Cerveau & Psycho n°123 - juillet 2020

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Cerveau & Psycho

Cerveau & Psycho

QUAND LE VENTRE GUÉRIT LA TÊTE

Les pouvoirs du microbiote

Juillet-août 2020

N°123

N° 123 Juillet-août 2020

L 13252 - 123 - F: 6,90 € - RD

LE PLACEBO A-T-IL DE VRAIS EFFETS THÉRAPEUTIQUES ?

Stress, dépression, anorexie…

QUAND LE VENTRE GUÉRIT LA TÊTE

LES POUVOIRS DU MICROBIOTE NEUROSCIENCES SPORT ET COGNITION, LA RECETTE GAGNANTE POUR NOS NEURONES

ÉDUCATION

L’AVANTAGE D’APPRENDRE EN CLASSE PSYCHOLOGIE FAUT-IL CHERCHER LE BONHEUR ? TRYPOPHOBIE L’ÉTONNANTE PEUR DES TROUS QUI SE RÉPAND SUR INTERNET BEL : 8, 90 € / CAN : 12, 49 $ CAN / CH : 15, 50 CHF / DOM : 8, 90 € / LUX : 8, 90 € / TOM : 1 200 XPF


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N° 123

ÉDITORIAL

NOS CONTRIBUTEURS

p. 42-48

Anne-Judith Waligora-Dupriet et Marie-José Butel

SÉBASTIEN BOHLER

Microbiologistes et respectivement maîtresse de conférences et professeuse émérite à l’université de Paris, elles étudient notamment le microbiote précoce des tout-petits pour déterminer son influence sur le développement et la santé future.

p. 50-57

Christine Heberden

Chargée de recherche Inrae à l’institut Micalis de Jouy-en-Josas, docteur en biochimie, elle s’intéresse à l’alimentation, notamment aux désordres nutritionnels liés au stress, en étudiant l’implication du microbiote intestinal.

p. 58-63

Éléonore Czarik

Psychologue du développement à Nice et doctorante au laboratoire CHart de l’université Paris 8, elle étudie les troubles de l’attention et les stratégies cognitives permettant de surmonter les crises comme celle que nous traversons actuellement.

p. 64-67

Scott Barry Kaufman

Psychologue à l’université Columbia, à New York, il explore la façon dont on peut se reconstruire et même ressortir grandi d’une épreuve comme le Covid-19. Ses travaux mettent notamment en avant le concept de « croissance post-traumatique ».

Rédacteur en chef

Psychothérapie du ventre

A

u mois de janvier 2020, quelques semaines avant le début de l’épidémie de coronavirus, des chercheurs du prestigieux institut de technologie du Massachusetts ont fait une expérience. Ils ont demandé à des volontaires de rester enfermés dans une pièce sans contacts sociaux, puis leur ont montré des photos d’amis en train de s’amuser. Ils ont vu s’activer une zone du cerveau qui s’illumine habituellement lorsqu’on a faim. Ces gens avaient faim – au sens propre – de relations sociales ! La faim du ventre serait-elle aussi celle de l’esprit ? Dans ce cas, chercher un équilibre entre cerveau et intestin serait sans doute fort intéressant. C’est cette piste que nous vous proposons de suivre dans le dossier central de ce numéro, grâce aux dernières découvertes sur notre flore intestinale – le fameux microbiote – et son influence sur notre état d’humeur, notre stress, voire le développement mental de nos enfants. Le corps et l’esprit sont le lieu de multiples interactions, comme le montre aussi un étonnant effet placebo dit « conditionné » : cette nouvelle voie de traitement consiste à prendre un placebo avec un médicament, puis à retirer le médicament. Le placebo ayant été associé par notre organisme à l’effet thérapeutique, il continue à produire des effets une fois la molécule active retirée ! Étrange force de l’esprit que l’on peut aussi mobiliser pour surmonter les périodes difficiles : dans un article sur les techniques de coping (en anglais : « s’adapter », « gérer »…), nous vous expliquons les principales stratégies qu’il est possible de mettre en place pour ne pas craquer face à l’incertitude sur l’avenir. Au siècle de la résilience, il faudra fourbir ses armes, toutes ses armes – mentales aussi bien que corporelles. £

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SOMMAIRE N° 123 JUILLET-AOÛT 2020

p. 6

p. 14

p. 20

p. 31-57

Dossier

p. 28

p. 14-30

DÉCOUVERTES p. 6 ACTUALITÉS Bouger, sortir, quel bonheur ! La meilleure façon de flirter La biophilie, secret du bonheur ? Vers le contrôle des rêves ?  La conscience est dans le nez Végétarisme : un risque pour la santé mentale ? p. 14 FOCUS

Les racines de l’anxiété, visibles dès l’âge de 14 mois

Très tôt, des signes chez un enfant laissent parfois présager un risque de développer de l’anxiété à l’âge adulte. Guillaume Jacquemont

p. 18 L’INFOGRAPHIE

Comment les animaux voient le monde

p. 20 MÉDECINE

Le « placebo conditionné », un nouvel espoir thérapeutique

Lorsqu’on prend un traitement avec une boisson au goût particulier, le seul goût de la boisson finit par avoir des effets thérapeutiques. Corinna Hartmann

p. 28 LA QUESTION DU MOIS

Pourquoi le monde reste-t-il stable quand nous bougeons les yeux ? Certains neurones de notre rétine anticipent l’endroit où va se poser notre regard, et stabilisent la scène par avance. Frank Bremmer

De la raie au guépard, de la coquille Saint-Jacques à la pieuvre : tous possèdent une vision différente pour faire face aux contraintes de leur environnement. Texte : Anna von Hopffgarten Illustrations : Yousun Koh

p. 31

QUAND LE VENTRE

GUÉRIT LA TÊTE p. 32 NEUROSCIENCES

MICROBIOTE ANTI-STRESS

On résiste mieux au stress lorsqu’on a une flore intestinale équilibrée, et pour cela une alimentation adaptée peut aider. Valérie Daugé

p. 42 INTERVIEW

LES PSYCHOBIOTIQUES FAVORISERAIENT LE DÉVELOPPEMENT CÉRÉBRAL

Les probiotiques sont des bactéries intestinales qui font du bien au corps. Les psychobiotiques vont jusqu’à agir sur le cerveau en développement. Anne-Judith Waligora-Dupriet et Marie-José Butel

p. 50 COMPORTEMENT ALIMENTAIRE

MANGER OU PAS ? QUAND L’INTESTIN DÉCIDE Ce numéro comporte un encart d’abonnement Cerveau & Psycho, jeté en cahier intérieur, sur toute la diffusion kiosque en France métropolitaine. Il comporte également un courrier de réabonnement, posé sur le magazine, sur une sélection d’abonnés. Ce numéro comporte de plus un encart d’abonnement First Voyages sur une sélection d’abonnés en France métropolitaine. En couverture : © Shutterstock.com/Coolgraphic

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Nos envies compulsives de nourriture nous seraient en partie dictées par des ordres donnés par l’intestin au cerveau. Christine Heberden


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p. 58

p. 64

p. 68

p. 94

p. 76

p. 86 p. 92

p. 58-75

p. 76-91

ÉCLAIRAGES

VIE QUOTIDIENNE LIVRES

p. 58 PSYCHOLOGIE

p. 76 NEUROSCIENCES

Pour surmonter les crises dans la vie, le coping regroupe plusieurs stratégies cognitives salutaires.

