infini
Introduction à une spiritualité sans Dieu (Albin Michel, 2006 ; rééd. Livre de poche, 2010), Du tragique au matérialisme, et retour (PUF, 2015 ; rééd. 2018), Contre la peur, et cent autres propos (Albin Michel, 2019).
« Qu’on s’imagine un nombre d’hommes dans les chaînes, et tous condamnés à la mort, dont les uns étant chaque jour égorgés à la vue des autres, ceux qui restent voient leur propre condition dans celle de leurs semblables, et, se regardant les uns et les autres avec douleur et sans espérance, attendent à leur tour. C’est l’image de la condition des hommes » [Pensées, 405]. Voltaire, lisant ce texte, objecte que « le sort naturel d’un homme n’est ni d’être enchaîné ni d’être égorgé ». Soit. C’est en quoi le texte de Pascal est métaphorique. Mais quant au fond ? Pascal nous dit en substance : « On va tous crever ! » Et Voltaire lui répond à peu près : « Tout de même, M. Pascal, vous exagérez… » Eh bien non, il n’exagère pas ! Il appuie simplement là où ça fait mal. On peut bien supprimer la métaphore, dont Voltaire trouve qu’elle « n’est pas juste ». Qu’est-ce que cela change à l’essentiel ? Rien, et c’est ce qu’indique un autre fragment, cette fois sans métaphore aucune, du moins s’agissant du trépas : « Le dernier acte est sanglant, quelque belle que soit la comédie en tout le reste. On jette enfin de la terre sur la tête et en voilà pour jamais » [154]. Il n’y a pas que la mort qui soit tragique ou source d’effroi, au sens où je prends le mot. Par exemple, quand Pascal écrit superbement : « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie » [187]. Espère-t-il que ces espaces vont se mettre à parler ? Évidemment pas ! Ce n’est pas une crainte, c’est un effroi. De même quand il écrit, à propos de notre désir de bonheur : « Nous ne vivons jamais, nous espérons de vivre », si bien que « nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais » [43]. Cet « inévitable », par définition, ne laisse rien à espérer, du moins pour cette vie ! On va d’espoir en déception, de déception en nouvel espoir, « et ainsi le présent ne nous satisfaisant jamais, l’expérience nous pipe, et de malheur en malheur nous mène 1. « La tragédie est l’imitation d’une action grave et complète […] opérant par la pitié et la terreur la purgation des passions de la même nature », Aristote, Poétique. 2. « Il n’est pas donné d’espoir sans crainte, ni de crainte sans espoir ».
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hilosophe. On lui doit notamment le Petit Traité des grandes vertus (PUF, 1998, prix La Bruyère de l’Académie française), Le capitalisme est-il moral ? (Albin Michel, 2004 ; rééd. Livre de poche, 2006), L’Esprit de l’athéisme.
« Le plus grand penseur tragique »
P
humaine. Par exemple, si je vous dis : « J’ai peur de mourir d’un cancer » ; vous me répondrez : « Vous espérez donc mourir d’autre chose », et vous aurez raison. Pas d’espoir sans crainte, pas de crainte sans espoir. Mais si je vous dis : « J’ai peur de la mort », vous n’allez pas me dire : « Vous espérez donc ne pas mourir… » Bien sûr que non ! Je sais bien que je mourrai ! La peur de la mort n’est accompagnée d’aucun espoir, du moins dans l’immanence : ce n’est pas une crainte, dans mon langage, c’est un effroi. Pascal, sans utiliser ce dernier mot, l’exprime violemment :
PHILOSOPHIE MAGAZINE HORS-SÉRIE
ANDRÉ COMTE-SPONVILLE
Pascal
L’homme face à l’infini
Et moi, et moi, émois… Le monde est peuplé de milliards de moi qui veulent chacun « se faire le centre de tout ». Il en résulte que « chaque moi est l’ennemi et voudrait être le tyran de tous les autres ». Pure
illusion de l’imagination et passion l’amour-propre pousse les hommes à paraître plutôt qu’à être, à rêver leur vie plutôt qu’à la vivre. Et c’est par amour de soi qu’il faut le haïr.
