Cerveau & Psycho
Cerveau & Psycho
Apprentissages, intelligence, émotions
QUAND LA MUSIQUE EST BONNE… POUR LES NEURONES !
Mai 2021
N°132
N° 132 Mai 2021
L 13252 - 132 - F: 6,90 € - RD
LA JUSTICE EST-ELLE SEXISTE ?
Apprentissages, intelligence, émotions
QUAND LA MUSIQUE EST BONNE… POUR LES NEURONES ! ÉDUCATION DES GESTES POUR MIEUX APPRENDRE LES MATHS
ÉMOTIONS LA JALOUSIE, DÉSAGRÉABLE MAIS UTILE ? ADDICTIONS QUAND LES MOLÉCULES DU PLAISIR CONTRÔLENT NOS GÈNES
DOM : 8,90 € – BEL/LUX : 8,50 € – CH : 11,90 CHF – CAN : 12,99 CA$ – TOM : 1 200 XPF
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Cerveau & Psycho, le média de référence de la psychologie et des neurosciences www.cerveauetpsycho.fr
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N° 132
ÉDITORIAL
NOS CONTRIBUTEURS
p. 36-39
Isabelle Peretz
SÉBASTIEN BOHLER
Titulaire de la chaire du Canada en neurocognition de la musique, cofondatrice du Laboratoire international de recherche sur le cerveau, la musique et le son (Brams), à l’université de Montréal, elle nous explique comment, dès la naissance, notre cerveau est précâblé pour la musique.
p. 64-69
André Didierjean
Professeur des universités en psychologie à l’université de Franche-Comté, à Besançon, spécialiste de l’apprentissage, de la mémoire et de la perception visuelle, il étudie les mécanismes cognitifs à l’origine des erreurs de jugement.
p. 70-71
Nicolas Gauvrit
Psychologue du développement, enseignantchercheur en sciences cognitives à l’université de Lille, il révèle les biais cognitifs qui entravent la rationalité des citoyens et mènent par exemple au complotisme ou aux fake news.
p. 72-79
Christina Krause
Postdoctorante en enseignement des mathématiques à l’université de Duisbourg et Essen, en Allemagne, elle étudie l’impact de la gestuelle sur l’apprentissage des notions complexes, et sur la communication entre enseignants et élèves.
Rédacteur en chef
Mon cerveau, ce gogo e n’ai rien contre mon cerveau. Je lui dois beaucoup. Sans lui, je ne penserais pas, je ne me souviendrais de rien, je n’aurais pas de sentiments, je ne verrais pas les collines verdoyantes et je serais insensible à la musique qui, apprend-on dans le dossier central de ce numéro, améliore la santé, l’intelligence, les émotions positives et le pouvoir de socialisation. Mais tout de même. Sans vouloir être un ingrat, on aurait pu attendre mieux d’un organe contenant 100 milliards de neurones. D’abord, il fait de nous des gogos. Voyez le succès des arnaques sur internet, dont nous parle Yves-Alexandre Thalmann en page 60. Et celui des supercheries en politique (le cas Trump analysé par Didier Pleux en page 54, mais bien au-delà, tous les leaders autoritaires qui ont le vent en poupe). Lisez de même comment les jurés des cours d’assises sont influencés par l’aspect physique du prévenu, par le fait qu’il soit un homme ou une femme, ou par ce qu’en disent les réseaux sociaux (voir notre article page 64). Découvrez aussi, en page 70, comment les pseudo-experts des médias, les fameuses personnalités « clivantes », suscitent souvent l’adhésion en jouant sur notre désir de relayer des informations différentes, antisystèmes et originales… Même les médecins, nous explique Sebastian Dieguez en page 92, se prennent parfois les pieds dans le tapis quand ils établissent leurs diagnostics. Ce beau cerveau, à bien y regarder, a tout d’un gogo. Alors, moi, j’ai décidé de me méfier de mon cerveau. Je vais dorénavant faire attention à tout ce qu’il me conseille, me susurre, aux hypothèses qu’il me suggère et aux supposées preuves qu’il me présente. Je vais même me méfier des perceptions qu’il m’offre de manière soi-disant innocente. Ce cerveau-là, on ne peut pas vraiment lui faire confiance. La preuve : je l’ai lu dans Cerveau & Psycho. Et moi, je crois ce qu’on me dit. £
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SOMMAIRE
p. 29-53
Dossier
N° 132 MAI 2021
p. 6
p. 16
p. 24
p. 18
p. 6-26
p. 29
DÉCOUVERTES p. 6 ACTUALITÉS La testostérone gonfle l’ego 24 % des humains dépressifs à cause du Covid Pourquoi coucher avec son ex ? Fier de mon enfant ! Pour mémoriser, il faut être actif ! Quand la beauté ne nous touche plus Parkinson : un substitut de la nicotine protège les femmes Politique faciale Des cerveaux de Néandertal en culture ? p. 16 FOCUS
Pour les jeunes enfants, l’émotion passe par la voix
Les petits décodent mieux les émotions d’après l’intonation que sur les visages. Cette découverte a de nombreuses implications pour la communication, notamment quand il faut porter le masque.
