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ÊTES-VOUS APHANTASIQUE ?
Ilest impossible de vérifier si une personne est réellement aphantasique en observant directement si son cerveau produit ou non des images mentales. Il est également délicat de porter ce diagnostic sur soi-même : comment savoir si son imagination visuelle est meilleure ou moins bonne que celle d’un ami ou d’un collègue ? Heureusement, di érentes solutions ont été mises au point pour approcher objectivement le phénomène. Première méthode : l’e et dit « d’amorçage ». Si on vient d’imaginer – ou de voir – une pomme, on remarque alors plus rapidement les pommes que les prunes dans son environnement. La première pomme aperçue constitue ce qu’on appelle une « amorce » pour le cerveau : elle met en alerte les réseaux neuronaux mnésiques correspondant à ce fruit. Ainsi, à l’université de Bonn, nous avons montré, en 2021, que les personnes dotées d’une représentation visuelle mentale normale trouvaient plus rapidement un objet brièvement représenté auparavant dans une grille de recherche que les sujets se déclarant aphantasiques : apparemment, ces derniers ne produisent aucune image mentale de l’objet et réagissent donc plus lentement.
Deuxième méthode : la rivalité oculaire. Il s’agit de présenter deux images di érentes à l’œil gauche et à l’œil droit. Le cerveau les perçoit chacune en alternance, autant de temps, car il est incapable de décider quel œil a « raison ». En 2022, l’équipe de Joel Pearson, à l’université de Nouvelle-Galles du Sud, a demandé à des volontaires d’imaginer mentalement l’une des deux images, avant de placer cette image devant un de leurs yeux, et une autre image devant l’autre œil. Résultat : la photo qui avait été imaginée au préalable était ensuite perçue plus longtemps par la personne que l’image concurrente
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– sauf chez les individus aphantasiques. L’aphantasie se détecte aussi à des réactions physiques particulières. Par exemple, le réflexe pupillaire fait en sorte que la pupille se contracte lorsque l’on regarde une source de lumière vive. Ainsi, elle protège la rétine d’un rayonnement trop fort. On sait depuis longtemps que la pupille réagit en général de la même façon lorsque l’on imagine une lumière éblouissante, comme celle du soleil. Or, en 2022, l’équipe de Kay Lachlan, à l’université de Nouvelle-Galles du Sud, a montré que les aphantasiques n’ont pas ce réflexe pupillaire lorsqu’ils essaient de penser au soleil ! Autre réaction physique : la conductivité cutanée. Si l’on présente des images terrifiantes à des personnes dotées ou non d’imagination, la conduction cutanée augmente de la même manière chez tous les sujets en raison d’une élévation de la production de sueur. Mais si on leur fait lire des textes e rayants, seules les personnes pouvant se représenter les scènes visuelles transpirent davantage : les mots dans leur tête deviennent des images angoissantes qui provoquent du stress. Faute d’images en tête, les aphantasiques ne ressentent pas cela. Ces méthodes, certes, ne sont pas très précises. Néanmoins, elles permettent de réaliser des distinctions grossières et graduelles. Une personne qui réagit particulièrement vite à l’amorçage, qui transpire beaucoup en lisant des textes e rayants, qui réagit aux images mentales avec un réflexe pupillaire prononcé et qui montre une forte préférence pour un œil en rivalité binoculaire, a probablement une très bonne imagination visuelle.
Sources : L. Kay et al., eLife, 2022 ; M. Monzel et al., Attention, Perception, and Psychophysics, 2021 ; M. Wicken et al., Proceedings of the Royal Society B, 2021 ; R. Keogh et J. Pearson, Cortex, 2018.
En 2021, à l’université de Bonn, en Allemagne, nous avons voulu savoir si d’autres formes de mémoire étaient touchées. Pour ce faire, nous avons demandé à des volontaires de retenir des listes de mots et des formes géométriques, puis de nous les restituer soit immédiatement, soit dix minutes après. Résultat : les aphantasiques se souvenaient un peu moins bien des mots et des fgures que les sujets témoins. Ils présentaient également des troubles de la mémoire verbale, à court et à moyen terme.
Cela s’explique par la théorie dite « du double codage » (dual coding theory), qui suggère que l’on peut mémoriser une chose de deux façons : sous forme d’informations verbales et d’images. Et l’on retient mieux lorsque, par exemple, en apprenant une série de mots de vocabulaire, on ne se contente pas de les répéter mentalement, mais que l’on se représente aussi les objets correspondants sous la forme d’images mentales. Si vous devez vous souvenir du mot « plante », vous allez par exemple visualiser mentalement un végétal. Si ce n’est pas possible – parce que vous êtes aphantasique ou que vous avez affaire à des concepts abstraits comme « espoir » ou « bonheur » –, vous devriez moins bien retenir le terme.
