Gaston, un philosophe au travail

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S U N O UX A B TRAV 2 1 S LE ON Un employé ingénieux, bienveillant et très paresseux s’est introduit dans la rédaction de Philosophie magazine. Il s’appelle Gaston Lagaffe. Et voilà que Marx, Lévi-Strauss, Arendt et quelques autres se penchent sur son cas… Comment ce poète du bricolage et de la bidouille en est-il venu à incarner une forme de résistance à l’ordre de l’entreprise ? Et quel est le secret de ce rebelle loufoque qui démontre, planche après planche, que l’art de la disruption est né dans les bureaux du journal Spirou bien avant que la Silicon Valley n’en fasse sa marque de fabrique ? Richement illustré des planches de Gaston Lagaffe en regard desquelles philosophes et spécialistes méditent sur la paresse, les inventions, Épicure et le sens – sinon de la vie, du moins celui du travail –, ce livre propose une leçon de philosophie joyeuse et profonde.

AVEC PASCAL CHABOT, YVES CITTON, SONIA FEERTCHAK, AURÉLIE JEANTET, BRUNO LATOUR, FRÉDÉRIC SCHIFFTER…

Prix : 19,50 € TTC

ISBN 978-2-900818-06-0

GASTON UN PHILOSOPHE AU TRAVAIL

ST DE GA

GASTON UN PHILOSOPHE AU TRAVAIL



Quelques-unes des signatures illustrées que Franquin prit l’habitude d’apposer au bas de ses planches de Gaston Lagaffe, à partir du 3 décembre 1970.



Gaston

Un philosophe au travail


Album adapté du numéro hors-série de Philosophie magazine : Gaston. Un philosophe au travail Sous la direction de Sven Ortoli Conception visuelle et direction artistique : Jean-Patrice Wattinne/L’Éclaireur Révision : Noël Foiry Ont aussi participé à cet album : Bruno Latour, Sonia Feertchak, Denis de Casabianca, Luc de Brabandère, Yves Citton, Nicolas Tenaillon, Frédéric Schiffter, Karol Beffa, Michel Lallement, Pascal Chabot, Pierre-Yves Gomez, Aurélie Jeantet, Éric Fiat, Vincent Pascal. Remerciements : La rédaction remercie Claude Hauwaert et le studio Médiatoon pour leur travail attentif et patient. Merci également à Aude Jacquet et José-Louis Bocquet qui ont rendu cet album possible. Crédits des visuels de Gaston Lagaffe présents dans ces pages : © Dargaud-Lombard / © Dupuis, 2019. Ouvrage édité par Philosophie magazine Éditeur.

Droits de reproduction, traduction et adaptation réservés pour tous pays. Toute reproduction, même partielle, de cet ouvrage est interdite. Reproduction, translation and adaptation rights reserved for all countries. Any reproduction even partly of this work is forbidden. Dépôt légal : octobre 2019 ©Philosophie magazine Éditeur, 2019 10, rue Ballu, 75009 Paris. Tous droits réservés. www.philomag.com Diffusion : GEODIF Imprimé en France par Pollina (Luçon) N° d’impression : XXXXXXX ISBN 978-2-900818-06-0


Gaston

Un philosophe au travail

Ouvrage coordonnĂŠ par Sven Ortoli



AVANT-PROPOS

Fusil à carottes, perruque et autres objets introuvables PAR SVEN ORTOLI

D

e toutes les inventions de Gaston – plus de deux cent cinquante durant sa carrière aux éditions Dupuis –, celle, en 1969, du fusil à carottes pour doper les lapins avant l’ouverture de la

chasse n’est peut-être pas la plus révélatrice des talents prophétiques de Franquin (ah ! l’airbag ou le mini-drone !), mais c’est à coup sûr l’une des plus sympathiques. Cette annéelà, le Catalogue des objets introuvables de Jacques Carelman, immense succès de librairie, dévoile un autre type de fusil, non moins imaginaire, équipé d’un canon sinusoïdal permettant de chasser le kangourou en suivant ses bonds. Dans la lignée de Georges Perec (Les Choses, 1965) ou de Jean Baudrillard (Le Système des objets, 1968), Carelman entend montrer l’absurdité d’une société propulsée par le moteur à deux temps de la consommation et de l’innovation : « mes objets, parfaitement inutilisables, sont le contraire de ces gadgets dont notre société de consommation est si friande ».