p. 18 GÉNÉTIQUE
Comment la dopamine contrôle nos gènes
Les neurotransmetteurs comme la dopamine ou la sérotonine ne font pas que transmettre l’information entre neurones. En modulant l’expression de nos gènes, ils peuvent favoriser addictions ou dépressions. R. Douglas Fields
p. 24 PSYCHOLOGIE SOCIALE
Le piège des conversations
Qui ne s’est jamais laissé coincer dans une discussion sans pouvoir s’en extraire ? En fait, seulement 2 % des échanges se terminent au moment souhaité par les deux interlocuteurs. Rachel Nuwer
QUAND LA MUSIQUE EST BONNE… POUR LES NEURONES !
p. 30 NEUROSCIENCES
DE BONNES ONDES POUR LE CERVEAU
Émotions, performances physiques, lien social : écouter de la musique améliore tout ! Emmanuel Bigand et Barbara Tillmann
p. 36 INTERVIEW
NOUS NAISSONS AVEC UN CERVEAU MUSICIEN Isabelle Peretz
p. 40 PSYCHOLOGIE
JOUER D’UN INSTRUMENT REND-IL INTELLIGENT ?
Marie-Noëlle Babinet
Les enfants qui jouent d’un instrument semblent plus intelligents et performants en classe… Frank Luerweg
p. 48 INTERVIEW
LA MUSIQUE NOUS RECONNECTE À NOUS-MÊMES
Ce numéro comporte un encart d’abonnement Cerveau & Psycho, jeté en cahier intérieur, sur toute la diffusion kiosque en France métropolitaine. Il comporte également un courrier de réabonnement, posé sur le magazine, sur une sélection d’abonnés. En couverture : © Shutterstock.com/graphicstudio1122
Stefan Kölsch
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5
p. 54
p. 92
p. 70
p. 80
p. 86 p. 90
p. 64
p. 54-71
p. 72-89
ÉCLAIRAGES
VIE QUOTIDIENNE LIVRES
p. 54 TRIBUNE
p. 72 PSYCHOLOGIE
p. 90-97
De l’enfant roi au tyran planétaire
Faites des maths avec les mains !
Didier Pleux
Christina Krause
p. 60 L’ENVERS DU DÉVELOPPEMENT
p. 80 L’ÉCOLE DES CERVEAUX
Les enfants trop gâtés semblent adorer, plus tard, les leaders populistes et autoritaires.
PERSONNEL
YVES-ALEXANDRE THALMANN
Vous venez de recevoir un héritage du Nigeria
Derrière ces messages ridicules se cache une subtile ruse psychologique ! p. 64 COGNITION
Les failles psychologiques de la justice
La beauté de l’accusé ou les reportages dans la presse biaisent la décision finale des jurés. Aglaé Navarre, Cyril Thomas et André Didierjean
p. 70 RAISON ET DÉRAISONS NICOLAS GAUVRIT
Attention, personnalité clivante !
Les concepts abstraits sont mieux assimilés s’ils sont accompagnés de gestes.
JEAN-PHILIPPE LACHAUX
Mémorisez les consignes…
On a découvert un code secret qu’utilise notre cerveau pour ne pas se laisser distraire. p. 84 LA QUESTION DU MOIS
Pour mieux entendre faut-il fermer les yeux ? Malte Wöstmann
p. 86 LES CLÉS DU COMPORTEMENT SYLVIE CHOKRON
La jalousie, cadeau empoisonné de l’évolution ?
Cette émotion désagréable a peut-être aidé notre espèce à survivre.
Les personnages comme Didier Raoult attirent, car on aime se sentir original en reprenant leurs thèses.
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p. 90 SÉLECTION DE LIVRES Des âmes et des saisons Docteur, j’ai mal à mon sommeil L’Éco-anxiété Les Portes de la perception animale Les Nouvelles personnalités difficiles L’Origine des troubles mentaux p. 92 NEUROSCIENCES ET LITTÉRATURE SEBASTIAN DIEGUEZ
Knock Comment les gourous de la médecine vous embrouillent
La pièce de théâtre de Jules Romains montre tous les pièges cognitifs à l’œuvre entre un médecin et son patient, mais aussi à l’intérieur même de la tête du praticien !
DÉCOUVERTES
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p. 16 Pour les jeunes enfants, l’émotion passe par la voix p. 18 Comment la dopamine contrôle nos gènes p. 24 Le piège des conversations
Actualités Par la rédaction PSYCHOLOGIE SOCIALE
La testostérone gonfle l’ego
L’hormone masculine atténuerait la tendance au partage et « éteindrait » les zones cérébrales qui aident à se mettre à la place d’autrui… J. Ou et al., Testosterone reduces generosity through cortical and subcortical mechanisms, PNAS, publication en ligne du 23 mars 2021.
© GoodStudio/shutterstock.com
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a testostérone, hormone masculine par excellence, est souvent associée à l’agressivité ou au désir sexuel. Elle est d’ailleurs utilisée comme produit dopant (de manière illégale) pour améliorer les performances sportives, voire comme traitement contre les baisses de libido. Se pourrait-il qu’elle prédispose les hommes à se comporter de manière plus compétitive et moins empathique ? Il y a deux ans, des expériences à l’université de Zurich montraient que les hommes avaient effectivement moins tendance à partager que les femmes. Mais à cette époque, le rôle joué par la testostérone n’était pas clairement établi. Récemment, aux universités de Shenzen et de Zurich, Jianxin Ou et ses collègues ont testé directement le rôle de la testostérone dans les comportements de générosité. Ils ont administré l’hormone sous forme de gel à appliquer sur les bras et les épaules, à 70 hommes qui étaient ensuite chargés de partager une somme d’argent avec des inconnus,
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SANTÉ MENTALE RETROUVEZ LA PAGE FACEBOOK DE CERVEAU & PSYCHO
24 % des humains dépressifs à cause du Covid João M. Castaldelli-Maia et al., Psychological Medicine, le 27 février 2021.
