Hors-série Sagesses du monde

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« La sagesse est un mot dangereux »

La mort à Samarcande

La leçon de vie de Jean-Claude Carrière

Ruser avec le destin, par Tobie Nathan

« Épouser le cours des choses »

Pourquoi les Amérindiens inspirent le combat écologique

La pensée indienne selon Françoise Dastur

par Francis Geffard

Heidegger et le Tao, Nietzsche et Zarathoustra…

Sagesses du monde

INDE, CHINE, JAPON, AMÉRIQUES ET AFRIQUE... France : 7,90 € / Andorre : 7,90 € / Belgique-Luxembourg-Portugal : 8,90 € / Allemagne : 9,20 € / Suisse : 14,90 FS / Canada : 13,25 $CAN / COM : 1 100 XPF / DOM : 8,90 € / Maroc : 90 DH

CAHIER CULTURE

Deux expos en vue

L 17892 - 44 H - F: 7,90 € - RD

Le hasard à Marseille. Pierre Soulages au Louvre.


Si la sagesse m’était contée…

L

e vieux sage venu d’Orient, écrit Gilles Deleuze, pense peut-être par Figure, tandis que le philosophe invente et pense le Concept. » Ici la philosophie, là-bas la sagesse ? C’est vrai et faux. Faux parce que les pensées et les philosophies d’ailleurs n’ont pas attendu Platon ou Aristote pour déchiffrer le monde, fonder une éthique, réfléchir sur le temps et explorer le sens de la vie. Elles l’ont fait selon des modalités différentes, en particulier religieuses, mais sans bouder le concept : questionnant le Néant plutôt que l’Être et préférant au moi souverain du Cogito cartésien, le soi, entre âme du monde et conscience individuelle. Schopenhauer comme Heidegger y ont trouvé, l’un dans les Upanishads, l’autre dans le Tao, de quoi alimenter leurs intuitions philosophiques, en observant ce que Françoise Dastur appelle des « points de résonance », des passerelles entre des approches différentes, mais pas incompatibles. Vrai parce que les traditions de pensée non occidentales utilisent plus volontiers des récits et des figures : épopée hindouiste, chants des Veda, koan zen, contes persans, dits soufistes, allégories taoïstes, légendes amérindiennes… Tous ces récits racontent, SVEN ORTOLI personnages à l’appui, comment négocier avec les puissances RÉDACTEUR EN CHEF invisibles, explorer le désir et l’amour ou s’inscrire dans un ordre cosmique. Ils disent comment Femme-Bison-Blanc expliqua aux indiens Lakota qu’ils forment un tout avec la Terre, le Ciel et tous les êtres vivants. Ils affirment bien avant Leibniz, et avec plus d’humour, qu’il faut accepter ce qui vient : « tout est pour le mieux », répète Anirouttar, ministre du roi tamoul de Darmapouri ; leitmotiv qui agace son monarque au point de précipiter son ministre dans un puits… l’abritant involontairement d’une avanie bien pire. Et la sagesse… ? « L’homme véritable trouve la paix céleste dans le Tao seul. Écartant la sagesse, oublieux des formes, hors du souci de soi », écrit Jia Yi, un lettré exilé au ii e siècle av. J.-C., dans le poème de la Chouette. Plus sagement peut-être, les Mille et Une Nuits témoigne de ce que notre inéluctable finitude peut être conjurée, au moins provisoirement, par l’infini des récits. La mort attend toujours à Samarcande, mais qui est obligé d’y aller en courant ? © Charles Fréger

Édito

3

«


JEAN-CLAUDE CARRIÈRE Écrivain et scénariste, il a longtemps collaboré avec le réalisateur Luis Buñuel, et a écrit des scénarios pour Louis Malle, Jean-Luc Godard, Milos Forman, Philippe Garrel, Nagisa Oshima, etc. On lui doit aussi plusieurs adaptations au théâtre avec le metteur en scène Peter Brook (Le Mahabharata, La Conférence des oiseaux…). Il est notamment l’auteur de La Controverse de Valladolid (Pré-aux-Clercs, 1992 ; rééd. Flammarion, 2018), d’un Dictionnaire amoureux de l’Inde (Plon, 2001 ; rééd. 2014), et plus récemment de La Vallée du néant (Odile Jacob, 2019). Il a compilé des récits philosophiques du monde entier dans les deux volumes du Cercle des menteurs (Plon, 1999 et 2008). Il voit dans les contes une invitation à découvrir qui l’on est vraiment, pp. 8-13.