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Série « Tu es l’air »; © Meyer / Tendance Floue
abusant autrui autant que soi-même,
« Le moi est haïssable »
« Le moi est haïssable »
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PARTIE I
Pascal
L’homme face à l’infini
« Ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste » Pensées, 94.
« La justice sans la force est impuissante ; la force sans la justice est tyrannique »
« Il n’est pas nécessaire, parce que vous êtes duc, que je vous estime ; mais il est nécessaire que je vous salue » Deuxième Discours sur la condition des grands.
« Tous les hommes se haïssent naturellement l’un l’autre » Pensées, 196.
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« “Ce chien est à moi”, disaient ces pauvres enfants. “C’est là ma place au soleil.” Voilà le commencement et l’image de l’usurpation de toute la terre » Pensées, 60.
Sunday Best, 1994 © Courtesy of William Wegman
« Que la force soit juste »
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Pensées, 94.
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« Que la force soit juste »
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Pascal L’homme face à l’infini
Pascal
L’homme face à l’infini
Pascal, selon l’abbé Jean-Jacques Boileau, « croyait toujours voir un abîme à son côté gauche et y faisait mettre une chaise pour se rassurer. » Étrange phobie d’un homme hanté par le vide, dont il cherche la présence aussi bien dans l’univers que dans les paroles
creuses dont l’habille son époque – « la nature a horreur du vide ». Étrange et génial Pascal qui fait d’une
« Un milieu entre rien et tout »
« Un milieu entre rien et tout »
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PARTIE III
catégorie métaphysique une réalité abstraction mathématique – le révélateur de la disproportion de l’homme.
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© Laurent Rosset
expérimentale, et du vide – ni néant ni
Pascal
Lorem etur susandis il illiti ?
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Pascal et Leibniz ouvrent la voie des algorithmes PAR MICHEL SERRES
PHILOSOPHIE MAGAZINE HORS-SÉRIE
© Serge Picard / Agence VU
Propos recueillis par Sven Ortoli
Dans le dernier texte pour la presse qu'il nous a adressé mi-mai, Michel Serres nous entretient de Pascal et Leibniz. Inventeurs des algorithmes, ces penseurs de l’infinitude et du décentrement ont, dit-il, infléchi l’histoire des mathématiques dans une direction inédite, qui a façonné le monde contemporain.
P
our comprendre la nature des liens qui unissent Pascal et Leibniz, il faut en préambule se demander ce qu’il y a de commun entre le Pascal mathématicien et physicien et le Pascal philosophe et théologien. Le fameux texte, si souvent mal compris, sur les deux infinis montre, me semble-t-il, qu’il s’agit de la recherche du point fixe. Dans l’espace comme sur une droite, nous sommes incapables de déterminer un point central, un point de référence. Ce constat théorique se traduit, pratiquement, dans la vision pascalienne de l’astronomie. Les historiens des sciences ont souvent dit que Pascal, comme Leibniz d’ailleurs, n’avait pas accepté la révolution copernicienne de l’héliocentrisme parce qu’il avait peur de l’Église. C’est absurde ! En réalité, si Pascal pense que l’hypothèse héliocentrique est
Philosophie magazine entretenait depuis des années une relation privilégiée avec le plus encyclopédique des philosophes français. Avec Michel Serres, nous avions conçu ce hors-série.
SERRES LIT TINTIN
Les Bijoux de la Castafiore, ou la communication impossible
Rencontre avec les « Petites Poucettes » Le Grand Récit, du big bang à l’homme de demain Sauve qui peut la Terre : pour un contrat avec la Nature
LE MONDE SELON
MICHEL
SERRES Cervantès, Jules Verne, Leibniz, Pascal... Michel Serres nous ouvre sa bibliothèque
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