CERVEAUX SOUS TESTO Résultat : la testostérone diminue l’activité d’une région du cortex appelée « jonction temporopariétale ». Or, cette zone cérébrale nous permet de nous mettre à la place d’autrui, de se glisser « dans ses souliers ». Lorsque nous sommes sensibles au point de vue de nos semblables, nous activons cette partie de notre cerveau, et sommes davantage portés à les aider. Mais sous l’effet de la testostérone, ce changement de perspective devient beaucoup plus difficile, la zone en question étant endormie. Voilà qui explique aussi pourquoi la testostérone augmente les performances en compétition : hors de question de se mettre à la place de son concurrent dans un sprint et de se demander si cela lui ferait de la peine d’arriver deuxième ! Un autre effet intéressant a été observé par Jianxin Ou et ses collègues : la connexion entre la jonction
temporopariétale et le striatum, une zone de la motivation et du plaisir, semble atténuée. Autrement dit, sous l’emprise de la testostérone, l’acte qui consiste à adopter le point de vue d’autrui n’apporte plus guère de plaisir. À l’inverse, lorsque les taux de l’hormone sont bas, comme c’est le cas chez la femme, la connexion entre ces deux zones est robuste et donne du plaisir quand on partage. Faut-il en déduire que les hommes sont des handicapés de l’altruisme et que le monde de demain, voué à la coopération, appartient aux femmes ? La longue histoire des conquêtes et des guerres, menées par des hommes au cerveau gorgé de testostérone, semblerait répondre d’elle-même à cette question. Mais l’altruisme n’est pas qu’une question d’hormones. Il peut se développer de bien des manières, que ce soit par certaines pratiques comme la méditation, ou à la faveur de changements de vie. Ainsi, l’histoire (encore elle !) rappelle qu’avant de consacrer sa vie aux autres dans la foi chrétienne, saint Paul de Tarse persécutait les chrétiens avec violence… Preuve que tout le monde peut changer. Et pour conserver une analyse neurologique, cette conversion soudaine a parfois été attribuée à une crise d’épilepsie. Ce qui soulève une hypothèse médicale intéressante : une crise d’épilepsie peut-elle modifier la production de testostérone ? £ Sébastien Bohler
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n s’y attendait et on le voit déjà : port du masque, distanciation sociale, confinements, interdiction des voyages, fermeture des écoles, pertes d’emploi, télétravail… Les mesures anti-coronavirus rendent aujourd’hui 24 % des êtres humains sur Terre dépressifs, d’après João Castaldelli-Maia et ses collègues, de l’université Columbia, à New York. Les épidémiologistes ont compilé les études publiées sur le sujet jusqu’en juin 2020 et en ont retenu 60, pour un total de 226 638 individus. Ainsi, la prévalence de la dépression est de 17,6 % en Asie, contre 26 % en Europe et 39,1 % dans le reste du monde, la Chine ayant le taux le plus bas. Sans différence selon la catégorie de population (étudiant, personne âgée, soignant…) ni le niveau de richesse du pays. Les chiffres seraient plus faibles en Asie pour des raisons culturelles, car les troubles mentaux sont là-bas stigmatisées et probablement sous-évaluées. Toutefois, les chercheurs constatent que la prévalence de la dépression en Asie serait passée de 1,3-3,4 % avant Covid à 15,4-19,8 % aujourd’hui, et, en Europe, de 1,4-3,9 % à 26 % ! Des chiffres inquiétants qui ont peu de chances de s’améliorer à court terme. Les auteurs précisent que l’épidémie de dépression est liée à la fermeture des transports publics (et donc à l’interdiction de voyager) et qu’elle est bien concomitante de celle du Covid-19 (et non un effet différé). Il y a urgence à soutenir psychologiquement les êtres humains. La troisième vague est aussi psychologique ! £ Bénédicte Salthun-Lassalle
© Le Panda/Shutterstock.com
ou de la garder pour eux. De façon très nette, la testostérone a fait chuter les comportements généreux, comparée à un traitement placebo sous forme d’un gel ne contenant aucune substance active. Puis, les chercheurs ont voulu savoir comment cette hormone exerçait son effet sur les participants. Avec une hypothèse centrale : puisque cet effet se manifestait sur le plan du comportement, il devait bien prendre naissance dans le cerveau !