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Avant-propos

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Avant-propos

Gaston

Un philosophe au travail

Franquin ne se place pas sur ce terrain. Il respecte trop les animaux pour concevoir un fusil, ondulé ou pas, qui les menace, mais surtout, les objets qu’il dessine traduisent une poésie du bricolage, une joie de la bidouille inutile – juste pour le plaisir – qui le place résolument dans le camp de ceux qui aiment l’invention et ne voient pas dans la technique un instrument de déshumanisation à la manière de Charlot dénonçant dans Les Temps modernes le taylorisme et la mécanisation du monde.

Mais si Gaston ne dénonce rien, il exprime toutefois une forme de résistance à l’ordre de l’entreprise : c’est bien dans les bureaux de Spirou, non pas dans un garage ou un pavillon de banlieue, que naissent les inventions de ce Léonard de Vinci gaffeur qui, pour ce faire, distrait du temps et récupère des matériaux censés être la propriété de l’entreprise : ce qu’on appelle familièrement « faire de la perruque ». Si l’on en croit le philosophe Michel de Certeau, c’est précisément dans cette perruque, vue comme un « art du détournement » lorsqu’elle est gratuite, que se situe la possibilité d’un « retour du plaisir, de l’éthique et de l’invention » : une manière de créer du jeu, dans tous les sens du terme, sur le damier social. Gaston ou une réponse possible à la question du sens, sinon de la vie, du moins, du travail…

Lagaffe nous gâte, p. 5.


CONTRIBUTEURS DENIS DE CASABIANCA Spécialiste de l’histoire des sciences et des idées politiques au XVIIIe siècle, il enseigne la philosophie au lycée Saint-Charles de Marseille. Auteur de Pourquoi paresser (Aléas, 2003), d’Un petit manuel de l’apprenti paresseux, (Aléas, 2008) et de Montesquieu. De l’étude des sciences à l’esprit des lois (Honoré Champion, 2008). NICOLAS TENAILLON Professeur en classes préparatoires, chargé de cours à l’Université catholique de Lille. Il a fait paraître L’Art d’avoir toujours raison (sans peine). Quarante stratagèmes pour clouer le bec à votre interlocuteur (dessins Nicolas Mahler, Philo Éditions, 2014 ; rééd. Folio, 2016), Dans la tête du pape François (Solin/Actes Sud, 2017) et, avec des dessins d’Hélène Zeyer, Philosophia. Une histoire de la philosophie en BD (Ellipses, 2018). ÉRIC FIAT Philosophe spécialiste des questions d’éthique. Il enseigne à l’université Paris-Est de Marne-la-Vallée. Il est l’auteur de Grandeurs et Misères des hommes. Petit traité de dignité (Larousse, 2010), de Corps et Âme (Éditions Cécile Defaut, 2015), de La Pudeur (avec Adèle Van Reeth, Plon-France Culture, 2016) et, récemment, d’une Ode à la fatigue (Édi­ tions de L’Observatoire, 2018).

MICHEL LALLEMENT Professeur de sociologie au Cnam (Con­ servatoire national des arts et métiers), il a publié Le Travail. Une sociologie contemporaine (Folio, Gallimard, 2007) et une enquête sur les communautés de travail en Californie, L’Âge du faire. Hacking, travail, anarchie (Seuil, 2015). Il a récemment cosigné Makers. Enquête sur les laboratoires du changement social (Seuil, 2018). BRUNO LATOUR Sociologue, anthropologue et philosophe des sciences, il renouvelle la réflexion sur la science et l’écologie, depuis Nous n’avons jamais été modernes (1991 ; rééd. 2006) jusqu’à Face à Gaïa. Huit conférences sur le nouveau régime climatique (2015) et Où atterrir ? Comment s’orienter en politique ? (2017) – tous aux éditions La Découverte. LUC DE BRABANDERE Ingénieur en mathématiques appliquées et diplômé de philosophie, il enseigne à la Louvain School of Management et à l’École centrale de Paris. Auteur notamment d’une Petite philosophie des histoires drôles (Eyrolles, 2009), de Pensée magique, pensée logique. Petite philosophie de la créativité (Le Pommier, 2008 ; rééd. 2017), de Homo informatix (Le Pommier, 2017). Il vient de signer Les Philosophes dans le métro (Le Pommier).

