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QUI SUIS-JE… ET À QUEL MOMENT ?
Qui suis-je ? En tentant de répondre à cette question, la psychologie a longtemps cherché à décrire les schémas typiques de pensée, d’émotions ou de comportements d’une personne à l’aide de ce qu’on a appelé les « dimensions de la personnalité » (ou encore, les traits de personnalité) comme l’extraversion, le névrosisme, l’anxiété… Ces composantes seraient relativement stables chez un individu, et, dès lors, diffcilement modifables.
Pourtant, l’hypothèse selon laquelle il est possible de mesurer systématiquement ces traits, à l’aide de questionnaires qui identifent un comportement typique, a été remise en question au cours des deux dernières décennies. Non seulement on observe chez un individu de fréquentes variations du comportement ou des émotions, mais ces changements se produisent d’un jour à l’autre et même d’une heure à l’autre. Ainsi, une même personne ouverte et agréable à midi sera négative et rigide à 14 heures. Ces oscillations dans les sentiments et les comportements quotidiens – qu’on désigne sous le terme de « variabilité intra-individuelle » – sont en fait si importantes qu’elles avoisinent, voire dépassent, les différences mesurées d’une personne à l’autre dans les traits de personnalité classiques étudiés par la psychologie [l’extraversion, l’ouverture aux expériences, l’agréabilité sociale, le névrosisme et le caractère consciencieux, ndlr].
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Votre Personnalit
N’EST PAS UN MONOLITHE
La notion de variabilité intra-individuelle a été introduite en 2004 par Peter C. M. Molenaar, professeur émérite de développement humain et de psychologie à l’université d’État de Pennsylvanie, dans un manifeste intitulé Bringing the person back into scientifc psychology, this time forever (« Ramener la personne dans la psychologie scientifque, une fois pour toutes »). Il y utilise une série de calculs mathématiques et physiques pour quantifer le fux dynamique de la personnalité, et en profte pour tourner en dérision les méthodes standard des tests psychologiques.
Cette vision de l’importance de la variabilité intra-individuelle a continué à gagner en popularité dans les années qui ont suivi la publication du manifeste de Peter Molenaar. Elle a contribué à une meilleure compréhension de la personnalité et a conduit à des changements dans certaines formes de psychothérapie. Les chercheurs ont appris que la fuctuation des réactions aux événements stressants de la vie quotidienne – qu’il s’agisse d’une dispute avec son conjoint ou d’un embouteillage – prédit en partie la santé émotionnelle et physique à long terme des individus.
La recherche qui sous-tend ce changement est illustrée par une étude de vingt ans sur le stress et la santé, qui a également examiné la variabilité de la personnalité au quotidien chez plus de 3 500 adultes. Pour les besoins de cette étude, David Almeida, psychologue du développement de l’université d’État de Pennsylvanie, et ses collègues ont interrogé les sujets pendant huit jours consécutifs sur leurs niveaux de stress et leurs émotions au cours des vingtquatre heures précédentes (et ont également recueilli une série de mesures physiologiques auprès de ces personnes). La liste des facteurs de stress comprenait des disputes avec un membre de la famille, des échéances professionnelles, une surcharge de tâches ménagères et une série de tracas quotidiens. Pour estimer les états émotionnels de leurs participants, les chercheurs leur ont posé des questions sur leurs ressentis de joie, de colère, de peur et d’anxiété. Ils ont également évalué leurs pensées anxieuses ainsi que certains indicateurs
Quel
?
comportementaux comme l’activité physique et le sommeil. Et, surtout, ils ont répété cette enquête dix ans plus tard.
Comme David Almeida l’explique, la conclusion fut que « les expériences subjectives du quotidien – autrefois considérées comme relativement peu importantes pour la santé – ont des conséquences à court et à long terme sur toute une série d’états émotionnels, physiques et cognitifs de l’individu ».
SUIS-JE ANXIEUX, OU EST-CE LE CONTEXTE ?
Mais, surtout, ces travaux ont permis de savoir dans quelle mesure ce que nous prenons généralement comme un trait de personnalité est effectivement un trait constitutif ou seulement une émotion passagère. « Nous le constatons souvent chez les individus que nous trouvons grincheux, développe le psychologue. Nous pensons qu’il s’agit d’une personne grincheuse ; or, en fait, la moitié de ce caractère grincheux est un trait de personnalité [un sous-aspect d’une des grandes dimensions comme l’agréabilité sociale, ndlr], et l’autre relève de la variabilité de l’individu au jour le jour. Mais cette répartition fuctue aussi selon les personnes puisque celles présentant des traits positifs, comme l’ouverture ou l’agréabilité, ne révèlent qu’une variation de 30 % dans des traits comme l’irritabilité ou l’inquiétude.