DÉCOUVERTES Actualités
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PSYCHOLOGIE
Pourquoi coucher avec son ex ? M. A. Cope et B. A. Mattingly, Journal of Personal and Social Relationships, vol. 38, pp. 384-392, 2021.
uand un(e) ami(e) vient vous voir, quelques mois après une rupture amoureuse qui l’a dévasté(e), pour vous annoncer qu’il, ou elle, vient de renouer très brièvement avec son ex, vous ne comprenez pas. Comment cette personne peut-elle ne pas comprendre qu’elle se fait du mal ? Ne voit-elle donc pas que cela va se terminer de la même façon, voire pire ? D’où vient cette conduite a priori plutôt contreproductive ? Chez certaines personnes, la rupture amoureuse se traduit par une perte d’identité : on ne sait plus vraiment qui on est, parce qu’on avait construit sa vie et sa propre identité à travers la relation à l’autre. De sorte que lorsque cette relation cesse, le sentiment de soi se dissout, tous les repères s’effondrent et une angoisse profonde se fait jour. Les psychologues utilisent le terme de perte de « clarté » de soi… Il y a alors deux façons de « restabiliser » le soi : la première consiste à nouer de nouvelles relations, à s’attacher à une autre personne, voire former un nouveau couple. La seconde ramène vers le lien familier, réminiscent de l’identité ancienne. C’est l’ex. Ce qui va décider du type de solution choisie, c’est en grande partie le type de lien d’attachement que l’on a développé
Le Covid-19 s’en prend aussi à l’ouïe…
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epuis le début de la pandémie du coronavirus, on sait qu’après environ trois jours d’infection, 85 % des patients présentent des troubles de l’odorat et 33 % des pertes totales ou partielles du goût. Mais le virus ne s’arrête pas là… Des chercheurs de l’université de Manchester viennent de réaliser une métaanalyse de dizaines d’études récentes et ont
avec ses parents durant l’enfance, selon l’étude de l’université de Floride menée sur 207 participants. Le fait marquant : les personnes ayant formé un lien d’attachement de type anxieux retournent plus volontiers dans les bras de leur ex. Depuis leur enfance, l’attachement est pour elles quelque chose de fluctuant où rien n’est acquis. Ce sont souvent des personnes dont les parents n’ont pas répondu de façon fiable à leurs besoins, ce qui a entraîné une angoisse d’être mal aimées ou abandonnées, et qui ont besoin de signes de réassurance dans une relation – elles sont facilement jalouses, supportent mal l’éloignement, veulent des preuves d’affection. Lorsque survient une rupture, leur réflexe est de chercher à se raccrocher à la personne qui les fuit, au lieu d’avoir confiance dans la possibilité d’une nouvelle relation. Mais on sait aussi, à la lumière d’autres travaux, que la relation ainsi renouée est généralement de moindre qualité que sa version originelle, ce qui augmente les chances de nouvelle rupture et de re-déstabilisation du soi. Mieux vaut donc, autant que faire se peut, faire confiance à l’avenir et tourner la page… £ S. B.
montré que l’infection par le Covid-19 s’accompagne aussi de troubles auditifs : ainsi, 7,6 % des patients souffrent d’une perte auditive, 14,8 % d’acouphènes et 7,2 % d’un déficit vestibulaire provoquant des vertiges. Il est encore trop tôt pour considérer ces troubles comme des signes de la maladie, mais il s’agit là de nouvelles preuves que le virus s’attaque au système nerveux. Des symptômes à prendre en compte pour la prise en charge des malades, notamment ceux souffrant de « Covid long ». £ B. S.-L.
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50 % des Français pensent qu’ils ne feront plus la bise à leurs connaissances après la crise du Covid-19 Source : Étude Ifop pour Aladom, 10/03/2021
©Shutterstock.com/ PeterVrabel
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PSYCHOLOGIE
Fier de mon enfant ! Trop intelligent pour être heureux ?
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n s’imagine souvent qu’à partir d’un certain niveau, l’intelligence devient un fardeau, et que les petits génies sont condamnés à être malheureux ou asociaux. Les résultats obtenus par le chercheur américain Matt Brown et ses collègues battent en brèche cette idée. Les chercheurs ont étudié les données collectées auprès d’environ 50 000 personnes, dont les capacités cognitives avaient été mesurées dans l’enfance et le parcours suivi pendant plusieurs décennies. Les analyses statistiques n’ont trouvé aucune preuve d’effets négatifs d’une trop grande intelligence. Au contraire, en moyenne, plus les individus sont brillants, plus leurs évaluations sont favorables dans de nombreux domaines – ils ont par exemple moins de symptômes dépressifs et des carrières plus brillantes. £ Guillaume Jacquemont
Seiche et test du marshmallow
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e « test du marshmallow » consiste à offrir un bonbon à un enfant en lui disant que, s’il arrive à patienter avant de le manger, il en recevra un second. Alexandra Schnell, de l’université de Cambridge, et ses collègues ont mené une expérience comparable sur des seiches : elles sont capables d’attendre jusqu’à deux minutes. Selon les chercheurs, cette aptitude vient du fait que les seiches doivent quitter leur camouflage pour chasser, et ont donc l’habitude de choisir le moment propice pour obtenir la meilleure récompense. £ Théo Torcq
