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Faut-il encore apprendre ? (puisque les IA arrivent…)

Face au déferlement de prouesses des IA qui permettent de répondre à toute question en appuyant sur un bouton, pourquoi encore apprendre ? Un élément de réponse nous vient des arts martiaux japonais.

u Japon, le kyudo est la voie de l’arc, « l’art chevaleresque du tir à l’arc », selon le livre éponyme du philosophe allemand Eugen Herrigel et de l’érudit japonais spécialiste du zen Daisetz Suzuki, qui popularisa la discipline. On y retrouve donc le suffxe -do, qui signife « la voie », dans le sens d’un sentier qui mène à une forme d’accomplissement de soi, tout comme dans le judo, l’aïkido ou le kendo. En m’entretenant un jour avec Charles-Louis Oriou, président de la Fédération française de kyudo, j’ai appris l’anecdote suivante, qui en dit long sur cette discipline et qui m’inspire certaines réflexions sur

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Al’avenir de l’école et sur l’importance de l’attention. Celle-ci concerne une séance d’entraînement dirigée par un grand maître japonais, qui – mécontent –avait tendu à l’un de ses élèves une cible en lui demandant de la percer plusieurs fois de suite avec une fèche, comme pour se défouler. Après que l’élève, un peu perplexe, se fut exécuté, le maître prit la parole devant tout son groupe et expliqua : « Si vous êtes venus pour faire des trous dans la cible, alors je vous conseille de vous y prendre comme ceci, car c’est beaucoup plus facile ! » Le message était on ne peut plus clair : au kyudo, c’est l’état d’esprit dans lequel on tire qui importe, et non le résultat de ce tir (qui intéresse plus le kyujitsu).

Le But Et Le Chemin

Que vient faire cette anecdote dans une chronique consacrée à l’apprentissage ? Elle me semble indiquer une possible sortie de la crise de sens inévitable dans laquelle l’avènement des IA génératives va plonger l’école sans tarder (ainsi que l’humanité en général) : la crise du « à quoi bon ». À quoi bon apprendre à faire de la musique quand on peut d’un clic produire un morceau dans n’importe quel genre musical, en reprenant le style de n’importe quel artiste ? À quoi bon apprendre à dessiner quand on peut demander à l’IA de « créer » toutes sortes de peintures à partir d’une simple description ? En répétant cette interrogation dans presque tous les domaines, et en considérant non pas les performances actuelles de l’IA, mais celles qu’il est possible d’anticiper dans dix ou vingt ans, on comprend aisément que la valeur ajoutée apportée par l’être humain, par rapport à une machine, va un jour ou l’autre s’estomper dans beaucoup de domaines. C’est une énième révolution copernicienne – il s’en produit une à chaque fois que l’être humain se trouve dégagé brutalement d’un piédestal central qu’il pensait occuper –, mais cette fois appliquée à la valeur et à l’intérêt de ce que nous sommes capables de produire. Dans ce contexte prochain, il va devenir extrêmement diffcile de motiver les élèves à apprendre la plus grande partie des compétences et connaissances qui les occupent actuellement dans les classes. Nous faisons face à une forme de démultiplication d’un phénomène amorcé avec des outils comme Wikipédia, ou les traducteurs et les correcteurs orthographiques, mais cette fois étendu bien au-delà du savoir, vers le savoir-faire. Impossible de leurrer longtemps un cerveau en quête permanente d’optimisation de son rapport bénéfice/coût (maximiser ce qu’on obtient en minimisant l’effort consenti, ce qui est une bonne stratégie pour survivre et perpétuer son espèce).

UN ENJEU : ÉVITER LA DÉMOBILISATION DES ÉLÈVES

On peut donc dès à présent prévoir une chute d’engagement des élèves dans l’apprentissage en général, à l’exception de quelques niches inaccessibles à l’IA, de la même façon que l’on pouvait anticiper la chute des capacités de maintien de l’attention avec la multiplication des contenus et des sources de stimulations numériques (une attention limitée divisée par plus de contenus égale moins d’attention pour chacun, fatalement).

Allons-nous dans le mur ? Certainement… à moins de prendre très au sérieux l’enseignement de ce maître de kyudo : on est capable de fabriquer des systèmes de guidage électroniques pour aider à mettre la fèche dans la cible à chaque fois, ou même de fabriquer des robots qui tirent parfaitement droit, mais ce ne sera plus du kyudo, car ce qui donne de la valeur au tir, c’est l’état d’esprit dans lequel il est réalisé. S’il est bien une capacité de l’être humain qu’une machine ne sera jamais en mesure de reproduire, c’est celle de réaliser quelque chose dans un certain état d’esprit – un authentique état de concentration – avec le ressenti subjectif et expérientiel associé (ce que cela « fait » d’être bien concentré). Même si une machine parvient à le développer, vous ne pourrez en faire l’expérience qu’en exécutant le geste vous-même. La cérémonie du thé – ocha – a survécu à l’avènement des distributeurs de boissons, qui préparent le thé beaucoup plus vite et sans effort, car ce n’est pas le thé en lui-même qui compte, mais l’état d’attention de la personne qui l’a préparé. C’est ce qui lui donne sa valeur, une valeur qu’aucune machine n’est capable de reproduire.

COMMENT TRAVAILLER SON « ÉTAT D’ESPRIT » ?

Donc, bonne nouvelle : nous pouvons déjà anticiper une voie de sortie à cette grave crise existentielle avant même qu’elle ne se soit généralisée. Mais cela ne veut pas dire pour autant que rien ne doive être fait dès maintenant : il va falloir très concrètement mettre un accent particulier à l’école sur l’état d’attention dans lequel les élèves réalisent ce qu’on leur demande de faire – et être capable d’évaluer cet état d’attention ! Ce n’est pas facile, loin de là, mais ici encore, inspirons-nous du kyudo, qui propose un système d’examens et même des compétitions, où est spécialement évalué l’état d’esprit d’un tir par un observateur expérimenté qui apprécie la fuidité des gestes, l’existence de pauses en utilisant sa propre expérience du kyudo pour se « projeter » dans la posture mentale de l’autre, exactement comme une personne qui a l’habitude du stress sait reconnaître immédiatement qu’une autre personne est stressée. Par ailleurs, la venue de l’IA ne changera pas forcément ce que les élèves feront à l’école, mais la façon dont ils le feront (à part l’ajout d’une forme d’éducation de l’attention), donc, globalement, les concepteurs des programmes scolaires pourront continuer, si cela leur chante, à faire apprendre à nos enfants toutes sortes de choses qu’une machine fera mille fois plus rapidement (ne serait-ce que pour assurer une culture commune transgénérationnelle, etc.). L’essentiel sera de cesser de penser uniquement en termes de fèche dans la cible pour donner dès le plus jeune âge une place centrale à la question de l’état d’attention dans lequel travaille chaque élève – avec une concentration douce et posée. Et le reste suivra naturellement, car j’oubliais de vous le dire : on est aussi plus effcace quand on est bien concentré… eh oui, les grands maîtres de kyudo mettent leurs fèches dans la cible !

Bibliographie

E. Herrigel et D. T. Suzuki, Le Zen dans l’art chevaleresque du tir à l’arc, Dervy, 2016

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