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L’aphantasie Quand on n’arrive plus à imaginer
Impossible de se représenter mentalement le visage d’un proche ou le souvenir d’un lieu de vacances. Chez certaines personnes, la capacité d’imagination visuelle est tout simplement absente. On parle alors d’« aphantasie », une particularité pas aussi rare qu’on pourrait le penser.
D Couvertes
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Imaginez le visage d’une personne familière, par exemple votre mère. De quelle couleur sont ses yeux ? Quelle est la forme de son nez ? A-t-elle des fossettes ? Vous répondez facilement à ses questions simplement en visualisant mentalement sa tête. Sauf si vous êtes aphantasique. Aujourd’hui, 3 à 4 % de la population n’a pas cet « œil intérieur » qui semble couler de source pour les autres.
C’est en 2010 qu’Adam Zeman, neurologue à l’université britannique d’Exeter, a décrit pour la première fois ce phénomène d’« imagination visuelle aveugle » chez un de ses patients, que nous appellerons monsieur X. Lorsqu’il publia un article consacré à ce sujet, il était à mille lieues d’imaginer ce qu’il allait déclencher. À la suite d’un probable accident vasculaire cérébral (AVC), monsieur X avait totalement perdu sa capacité mentale de représentation visuelle.
3 À 4 % D’APHANTASIQUES
Or, dès la publication de ce rapport, de nombreuses personnes contactèrent le neurologue pour lui expliquer qu’elles se trouvaient dans le même cas, beaucoup d’entre elles n’ayant même jamais songé que les autres avaient parfois des « images » dans la tête ! Pour elles, des déclarations comme « je visualise très bien la scène » n’étaient que des métaphores, de la même façon que les rêveries éveillées ou les vagabondages de l’imagination. Alors ces individus, malgré tout en bonne santé, ont posé de nombreuses questions à Adam Zeman : qu’est-ce que l’aphantasie exactement ? Quelles en sont les causes ? Et les conséquences ? Il n’en fallait pas plus pour inaugurer une nouvelle branche de recherche axée sur cette particularité.
Presque quinze ans plus tard, on défnit l’aphantasie comme une réduction ou une absence de la capacité d’imagination visuelle
En Bref
£ Les personnes dites « aphantasiques » ont une faculté de représentation visuelle faible ou nulle.
£ Les causes, familiales ou environnementales, seraient diverses, mais la transmission des informations du cortex frontal – imaginatif – au cortex visuel serait défaillante.
£ Toutefois, l’aphantasie diminue la mémorisation des souvenirs autobiographiques, ainsi que celle des visages… sans que cela ait vraiment d’impact au quotidien.
volontaire. On parle bien de « volontaire », car de nombreux aphantasiques rêvent tout de même en images. En outre, les spécialistes du domaine se demandent s’il ne faudrait pas étendre la défnition à d’autres sens : en général, les sujets concernés ont aussi souvent des diffcultés à se représenter mentalement des odeurs, des sons ou des saveurs. Par exemple, ils savent qu’un citron est acide, mais sont incapables d’en évoquer le goût de façon fctive. Étudier l’aphantasie se révèle un exercice délicat, mais des méthodes permettent d’aborder le phénomène objectivement (voir l’encadré page 16)
Pourquoi certaines personnes produisentelles des images mentales et d’autres non ? On sait peu de choses à ce sujet. L’hypothèse la plus en vogue repose sur le modèle dit « de la hiérarchie inversée » (reverse hierarchy model) Lorsqu’on se représente mentalement une image, la conduction de l’information neuronale serait inversée par rapport à la perception visuelle. Alors que la vision d’un objet produit des signaux nerveux transmis du cortex visuel au cortex frontal, la formation délibérée d’une image mentale fait au contraire émerger des signaux neuronaux du cortex frontal pour gagner le cortex visuel. En gros, celui-ci n’est plus stimulé par la réalité, mais par la pensée. Si bien que ce sont fnalement les mêmes aires du cerveau qui s’activent lorsqu’on voit ou qu’on imagine une pomme, mais dans un ordre inverse.