FRÉDÉRIC SCHIFFTER Philosophe et romancier, nourri par Montaigne, les moralistes, Schopenhauer et Cioran. On lui doit notamment Sur le blabla et le chichi des philosophes (PUF, 2002, rééd. 2011), Le Charme des penseurs tristes (Flammarion, 2013), On ne meurt pas de chagrin (Flammarion, 2016) et La Beauté. Une éducation esthétique (Autrement, 2018). PASCAL CHABOT Philosophe, chargé de cours à l’Institut des hautes études des communications sociales (IHECS), à Bruxelles. Spécialiste de Gilbert Simondon, il a publié La Philosophie de Simondon (Vrin, 2003). Après Global Burn-out (PUF, 2013 ; rééd. 2017), Exister, résister. Ce qui dépend de nous (PUF, 2017), le « drame philosophique » L’Homme qui voulait acheter le langage (PUF, 2018), il vient de faire paraître un Traité des libres qualités (PUF). AURÉLIE JEANTET Maître de conférences en sociologie à l’université Sorbonne nouvelle-Paris-III et au CNRS. Ses recherches portent à la fois sur les représentations sociales du travail et sur les émotions au travail. Elle a fait paraître Les Émotions au travail (CNRS Éditions, 2018). SONIA FEERTCHAK Autrice. Depuis L’Encyclo des filles, annuel classique destiné aux ados (Gründ, 2016), et dans la lignée de son livre Les femmes s’emmerdent au lit (Albin Michel, 2015), essai sur le désir et le féminisme, elle interroge le féminin « là où ça tiraille ».

YVES CITTON Professeur de littérature et média à l’université Paris-VIII-Vincennes-Saint-Denis, après avoir enseigné à Pittsburgh et à Grenoble, il codirige la revue Multitudes. Il anotamment publié Pour une écologie de l’attention (Seuil, 2014), Médiarchie (Seuil, 2017), une cartographie du territoire des médias et des multiples domaines dont ils traitent, ainsi que Contre-Courants politiques (Fayard, 2018). KAROL BEFFA Pianiste et compositeur. Titulaire de la chaire de création artistique du Collège de France en 2012-2013, il est maître de conférences à l’ENS. Il est l’auteur, entre autres, de Parler, Composer, Jouer. Sept leçons sur la musique (Seuil, 2017) et de Par volonté et par hasard (Éd. de la Sorbonne, 2018). Il a aussi signé avec Jacques Perry-Salkow Ana­grammes à quatre mains. Une histoire vagabonde des musiciens et de leurs œuvres (Actes Sud, 2018) et vient de faire paraître une bande dessinée Ravel. Un imaginaire musical (avec G. Métayer et A. Cavaillez, Delcourt). PIERRE-YVES GOMEZ Professeur à l’EM Lyon Business School, ancien chercheur associé à la London Business School. Après Le Travail invisible. Enquête sur une disparition (Éd. Nouvelles François Bourin, 2013 ; rééd. Desclée de Brouwer, 2019), Penser le travail avec Karl Marx (Nouvelle Cité, 2016) et Intelligence du travail (Desclée de Brouwer, 2016), il a fait paraître La Gouvernance d’entreprise (Que sais-je ? PUF, 2018).

Des gaffes et des dégâts, page de titre.

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Contributeurs

Gaston

Un philosophe au travail


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Gaston et la vie de bureau

Un philosophe au travail

Gaston et la vie de bureau

Le Bureau des gaffes en gros, page de garde.

Gaston pousse la porte de Spirou en 1957. D’abord « héros sans emploi », il est bientôt affecté au courrier en retard. Le courrier s’accumule inexorablement, mais la vie de bureau s’en trouve intensifiée. De gags en incidents loufoques, il devient l’animateur et l’agent de liaison entre les membres de la rédaction, et ne cesse à sa manière de décloisonner les bureaux, au propre et au figuré. Retour sur quatre décennies riches de plus de 900 gags d’André Franquin (1924-1997).

› Franquin rencontre Jidéhem (Jean De Mesmaeker, 1935-2017) et entame avec lui une longue collaboration.

› 28 février En veste et nœud papillon : première apparition de Gaston Lagaffe, dans Spirou. Son créateur, André Franquin, explique : « J’ai créé Gaston pour me reposer, au moment où je butais sur Spirou. » Très vite, Gaston arbore le pull vert, les espadrilles et le jean qu’on lui connaît.