L’exercice physique fait pousser les neurones… si l’on réfléchit en même temps !

p. 92-97

Le coping, Pourquoi le sport ou comment s’adapter fait du bien aux difficultés au cerveau Éléonore Czarik

p. 64 PSYCHOLOGIE

David A. Raichlen et Gene E. Alexander

p. 82 ÉCOLE DES CERVEAUX

La croissance post-traumatique

Découvrez dans quelles conditions les épreuves peuvent même nous renforcer. Scott Barry Kaufman

p. 68 L’ENVERS DU DÉVELOPPEMENT PERSONNEL YVES-ALEXANDRE THALMANN

Faut-il chercher le bonheur ?

À trop chercher le bonheur, on risque de passer à côté… p. 72 UN PSY AU CINÉMA

JEAN-PHILIPPE LACHAUX

La classe : un plus pour apprendre !

Le cerveau humain apprend aussi en observant les autres : c’est pourquoi aller à l’école est important. p. 86 LES CLÉS DU COMPORTEMENT

Avez-vous peur des trous ?

Une personne sur sept serait trypophobe, c’est-à-dire phobique des trous. D’où vient cet étrange trouble ? Chrissie Giles

Eternal Sunshine of the Spotless Mind

Au-delà de la problématique du souvenir, ce film illustrait déjà une pathologie psychique troublante : la personnalité borderline. Jean-Victor Blanc

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p. 92 LIVRES Être parents et s’aimer comme avant Tout va bien mais… Les Guerres secrètes des fourmis L’Alcool en questions Le Parfum du rouge et la couleur du Z Ces liens qui nous font vivre p. 94 NEUROSCIENCES ET LITTÉRATURE SEBASTIAN DIEGUEZ

La Fontaine : pourquoi écoutonsnous si peu nos convictions ?

Parfaite illustration, dans la fable Le Renard et les Raisins du phénomène de « dissonance cognitive », qui nous pousse à adapter nos convictions aux circonstances.


DÉCOUVERTES

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p. 14 Les racines de l’anxiété, visibles dès l’âge de 14 mois p. 18 L’infographie p. 20 Le « placebo conditionné », un nouvel espoir thérapeutique

Actualités Par la rédaction

Bouger, sortir... quel bonheur !

Une connexion cérébrale nous donnerait du plaisir lorsque nous partons en vacances ou sortons de chez nous… Savourons chaque moment de liberté ! A. S. Heller et al., Association between real-world experiential diversity and positive affect relates to hippocampal – striatal functional connectivity, Nature Neuroscience, le 18 mai 2020.

© Shuttestock.com/alphaspirit

A

près des mois de confinement, les vacances permettent de respirer en retrouvant le grand air et de nouveaux horizons. Notre cerveau en a besoin. Des chercheurs des universités de New York et Miami viennent de montrer qu’il est câblé pour cela. Dans ces expériences, le neuroscientifique Aaron Heller et ses collègues ont étudié par géolocalisation les déplacements quotidiens de 132 personnes dans les villes de New York et de Miami (cela s’est passé avant l’épidémie de coronavirus). Leur but était de tester sur l’être humain une hypothèse, émise à partir de recherches sur les animaux, selon laquelle la découverte de lieux nouveaux et le contact avec un milieu dit « enrichi » (regorgeant de couleurs, de formes et de trajectoires variées) stimulaient certains centres du plaisir et allaient jusqu’à favoriser la croissance de nouveaux neurones dans le cerveau.

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p. 28 Pourquoi le monde reste-t-il stable quand nous bougeons les yeux ?

PSYCHOLOGIE SOCIALE RETROUVEZ LA PAGE FACEBOOK DE CERVEAU & PSYCHO

La meilleure façon de flirter M. Apostolou et C. Christoforou, Personality and Individual Differences, vol. 158, pp. 1-7, 2020.

UNE CONNEXION DU PLAISIR En faisant passer des IRM à leurs volontaires, les chercheurs ont découvert qu’une connexion entre deux zones cérébrales, l’hippocampe et le striatum, est d’autant plus active que les déplacements de la journée ont été variés. L’hippocampe est la zone de notre cerveau qui nous sert de GPS interne, elle mesure à tout instant où nous sommes, établit une mémoire des trajectoires et des lieux, c’est un véritable navigateur neuronal. Quant au striatum, il nous donne du plaisir dans une foule de circonstances (quand nous mangeons, regardons un film plaisant ou avons des relations sexuelles…). L’activation de cette connexion montre donc que lorsque

nous bougeons, que nous sortons de chez nous, visitons des endroits divers et variés, notre hippocampe – le fameux GPS interne – active notre striatum et nous donne du plaisir ! Nous aimons nous déplacer librement, mais nous allons peut-être devoir, dans les mois ou les années qui viennent, limiter ces déplacements pour être moins vulnérables aux épidémies et préserver notre planète. Peut-on alors assagir notre connexion hippocampe-striatum ? BOUGER AVEC MODÉRATION… L’instinct du mouvement est probablement ancré dans l’héritage génétique de notre espèce. Mais toutes les parties du cerveau ont leur part de plasticité, et en réduisant notre fréquence de voyages, nous en modérerons aussi le besoin – d’autant que les voyages long-courriers ne nous font pas voir toute la diversité des lieux et des personnes qui se trouvent sur le trajet : voyager de Paris à Bali nous fait ignorer tout ce qui se trouve entre les deux. Alors que marcher dans la campagne autour d’Avignon peut nous faire découvrir une foule de villages, de commerces, de collines qui nourrissent notre hippocampe et notre striatum, sans impact carbone. Pour notre quotidien comme pour nos vacances, choisissons le mouvement, mais le bon ! £ Sébastien Bohler