FRANÇOISE DASTUR Philosophe et traductrice, elle est pro­ fesseure émérite de l’université de NiceSophia-Antipolis. Spécialiste notamment de phénoménologie, elle a écrit des ouvrages éclairants sur des auteurs complexes : Husserl. Des mathématiques à l’histoire (PUF, 1995 ; rééd. 1999), Heidegger et la question du temps (PUF, 2011), ou Chair et langage. Essais sur MerleauPonty (Encre marine, 2001 ; rééd. 2016). Dernier ouvrage paru : Figures du néant et de la négation entre Orient et Occident (Encre Marine, 2018). Elle explore les conceptions indiennes du temps, de la mort et du destin, pp. 42-48.

FRANCIS GEFFARD Directeur de collections (Terre Indienne, Terres d’Amérique) chez Albin Michel, PDG de la librairie Millepages à Vincennes, et fondateur du Festival America (bisannuel) des littératures et cultures d’Amérique du nord, il a dirigé avec Michel Le Bris la publication de Indiens des plaines. Les peuples du bison (Hoëbeke, 2001). Il analyse la place de la spiritualité amérindienne dans les mouvements écologistes contemporains, pp. 67-70.

CLARA DEGIOVANNI Après des études en sciences sociales à l’École normale supérieure de Lyon, elle a entamé un master d’histoire de la philosophie à l’université Jean-­Moulin-Lyon-III, puis à Paris-I. Elle confronte le Zarathoustra de Nietzsche à la figure historique de Zoroastre, pp. 72-73.

CÉDRIC ENJALBERT Après un master de philosophie politique et une maîtrise de lettres, diplômé du Centre de formation et de perfectionnement des journalistes (CFPJ), il a pris en charge le site Web et les pages culture de Philosophie magazine. Il a réalisé l’ensemble du cahier Culture consacré aux expositions Par Hasard à Marseille et Pierre Soulages au Louvre, pp. 81-98.

ÉRIC GEOFFROY Fondateur et président de la fondation Conscience soufie, il enseigne l’islamologie à l’université de Strasbourg. Il a notamment écrit Le Soufisme. Voie intérieure de l’islam (Points, Seuil, 2009), L’islam sera spirituel ou ne sera plus (Seuil, 2009 ; rééd. 2016), et Un éblouissement sans fin. La poésie dans le soufisme (Seuil, 2014).

OCTAVE LARMAGNACMATHERON Titulaire d’un master de philosophie con­ temporaine à Paris-I, il est rédacteur des hors-série de Philosophie magazine, en formation au CFPJ. Il a contribué à l’ensemble de ce numéro, a rédigé des éclairages sur le brahmanisme (p. 35), le bouddhisme (p. 49), la Conférence des oiseaux (pp. 56-57) et la Bhagavad-Gita (pp. 36-37). Il s’est également penché sur le rapport de Heidegger au taoïsme (pp. 26-27) et sur l’influence de la pensée indienne sur Schopenhauer (pp. 50-51).

ALEXIS LAVIS Philosophe, spécialiste des pensées d’Asie, il a notamment traduit, aux Presses du Châtelet, L’Art de la guerre de Sunzi (2009), La Voie du Samouraï (Hagakure) de Yamamoto Tsunetomo (2010) ou encore La Bhagavadgîta (2011). Il a aussi publié des essais, comme L’Espace de la pensée chinoise (Oxus, 2010), Paroles de sages chinois (Seuil, 2013) et La Conscience à l’épreuve de l’éveil (Cerf, 2018). Il éclaire le sens de différents contes, poèmes et traités de sagesse asiatiques (pp. 24-25, 28-29, 53, 74-75).

TOBIE NATHAN Psychologue, ethnopsychiatre, essayiste et romancier, il tient une chronique régulière dans Philosophie magazine, « Ethnomythologies ». Il a créé la première consultation d’ethnopsychiatrie en France, en 1979, à l’hôpital Avicenne de Bobigny, et fondé en 1993 le Centre Georges-Devereux, qui accueille à Paris des patients migrants. Il a obtenu le prix Femina essai 2012 pour EthnoRoman (Grasset, 2012) et a notamment publié en 2017 un essai sur la radicalisation, Les Âmes errantes (L’Iconoclaste, 2017 ; rééd. Livre de poche, 2019). Dernier ouvrage paru : L’Évangile selon Youri (Stock, 2018). Il trouve dans les Mille et Une Nuits un manuel thérapeutique notamment pour prendre en charge les patients qui se pensent possédés par des esprits, pp. 62-65.

CHARLES STÉPANOFF Ethnologue, maître de conférences à l’École pratique des hautes études (chaire « Religions de l’Asie septentrionale et de l’Arctique ») et membre du Laboratoire d’anthropologie sociale du Collège de France. Il a récemment publié Voyager dans l’invisible. Techniques chamaniques de l’imagination (Les Empêcheurs de penser en rond, 2019). Il partage un chant chamanique recueilli lors d’une expédition en Sibérie, p. 71.