L. A. E. M. van Houtum et al., Social Cognitive and Affective Neuroscience, vol. 16, pp. 406-417, 2021.
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i vous avez déjà été pris à part par une maman ou un papa qui vous a vanté pendant des heures les prouesses de son enfant, ses notes à l’école, ses performances sportives ou musicales, son intelligence de tous les instants, sa créativité sans bornes… peut-être vous êtes-vous demandé ce qui se passait dans sa tête. Des recherches menées à l’université de Leyde, aux Pays-Bas, permettent aujourd’hui de répondre à cette question. Bien des parents (et peut-être n’échappez-vous pas à la règle) se projettent dans leur progéniture au point que leur sentiment d’autoréalisation s’appuie en partie sur ce prolongement d’eux-mêmes. Intrigués par le phénomène, Lisanne van Houtum et ses collègues ont mesuré l’activité neuronale de ces parents quand on leur délivrait des commentaires positifs ou négatifs sur leur bambin. Les résultats sont éloquents. En cas de commentaire positif, c’est le cortex préfrontal ventromédian qui s’allume. Cette zone du cerveau était jusqu’à présent réputée intervenir dans tous les processus de réflexion en première personne. Par exemple, lorsqu’on se pose des questions telles que : Qui suis-je ? Quels sont mes souvenirs d’adolescence ? Quel métier voudrais-je faire plus tard ? Or,
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voici que cette partie de notre encéphale se met à bouillir quand on nous parle de nos enfants. Mon enfant, c’est moi ! Surtout quand on en dit du bien… En revanche, si jamais un insolent se permet de dire du mal de votre petit trésor, ce sont deux autres zones qui entrent en action : le cortex cingulaire antérieur et l’insula. Le premier tire un signal d’alarme quand la réalité ne correspond pas à ce qu’on attend. La seconde intervient dans la perception de la douleur et des sensations viscérales. Attention, on attaque mon petit, c’est moi qu’on attaque, ça me fait mal et ce n’est pas du tout ce que j’attendais ! Évidemment, les enfants ont besoin de sentir que leurs parents sont fiers d’eux, notamment pour se construire une bonne estime de soi. Mais pas seulement. Ils ont besoin de se sentir aimés indépendamment de leurs performances, sous peine de développer une estime de soi dépendante du regard d’autrui. Et d’autres études ont montré que lorsque les parents idéalisent trop leur petit, celui-ci a ensuite du mal, en grandissant, à accepter les inévitables déconvenues que réserve l’existence… Alors, prudence sur le préfrontal ventromédian et le cortex cingulaire antérieur ! £ S. B.
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© Shutterstock.com/Volodymyr Dvornyk
La dopamine a un nouveau rôle : elle permet le déroulement de la double hélice d’ADN (ici, un brin vert, l’autre violet) de ses bobines, ou histones (ici, la « boule » centrale formée de huit molécules d’histones), libérant ainsi l’expression de gènes. Un mécanisme, dit « épigénétique », qui se transmet de génération en génération.
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DÉCOUVERTES Génétique
Comment la dopamine contrôle nos gènes Par R. Douglas Fields, professeur adjoint à l’université du Maryland, à College Park, aux États-Unis, et chef de la section du développement et de la plasticité du système nerveux à l’Institut américain de la santé de l’enfant et du développement humain.
Dopamine, sérotonine… des messagers chimiques essentiels au fonctionnement du cerveau. Mais ils ont un autre pouvoir que l’on découvre à peine : celui d’influer sur l’expression des gènes au cœur même de nos neurones ! D’où, parfois, addictions et dépression.
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n soir d’avril 2020, alors que j’ouvre à la maison la revue scientifique Science, un mot que je ne connais absolument pas attire mon attention dans le titre d’une nouvelle étude : « dopaminylation ». De toute évidence, il est construit à partir du terme « dopamine », une substance chimique cérébrale qui joue le rôle de neurotransmetteur en relayant des informations entre neurones au niveau des synapses. Mais là, il s’agit d’une tout autre fonction : la capacité de la dopamine à pénétrer dans le noyau d’une cellule pour y contrôler des gènes bien précis. QU’EST-CE QUE LA « DOPAMINYLATION » ? En lisant ce papier scientifique, je me rends alors compte qu’il bouleverse complètement notre compréhension de la génétique, de la toxicomanie et même de la dépression… L’envie intense de drogues addictives, comme l’alcool et la cocaïne, serait provoquée par des gènes contrôlés par la dopamine et qui modifient les circuits cérébraux impliqués dans la dépendance. Fait encore plus intrigant : les résultats de l’étude expliqueraient aussi pourquoi les médicaments qui traitent la dépression doivent généralement être pris pendant des semaines avant d’être efficaces. Stupéfait par cette découverte, je souhaite la comprendre
EN BREF £ Les neurotransmetteurs monoaminés que sont la dopamine et la sérotonine ont une nouvelle fonction : elles contrôlent l’expression des gènes. £ Pour ce faire, des chercheurs ont montré qu’elles sont capables de se lier aux histones, les « bobines » autour desquelles s’enroule l’ADN, libérant ainsi les gènes à activer. £ Et les premières études soulignent que, via ces mécanismes épigénétiques, elles joueraient un rôle dans la dépendance et le sevrage aux drogues, ainsi que dans la dépression.
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vraiment… Mais, pour y parvenir, je dois d’abord « désapprendre » certaines choses… « La moitié de ce que vous avez appris à l’université est faux, a dit un jour mon professeur de biologie, David Lange. Le problème est que nous ignorons encore quelle moitié. » Comme il avait raison ! En effet, il y a longtemps, on m’a appris à me moquer du naturaliste français JeanBaptiste de Lamarck et de sa théorie selon laquelle les traits ou caractéristiques acquis par l’expérience de la vie sont parfois transmis à la génération suivante. L’exemple traditionnel, un peu idiot, est celui de la maman girafe qui étire souvent son cou pour atteindre la nourriture en haut des arbres : elle mettra alors au monde des bébés girafes au cou extralong ! GÉNÉTIQUE ET ÉPIGÉNÉTIQUE Pourtant Lamarck a vu en partie juste. Les biologistes ont effectivement découvert que nous pouvons vraiment hériter certains traits que nos parents ont acquis au cours de leur vie, sans modification formelle de la séquence d’ADN de nos gènes. Et ce grâce à un processus appelé « épigénétique » – une forme d’expression génétique qui peut être transmise de cellule à cellule, de génération en génération, mais qui ne modifie
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Le piège des conversations
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DÉCOUVERTES Psychologie sociale
Par Rachel Nuwer, journaliste indépendante à New York.