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elon Maïa Mazaurette, chroniqueuse « sexe » au journal Le Monde, l’été sera austère : tétanisés par la peur du coronavirus, nous ne nous engagerions dans une nouvelle relation qu’à pas de loup. La bonne nouvelle est que ce sera peut-être l’occasion de réviser les fondamentaux de la séduction. Les résultats obtenus par Menelaos Apostolou et Christoforos Christoforou, de l’université de Nicosie, dessinent en effet un « art du flirt » qui cadre plutôt bien avec cette approche prudente. Dans une série d’enquêtes, les chercheurs ont interrogé plus de 1 200 personnes en Grèce et à Chypre pour savoir quels traits ou comportements les pousseraient à céder aux avances de quelqu’un qui flirterait avec elles. L’approche « en douceur » – pas trop rapide, respectueuse, polie, tout en montrant son sérieux et sa maturité – est ainsi particulièrement appréciée : elle arrive en troisième position des caractéristiques qui maximisent les chances de succès. La première position est occupée par un bon comportement non verbal (notamment un beau sourire et une façon particulière de regarder l’autre), tandis que « l’intelligence » (qui désigne ici les capacités intellectuelles, mais aussi le sens de l’humour ou une personnalité intéressante) se place sur la deuxième marche du podium. Viennent ensuite, dans l’ordre : une attitude positive et joyeuse, un intérêt marqué et tendre pour l’autre, un tempérament courageux et déterminé, l’existence de points communs, une belle apparence (incluant le côté vestimentaire) et une aura de mystère (avec par exemple des loisirs inhabituels). £ Guillaume Jacquemont

© Shuttestock.com/LDprod

Les volontaires ont donc vaqué à leurs occupations pendant trois à quatre mois, tout en acceptant d’être géolocalisés afin d’évaluer la diversité et l’étendue de leurs déplacements, ainsi que la variété des quartiers qu’ils visitaient, par exemple pour des raisons professionnelles, mais aussi pour faire les boutiques ou aller chez des amis. Parallèlement, les participants devaient chaque jour remplir des questionnaires de bienêtre subjectif qui mesuraient le plaisir et le bonheur qu’ils avaient éprouvés au cours de la journée écoulée. Résultat : plus une personne se déplace et voit d’endroits différents, mieux elle se sent.


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Par Corinna Hartmann, psychologue et journaliste scientifique.

Avaler votre médicament avec une boisson au goût caractéristique, puis ne prendre que la boisson : cela fonctionne ! Car votre cerveau a associé l’effet thérapeutique à la saveur du breuvage. Avec des applications qui vont des allergies à Parkinson en passant par le traitement de la douleur.

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DÉCOUVERTES Médecine

Le « placebo conditionné »

© mit frdl. gen. von manfred schedlowski, medizinische fakultät, universität duisburg-essen

Un nouvel espoir thérapeutique

Ce lait à la fraise de couleur verte est un placebo créé par les scientifiques de l’hôpital universitaire d’Essen. Après une phase de conditionnement, il s’est révélé efficace contre divers troubles.

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GRAND BIEN VOUS FASSE ! ALI REBEIHI 10H / 11H

Crédit photo : Christophe Abramowitz

DE LA PSYCHO DU QUOTIDIEN DU SOURIRE

ABONNEZ-VOUS AU PODCAST DE L’ÉMISSION


Dossier 31

SOMMAIRE

p. 32 Microbiote anti-stress p. 42 Interview Les psychobiotiques favoriseraient le développement cérébral p. 50 Manger ou pas ? Quand l’intestin décide

QUAND LE VENTRE

GUÉRIT LA TÊTE Vous ne vivez jamais seul(e)…

Des milliards de micro-organismes, en particulier des bactéries, habitent en vous en permanence, depuis votre naissance. Notamment dans votre système digestif, où ils constituent ce que les scientifiques appellent aujourd’hui le « microbiote » (anciennement la flore). Ces êtres vivants profitent de vous et de vos ressources pour se multiplier et survivre, mais vous rendent également plus fort(e) : si vous perturbez votre microbiote, par exemple en prenant des antibiotiques ou en changeant d’alimentation, non seulement vous aurez mal au ventre, mais vous risquez aussi d’être de mauvaise humeur ou anxieux(se) ! Pourquoi ? Parce que l’intestin et le cerveau communiquent de diverses manières et s’autorégulent l’un l’autre. Depuis quelques années, les chercheurs découvrent ces liens, et, encore plus récemment, ré-

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vèlent que le microbiote joue un rôle essentiel dans ces échanges, par exemple en libérant des substances qui modifient directement ou indirectement l’activité des neurones. D’où diverses pathologies qui seraient liées à un dysfonctionnement du microbiote : dépression, autisme, troubles alimentaires, obésité, diabète, infections intestinales… La bonne nouvelle, c’est que les scientifiques pensent traiter ces déséquilibres avec… les bactéries elles-mêmes ! Ou des aliments, comme l’artichaut et l’ail, qui favorisent dans notre intestin le développement de ces « bons » micro-organismes. C’est tout l’enjeu des pro-, pré- et même psycho-biotiques, que nous vous présentons dans ce dossier. Des substances pour une vie en meilleure santé, peutêtre bientôt prescrites plus largement par les médecins.

Bénédicte Salthun-Lassalle


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Dossier Contre les effets du stress, une bonne alimentation et une bonne flore intestinale exercent un effet protecteur. Il est alors utile de connaître les voies de communication entre notre ventre et notre cerveau !

MICROBIOTE ANTI-STRESS

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Par Valérie Daugé, directrice de recherche CNRS à l’institut Micalis, au centre Inra de Jouy-en-Josas.

EN BREF £ La flore intestinale, qui se compose de l’ensemble des microorganismes peuplant nos intestins, est un acteur majeur de la communication entre intestin et cerveau.

© Shutterstock.com/julymilks

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ouvez-vous imaginer que votre humeur morose, votre stress, votre perte de motivation soient liés à une mauvaise alimentation ou à un dérèglement de vos intestins ? Quel est le lien entre ce que nous mangeons et digérons et ce qui se passe dans notre tête ? Le microbiote, ou flore intestinale, en est un, et pas des moindres. Les découvertes qui s’enchaînent sur ce sujet depuis quelques années étonnent chaque jour davantage les spécialistes. Dernière en date : la composition en bactéries de notre tube digestif détermine en partie notre niveau d’anxiété et de stress. Ce qui pose £ Les scientifiques cherchent à déterminer des questions essentielles sur l’origine de nos souffrances psychiques et sur les façons de les prendre en charge. le meilleur mélange de bactéries intestinales, Qu’est-ce que le microbiote ? Il s’agit de l’ensemble des bénéfique à notre santé microorganismes non pathogènes qui colonisent notre tube mentale. Certains digestif. Ils sont dix fois plus nombreux que le nombre total de aliments, comme les fibres, favoriseraient cellules de notre organisme, soit plus de cent mille milliards. Il s’agit de bactéries, virus, parasites et champignons, les preune « bonne flore ». mières étant les plus représentées. £ Des rongeurs anxieux ou stressés ont souvent une mauvaise flore ; réciproquement, un déséquilibre de la composition du microbiote intestinal provoque, entre autres, du stress.