1957 › Dans une conférence prononcée en mai, la philosophe Hannah Arendt distingue trois types d’activités humaines : le travail, l’œuvre, l’action. › Roland Barthes publie Mythologies, essai sémiologique dans lequel il déconstruit la société de consommation naissante et ses signes de modernité, mettant en évidence ses stéréotypes et ses mystifications. Première apparition du personnage de Gaston, sur le seuil de la rédaction de Spirou. Il ne tardera pas à abandonner son nœud papillon.

› 5 décembre De « héros sans emploi », Gaston devient « garçon de bureau ». À raison d’une gaffe par semaine, il accède à la bande dessinée après neuf mois d’illustrations et de trouvailles farfelues. Pour l’instant, ce sont des gags en deux bandes placées en bas de page.

1961 › Janvier Gaston est réintégré à la rédaction de Spirou.

1960 › Janvier Parution du premier album de Gaston Lagaffe, par Franquin et Jidéhem.
 › 17 mars Première apparition de M. De Mesmaeker.

© Alain Massin / Dupuis

1957

1958 › Dans Du mode d’existence des objets techniques, Gilbert Simondon, qui se propose de conférer à l’objet technique un statut ontologique, à côté de celui de l’objet esthétique ou de l’être vivant, cherche à comprendre les sources de l’aliénation dont on accuse la technique d’être responsable et plaide pour une culture technique faisant pièce à la technophobie.

Franquin planche sur Gaston, en 1960.

› 20 octobre Franquin avait convaincu Charles Dupuis, son (vrai) patron, d’acheter une vache et d’en faire le premier prix d’un concours de Spirou. La vache séjourna une journée dans la Galerie du Centre, siège du journal à Bruxelles avant d’être remise au gagnant, un heureux fermier. L’anecdote inspire à Franquin une scène pour la BD

de Gaston : on y voit, à la suite d’une tombola, une vache hissée au sixième étage, dans les locaux de la rédaction de Spirou, où elle sème la zizanie. Gaston, à l’origine de cette initiative, est licencié par M. Dupuis. Fantasio presse alors les lecteurs de réclamer son retour ; Spirou reçoit sept mille lettres de lecteurs, indignés du départ de leur héros...


© Heinrich Heidersberger #1016_8.5, Institut Heidersberger © Superstock / Rue des Archives

Bureaux de la société Osram, à Munich, en 1966. Exemple de « bureau paysager » mis au point en Allemagne dans les années 1950, et exporté aux États-Unis sous le nom d’open space.

L’agent Longtarin, bête noire de Gaston. Représentant de la loi et de l’ordre, tout l’oppose au rêveur Gaston, avec qui s’engage une longue « guerre des parcmètres ».

1968

Un bureau métallique, un boîtier de fiches et un téléphone en Bakélite : le cadre de travail des employés de bureau des années 1950.

› 29 février Concours de Spirou « Fabriquez un gaffophone ». Le jury est composé de Sheila, Jacques Dutronc, Pierre Tchernia, Jean-Pierre Beltoise, Franck Pourcel. Le gagnant reçoit une voiture de Gaston – en fait, une Peugeot 172 M customisée.

1962 › 22 mars Apparition de Longtarin, agent de police. › 19 avril Première apparition de M. Boulier, le comptable.

1962 › Claude Lévi-Strauss réhabilite La Pensée sauvage face à la pensée scientifique et compare le bricolage à l’œuvre dans la pensée mythique avec l’ingéniosité de l’invention technique moderne. La Fiat 509 de Gaston, ornée de damiers découpés dans des grilles de mots croisés.

› 16 août Gaston communique avec Jules-de-chezSmith-en-face, grâce à un talkie-walkie.

1967 › 9 mars Apparition du brontosaurophone appelé à devenir le gaffophone, inspiré à Franquin par une harpe africaine exposée au musée royal de l’Afrique centrale de Tervuren.

› 15 novembre Première apparition de Mademoiselle, alias M’oiselle, Jeanne.

1964 › 24 septembre Première apparition de la Fiat 509 de Gaston Lagaffe.

1966 1964 › Herbert Marcuse voit, dans L’Homme unidimensionnel, la rationalisation technologique du monde comme instrument de domination de l’homme par l’homme.

1965 › Publication du roman de Georges Perec Les Choses, racontant la vie d’un jeune couple parisien qui recherche le bonheur à travers le consumérisme. Prix Renaudot.

› 30 juin Après 412 gags en demiplanches, Gaston a droit aux pleines pages.