Certains chercheurs dont Nilam Ram, professeur de psychologie à l’université de Stanford, sont allés plus loin en essayant de déterminer dans quelle mesure le contexte où l’on évolue infue sur nos états psychologiques à court terme (diverses circonstances liées au travail, à la vie de famille, aux visites chez le médecin, etc.). Jusqu’à récemment, on considérait que les variations émotionnelles relevaient d’un trait de personnalité : certaines personnes étaient perçues comme fondamentalement stables émotionnellement, d’autres instables. Or, selon Nilam Ram, ces hauts
En Bref
£ Traditionnellement, les psychologues considèrent que la personnalité d’un individu est relativement stable et se décompose en dimensions fondamentales comme l’extraversion, le névrosisme, le caractère conscientieux, l’agréabilité sociale ou l’ouverture à la nouveauté.
£ Dès que l’on mesure ces traits à di érents moments au cours d’une journée, on constate de fortes fluctuations.
£ Il faut donc être prudent lorsqu’on cherche à identifier ses grandes tendances personnelles, en étant à l’a ût de ces variations et en cherchant à faire la part entre ce qui relève de notre structure fondamentale et des aléas du contexte.
et ces bas peuvent aussi bien reféter le va-et-vient, à l’échelle d’une journée, de différents aspects de la personnalité d’un individu, ou tout simplement sa réaction ponctuelle à un événement.
Prenons l’exemple de quelqu’un qui a accepté, dans le cadre d’une étude, de communiquer grâce à une appli son état émotionnel du moment, toutes les heures. Dans ce contexte, une forte variabilité intra-individuelle pourrait porter à croire que l’individu en question est une personne émotionnellement labile. Il s’agirait alors d’un de ses traits de personnalité [typiquement, le névrosisme, ndlr]. Mais en réalité de telles fuctuations émotionnelles pourraient très bien indiquer que cette personne est confrontée à une série d’événements imprévisibles dans sa vie, peut-être en raison d’un lieu de travail chaotique. En fait, selon Nilam Ram, les rapports émotionnels que les chercheurs reçoivent des personnes qu’ils observent dans le cadre de leurs études sont probablement une combinaison de certains aspects de l’environnement immédiat et d’éléments de leur personnalité – leur réactivité à ce qui les entoure et leur capacité à réguler leurs émotions.
De ce point de vue, une donnée à prendre en compte est le degré de stress subi, lui-même conséquence de situations plus ou moins éprouvantes et confictuelles auxquelles chacun est confronté. Une dispute avec un conjoint entraîne souvent un bouleversement émotionnel plus important qu’une échéance professionnelle qui, à son tour, exerce une pression plus forte que les tracas quotidiens tels que les retards de train ou le fait de découvrir que le chien a encore fait ses besoins sur le tapis.
DIFFÉRENCES ENTRE LE TRAVAIL, LES AMIS, LA FAMILLE…
Alors que les chercheurs mesurent généralement la variabilité intra-individuelle en évaluant la même personne à intervalles rapprochés – par exemple toutes les vingt-quatre heures pendant une semaine ou cinq fois par jour –, la psychologue Nadin Beckmann, de l’université de Durham, en Angleterre, et ses collègues ont adopté une approche différente. Les chercheurs ont posé à chacun des 288 participants à leur étude une série de questions sur leur personnalité (travailleur, contemplatif, vulnérable, lunatique, etc.) à un moment donné et ont présenté les mêmes questions à cinq personnes au maximum parmi les membres de leur famille, leurs amis proches ou leurs collègues.
Les résultats obtenus montrent que la variabilité intra-individuelle fuctue systématiquement en fonction du contexte, quelle que soit la personne qui l’évalue. Un individu peut être considéré comme plus consciencieux au travail qu’à la maison et plus extraverti avec ses amis qu’avec ses collègues. Et, selon les auteurs, les états émotionnels momentanés refètent la façon dont certains traits de personnalité s’expriment dans les différentes situations rencontrées. Nous savons intuitivement que nous ne pensons pas, ne ressentons pas et ne nous comportons pas de la même manière à la maison qu’au travail ou lors d’une sortie entre amis.