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DOSSIER QUAND LE VENTRE GUÉRIT LA TÊTE

INTERVIEW

ANNE-JUDITH WALIGORA-DUPRIET ET MARIE-JOSÉ BUTEL

MICROBIOLOGISTES ET RESPECTIVEMENT MAÎTRESSE DE CONFÉRENCES ET PROFESSEUSE ÉMÉRITE, À L’UNIVERSITÉ DE PARIS-INSERM.

LES PSYCHOBIOTIQUES FAVORISERAIENT LE DÉVELOPPEMENT CÉRÉBRAL Comment se constitue notre microbiote intestinal ? Anne-Judith Waligora : Tout commence dès la naissance ! Lorsque le bébé est dans le ventre de sa mère, son système digestif comporte peu ou pas de bactéries. C’est au moment de l’accouchement que le tout-petit se trouve plongé dans un monde bactérien et que ces microorganismes commencent à le « coloniser ». Certaines de ces bactéries viennent des sécrétions vaginales de la maman (on les ren-

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contre lorsque l’on sort de l’utérus) : elles pénètrent dans la bouche du petit, dans son estomac et son intestin, et y trouvent un lieu favorable pour prospérer. Les premières bactéries colonisatrices (les « éclaireuses », pourrait-on dire) sont des bactéries aérobies, qui se développent bien en présence d’oxygène. Elles préparent le terrain aux autres, les bactéries anaérobies qui prospèrent en l’absence d’oxygène, en modifiant les caractéristiques chimiques du milieu interne du tube digestif de l’enfant. Aujourd’hui, on pense que les premières bactéries sont importantes et participent à la mise en place d’un « bon » microbiote. Reste à savoir ce qu’on appelle un bon microbiote, et c’est une autre question ! Que se passe-t-il après l’accouchement ? Marie-José Butel : Au moment où le bébé sort par voie basse, il ne faut pas oublier qu’il rencontre aussi le microbiote fécal de la mère (les

ces sources de bactéries que le microbiote de l’enfant se met en place pour atteindre une composition relativement stable vers l’âge de 3 à 5 ans. Composition qui ne changera guère par la suite. Les petits naissant par césarienne ne sont donc pas correctement « colonisés » ? Marie-José Butel : Effectivement, en naissant par césarienne, le nouveauné ne se dote pas du même profil bactérien qu’un enfant né par voie basse. De nombreux travaux scientifiques le confirment : il se produit alors un retard dans le développement du microbiote. Des études épidémiologiques ont révélé un lien entre les naissances par césarienne et l’augmentation du risque de certaines pathologies, comme l’obésité et les maladies inflammatoires chroniques de l’intestin, à cause de déséquilibres du microbiote. En 2016, une équipe a donc pour la première fois tenté l’expérience en badigeonnant

Les premières bactéries qui colonisent l’intestin du nouveau-né sont essentielles à l’établissement d’un « bon » microbiote, qui participe à la maturation de l’immunité et du cerveau bactéries contenues dans les selles, dont il existe toujours des traces), qui a également un rôle important dans la composition de celui du bébé. Il participe à l’établissement futur d’un « bon » microbiote. Anne-Judith Waligora : Le tout-petit se trouve immergé dans un monde qui regorge de microorganismes divers et variés. Certains proviennent de l’environnement ambiant, des objets qu’il touche, d’autres de sa peau, de sa bouche, ainsi que des personnes qui s’occupent de lui… et d’autres enfin sont issus de ce qu’il mange. C’est en rencontrant toutes

des nouveau-nés avec des compresses imbibées de sécrétions vaginales de la maman : cette opération a bel et bien favorisé leur colonisation bactérienne qui est devenue, pour certaines bactéries, relativement proche de celle de bébés nés par voie basse. Aujourd’hui, certaines mères demandent même à ce que leur petit soit « colonisé » avec des bactéries vaginales quand elles accouchent par césarienne. Mais je pense qu’il manque, dans ce concept, un microbiote fécal pour obtenir une colonisation presque « parfaite ».

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Selon vous, cette pratique est-elle amenée à se répandre ? Marie-José Butel : C’est le principe du transfert de microbiote, dont l’utilité a déjà été prouvée dans le cas des infections intestinales à Clostridioides difficile. Mais aujourd’hui, il n’existe aucune recommandation médicale dans ce sens, pour deux raisons essentielles. La première, c’est que l’on ne dispose pas encore de suffisamment de preuves scientifiques que la naissance par césarienne est vraiment un facteur de risque pour la santé à l’âge adulte (en tout cas, justifiant de telles mesures). La seconde, parce qu’on n’est pas certain de restaurer complètement le microbiote en transférant au bébé des bactéries de sa mère. Des études sont en cours pour confirmer ce dernier point. Quels autres facteurs perturbent la formation d’un bon microbiote ? Anne-Judith Waligora : Un des paramètres qui modifient le plus cet établissement du microbiote est la prématurité, et surtout la grande prématurité, quand le bébé naît avant trente-trois semaines de gestation, parce que son intestin est très immature et perméable. La consommation d’antibiotiques par la mère ou par le petit, en période périnatale, modifie aussi les fonctions du microbiote. C’est le cas également de l’« exposome », c’està-dire de tous les facteurs d’exposition à l’environnement, par exemple la pollution, et bien-sûr une nutrition mal adaptée. Quelles pathologies peuvent résulter d’un problème dans la formation du microbiote ? Anne-Judith Waligora : Les enfants nés par césarienne ont plus de risques de souffrir d’obésité, d’allergies et de maladies inflammatoires chroniques de l’intestin, dont la maladie de Crohn, comparés à des petits nés par voie basse. Et ce, notamment à cause d’un retard dans la constitution du microbiote. En particulier, il y a certaines bactéries normalement


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DOSSIER

QUAND LE VENTRE GUÉRIT LA TÊTE

MANGER OU PAS ?

QUAND L’INTESTIN DÉCIDE Par Christine Heberden, chargée de recherche Inrae à l’institut Micalis (Inrae, AgroParisTech, université Paris-Saclay), à Jouy-en-Josas.

Une envie de chocolat, ou d’un deuxième dessert ? C’est peut-être votre microbiote qui vous joue des tours. Il est capable de modifier vos sensations de satiété ou de faim en émettant des molécules qui iront se fixer au bon endroit dans votre cerveau…

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£ Le microbiote intestinal, l’ensemble des bactéries de nos intestins, régule notre comportement alimentaire en modifiant les échanges entre le cerveau et l’intestin. £ La quantité et la qualité des aliments que nous ingérons pourraient modifier notre flore et provoquer des dérèglements de l’appétit, de la satiété, voire des troubles alimentaires, comme l’anorexie. £ Une nutrition personnalisée, pour avoir une bonne flore et une bonne santé, est-elle envisageable ? Les premières études suggèrent que certains aliments, comme les artichauts, seraient bénéfiques.