› Pour André LeroiGourhan, qui publie Technique et langage, l’évolution du corps et du cerveau et celle des manifestations techniques et esthétiques permettent de dégager une véritable « paléontologie du langage ».

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Gaston et la vie de bureau

› 12 octobre Dernière apparition de Fantasio en tant que chef de bureau. Prunelle prend le relais dès la semaine suivante. 1967 › Dans son livre La Société du spectacle, Guy Debord dénonce les ressorts de la société contemporaine, où la représentation prime la réalité, conduisant à l’aliénation par la consommation.

› 9 mai Quatre jours avant le déclenchement des événements de mai, les éditions Dupuis à Paris transmettent à Franquin un avertissement de la Commission de censure réclamant moins d’insolence vis-à-vis de la police. Franquin abandonne définitivement la série Spirou et Fantasio. 1968 › Dans Le Système des objets, Jean Baudrillard observe l’évolution de l’habitat au sein de la société française à travers l’ameublement de la classe moyenne et amorce à partir d’un ensemble systémique de signes une réflexion sur une évolution qui conduit à la société de consommation.

Gaston

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Gaston

Gaston et la vie de bureau

1970 › 30 avril Dans son bureau, Gaston installe une souris grise, Cheese, un poisson rouge, un chat dingue et la mouette rieuse : « Il faut constamment amener de l’extérieur de nouveaux personnages pour compenser la monotonie du décor unique de la rédaction. » › 3 décembre Première apparition d’une signature de Franquin animée.

1970 › Alvin Toffler, dans le Choc du futur, décrit l’état des individus confrontés à des changements trop nombreux et trop rapides.

© Herman Miller

© Bill Lai / Getty Images

Un philosophe au travail

Espace de travail cloisonné, dans les années 1980.

1971

1974

› Franquin multiplie les inventions de Lagaffe : « Lorsque Gaston invente une machine, je l’étudie auparavant pour que le lecteur ne puisse rien détecter qui l’empêche de fonctionner. »

1972 › Publication des Limites de la croissance, rapport du club de Rome qui alerte sur la possibilité d’un effondrement de notre civilisation.

1971 › De jeunes philosophes d’Oxford publient Animals, Men and Morals, an Inquiry into the Maltreatment of Non Humans qui marque le début de la réflexion sur les droits des nonhumains.

1973 › René Dumont publie L’Utopie ou la Mort ! Il dénonce la « religion de la croissance » imposée par « l’oligarchie des riches » qui condamne le Tiers-Monde à la misère, et il prédit l’asphyxie des pays riches par les méfaits conjugués du gaspillage et de la pollution.

Le chat de Gaston, alias « le chat dingue ». Un peu voleur, et assez vorace.

› Franquin reçoit le grand prix du Festival de la bande dessinée d’Angoulême. › Franquin est victime d’un infarctus.

Espace compartimenté « ni ouvert ni fermé » conforme au modèle de l’Action Office II inventé par Robert Propst en 1968.

1977

1975 › Ivan Illich publie Énergie et Équité, qui stigmatise la recherche d’un niveau toujours plus élevé de croissance industrielle, aspiration qui consacre l’illusion que la machine peut remplacer l’homme. Considérant qu’il existe un seuil au-delà duquel l’augmentation de la consommation d’énergie se fait au détriment de l’équité, il invite à recourir aux modes de transport économes en énergie.

› Franquin crée avec Yvan Delporte Le Trombone illustré, supplément au Journal de Spirou, dans lequel il publie « Idées noires ». À la disparition

du supplément, où s’illustrent Jannin, Bilal, Tardi, Comès, F’murrr..., les « Idées noires » seront publiées dans le mensuel Fluide glacial de Gotlib.

1977 › Publication du Système technicien de Jacques Ellul, approche anthropologique du phénomène technicien. Ellul postule que la Technique forme désormais comme un système aveugle, aux effets imprévisibles, sans perspective, sinon celle de son extension illimitée, artificialisant toujours davantage l’environnement et aliénant l’homme.

1979 › Christopher Lasch publie La Culture du narcissisme où il analyse une culture dominante incitant à vivre l’instant sans se préoccuper du passé et de l’avenir. › Hans Jonas publie Le Principe Responsabilité visant à refonder une éthique face aux dangers de la technoscience.

La « mouette rieuse », mi-hargneuse, mi-mélancolique, experte en piqués farouches, a élu domicile au Journal de Spirou.


1986

© Herve Bruhat / Rapho

› 11 novembre Gaston revient dans Spirou après quatre ans d’absence.