YSÉ TARDAN-MASQUELIER Historienne et anthropologue des religions, professeure à l’université Paris IV-Sorbonne et à l’Institut catholique de Paris, directrice de projets de l’École française de yoga. Elle est notamment l’auteure de L’Esprit du yoga (Albin Michel, 2005 ; rééd. 2014), Un milliard d’hindous. Histoire, croyances, mutations (Albin Michel, 2007 ; rééd. 2013), Les Maîtres des Upanishads. La sagesse qui libère (Points, 2014). Elle commente un extrait des Upanishads sur le thème du souffle, pp. 32-33.

© DRFP / OdileJacob © CP © CP © Nikolai Saoulski © Abdou Diori © Jean-Luc Bertini / Éditions Albin Michel © CP © CP © Philippe Matsas / Éditions Stock © Olivier Roller / Éditions La Découverte © CC BY-SA 4.0

SAGESSES DU MONDE

4 Ils ont contribué à ce numéro PHILOSOPHIE MAGAZINE HORS-SÉRIE

Ils ont contribué à ce numéro

Son dernier ouvrage, à paraître le 26 février, s’intitule Allah au féminin. Le féminin et la femme dans la tradition soufie (Albin Michel, 2020). Il se penche sur l’histoire de la spiritualité soufie, et sur son apport pour repenser l’islam aujourd’hui, pp. 18-23.


SAGESSES DU MONDE

BIENVENUE DANS LE CERCLE DES MENTEURS Entretien avec Jean-Claude Carrière pp. 8-13

CITATIONS

CONTE JAPONAIS

CITATIONS

EXTRAIT

pp. 16-17

Le cadeau d’insulte Commenté par Alexis Lavis

pp. 40-41

Hagakure, la voie du samouraï Yamamoto Tsunetomo

— Le soufisme, une sagesse initiatique Entretien avec Éric Geoffroy

Sommaire

p. 29

— L’être, le néant et le temps Entretien avec Françoise Dastur

CONTE SOUFI

pp. 42-48

Erreur d’aiguillage

pp. 18-23

p. 30

CONTE SOUFI

La sagesse des idiots Idries Shah

CONTE ARABE

p. 20

Aspire la sagesse à pleins poumons ! Commenté par Tobie Nathan

CONTE SOUFI

p. 31

Le meilleur des bons à rien est excellent Abdul-Hamid Khan de Qandahar —

L’incomparable légèreté de l’être Liezi

p. 49

— Schopenhauer et la pensée indienne Par Octave LarmagnacMatheron

CONTE TAMOUL

pp. 50-51

p. 24

POÈME CHINOIS

p. 34

p. 25

— Heidegger en chemin avec le Tao Par Octave LarmagnacMatheron pp. 26-27

EXTRAIT

Le Tao, source de la source Lao-Tzeu

p. 47

Tout est pour le mieux Commenté par Françoise Dastur

Bienheureuse déchéance Jia Yi

Le nuage messager Kalidasa

EXTRAIT

pp. 32-33

CONTE CHINOIS

CONTE INDIEN

— Bouddha, l’Éveillé Par Octave LarmagnacMatheron

Le corps au cœur des Upanishads Commenté par Ysé Tardan-Masquelier

p. 23

PHILOSOPHIE MAGAZINE HORS-SÉRIE

LE TEMPS, LA MORT ET LE DESTIN

— Les Veda, aux sources de la pensée indienne Par Octave LarmagnacMatheron

p. 53

CONTE ARABE

La Mort à Samarcande Commenté par Tobie Nathan pp. 54-55

LA CONFÉRENCE DES OISEAUX

ou la rencontre avec soi-même Par Octave LarmagnacMatheron pp. 56-57

CONTE BOUDDHISTE

La vieille mère et son fils mort p. 52

p. 35

BHAGAVAD-GITA

La sagesse du non-agir Par Octave LarmagnacMatheron pp. 36-37

p. 28

MENSUEL, 10 NUMÉROS PAR AN / Rédaction : 10, rue Ballu 75009 Paris / E-mail : redaction@philomag.com / Information lecteurs : 01 43 80 46 10 / www. philomag.com / Directeur de la rédaction : Alexandre Lacroix / Service abonnés : Philosophie magazine, 4, rue de Mouchy, 60438 Noailles Cedex – France (01 43 80 46 11), abo@philomag.com / Offres d’abonnement : abo.philomag.com / Diffusion : MLP / Contact pour les réassorts diffuseurs : À Juste Titres (04 88 15 12 42 – Julien Tessier, j.tessier@ajustetitres.fr)