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Qui ne s’est jamais laissé coincer dans une discussion dont il n’arrivait pas à s’extraire ? De fait, le taux des conversations qui se terminent quand les deux interlocuteurs le voudraient culmine à... 2 % !
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e soir-là, alors qu’il enfilait à contrecœur son nœud papillon pour une énième soirée habillée à l’université d’Oxford, à laquelle il n’avait aucune envie de participer, Adam Mastroianni savait qu’il se retrouverait inévitablement coincé dans une conversation interminable dont il n’avait que faire et dont il ne pourrait se retirer poliment. Pire encore, il comprit qu’il pouvait lui-même, sans en avoir conscience, contribuer à perpétuer ces conversations pièges indésirables pour les autres. « Et si les deux interlocuteurs pensaient exactement la même chose, mais qu’ils étaient tous les deux coincés car ils ne peuvent pas passer à autre chose lorsqu’ils en ont assez ? », s’est-il demandé. Mastroianni était alors étudiant en master de psychologie, et son intuition de ce soir-là était peut-être juste. Il y a quelques mois, il vient de publier une étude dans la revue PNAS, qui rend compte de ce que des chercheurs ont découvert lorsqu’ils sont entrés dans la tête des participants d’une conversation pour évaluer leurs sentiments sur la durée de celle-ci. Ils ont constaté que les échanges ne se terminent presque jamais lorsque les deux parties le souhaitent et que les gens sont très mauvais pour deviner quand leur partenaire aimerait en finir. Dans certains cas, cependant, les interlocuteurs étaient mécontents non pas parce que la discussion avait duré trop longtemps, mais parce qu’elle avait été trop courte. « Quoi que vous pensiez des attentes de votre interlocuteur, vous pouvez très bien vous tromper », déclare Adam Mastroianni, aujourd’hui
EN BREF £ Tout le monde a déjà fait l’expérience déplaisante d’être coincé dans une conversation et de ne pouvoir s’en extraire. £ Le problème est que le cerveau humain a du mal à repérer les signes, chez son interlocuteur, qui pourraient trahir une envie d’arrêter. £ D’un autre côté, si toutes les discussions se terminaient toujours quand les participants l’ont souhaité, beaucoup de découvertes ou d’idées nouvelles ne verraient peut-être pas le jour.
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doctorant en psychologie à l’université Harvard. « Alors autant mettre un terme à la conversation à la première occasion qui vous semble appropriée, car il vaut mieux rester sur sa faim qu’avoir une indigestion. » La plupart des recherches sur la conversation ont été menées par des linguistes ou des sociologues. Les psychologues qui l’ont étudiée ont surtout exploité ce mode de communication comme un moyen d’aborder d’autres choses, par exemple la façon dont les gens utilisent les mots pour persuader. Quelques études se sont penchées sur les phrases que les interlocuteurs prononcent à la fin d’un entretien, mais l’accent n’a pas été mis sur le moment qu’ils choisissent pour le faire. « La psychologie commence tout juste à prendre conscience qu’il s’agit d’un comportement social fondamental et très intéressant », déclare Adam Mastroianni. COINCÉ EN PLEIN COCKTAIL Ses collègues et lui ont entrepris de mener deux expériences pour examiner la dynamique de la parole. Dans la première, ils ont interrogé en ligne 806 participants sur la durée de leur dernière conversation. La plupart de celles-ci avaient eu lieu avec un proche, un membre de la famille ou un ami. Les personnes interrogées ont précisé s’il y avait eu un moment dans la conversation où elles avaient souhaité qu’elle se termine, et ont essayé de situer ce moment, en le comparant à celui où la conversation s’était effectivement terminée.
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La mu ique a oucit les maux…
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Dossier 29
SOMMAIRE
p. 30 De bonnes ondes pour le cerveau p. 36 Interview Nous naissons avec un cerveau musicien p. 40 Jouer d’un instrument rend-il intelligent ? p. 48 Interview La musique nous reconnecte à nous-mêmes
QUAND LA MUSIQUE EST BONNE… POUR LES NEURONES ! Il est assez savoureux de relire La Cigale et
la Fourmi à la lumière des dernières découvertes scientifiques. Car l’insecte qui travaille pour le futur n’est pas forcément celui qu’on croit. Loin d’être une distraction stérile, la pratique musicale développe plusieurs facultés cognitives et sociales essentielles dès le plus jeune âge. C’est au point que de nombreux chercheurs préconisent d’effectuer de petits jeux musicaux avec les bébés et d’initier les élèves dès la maternelle. Mais avant de penser au futur, encore faut-il traverser l’interminable présent de la pandémie de Covid-19. Et là encore, la musique se révèle un allié étonnamment précieux. Dans une enquête récente, elle arrive en tête des facteurs qui aident à lutter contre les symptômes anxieux et dépressifs liés à la situation actuelle, tant la simple écoute de quelques mélodies énergiques ou émouvantes nous fait du bien. Alors, que vous soyez musicien ou non, profitez-en ! Passez et repassez vos morceaux préférés, dansez avec votre conjoint, chantez avec votre enfant – ou inversement… En ces temps de restriction, la musique a l’avantage d’être toujours à portée d’oreille. Guillaume Jacquemont
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Dossier
DE BONNES ONDES POUR LE CERVEAU Régulation émotionnelle, stimulation des performances sportives, renforcement des liens sociaux… La simple écoute musicale nous aide beaucoup au quotidien. C’est même l’une de nos meilleures armes pour contrer l’impact du Covid-19 sur notre état psychologique ! Par Emmanuel Bigand et Barbara Tillmann, respectivement professeur de psychologie cognitive à l’université de Bourgogne et directrice de recherche CNRS au centre de recherche en neurosciences de Lyon.