En apprenant à quantifer ce type de variabilité d’heure en heure, les chercheurs ont commencé à mieux interpréter ces fuctuations dans le cadre plus large de la personnalité des individus. Par exemple, explique Nilam Ram, en mesurant les fuctuations horaires de l’humeur d’une personne et en les comparant aux variations mensuelles de son estime de soi. Si l’humeur change beaucoup, mais que l’estime de soi reste relativement constante, une interprétation serait que le niveau d’estime de soi de cette personne n’est pas très infuencé par les hauts ou les bas temporaires qu’elle ressent à la suite d’un compliment ou d’une dévalorisation. [Il s’agit d’une estime de soi stable, bien connue pour être bénéfque au bien-être et à la réussite, alors que l’estime de soi dépendante du contexte a constamment besoin d’être réassurée et donne parfois lieu à des comportements de recherche de reconnaissance compulsive, ndlr.]
Depuis quelques années, Michelle Newman, psychologue et thérapeute cognitivo-comportementale à l’université d’État de Pennsylvanie, voit dans la variabilité intra-individuelle une dimension inestimable, à la fois pour mener des recherches et pour concevoir de nouvelles méthodes de traitement des patients. À l’époque où les smartphones n’existaient pas encore, explique-t-elle, les patients en thérapie ou les participants à une étude remplissaient un questionnaire qui traduisait en réalité leurs croyances sur eux-mêmes. Il leur était demandé de noter leurs sentiments d’heure en heure à l’aide d’un stylo et d’un papier ou d’un appareil électronique de prise de notes comme un PalmPilot. Trouvant ces tâches fastidieuses, ils attendaient la fn de la journée pour noter leurs pensées et leurs sentiments. Les données obtenues ? Sans valeur, assène la chercheuse.
Quand Les Applis Font Avancer La Psycho
En créant des applications spécialisées pour smartphone, les psychologues ont pu suivre les émotions et les expériences des personnes plusieurs fois par jour et en tirer des réfexions plus nuancées sur leur état psychologique. En étudiant les fuctuations chez les individus souffrant de troubles anxieux généralisés (TAG), Michelle Newman a utilisé cette documentation minutieuse de leurs pensées et de leurs sentiments pour remettre en question les représentations que se faisaient certains psychologues des causes de l’inquiétude incessante, principal symptôme du TAG. Les théories antérieures, fondées sur les « résumés » des sentiments des patients, postulaient que ceux-ci entretenaient des pensées anxieuses pour reléguer au second plan une humeur sombre ou dépressive.
Les travaux de la chercheuse suggèrent tout autre chose : l’inquiétude incessante semble avoir au contraire pour effet d’entretenir les émotions négatives. Dans une de ses études, elle et ses collègues ont suivi pendant huit jours 83 individus souffrant de TAG, juste avant ou après une interaction sociale d’une durée de une minute ou plus. En moyenne, les scientifques ont remarqué que ces personnes se sentaient généralement mieux après ces rencontres, ce qui suggère que les moments étaient probablement agréables – ou, au pire, indolores. De manière contre-intuitive, la psychologue a constaté que les participants qui s’inquiétaient moins avant les échanges sociaux éprouvaient davantage d’anxiété et de tristesse après ces derniers. Ceux qui s’inquiétaient davantage avant la rencontre se sentaient plus heureux ou plus satisfaits après celle-ci.
Le personnage du vieux grincheux cache souvent un individu joueur ou rêveur à d’autres moments. Le tout est de savoir à quel moment on l’observe...
Cette étude semble donc confrmer la théorie de Michelle Newman selon laquelle les personnes anxieuses pensent qu’en s’alarmant d’une issue malheureuse (aussi improbable soit-elle), elles se placent dans un climat émotionnel négatif de manière à ne pas éprouver de comparaison défavorable après une rencontre potentiellement éprouvante. Lorsque ce mauvais pronostic ne se réalise pas, elles se sentent soulagées, ce qui renforce leur conviction que l’inquiétude les protège. Sans ces registres détaillés des fuctuations des pensées et des sentiments tout au long de la journée, l’étude n’aurait pas permis d’obtenir de telles informations.
POUR IDENTIFIER LES CAUSES DE L’ANGOISSE
Les données recueillies à intervalles fréquents aident également les thérapeutes à mettre au point des traitements adaptés à chaque individu. De nombreuses personnes ne savent pas ou ne se souviennent pas de ce qui déclenche leur anxiété, mais les thérapeutes sont en mesure de le découvrir, par exemple en établissant un lien entre des niveaux d’anxiété élevés et des événements ponctuels. Et d’inciter leurs patients à utiliser des stratégies apprises : c’est le cas d’une technique dite « de restructuration cognitive », consistant à comparer ce que l’on redoute de voir se produire avec ce qu’il advient dans la réalité, de façon à comprendre que nombre d’inquiétudes sont sans fondement.