Série Les cabanes de nos grands-parents © Nicolas Henry

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LA SAGESSE, LE BONHEUR ET LE BIEN


LES ALÉAS DE LA CRÉATION

SAGESSES DU MONDE

CAHIER CULTURE Par Cédric Enjalbert pp. 82-90

LES PUISSANCES INVISIBLES, LE SACRÉ ET LE MONDE — Les Mille et Une Nuits et le pacte avec les esprits Entretien avec Tobie Nathan pp. 62-66

CONTE ARABE

Djinns : le pêcheur et le génie p. 66

— Les Amérindiens à l’avant-garde Entretien avec Francis Geffard pp. 67-70

CONTE AMÉRINDIEN

La Femme-Bison-Blanc p. 68

Ainsi parlait Zoroastre Par Clara Degiovanni pp. 72-73

CONTE INDIEN

Le pot fêlé Commenté par Alexis Lavis p. 74

Par Cédric Enjalbert pp. 92-98

EXTRAIT

Le rêve de l’harmonie Tchouang-Tzeu p. 75

CONTE INDIEN

L’hospitalité, un devoir ardent Commenté par Françoise Dastur pp. 76-77

LES MILLE ET UNE NUITS

EXTRAIT

Par Sven Ortoli

L’âme errante des morts Alfonso Ortiz

PIERRE SOULAGES L’ŒUVRE AU NOIR

7

pp. 60-61

Sommaire

CITATIONS

pp. 78-79

p. 70

CHANT CHAMANIQUE

Un air de Sibérie Commenté par Charles Stépanoff p. 71 Origine du papier : Suède Taux de fibres recyclées : 0 %. Certifié PEFC Eutrophisation : 0,01 kg/t

HORS-SÉRIE “SAGESSES DU MONDE” Hiver-Printemps 2020 / Rédacteur en chef : Sven Ortoli / Rédacteur : Octave Larmagnac-Matheron / Secrétariat de rédaction : Vincent Pascal et Noël Foiry / Direction artistique  : Jean-Patrice Wattinne / L’Éclaireur / Iconographie : Mika Sato / Couverture : © Charles Fréger / Directeur de la publication : Fabrice Gerschel / Responsable administrative : Sophie Gamot-Darmon / Fabrication : Rivages / Impression : Mordacq, rue de Constantinople, ZI du Petit-Neufpré, 62120 Aire-sur-la-Lys / Commission paritaire : 0521 D 88041 / ISSN : 2104-9246 / Dépôt légal : à parution / Philosophie magazine est édité par Philo Éditions SAS au capital de 340 200 euros, RCS Paris B 483 580 015 / Président : Fabrice Gerschel / Relations presse : Canetti Conseil (01 42 04 21 00), francoise.canetti@canetti.com / Publicité culturelle, commerciale, partenariats : Audrey Pilaire (01 71 18 16 08), apilaire@philomag.com / Imprimé en France, Printed in France / La rédaction n’est pas responsable des textes et documents qui lui sont envoyés. Ils ne seront pas rendus à leurs propriétaires /

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Jean-Claude Carrière chez lui, le 8 janvier 2019.

© Franck Ferville / Agence VU

Bienvenue dans le cercle des menteurs

8 SAGESSES DU MONDE

Bienvenue dans le cercle des menteurs


Que signifie la sagesse pour vous ? JEAN-CLAUDE CARRIÈRE \ Je ne crois pas, vous vous en doutez sûrement, qu’il y ait une sagesse : il y a des formes de sagesse, adaptées aux personnages, aux époques, aux conditions de vie, etc. Chacun peut avoir sa sagesse. Qui pourrait dire ce que c’est que d’être sage aujourd’hui, par exemple ? Est-ce d’aller manifester ? De rester chez soi ? On ne peut pas dire la sagesse. Traditionnellement, être sage, c’est accepter la mort sans trembler parce qu’elle est un phénomène naturel – mourir de manière apaisée, voire avec espoir, si l’on a l’esprit religieux. Mais il ne faut pas négliger la dimension de passivité, de soumission inhérente à cette posture. « Soyez sage », cela veut dire : « Silence, faites ce que l’on vous dit » ou encore : « Acceptez votre sort, votre place dans la société, sans protester ». Les dictatures en profitent, évidemment. Bref, la sagesse est un mot dangereux – pas si sage, au fond ! Si je voulais donner une idée plus personnelle de la sagesse, je dirais qu’il s’agit peutêtre de prendre conscience de ce que l’on est – d’accepter que l’on n’est pas quelqu’un d’autre. J’ai une grande habitude de l’enseignement – j’ai fait une centaine d’ateliers partout dans le monde, de Pékin à Caracas, avec de jeunes scénaristes – et je vois à quel point il est difficile d’accepter d’être soi-même.