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EN BREF £ L’écoute musicale active un vaste réseau cérébral et entraîne la libération de diverses substances, comme la dopamine ou l’ocytocine. £ Elle a alors de multiples effets positifs, tant sur l’humeur que sur la vie sociale ou les performances sportives. £ Elle est même utilisée pour stimuler la créativité lors de sessions de groupe en entreprise.
© Sauf mention contraire Shutterstock.com/Katflare
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a musique a le pouvoir de modifier l’anatomie et le fonctionnement du cerveau humain, d’une façon qui bénéficie à de nombreuses aptitudes cognitives et socioaffectives. Mais faut-il être un musicien professionnel, ou tout au moins assidu, pour profiter de ses bienfaits ? Ceux-ci seraient-ils réservés aux personnes qui passent des heures chaque jour à manier un archet ou à pianoter sur un clavier ? De nombreuses études montrent que la simple écoute musicale allume dans notre cerveau une véritable symphonie neuronale (voir l’encadré page 32), qui entraîne de multiples retombées positives, et il n’est pas nécessaire d’avoir étudié au conservatoire ou ailleurs pour cela. Chacun de nous peut en faire l’expérience au quotidien, en choisissant tel ou tel morceau pour modifier son humeur du moment. Cette puissance émotionnelle de la musique s’explique notamment par les liens privilégiés qui existent entre le cortex auditif et le système de récompense dans le cerveau. Seuls 5 % des gens n’éprouvent aucun plaisir à en écouter – on parle d’« anhédoniques musicaux », une catégorie différente des amusiques, qui eux rencontrent des difficultés à percevoir et produire la musique. Pour l’immense majorité d’entre nous, la musique est un moyen privilégié pour moduler nos émotions. Dès la naissance, nous y sommes sensibles et le chant est particulièrement efficace (plus que le langage ou même le jeu) pour réguler les émotions des nourrissons, par des berceuses qui calment ou des comptines qui réveillent. Les recherches ont montré que le chant maternel produit une augmentation de l’ocytocine chez les bébés. Communément surnommée « hormone de l’amour », cette substance – un neuropeptide sécrété par l’hypothalamus – favorise l’attachement et la confiance. Elle apaise aussi le stress et l’anxiété, ce qui contribue à l’organisation des comportements sociaux. Les jeux musicaux sont également un moyen privilégié pour tisser des liens avec son bébé, car ils stimulent ses capacités de communication, en plus de leur action émotionnelle (voir l’encadré
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DOSSIER QUAND LA MUSIQUE EST BONNE… POUR LES NEURONES !
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JOUER D’UN INSTRUMENT REND-IL INTELLIGENT ? EN BREF £ En moyenne, ceux qui maîtrisent un instrument ont un QI plus élevé, un vocabulaire plus étendu et une meilleure mémoire, ce qui pousse certains chercheurs à conseiller d’apprendre la musique aux enfants. £ Cependant, le sens de la causalité est contesté, car il est aussi possible que les personnes intelligentes soient plus susceptibles de prendre des cours de musique. £ D’autres conclusions sont plus largement acceptées, comme le fait que la formation musicale laisse une trace dans le cerveau et peut améliorer les compétences linguistiques.
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Les enfants et les jeunes qui jouent d’un instrument ont souvent un QI supérieur et réussissent mieux à l’école. Mais dans quelle mesure leur formation musicale en est-elle responsable ? Et faut-il promouvoir une telle formation dès le plus jeune âge ? Par Frank Luerweg, journaliste scientifique.
À l’évidence, un instrument de musique comme le marimba exerce la motricité fine et la coordination. Mais qu’en est-il des autres capacités cognitives ?
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rès concentrée, les yeux mi-clos, Milea Henning est debout derrière son marimba, une sorte de xylophone africain. Dans chaque main, elle tient deux longs maillets avec lesquels elle frappe en rythme les barres en bois de l’instrument – d’abord si vite qu’on peine à suivre ses mouvements, puis plus lentement, pour finir par les caresser de manière à peine audible. Cette jeune femme de 17 ans fait de la musique depuis son plus jeune âge. Elle étudie actuellement les percussions à l’Académie des jeunes de l’université de musique de Münster, dans le nordouest de l’Allemagne, et remporte régulièrement des prix. Elle essaie de pratiquer son instrument deux heures par jour, en plus de l’école et des cours de musique. Néanmoins, ses notes à l’école n’en souffrent pas : « Heureusement, je réussis bien dans mes études », confie-t-elle. Elle est loin d’être la seule dans ce cas. De nombreux musiciens excellent dans des domaines qui, à première vue, n’ont pas grand-chose à voir avec leur passion : ils lisent mieux que leurs pairs et ont un vocabulaire plus étendu ; ils mémorisent plus vite les histoires qui leur sont racontées ; ils effectuent plus facilement des rotations mentales de figures géométriques ou des copies de dessins complexes. En moyenne, ils sont également plus intelligents que les non-musiciens – une différence qui augmente avec la durée et l’intensité de leur formation musicale. Pour la neuroscientifique Ewa
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INTERVIEW
STEFAN KÖLSCH
PROFESSEUR DE PSYCHOLOGIE ET CHEF DU GROUPE « CERVEAU ET MUSIQUE » À L’UNIVERSITÉ DE BERGEN, EN NORVÈGE.