© Shutterstock.com/kmarfu/VectorPixelStar

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e Créateur, en obligeant l’homme à manger pour vivre, l’y invite par appétit et l’en récompense par le plaisir. » Cette pensée du gastronome français Jean Anthelme BrillatSavarin (1755-1826) assemble avec élégance les deux facettes de toute consommation alimentaire : le besoin énergétique et le plaisir. En effet, manger est un acte complexe qui répond à différentes sollicitations de l’organisme et se situe à la croisée du biologique et du psychologique. Des mécanismes subtils, émanant d’un faisceau de messagers et de communications interorganes, notamment entre l’intestin et le cerveau, régulent finement notre faim et notre


ÉCLAIRAGES

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p. 64 Croissance post-traumatique p. 68 Faut-il chercher le bonheur ? p. 72 Eternal Sunshine of the Spotless Mind

Le coping

Ou comment s’adapter aux difficultés Par Éléonore Czarik, psychologue du développement à Nice et doctorante au laboratoire CHart de l’université Paris 8.

© GoodStudio / shutterstock.com

En situation de perte de contrôle, nous mobilisons des ressources cognitives et émotionnelles qui facilitent l’adaptation. Regroupées sous le terme de coping, ces facultés sont une boîte à outils pour mieux faire face. À condition de savoir comment s’en servir !

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a pandémie qui aura marqué l’année 2020 nous a renvoyés à notre vulnérabilité face au danger en faisant peser sur nos têtes une épée de Damoclès. Ce fut l’occasion de faire preuve d’humilité et de prendre conscience des illusions de toute-puissance de l’homme face à la nature et son environnement, qu’il considère trop souvent comme acquis. Cependant le constat le plus difficilement supportable est que dans ce contexte aucune personne, aussi puissante ou experte soit-elle, n’avait de visibilité à court ou moyen terme sur l’issue de la situation, et par là sur notre destin individuel et mondial. Des milliards de citoyens à travers le

EN BREF £ Le coping est l’art de s’adapter aux crises pour les surmonter. £ Trois stratégies existent : s’attaquer au problème, réguler ses émotions ou chercher eu soutien auprès des autres. £ La clé du succès est dans la confiance en ses propres capacités de résolution. Ce sentiment se constitue tout au long de la vie.

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Croissance post-

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traumatique

Quand les épreuves nous renforcent Par Scott Barry Kaufman, psychologue à l’université Columbia de New York. Il tient le blog de Scientific American Beautiful Minds et anime « The Psychology Podcast ».

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e kintsugi est un art japonais séculaire qui consiste à réparer les poteries brisées. Plutôt que de cacher les fissures, la technique consiste à réunir les morceaux cassés avec de la laque mélangée à de la poudre d’or, d’argent ou de platine. Une fois recollée, la poterie est toujours aussi belle, même si elle garde son histoire tourmentée. Après le pic de l’épidémie de coronavirus, serons-nous comme ces vases qui connaissent une seconde vie ? La science suggère que non seulement nous sommes capables de nous remettre de cette épreuve, mais que nous pouvons même en ressortir grandis. Dans son article fondateur de 2004, le psychologue clinicien George Bonanno définit la résilience comme la capacité à maintenir un fonctionnement physique et psychologique sain et relativement stable après un événement

Les événements difficiles comme la crise du coronavirus peuvent se révéler traumatisants, mais aussi susciter des bienfaits psychiques inattendus. Comment favoriser cette issue positive ?

EN BREF £ Pour bien des gens, la confrontation avec un événement difficile finit par entraîner des bienfaits psychologiques variés, comme le sentiment de plus apprécier la vie ou un renforcement de ses relations avec les autres. £ Les recherches montrent qu’explorer ses émotions et ses pensées en lien avec les événements, de façon active et sans se focaliser exclusivement sur le négatif, est essentiel à ce processus de croissance intérieure.

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traumatisant ou présentant un risque vital. En passant en revue une multitude d’études sur le sujet, il a montré que cette capacité est répandue, qu’elle diffère de la simple absence de psychopathologie et qu’elle s’acquiert par des voies multiples, parfois inattendues. L’IMPRESSION D’AVOIR GRANDI INTÉRIEUREMENT Nombre de gens vivent au moins un événement traumatisant au cours de leur vie, comme le diagnostic d’une maladie chronique ou létale, la perte d’un être cher ou une agression sexuelle – aux États-Unis, la proportion serait d’environ 61 % des hommes et 51 % des femmes. Pourtant, les recherches montrent que la majorité d’entre eux ne développent pas de stress post-traumatique, signe que la résilience humaine est tout à fait remarquable. Mieux : un grand nombre de ces


ÉCLAIRAGES Un psy au cinéma

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JEAN-VICTOR BLANC

Médecin psychiatre à l’hôpital Saint-Antoine, à Paris, et enseignant à Sorbonne Université.

Eternal Sunshine of the Spotless Mind

Le vertige des amours borderline Les ruptures amoureuses sont souvent très difficiles à vivre, mais pas au point de vouloir effacer complètement le souvenir de l’autre. C’est pourtant la décision que prend Clementine dans le film de Michel Gondry. Pourquoi une telle radicalité ?

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ternal Sunshine of the Spotless Mind, film culte réalisé par le Français Michel Gondry en 2004, raconte les amours turbulentes de Joel (Jim Carrey) et Clementine (Kate Winslet). Lui est timide et taciturne, elle, aventureuse et haute en couleur. Deux tempéraments qui se complètent parfaitement, comme le yin et le yang. Sauf qu’au bout d’un certain temps, leurs différences prennent le dessus et leur quotidien devient un enfer composé de disputes incessantes. La rupture est inévitable et, jusquelà, ce pourrait n’être qu’une histoire comme il en existe des millions d’autres. Mais Clementine fait un pas supplémentaire : elle recourt aux services

EN BREF £ Dans Eternal Sunshine of the Spotless Mind, Clementine recourt aux services d’une clinique qui efface son ex-partenaire amoureux de sa mémoire. £ Une décision extrême qui, avec d’autres types de comportements et d’émotions manifestées par la jeune femme, évoque un trouble de la personnalité borderline. £ Les traitements existant contre ce trouble suggèrent toutefois que rechercher l’oubli des expériences douloureuses est contre-productif.