Pour ma part, j’ai choisi de ne pas être metteur en scène mais d’écrire des histoires. Ce fut le grand choix de ma vie. « Sois sage », ce serait donc aussi : « fais ce que tu sais faire, ce pour quoi tu es fait ».

Avez-vous regretté ce choix ?

\Jamais. Sur mes premiers courts-métrages, j’étais coréalisateur. Mais à partir du Soupirant [film de Pierre Étaix (1963)], je suis resté au scénario. Et je me disais : le xxe siècle est le premier siècle dans l’histoire qui ait inventé un nouveau langage. Si nous étions à la fin du xixe, nous n’aurions que le théâtre et la littérature. En peu de temps sont apparus le cinéma, la radio, la télévision… Et chaque nouvelle technique demandait un nouveau langage. Cela m’a fasciné, et me fascine toujours. Au fil de mon parcours, j’ai essayé de penser ce qu’est un langage à travers la technique. Le mystère des mystères, c’est que l’émotion puisse naître de la technique. Voilà le grand art du cinéma. Mais il s’agit toujours de raconter des histoires ?

\ Oui, mais tout dépend de l’image, des voix, du rythme, de qui l’on filme. Je dis toujours aux jeunes scénaristes : il faut connaître toutes les techniques du cinéma

pour bien écrire. Connaître les lumières, savoir comment on tourne. Moi, par exemple, j’ai été monteur !

Jorge Luis Borges, grand passionné de récits, disait : « Peut-être que l’histoire universelle pourrait s’écrire comme l’histoire des différentes intonations d’une poignée de métaphores »…

\ Il m’a téléphoné un jour – il voulait me voir. Je suis allé le chercher à l’hôtel et je l’ai amené ici. Il était quasiment aveugle. Nous avons traversé la cour, et en entrant, comme s’il voyait, je lui ai dit : « Excusez-moi, la maison est en travaux… » Il a répondu : « Je comprends, c’est un brouillon ». Il ramenait tout à la littérature ! Pour lui, la littérature composait le monde. Est-ce que, comme lui, vous avez le sentiment qu’il y a des structures que l’on retrouve partout dans les contes ?

\ Je dirais d’abord que la sagesse populaire est toujours comique. Nasreddin Hodja, par exemple, est le personnage essentiel, du Maroc aux Indes. C’est Goha en Égypte. On en fait parfois un personnage religieux, surnommé « le mollah ». Pour d’autres, il était le bouffon de Tamerlan. C’est un personnage menteur, paresseux mais aussi malin, rusé. C’est le Sage !

SAGESSES DU MONDE

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Pour Jean-Claude Carrière, écrivain, scénariste et dramaturge amoureux de l’Inde, la sagesse amène à prendre conscience de ce que l’on est. Et parce qu’il délivre une parole de vérité sous couvert d’invention, le conte est un vecteur idéal de sagesse ; le conteur est « un menteur qui dit vrai ». Rencontre avec un incomparable conteur d’histoires.

Bienvenue dans le cercle des menteurs

Propos recueillis par Sven Ortoli

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ENTRETIEN AVEC JEAN-CLAUDE CARRIÈRE


SAGESSES DU MONDE

La sagesse, le bonheur et le bien

« Même la sagesse est encombrante »,

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note Alexis Lavis à propos du poème de la chouette dans lequel un lettré exilé cisèle en vers magnifiques le renoncement au savoir au profit de l’abandon de soi et du lâcher prise taoïste. Et ce faisant, il crée de la beauté. Si ce n’est pas de la sagesse, n’est-ce pas au moins du bonheur et peut-être du bien ?

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© Nicolas Henry

Et voilà ce qui fait la force d’un conte.

« Du temps de nos grands-mères, on disait qu’il ne fallait jamais couper les vieux arbres car ce sont eux les monuments de notre passé. Ils ont accompagné notre histoire, celle des Quechuas, des Mapuches et des Aymaras, puis l’arrivée des Espagnols et l’apparition des frontières. Le drapeau blanc que portent mes enfants est celui qui flotte sur tous les toits de notre village. Il murmure au vent notre colère qui s’élève : une usine va s’implanter sur les geysers, sur le territoire de nos ancêtres. Ces sources sont la vie, la force de la terre et sa respiration. Elles nous donnent l’eau pour cultiver un espace qui, petit à petit, se transforme en désert. Demain, si on ne transmet pas nos savoirs, le tambour sera cassé et la maison, construite sur un arbre mort. » América Germina Narvaez et ses petits-enfants, Atacama, Chili. Série« Les cabanes de nos grands-parents », par Nicolas Henry.