C’est ce que nous avons testé avec nos participants. Mais nous n’avons pas mis en évidence de différence de mémorisation verbale entre les aphantasiques et les sujets témoins. Pas plus que d’autres groupes de recherche, d’ailleurs. L’apprentissage du vocabulaire semble normal, et il est probable que les personnes concernées ne souffrent nullement au quotidien de ce défcit de visualisation mentale.
MOINS DE DÉTAILS, MOINS D’ÉMOTIONS
Mais est-ce aussi le cas avec un objet à mémoriser qui serait plus complexe qu’un mot ? Il n’est pas nécessaire de se représenter mentalement une forme simple, comme un triangle, pour la reconnaître. Il sufft de savoir qu’elle a trois angles… En revanche, un objet sophistiqué tel qu’un visage est plus diffcile à décrire avec des mots – à moins qu’il présente une caractéristique frappante, comme un grand nez ou une cicatrice. Les aphantasiques devraient donc avoir plus de mal à le reconnaître. Nous menons actuellement une étude en ce sens avec nos participants et nous avons effectivement constaté, lors des premiers tests, qu’ils mémorisent moins bien les visages que les sujets témoins.
Par ailleurs, il semblerait que les aphantasiques présentent quelques particularités dans la gestion des émotions. Lors d’un entretien paru en 2021 dans le magazine britannique Wired UK,
Bibliographie
F. Milton et al., Behavioral and neural signatures of visual imagery vividness extremes : Aphantasia vs. hyperphantasia, Cerebral Cortex Communications, 2021.
M. Monzel et al., Memory deficits in aphantasics are not restricted to autobiographical memory. Perspectives from the dual coding approach, Journal of Neuropsychology, 2021
S. P. Suggate et P. Martzog, Screen-time influences children’s mental imagery performance, Developmental Science, 2020.
J. Pearson, The human imagination : The cognitive neuroscience of visual mental imagery, Nature Reviews Neuroscience, 2019
A. Zeman et al., Loss of imagery phenomenology with intact visuo-spatial task performance : A case of « blind imagination », Neuropsychologia, 2010 l’un d’entre eux, Alex Wheeler, raconte ceci : « Ma mère est décédée en août 2019. C’était une période incroyablement diffcile pour moi. Mais je ne l’ai pas gérée de la même façon que le reste de ma famille, car j’ai réussi à passer à autre chose assez rapidement. Ce que mes frères ont du mal à comprendre : ils ont mis plus de temps à surmonter cette épreuve, et doutent de la sincérité de ma peine… »
LOIN DES YEUX, LOIN DU CŒUR…
Les personnes dépourvues d’imagination visuelle supporteraient-elles plus facilement les expériences émotionnelles fortes ? « Loin des yeux, loin du cœur », dit l’adage… Pour tester cette possibilité, nous avons présenté à des volontaires soit des photos de scènes tragiques (crimes de guerre, personnes assassinées ou gravement malades), soit des textes qui les décrivaient. Résultat : les photos ont perturbé tous les sujets de la même manière. Selon leurs déclarations, tous ressentaient du stress, de la peur ou de l’empathie.
Mais il en va autrement à la lecture des textes : cette fois, les aphantasiques ont été bien moins éprouvés que les autres. Il est donc tout à fait probable que les individus dépourvus d’imagination visuelle aient des réactions émotionnelles faibles face à des événements anciens ou simplement évoqués, comme le suggère Alex Wheeler. Mais lorsqu’ils assistent à un drame de leurs yeux, ils ressentent les mêmes émotions, et avec autant d’intensité, que les autres personnes.