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À voir

© United International Pictures - captures écran

Un film de Michel Gondry, sorti le 6 octobre 2004

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VIE QUOTIDIENNE

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p. 76 Pourquoi le sport fait du bien au cerveau p. 82 L’école des cerveaux p. 86 Avez-vous peur des trous ?

Pourquoi le sport fait du bien au cerveau L’association d’une activité physique et d’une activité intellectuelle est le meilleur stimulant pour faire pousser nos neurones.

Par David A. Raichlen, professeur de biologie à l’université de Caroline du Sud et Gene E. Alexander, professeur de psychologie à l’université de l’Arizona.

© Hill Street Studios / GettyImages.com

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es années 1990 ont ébranlé ce qui était autrefois un dogme des neurosciences : l’idée selon laquelle le cerveau d’un adulte serait inapte à produire de nouvelles cellules nerveuses. On pensait alors que les neurones qui meurent au cours du vieillissement n’étaient tout simplement pas remplacés. Mais au cours de ces trois dernières décennies, il est devenu de plus en plus évident que de nouveaux neurones peuvent se développer également chez les personnes âgées. En 1999, des chercheurs ont publié une des expériences des plus passionnantes dans la revue Nature Neuroscience : à l’institut californien Salk pour les études biologiques, ils avaient observé un nombre particulièrement important de cellules nerveuses nouvellement formées dans l’hippocampe – une structure cérébrale responsable d’importantes fonctions de mémoire – chez des souris que l’on avait laissées courir dans une roue, par comparaison avec des animaux laissés immobiles. D’autres recherches menées dans les années suivantes ont suggéré que l’activité sportive a aussi un effet positif sur le cerveau chez l’homme. Et pourrait même réduire le risque de démence d’Alzheimer et d’autres maladies neurodégénératives. Mais pourquoi le sport a-t-il une influence ici ? Nous pouvons facilement comprendre qu’il renforce les organes du corps tels que le cœur et les poumons. Lorsque nous faisons du jogging, par

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EN BREF £ On s’est longtemps demandé pourquoi le sport bénéficie aux performances mentales. L’histoire de l’évolution humaine pourrait apporter la réponse. £ Nos ancêtres ont survécu grâce à leur capacité à observer, réfléchir et planifier en action, dans un environnement physique. £ L’association des deux efforts – mental et physique – serait pour cette raison le véritable moteur de la croissance cérébrale.

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VIE QUOTIDIENNE Les clés du comportement

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trous ? Avez-vous peur des

Par Chrissie Giles, journaliste scientifique, rédactrice-en-chef du site Mosaic.

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Vous frémissez à la vue d’un trou dans une planche, de l’ouverture d’un puits, d’un morceau de gruyère ? Vous êtes peut-être trypophobe. Autrement dit, vous avez la phobie des trous. Une affection singulière qui toucherait une personne sur sept…

ulia a environ 11 ans lorsque quelque chose d’étrange se produit pour la première fois. Après l’école, elle rentre chez elle, dans l’appartement de son père, à Malmö, en Suède, s’assoit sur le canapé et allume la télévision. Un personnage de dessin animé avec une tête énorme apparaît à l’écran : il a d’énormes fissures au menton. En le voyant, Julia se sent mal et a la nausée, tant il la dégoûte. Elle ferme vite les yeux et change de chaîne. Depuis lors, tous les trois ou quatre mois environ, elle voit quelque chose de semblable qu’elle ne supporte pas du tout. Il s’agit, par exemple, de fissures, de trous, de points, ou encore des scènes de films sous-marins montrant des groupes de balanes (des coquillages dont le haut de la coquille est percé de trous). Un jour, même, étant au téléphone dans sa cuisine, elle trouve sa préparation de gâteau si horrible qu’elle jette son téléphone portable à travers la pièce. Or aucune personne de son entourage n’a ce genre de réactions absurdes… Que lui arrive-t-il ? DÉGOÛTÉ(E) PAR LES TROUS Quelque temps après, alors qu’elle a une vingtaine d’années et qu’elle vit à Londres, son petit ami rentre chez eux après le travail et s’écrie : « Julia ! Je sais enfin ce que tu as ! » La peur et le

EN BREF £ Les personnes atteintes de trypophobie trouvent les accumulations de taches, de trous ou de fissures répugnantes. Certaines en souffrent même au quotidien dès qu’elles voient une image de trous. £ Le phénomène est très répandu sur internet : plusieurs forums et groupes Facebook se sont formés afin que les sujets concernés échangent des informations sur le sujet. £ Ce trouble serait lié à notre aversion pour toute chose toxique, mais il n’est pas encore considéré comme une véritable phobie. De sorte qu’aucune thérapie ciblée n’existe.

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dégoût vis-à-vis des trous en tout genre, dont souffre la jeune femme, porte en effet un nom : la trypophobie. Le phénomène est relativement nouveau ; le terme apparaît pour la première fois dans la littérature spécialisée en 2013. Mais si les psychologues et psychiatres reconnaissent qu’il existe un certain nombre de phobies affectant de manière importante la vie des personnes concernées, la trypophobie n’en fait pas encore partie. À l’heure actuelle, il n’est même pas certain qu’il s’agisse d’une véritable phobie, à savoir d’un trouble psychologique où des individus réagissent avec une anxiété excessive face à un déclencheur donné. En effet, en général, les phobies, comme la peur des araignées, engendrent des sentiments mêlant peur et dégoût. Or certains chercheurs soupçonnent que la trypophobie ne provoque que du dégoût, et non pas de la peur. LE MÈME « LOTOS BOOB » Toutes sortes de visions peuvent déclencher cette aversion : une boule de Noël, la vue d’un nid de guêpes, des pierres apparentes dans un mur, des bulles dans la pâte à gâteau ou la façon dont l’eau mousse sur votre épaule nue durant une douche. En plus des objets du quotidien, certaines photographies posent aussi des difficultés aux personnes concernées. C’est le cas


© Charlotte Martin / www.c-a-dire.fr

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LIVRES

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p. 92 Sélection de livres p. 94 La Fontaine : pourquoi écoutons-nous si peu nos convictions ?