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SAGESSES DU MONDE


SAGESSES DU MONDE

PROVERBE ABORIGÈNE

DICTON SANSKRIT

« Nous sommes tous des visiteurs de ce temps, de ce lieu ; nous ne faisons que les traverser. Notre but ici est d’observer, d’apprendre, de grandir, d’aimer. Après quoi nous rentrerons à la maison. »

« De même qu’avec une seule roue un char ne pourrait rouler, de même, sans l’action de l’homme, la destinée ne peut s’accomplir. »

PROVERBE IRANIEN

« La mort n’est qu’un mariage avec l’éternité. »

HISTOIRE DE LA CULTURE MUSULMANE Un ami de Nasreddin lui demanda :

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Le temps, la mort et le destin

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« Que fais-tu ? – Je cherche un moyen de ne pas mourir – Et ça marche ? – Pour l’instant, oui » JEAN-CLAUDE CARRIÈRE cité dans Le Cercle des menteurs.

PROVERBE AMÉRINDIEN

« Lorsque vous êtes né, vous avez pleuré et le monde s’est réjoui. Vivez votre vie de manière à ce que, quand vous mourrez, le monde pleure et vous vous réjouissiez »

HISTOIRE DE LA CULTURE MUSULMANE

Un roi d’Orient venait de recevoir en cadeau un superbe manteau cousu de fils d’or et d’argent envoyé par l’empereur de Chine. Le roi le revêtit et demanda à Nasreddin : « Combien tu penses que je vaux ? Nasreddin examina longuement le personnage et son vêtement puis finit par dire : – Tu vaux cinq cents pièces d’or. – Mais tu n’y penses pas ! Ce manteau vaut à lui seul cinq cents pièces d’or. – Je le sais. J’ai compté le prix du manteau. » JEAN-CLAUDE CARRIÈRE cité dans Le Cercle des menteurs, II, p. 172.


CITATION BOUDDHISTE

« On présenta au Bouddha un homme qui avait passé six ans de sa vie à essayer de marcher sur les flots. “Pourquoi tant de travail ? Il y a quelques années, j’ai donné un pièce au batelier, et il m’a fait traverser, sans aucun problème, le même fleuve” ».

« Il n’existe rien de constant si ce n’est le changement »

SAGESSES DU MONDE

HISTOIRE BOUDDHISTE

BOUDDHA

JEAN-CLAUDE CARRIÈRE cité dans Le Cercle des menteurs, II, p. 107.

CITATION TAOÏSTE

PROVERBE TOGOLAIS

« Il n’y a pas de chemin vers le bonheur, le bonheur, c’est le chemin. »

« Le destin est aussi changeant que la peau du caméléon. »

LAO-TZEU

PROVERBE ÉTHIOPIEN

« On commence à vieillir quand on finit d’apprendre. »

« La vie est un rêve dont la mort nous réveille »

PROVERBE CRÉOLE

« Ce n’est pas au moment où tu as faim que tu fais cuire ton repas. »

PROVERBE MALIEN

« Le destin est comme une berge humide : de l’homme, bien souvent, il fait glisser le pied. »

« Le caméléon dit : ce n’est pas marcher doucement qui retarde, c’est faire demi-tour. »

PROVERBE INDIEN

« Il y a des remèdes pour la maladie, il n’y en a point pour la destinée »

« Mappemonde »par Brion de La Tour. © Antiqua Print Gallery / Alamy / Hemis.

PROVERBE PERSE

PROVERBE SUMÉRIEN

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PROVERBE JAPONAIS

Le temps, la mort et le destin

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« Mieux vaut être le petit d’un chacal vivant que d’un lion mort »


SAGESSES DU MONDE

Les puissances invisibles, le sacré et le monde Qu’on les appelle des djinns, des

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esprits, des démons ou des ghoules, les puissances invisibles font le sel des contes. Elles sont une part significative de ce merveilleux qui ouvre les portes dérobées, jette des passerelles invisibles et bouleverse le récit en accélérant brutalement une histoire encalminée dans le sommeil séculaire d’une beauté ou l’emprisonnement censément perpétuel du génie de la lampe. Le merveilleux, dit André Miquel, « naît du réel lui-même, ce sont les beautés de la Terre, fruits, fleurs, ramages des oiseaux qui nous portent hors de nous ». Hors

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© Nicolas Henry

de nous, transportés comme par des djinns. « J’avais 8 ans quand je suis venu de Chine. Pendant des années, j’ai vécu dans le bruit et le chaos des chantiers qui empilaient maison sur maison. On construisait le monde dans des nuages de poussière que je sens encore à l’intérieur de mes poumons. Aujourd’hui, nos tours sont si hautes que bientôt nous aurons fait disparaître le jour. » Woo Kwong Hou pratiquant le taï-chi sur les toits de Hongkong, Chine. Série« Les cabanes de nos grands-parents », par Nicolas Henry.