UNE COMMUNICATION CÉRÉBRALE PERTURBÉE ?
Dans cette perspective, chez les aphantasiques, la transmission des informations du cortex frontal au cortex visuel serait perturbée. Certes, ces personnes utilisent ces deux régions cérébrales, la frontale quand elles prennent une décision et la visuelle quand elles voient une scène, mais elles sont incapables de créer volontairement des images mentales.
Jusqu’à présent, les preuves à l’appui de cette hypothèse sont restées maigres. Le psychologue Fraser Milton a comparé le cerveau de sujets n’ayant aucune faculté d’imagination visuelle avec celui d’autres personnes qui en possèdent une de qualité moyenne, voire particulièrement bonne – dans ce dernier cas, on parle d’« hyperphantasie » (voir l’encadré page 18). Il a constaté que les connexions neuronales qui conduisent les signaux des régions frontales vers le cortex visuel sont effectivement plus développées chez les hyperphantasiques que chez les aphantasiques. En revanche, il n’a pas vu de différence avec les personnes ayant une imagination moyenne…
L’aphantasie a donc probablement des causes variées. Dans un système complexe comme le cerveau, des anomalies à divers endroits aboutissent parfois au même résultat. Un peu comme dans un circuit électrique : un câble défectueux et une ampoule grillée ont le même effet : la lampe ne s’allume pas. De plus, le phénomène est probablement inné chez certains individus ils sont nés comme cela – et acquis chez d’autres, comme pour le patient d’Adam Zeman qui a subi un AVC. Il n’existe toutefois pas de chiffres fables à ce sujet… Pourquoi ? Car souvent, quand on interroge les aphantasiques adultes, ils ne se souviennent généralement plus s’ils ne pouvaient déjà pas produire d’images mentales lorsqu’ils étaient enfants.
Inn Ou Acquis
Il reste que l’aphantasie est plus fréquente dans certaines familles que dans d’autres, au point qu’on parle parfois d’« aphantasie congénitale ». Selon les estimations, quand une personne a un frère ou une sœur aphantasique, elle a alors environ dix fois plus de risques de l’être aussi. Le phénomène est donc en partie génétique. Cependant, s’il se manifeste plus tard dans la vie, il est souvent lié à des lésions cérébrales, ellesmêmes dues à une maladie ou à un accident – on parle d’« aphantasie organique ».
Il existe enfn une troisième forme : l’aphantasie psychogène. Elle se déclare après un stress psychique extrême. On connaît ainsi quelques personnes qui ont perdu leur capacité d’imagination après avoir vécu des expériences traumatisantes, comme un abus sexuel. Selon certains chercheurs, il s’agirait d’un mécanisme de protection du cerveau : de cette façon, les images terribles associées au traumatisme ne peuvent pas être visualisées mentalement et ne déclenchent donc pas d’émotions négatives.
DES SOUVENIRS DES BONS MOMENTS MOINS PRÉCIS ?
Quelle était la couleur de la robe de votre maman le jour de votre mariage ? Pour un aphantasique, répondre à cette question est quasiment impossible – même s’il voit très bien les couleurs.
Concrètement, quelles sont les conséquences de cette condition ? Souvent, les individus aphantasiques rapportent qu’ils ont des diffcultés à se remémorer des souvenirs de leur passé – leur mémoire autobiographique est médiocre. Certes, ils se rappellent les événements clés de leur vie, comme la date de leur mariage ou l’endroit où ils sont allés à l’école primaire. Mais les images manquent : la couleur de la robe de la mère de la mariée ou le regard encourageant de l’institutrice le premier jour d’école. Quand on les interroge, on constate qu’ils ont mémorisé moins de détails de leur passé que des personnes ayant une capacité d’imagination normale.