SÉLECTION

A N A LY S E Joëlle Darwiche

PSYCHOLOGIE ANIMALE Les Guerres secrètes des fourmis Cleo Bertelsmeier Favre

PSYCHOLOGIE Être parents et s’aimer comme avant Stephan Eliez Odile Jacob 2020, 272 pages, 22,90 euros

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n couple de parents, c’est une association bien particulière : celle de deux individus qui lient leur existence en tant que partenaires amoureux, mais aussi en tant que coresponsables du soin et de l’éducation d’un ou plusieurs enfants. À ce titre, ils sont confrontés à des situations, des défis et des difficultés qui leur sont propres. Le livre de Stephan Eliez leur sera d’une grande aide pour les affronter. En puisant dans sa longue expérience de thérapeute, l’auteur nous offre un recueil de descriptions cliniques auxquelles tout couple de parents peut s’identifier, qu’il ait à la maison de jeunes enfants ou des adolescents, touchés ou non par une pathologie (comme un trouble de l’attention ou du spectre autistique). C’est l’une des grandes forces de ce livre, tant les difficultés présentées sont proches de celles vécues par tout un chacun. Stephan Eliez propose alors une série d’analyses et d’exercices pour les surmonter. Le principe : travailler la « mentalisation » dans le couple. Il s’agit de la capacité de mieux se comprendre soi-même, mais aussi de se mettre à la place de l’autre, à travers un effort d’imagination et d’interprétation de ses pensées et sentiments. C’est un outil précieux pour se libérer des conflits chroniques qui empoisonnent l’existence de certains couples, et plus généralement pour vivre une relation plus douce et enrichissante. Bien sûr, certains objecteront que seules les personnes déjà engagées dans cette réflexion – sur soi, sur l’autre, sur la relation – seront assez motivées pour suivre les pistes proposées par l’auteur, alors que ce sont précisément ceux qui dédaignent ce travail qui en auraient le plus besoin. Le matériel proposé n’en est pas moins très stimulant et enrichissant. Il permet de prendre soin de son couple, et, par ricochet, du bien-être de ses enfants. Cerise sur le gâteau, des extraits de chansons d’amour ponctuent le livre et nous invitent à penser et rêver notre relation. Laissons donc le mot de la fin à Jacques Dutronc : « L’amour, ce n’est pas comme le charbon. Vous n’en épuisez jamais le filon. L’amour c’est plutôt comme le béton. Un matériau de construction. » Joëlle Darwiche est professeuse de psychologie du couple et de la famille à l’université de Lausanne et responsable du Centre de recherche sur la famille et le développement.

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SANTÉ L’Alcool en questions V. Seutin, E. Quertemont et J. Scuvée-Moreau Mardaga

2020, 256 pages, 22,90 €

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’alcool remonte-t-il le moral ? Détruit-il les neurones ? Est-il aphrodisiaque ? En 41 questions-réponses, un panel d’experts nous indique tout ce qu’il faut savoir sur cette substance omniprésente dans notre société – on estime que plus de 80 % des Européens en consomment. Sans minimiser les risques, mais sans dramatiser non plus, ils nous livrent des repères précieux pour éviter les pratiques nocives en la matière. Avec au passage quelques chapitres étonnants, comme celui sur la consommation d’alcool des animaux : on y découvre, entre autres portraits insolites, celui d’une musaraigne asiatique particulièrement friande d’un nectar de palmier fermenté.

2019, 216 pages, 22 €

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ulture de champignons, conflits entre colonies, soin des blessés… La diversité des comportements observés chez les fourmis est proprement fascinante et nombre d’intellectuels et d’hommes politiques ont tenté d’en tirer des leçons pour les sociétés humaines. La myrmécologue Cleo Bertelsmeier nous raconte tout cela d’une plume enthousiaste et drôle. Truffé d’anecdotes étonnantes – attention à ne pas trop déranger les « fourmis roquefort », dont les défenses chimiques risquent de vous laisser un désagréable souvenir olfactif –, son ouvrage tord au passage le cou à quelques mythes. Les fourmis, dures à la besogne ? Chez certaines espèces, un individu sur quatre ne travaille jamais…


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COUP DE CŒUR Ilios Kotsou

NEUROLOGIE Le Parfum du rouge et la Couleur du Z Laurent Cohen Odile Jacob

2020, 240 pages, 22,90 €

PSYCHOTHÉRAPIE Tout va bien mais… Agnès Bonnet-Suard Mardaga

2020, 208 pages, 19,90 €

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our bien des gens, le soin psychique est entouré d’un certain flou : ils « ne vont pas très bien », mais peinent à mettre des mots sur leur mal-être. Ou alors, ils identifient un problème – insatisfaction chronique, insomnie, difficultés face aux changements… –, mais ne voient pas trop ce qu’un psychologue pourrait leur apporter. Cet ouvrage leur fournira tout le concret dont ils ont besoin. Écrit par une psychologue clinicienne, il s’ancre dans les témoignages et les questions de ses patients pour mieux faire comprendre le déroulement et l’intérêt d’un accompagnement, tout en expliquant les différentes thérapies qui existent.

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’est l’histoire de Monsieur C., de Madame L., de Monsieur W. Tous ont eu une petite lésion cérébrale qui s’est traduite par des conséquences étonnantes : l’un ne reconnaît plus sa femme et ses enfants, l’autre n’arrive plus à lire, un troisième a l’impression de croiser des chevaliers du Moyen Âge. Autant d’indices sur les fonctions qu’assurent en temps normal les régions du cerveau qui ne fonctionnent plus chez ces patients. Par là, ces histoires – publiées au fil des mois dans Cerveau & Psycho et pour la première fois rassemblées ici – « révèlent les rouages mêmes de notre esprit », comme l’écrit le neurologue Laurent Cohen, qui nous les relate ici avec un grand talent de conteur et une impressionnante maîtrise scientifique.

PSYCHOLOGIE Ces liens qui nous font vivre Rébecca Shankland et Christophe André Odile Jacob 2020, 336 pages, 21,90 €

U

n livre d’une grande aide pour trouver l’équilibre et l’épanouissement dans ses relations à autrui. Bien qu’ayant une existence propre, nous faisons toutes et tous partie d’ensembles plus larges : les écosystèmes naturels, dont nous dépendons au même titre que les autres êtres vivants, mais aussi les systèmes sociaux et culturels qui nous façonnent. La valorisation de la performance et de la compétition dans nos sociétés, et l’illusion d’indépendance qui l’accompagne, conduisent souvent à oublier ces liens vitaux. Ce livre leur rend toute la place qu’ils méritent. Les auteurs sont deux experts des compétences socioémotionnelles : Rebecca Shankland, connue pour ses nombreux ouvrages sur la psychologie positive, et le psychiatre Christophe André. S’appuyant aussi bien sur leurs pratiques de terrain que sur les nombreuses recherches menées sur le sujet, ils nous conseillent sur les façons d’atteindre une « interdépendance positive », c’est-à-dire bénéfique pour toutes les parties. Cela concerne tous les types de relations, allant de la parentalité au lien enseignant-élèves en passant par le couple ou encore le soin des personnes âgées. Et cela nécessite de revaloriser des comportements qui sont parfois décriés, comme demander de l’aide et accepter d’en recevoir. Interdépendance ne signifie toutefois pas dépendance affective, et il y a un équilibre à trouver. Toujours de manière très pédagogique, les auteurs nous expliquent comment harmoniser des besoins qui peuvent paraître contradictoires : celui de l’attachement à autrui et celui de l’autonomie. Dans les relations amoureuses, par exemple, des chercheurs ont montré que l’interdépendance positive produit non seulement un sentiment de satisfaction au sein du couple, mais aussi un terreau favorable à la mise en œuvre de projets importants pour chacun(e). Et dès le plus jeune âge, l’enfant a besoin de s’appuyer sur un lien sécurisant avec ses parents pour trouver la force de partir explorer le monde. Si vous peinez à trouver votre équilibre dans vos relations à autrui, balançant entre peur de la solitude et crainte d’être trop redevables aux autres ou de voir votre espace envahi, ce livre est fait pour vous. Ilios Kotsou est psychologue et chercheur à la chaire Mindfulness, bien-être et paix économique de l’école de management de Grenoble.