› Franquin reçoit le prestigieux prix Adamson décerné par l’Académie suédoise de la bande dessinée.

1980 › Parution de L’Invention du quotidien. 1. Arts de faire, de Michel de Certeau. À la Raison technicienne qui prétend organiser au mieux les choses et les gens, assignant à chacun une place, un rôle, des produits à consommer, l’homme ordinaire oppose en silence des arts de faire, ruses et tactiques de résistance par lesquelles il détourne les objets et les codes, se réappropriant l’espace et l’usage à sa façon.

Portrait de Franquin à la paille coudée, dans les années 1990.

1981 › Dans Le Travail fantôme, Ivan Illich traite des « colonisés » (ménagères, étudiants en apprentissage, consommateurs de soins...) qui produisent une masse d’efforts non rétribués, non reconnus, non avoués, sans lesquels pourtant l’économie de la société industrielle n’existerait pas.

Centre d’appels de British Telecom à Newcastle (Angleterre), en 2001.

1996 › Parution de l’album n° 15 qui s’écoule à 650 000 exemplaires

© Peter Wurmli

1980

› Franquin réalise une planche de Gaston Lagaffe pour l’opération « Sauvons les baleines » au profit de Greenpeace.

1982 › Franquin souffre d’une dépression nerveuse.

Un monstre issu du dernier album de Franquin, Faites gaffe à Lagaffe, p. 40.

Gala de gaffes, page de garde.

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© Peter Marlow / Magnum Photos

1981

1983 › Paul Virilio publie La Crise des dimensions. La représentation de l’espace et la notion de dimension, qui traite notamment de la dématérialisation des limites du territoire, de l’arrêt ou de l’accélération du temps.

Dans l’un des sièges de Google à Dublin conçu par l’agence Evolution Design, construit en 2013.

1991

1997

› 25 juin Dernière planche inédite de Gaston.

› 5 janvier Mort d’André Franquin à 73 ans, à SaintLaurent-du-Var (AlpesMaritimes).


LA PUISSANCE DU PARESSEUX


Paresseux, Gaston ? M’enfin ! C’est le seul qui bosse chez Spirou, il est en tout cas le plus productif ! Non, Gaston n’est pas un parasite, un Oblomov aboulique, l’un de ces « citoyens oisifs » que Rousseau traitait de fripons en raison de leur supposée paresse.

Gaston est un homme selon le cœur du philosophe Bertrand Russell qui affirmait que le salut de l’humanité viendra d’une oisiveté mère de toutes les vertus, au premier rang desquelles la bienveillance et l’inventivité.

Gaffes, bévues et boulettes, p. 46.


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La puissance du paresseux

Gaston

Un philosophe au travail

Ne pas déranger, idées…

Pour le héros de Franquin, de même qu’un hamac s’installe entre deux arbres, un travail fructueux s’inscrit entre deux siestes. En ne faisant rien, il laisse advenir la vacuité d’esprit propice aux inventions ; s’il s’adonne à la sieste, c’est pour attraper les idées dans le filet de son hamac. Après l’effort, l’arrêt : qu’on pense !


… en gestation

L

Gaston, l’intégrale, dos de couverture, Dupuis, 2015.

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PAR DENIS DE CASABIANCA

a puissance du paresseux, c’est la persévérance dans la paresse. On pourrait dire que Gaston est exemplaire de cette persévérance à toute épreuve, non seulement parce qu’il ne perd jamais une occasion de faire la sieste, mais aussi parce qu’il échappe toujours aux injonctions sociales liées au travail, qu’il déjoue tous les stratagèmes de Fantasio et de Prunelle pour l’activer, pour lui faire « rattraper le courrier en retard ». Mais cette paresse n’est pas un état ou une nature. Cette persévérance est bien plutôt l’effet d’une puissance qui se déploie et s’exerce dans un agir paradoxal, un agir qui ne peut se dire dans les catégories traditionnelles dans lesquelles on pense ordinairement l’action. Ainsi, paresser chez Gaston n’est pas un trait de caractère, ou un aspect du « personnage », même si Franquin joue avec les traits socialement identifiés au « paresseux » tel que se le représente la morale commune : Gaston est allergique au mot « effort » – il éternue à chaque fois que le mot est prononcé – : il s’endort sur la chaise qu’il est en train

La puissance du paresseux

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Gaston

Un philosophe au travail


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