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SAGESSES DU MONDE


© Joel Saget / AFP

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Les puissances invisibles, le sacré et le monde

Les Mille et Une Nuits et le pacte des esprits

62 SAGESSES DU MONDE


Propos recueillis par Sven Ortoli

Pour l’ethnopsychiatre Tobie Nathan, les Mille et Une Nuits constitue un véritable manuel thérapeutique très actuel à l’usage des psychiatres dont les patients viennent d’Afrique et d’Orient. Où l’on saura pourquoi on ne doit pas se débarrasser des vieux djinns.

Les Mille et Une Nuits évoquent aussi le rapport avec les puissances invisibles, comme dans l’histoire du pêcheur et du génie [voir p. 66]…

\ En apparence, cette histoire ressemble beaucoup à celle d’Aladin – ajout tardif aux Mille et Une Nuits. Mais elle est bien moins simpliste ; un djinn enfermé dans une bouteille, cherche à s’en échapper, et il est presque impossible de l’y enfermer à nouveau lorsqu’il parvient à se libérer ? La signification me semble évidente si l’on connaît un autre phénomène. Pour le dire simplement, le djinn est un parfum !

Et ensuite ? Le malade est libéré ?

\ Pas du tout ! Le spécialiste verse dans ce mélange le sang d’un animal sacrifié et fait boire la mixture au patient. Celui-ci n’est pas guéri – je veux dire définitivement débarrassé. Il s’agit au contraire d’un mariage, d’une liaison à la vie à la mort avec l’esprit qui l’habite. Un mariage sans divorce possible. Le djinn confère alors des avantages, des conseils, mais aussi des obligations – car il faut le nourrir, l’honorer, et entrer parfois en transe pour le laisser s’exprimer. Le danger reste présent. « Je vais te jeter au fond de la mer, et prévenir le monde entier qu’il ne faut pas ouvrir la bouteille », dit le pêcheur. Mais quelqu’un pourra toujours ouvrir, à nouveau, la bouteille. Les peuples de ces régions connaissent le mot « djinn » mais utilisent plutôt celui de zar, un mot sémitique. En amharique, le terme signifie « esprit » ; en hébreu, « étranger » ; et en arabe, « visiteur ». Ces trois notions dessinent les contours de cette relation avec l’esprit. Il nous faut accueillir le djinn comme un visiteur. Maïmonide disait d’ailleurs dans

le Guide des égarés [v. 1190] qu’il est impossible de lire la Bible en ne comprenant que l’hébreu : il faut lire l’arabe et l’araméen, car certains mots ont des sens un peu différents dans d’autres langues, et c’est le chatoiement des significations qui fait sens.

\ C’est un mot très étrange. Il pourrait posséder une origine latine : genius. La plupart des gens supposent un emprunt dans l’autre sens. Il renvoie à une série d’autres mots, en arabe, notamment janin « le fœtus » et jénéna, « le monde des djinns », qui signifie littéralement « le jardin ». Quels rapports entre ces termes ? Je crois que ce groupe de mots évoque, au fond, la force cachée qui fait pousser les choses. Ce qui est vrai de la graine est vrai, aussi, du fœtus : d’abord, on ne voit rien, et pourtant, tout à coup, on voit quelque chose pousser ! Cette force vitale invisible donne au monde son mouvement. C’est pourquoi on ne peut (ni ne doit) s’en débarrasser. Ce serait absurde ! Quel est le sens de ces pratiques de « négociation » avec les esprits ?

\ D’abord, ce sont des pratiques qui concernent en majorité les femmes. Encore aujourd’hui, les spécialistes de zars reçoivent 80 % de femmes. Je me rappelle ma grand-mère possédée par un zar. Les choses ont beaucoup changé depuis mon enfance, et ces pratiques sont de plus en plus censurées en terre d’Islam, mais à l’époque, les femmes se réunissaient sur les terrasses pour faire leurs rituels aux

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Et le mot « djinn » ? Quel est son sens ?