Mais une telle approche ne s’arrête pas là. Les personnes anxieuses n’ont pas que des sentiments négatifs, elles ont aussi tendance à minimiser les positifs. « Or l’objectif est non seulement de réduire les premiers, mais aussi de renforcer les seconds », spécife Michelle Newman. À cette fn, son collègue Lucas LaFreniere, psychologue au Skidmore College, aux États-Unis, a conçu une application pour téléphone dénommée SkillJoy. Plusieurs fois par jour, à des intervalles aléatoires, l’application invite les individus atteints d’anxiété à se concentrer sur une chose agréable de l’instant présent – voir un ami, faire rire
Bibliographie
N. Beckmann et al., Inter-individual di erences in intraindividual variability in personality within and across contexts, Journal of Research in Personality, 2020.
M. G. Newman et al., The naturalistic reinforcement of worry from positive and negative emotional contrastsb : Results from a momentary assessment study within social interactions, Journal of Anxiety Disorders, 2022.
L. LaFreniere et M. G. Newman, Upregulating positive emotion in generalized anxiety disorder : A randomized controlled trial of the SkillJoy ecological momentary intervention, J. Consult. Clin. Psychol., 2023
J. Quoidbach et al., Emodiversity and the emotional ecosystem, Journal of Experimental Psychology : General, 2014.
L. Benson et al., Fusing biodiversity metrics into investigations of daily life : Illustrations and recommendations with emodiversity, The Journals of Gerontology, 2018 quelqu’un ou écouter une belle chanson – et à vraiment savourer ce moment pendant une minute ou deux. Une étude récente a montré qu’après sept jours, les utilisateurs de SkillJoy voyaient leurs niveaux d’anxiété reculer.
L’ÉMODIVERSITÉ, UNE PROTECTION POUR LE BIEN-ÊTRE
Cette compréhension du fux émotionnel journalier a enfn conduit les chercheurs à se demander si un degré élevé de variabilité intraindividuelle joue plutôt à l’avantage des personnes ou en leur défaveur. L’opinion de Michelle Newman dans ce débat est claire. « La variabilité est une bonne chose, dit-elle, et il n’y a pas de réponse claire à la question de savoir quand elle indique une psychopathologie. » D’autres spécialistes se veulent moins catégoriques. Si certaines études ont établi un lien entre une grande variabilité intra-individuelle et une dimension de la personnalité appelée « névrosisme » [qui désigne la tendance à avoir de nombreuses émotions négatives, ndlr), d’autres n’ont pas réussi à le faire. Tant de choses dépendent du contexte… Selon Nilam Ram, une personne ayant une variabilité intra-individuelle élevée réussit parfois à s’adapter à une vie tumultueuse, tandis qu’une autre avec une faible variabilité aura une vie prévisible et routinière, et se trouvera de fait plus rigide.
Selon des études récentes menées par des chercheurs dont Lizbeth Benson, du Centre des sciences de la santé de l’université d’Oklahoma, le fait de ressentir une plus grande variété d’émotions, allant de l’enthousiasme et de la détermination à la tristesse et à la peur – une caractéristique appelée « émodiversité » par Jordi Quoidbach, aujourd’hui professeur associé à la faculté de droit de l’Esade, à Barcelone –, aiderait les personnes à mieux s’adapter aux différentes situations tout au long de la journée. « La chose la plus intéressante que nous ayons montrée, c’est que parmi les personnes ayant de forts niveaux d’émotions négatives, celles qui en éprouvaient la plus grande diversité se portaient mieux que les autres. »
Pour les thérapeutes et les patients, la reconnaissance des hauts et des bas des émotions quotidiennes – certaines mauvaises, d’autres éminemment bonnes, certaines humeurs en hausse, d’autres en baisse – a permis de mieux comprendre l’objectif permanent de la psychologie, qui est d’aider à défnir qui nous sommes de manière à apprendre à vivre avec cette connaissance et à trouver les moyens les plus adaptés pour devenir ce que nous souhaitons être. £
JEAN-PHILIPPE LACHAUX
Directeur de recherche à l’Inserm, au Centre de recherche en neurosciences de Lyon.