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LIVRES Neurosciences et littérature

SEBASTIAN DIEGUEZ Chercheur en neurosciences au Laboratoire de sciences cognitives et neurologiques de l’université de Fribourg, en Suisse.

La Fontaine

Pourquoi écoutons-nous si peu nos convictions ?

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Dans sa fable Le Renard et les Raisins, La Fontaine met en scène la « dissonance cognitive », cette tendance à modifier nos croyances et nos désirs pour qu’ils soient compatibles avec ce que nous faisons.

ombre d’entre nous sommes très sensibles à la question de la souffrance animale, et pourtant nous continuons à manger de la viande. Nous souhaiterions laisser une nature intacte à nos enfants, mais nos comportements contribuent à la destruction de l’environnement. Nous tenons à notre vie privée et à nos données personnelles, et pourtant nous les livrons sans limites à des grandes firmes commerciales… Nous sommes manifestement des êtres de contradiction ! Mais pourquoi avons-nous tant de mal à agir selon nos convictions ? Est-ce parce qu’au fond, nous ne savons pas vraiment ce que nous ne voulons ? Parce que nous sommes engoncés dans des couches de mauvaise foi, d’hypocrisie et d’aveuglement délibéré ? Parce que nous sommes tout simplement trop paresseux ? DES RAISINS QUI DÉFIENT LA RAISON La réponse est plus subtile que cela et tient en partie à un mécanisme cérébral qui nous fait réévaluer en permanence nos désirs, nos pensées et la valeur que nous accordons aux choses. Une

L’ESSENTIEL £ Dans la fable de La Fontaine, un renard échoue à attraper des raisins et se console en se disant qu’ils ne sont pas mûrs. £ Cette tendance irrationnelle à modifier nos jugements de valeur pour résoudre nos contractions internes et justifier nos échecs est un mécanisme fondamental de notre esprit. £ Les chercheurs ont ainsi découvert des mécanismes cérébraux spécifiques qui ajustent nos préférences a posteriori.

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fable de La Fontaine – la plus courte de son œuvre – offre un éclairage édifiant sur ce point : Le Renard et les raisins (voir l’encadré). Dans cette histoire, un renard affamé échoue à attraper des raisins, situés trop haut pour lui. Va-t-il alors persévérer ou admettre ses faiblesses ? Loin de là. Au contraire, il dénigre son but : les raisins « sont trop verts » et n’ont finalement aucun intérêt. Son comportement est caractéristique de ce qu’on appelle la « dissonance cognitive », un phénomène qui se produit lorsqu’une situation met en compétition des cognitions. Au sens large, cela comprend des idées, des attitudes, des émotions, des croyances, des valeurs ou encore des désirs. Quand deux cognitions contradictoires se présentent en même temps chez le même individu (ici le désir de raisin et l’attitude consistant à ne pas les cueillir), il y a dissonance. Il en résulte une tension désagréable, un sentiment diffus de malaise et d’inconfort, qui conduit à employer diverses stratégies, souvent irrationnelles, pour réaligner les cognitions et ainsi diminuer cette tension psychologique. Le terme « dissonance » est

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À retrouver dans ce numéro

p. 94

BIZUTAGE

Plus le bizutage serait difficile, plus l’élève apprécierait le groupe où il se trouve intégré. Son cerveau se dirait : « Si je dois passer par une telle épreuve, c’est forcément pour quelque chose qui en vaut la peine ! » Pas de quoi justifier ces pratiques… p. 64

DÉSINTÉGRATION POSITIVE

Selon le psychiatre polonais Kazimierz Dąbrowski, un trauma peut entraîner un examen plus approfondi de ce que l’on pourrait être et, in fine, un développement plus abouti de la personne. p. 58

p. 82

VICARIANT

Du latin vicarius, qui signifie « remplaçant », l’apprentissage vicariant se produit lorsqu’on voit une autre personne se tromper ou réussir. On progresse alors sans avoir besoin d’expérimenter soi-même l’échec ou le succès. Cet apprentissage par « remplaçant » interposé se produit très souvent en classe, lorsqu’un élève voit ses camarades lever le doigt, et recevoir un retour positif ou négatif. Les tentatives de chacun profitent à tous !

AUTOEFFICACITÉ

« La croyance en ses propres capacités est un indicateur de l’aptitude à surmonter des obstacles ou à opérer des changements de mode de vie. » Éléonore Czarik, université Paris 8.

p. 86

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des personnes seraient sujettes à une forme plus ou moins sévère de phobie des trous, ou «  trypophobie » : un trou dans une planche, dans du fromage, ou certains coquillages perforés, déclencherait nausées et maux de tête… p. 42

p. 20

LAIT VERT

Un lait vert au goût de fraise, dans lequel on a mêlé des antihistaminiques pour soigner une allergie aux pollens, devient à lui seul protecteur contre les pollens au bout de quelques semaines. La cause ? Un lien inconscient se tisse entre l’aspect, l’odeur, et les effets thérapeutiques de la boisson.

PSYCHOBIOTIQUES

Certaines bactéries qui peuplent notre intestin sont bénéfiques à notre équilibre psychique : elles protègent contre le stress et assurent un bon développement cognitif de l’enfant. On les appelle psychobiotiques, par analogie avec les probiotiques qui ont un effet positif sur la fonction digestive.

p. 14

14 MOIS

L’âge à partir duquel il serait possible de repérer, chez un bébé, des comportements craintifs qui laissent présager une personnalité introvertie ou anxieuse à l’âge adulte.

Imprimé en France – Maury imprimeur S. A. Malesherbes– Dépôt légal Juillet-août 2020 – N° d’édition M0760123-01 – Commission paritaire : 0723 K 83412 – Distribution Presstalis – ISSN 1639-6936 – N° d’imprimeur 245 881 – Directeur de la publication et gérant : Frédéric Mériot


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