Les puissances invisibles, le sacré et le monde

TOBIE NATHAN \ C’est un texte extraordinaire, un des ouvrages les plus extravagants que je connaisse. D’abord, c’est un texte collectif dépourvu d’auteur. Ensuite, n’importe qui peut le compléter s’il le souhaite. Si vous dites : « on m’a raconté cette nuit-là… », personne ne pourra vous contredire. Certains traducteurs français ont d’ailleurs inventé des passages entiers ! C’est possible, puisqu’il n’y a pas de version originale. Bref, c’est un texte ouvert, un peu comme les textes qui circulent aujourd’hui sur Internet. Le principe de fonctionnement, l’alternance des niveaux de récit sont tout à fait étonnants – sur le modèle du « Marabout, bout de ficelle… » : les contes s’enchaînent et s’enchâssent pour que le récit ne s’arrête jamais. Pas de linéarité, et pas non plus de morale définitive. J’ajoute que la lecture des Mille et Une Nuits procure toujours un sentiment étrange : je l’ai lu plusieurs fois en entier ; pourtant, chaque fois, j’ai l’impression d’avoir tout oublié. Je remarque des passages que j’avais déjà soulignés, que je découvre à nouveau.

Lorsqu’on ouvre une bouteille de parfum, l’odeur s’échappe et il est impossible de l’y introduire à nouveau. C’est une idée essentielle – qui d’ailleurs n’est pas perse. Au passage, ce n’est pas très étonnant : la plupart des versions des Mille et Une Nuits sont des versions arabes qui expriment, en quelque sorte, l’image que les Arabes se font de Persans mythiques. Car l’endroit où les esprits sont des parfums, c’est l’Éthiopie, le Soudan, la vallée du Nil, jusqu’à l’Égypte. Là, lorsque quelqu’un est atteint d’une maladie provoquée par un esprit, on fait appel à un spécialiste qui, pour identifier l’esprit, mélange différentes essences, différents parfums, jusqu’à parvenir à l’odeur qui spécifie l’esprit.

PHILOSOPHIE MAGAZINE HORS-SÉRIE

Qu’est-ce qui vous plaît tant dans les Mille et Une Nuits ?

SAGESSES DU MONDE

ENTRETIEN AVEC TOBIE NATHAN


culture

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LES ALÉAS DE LA

CRÉATION


CAHIER

CAHIER © Ekely / Istockphoto

* Exposition Par hasard Au Centre de la Vieille Charité et à la Friche La-Belle-de-Mai à Marseille, jusqu’au 23 février.

ettre « le hasard en conserve »… De cette ambition impossible, Marcel Duchamp a fait un rêve qui fut aussi un geste inaugural de la modernité artistique et un jalon dans l’histoire de la subjectivité. L’exposition Par hasard, à Marseille, retrace cette épopée intellectuelle et esthétique, du milieu du xixe siècle à nos jours. Alors que l’explication surnaturelle et religieuse du monde recule au profit des sciences positives, quel sens donner aux phénomènes ? Faut-il accepter que les événements les plus importants de notre existence

Les aléas de la création

PHILOSOPHIE MAGAZINE HORS-SÉRIE

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Les aléas de la création

N

PAR CÉDRIC ENJALBERT

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Consacrée au hasard, une double exposition * retrace à Marseille l’histoire féconde d’une révolution esthétique, dans la conception de l’œuvre et de l’artiste, mais aussi philosophique, dans la perception d’un nouveau rapport au monde et au sujet. À travers un choix de collections modernes et contemporaines, Par hasard restitue toute sa place à l’aléa.



PIERRE SOULAGES

L’ŒUVRE AU NOIR


20 GRANDS TEXTES POUR PENSER LE MONDE QUI VIENT

20

PENSEURS SLAVOJ ŽIŽEK JONATHAN FRANZEN HARTMUT ROSA DONNA HARAWAY

POUR

KWAME A. APPIAH LÉONORA MIANO SHOSHANA ZUBOFF EVA ILLOUZ

2020

Parmi les 20 textes sélectionnés par Philosophie magazine : Shoshana Zuboff Bienvenue dans le capitalisme de surveillance ! • Ivan Krastev La démocratie des places • Eva Illouz Les leçons de #MeToo • Slavoj Zizek Quand nos cerveaux seront connectés • Kwame A. Appiah Ose parler en ton nom ! Les paradoxes de l’identité • Jonathan Franzen Climat : arrêtons de faire semblant ! • Steven Pinker Le progrès ou les raisons d’y croire • Barbara Stiegler Les Gilets jaunes et le mythe de l’adaptation • Léonora Miano Aimez-vous la France ? • Teng Biao La Chine, Tian’anmen et le « miracle » économique

« Un projet ambitieux pour aborder 2020 en étant moins désemparé » A la in B eu v e- M ér y, Le M on de

« Un recueil pour rendre raison de la puissance de nouveauté d’événements que les vieilles catégories mentales n’arrivent plus à expliquer » Ro b er t M a ggio r i, L ib ér at ion

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