Faut-il donc considérer l’aphantasie comme une maladie ? Après tout, la capacité de représentation visuelle mentale est une aptitude presque universelle. Pourtant, la plupart des chercheurs considèrent le manque d’imagination plutôt comme un style de pensée alternatif. La majorité
À L’OPPOSÉ DE L’APHANTASIE : L’HYPERPHANTASIE
En2010, après la publication des premiers résultats de recherche sur l’aphantasie, de nombreuses personnes ont, à l’inverse, déclaré disposer de facultés d’imagination hors norme. On parle alors d’« hyperphantasie », également connue sous le nom d’« imagination eidétique ». Il s’agit de la capacité à se représenter des objets et des événements de façon aussi vivace et détaillée que s’ils étaient réels. L’hyperphantasie est plus di cile à explorer que l’aphantasie, car le pouvoir de visualisation mentale ne peut guère être limité vers le haut… Et si l’on sait très bien imaginer quelque chose, comment savoir si l’on est en mesure de mieux faire ?
de nos tâches quotidiennes peuvent être effectuées sans stratégie visuelle. Et comme les aphantasiques se souviennent, certes, moins bien de certains faits, mais se sentent par conséquent moins accablés par ceux-ci, les avantages et les inconvénients s’équilibrent probablement.
Malgré cela, certaines personnes concernées par cette condition souhaiteraient avoir la faculté d’évoquer en images des événements de leur passé. La perte de souvenirs autobiographiques est parfois douloureuse et, dans le pire des cas, va jusqu’à affecter le sentiment d’identité. Serait-il possible d’entraîner son imagination visuelle ?
RENDEZ LES IMAGES AU CERVEAU !
En 2020, l’équipe du chercheur en éducation Sebastian Suggate, à l’université de Ratisbonne, en Allemagne, a montré que les enfants qui regardent beaucoup la télévision ont une moins bonne capacité d’imagination visuelle que ceux qui passent peu de temps devant l’écran. Son explication : le programme télévisé fournit des scènes toutes prêtes et, contrairement à la lecture par exemple, n’incite pas à créer ses propres images mentales. Il est donc possible que des exercices de représentations mentales réguliers soient bénéfques. Essayez donc : regardez un objet puis tentez de le garder en tête le plus longtemps possible, en mémorisant le maximum de ses détails.
Les scientifiques tentent d’approcher ce phénomène à l’aide du « Vividness of Visual Imagery Questionnaire » (VVIQ). Les personnes testées doivent se représenter di érentes choses en tête et indiquer à quel point, à l’aide du questionnaire, les images sont vives et détaillées dans leur esprit. Un minimum de 75 points sur 80 est considéré comme de l’hyperphantasie. Les premières études scientifiques sur le sujet ont montré qu’environ 11 % de la population aurait un pouvoir d’imagination aussi aiguisé. Pas étonnant, d’ailleurs, que ces hyperphantasiques exercent pour la plupart des professions créatives.
Par ailleurs, selon les premières estimations, la synesthésie, qui correspond à un chevauchement de di érentes impressions sensorielles – par exemple chaque son est mentalement associé à une couleur –, est plus fréquente chez les hyperphantasiques que chez les personnes pourvues d’une imagination normale. Tout comme l’aphantasie, ce phénomène confère probablement des avantages et des inconvénients : les histoires et les voyages imaginaires apportent beaucoup de plaisir et de joie, mais les films qui se déroulent dans nos têtes peuvent aussi distraire ou e rayer. De plus, nombre d’hyperphantasiques auraient des di cultés à savoir s’ils ont réellement vécu quelque chose ou s’ils l’ont simplement imaginé…
Les drogues pourraient aussi, à l’avenir, aider les aphantasiques : certains d’entre eux rapportent avoir réussi à produire des images mentales après avoir consommé du LSD ou de l’ayahuasca, une substance hallucinogène originaire d’Amérique du Sud. Par ailleurs, Rebecca Keogh et ses collègues, de l’université australienne de Nouvelle-Galles du Sud, ont utilisé la stimulation électrique cérébrale (une méthode non invasive et indolore) pour réduire temporairement l’excitabilité du cortex visuel de sujets ayant une faculté d’imagination normale : ces derniers ont alors eu l’impression de mieux se représenter mentalement des images.
La chercheuse suppose qu’une forte activité des régions cérébrales visuelles diminue la capacité à former des images mentales. Le « bruit » neuronal bloquerait l’imagination du cortex préfrontal… comme une musique trop forte en discothèque vous empêche d’entendre ce que disent vos amis. Toujours est-il que l’aphantasie n’est pas une maladie, mais une caractéristique du cerveau présentant des avantages et des inconvénients. Certains sont doués pour le football, d’autres pour créer des images, que ce soit sur le papier ou dans leur tête. £ p. 34
Le temps du questionnement p. 40 Interview
« L’introspection nous aide à définir nos priorités » p. 46
Raconter sa vie pour mieux la comprendre p. 52
Qui suis-je… et à quel moment ?