Stefan Kölsch, avez-vous une chanson préférée ? En fait, j’en ai beaucoup. Le morceau de musique que je préfère écouter dépend de la situation. Quand je fais du sport, j’opte pour du rock. Quand je me concentre sur mon travail, je choisis plutôt du jazz ou des pièces de Bach. Et quand je chahute dans l’appartement avec mes enfants, ce sont souvent des chansons de R&B !
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© Eivind Senneset, UiB ; avec l’aimable autorisation de Stefan Kölsch
LA MUSIQUE NOUS RECONNECTE À NOUS-MÊMES
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Qu’est-ce qui façonne nos préférences musicales ? Comme on s’en doute, les facteurs sont nombreux à intervenir. L’un d’entre eux a été mis en lumière par l’informaticien américain Seth Stephens-Davidowitz, en analysant des profils Spotify : les utilisateurs de ce site de streaming préfèrent écouter des morceaux qui ont été diffusés pour la première fois à une époque où ils étaient encore jeunes. Pour les filles, cela a lieu vers l’âge de 13 ans, quand se forment les goûts musicaux, et pour les garçons, plutôt vers 14 ans. Il y a donc des chansons qu’on aime depuis longtemps juste parce que nous les avons rencontrées à un moment sensible de notre vie. Le goût a beaucoup à voir avec les souvenirs autobiographiques. Est-ce la même chose pour vous ? Oui, j’aime toujours écouter des morceaux de mon adolescence – c’en est même un peu gênant ! Le groupe « Wham ! », par exemple, était populaire à l’époque, et même si je ne recherche plus vraiment ce type de musique aujourd’hui, ce groupe me rappelle des souvenirs particuliers [des stations de radio comme Nostalgie parlent à une certaine génération d’auditeurs pour cette raison, ndlr]. La musique classique a également accompagné mon enfance. J’ai d’ailleurs joué dans un orchestre de jeunes, une expérience qui a eu une grande influence sur moi. Pour de nombreuses personnes de cet âge, faire de la musique ensemble – que ce soit dans un groupe ou dans un orchestre – est associé à des sentiments positifs. Les préférences qui s’y développent vous accompagnent souvent pour la vie. Dites-nous en plus sur les liens entre musique et émotions… La musique a parfois une influence directe sur nos sentiments et nos pensées. Dans une étude, nous avons constaté que les participants étaient plus susceptibles de croire
qu’ils pouvaient gagner à la loterie s’ils avaient entendu des airs joyeux auparavant. Notons au passage que ces airs modulent même la perception des couleurs, nous faisant paraître les surfaces plus claires. Quant à l’empreinte de nos jeunes années sur nos goûts musicaux, elle est peut-être liée au fait que les adolescents ressentent des émotions d’une intensité particulière, en raison de leur cerveau en construction. La dopamine, un messager chimique important des neurones, active fortement le système de récompense neuronal durant cette période. De nombreux adolescents recherchent également une forme de consolation ou de distraction
aux effets de la capsaïcine contenue dans les piments. Cette molécule active les récepteurs de la douleur sur la langue, ce qui est désagréable par définition. Cependant, si vous servez du poulet vindaloo sans piment à un Indien, il ne l’aimera probablement pas. Ce que nous percevons comme douloureux, dissonant ou agréable dépend de la façon dont notre culture nous a façonnés. Des accords dissonants apparaissent dans tellement de morceaux de musique que nous nous y sommes habitués. C’est le cas par exemple d’un accord appelé « septième de dominante », qui, il y a quelques siècles, était pourtant considéré comme diabolique.
La musique reproduit l’expression émotionnelle des voix et éveille en nous une résonance particulière – c’est pourquoi certains chercheurs la qualifient de « voix superexpressive » dans la musique. Les morceaux qui les aident à traverser cet âge difficile ont alors tendance à susciter des sentiments positifs plus tard dans la vie. Le goût musical des adultes peut-il tout de même changer ? Oui, on peut former de nouvelles préférences à tout âge. La musique parfois dissonante du compositeur Gustav Mahler m’a ainsi longtemps paru inaccessible, avant que je ne finisse par l’apprécier. La dissonance est-elle comme l’amertume de certains vins : plus on s’y confronte, plus elle devient agréable ? L’habituation joue clairement un rôle. J’aime comparer ce phénomène
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Avons-nous tout de même un sens inné de l’harmonie ? C’est ce que mon équipe et moi avons étudié avec des personnes de cultures différentes. Nous avons fait écouter des morceaux consonants et dissonants tantôt à des habitants d’une région isolée du Cameroun (qui n’avaient jamais entendu de musique occidentale), tantôt à des étudiants allemands de la ville de Leipzig. Les Allemands ont jugé les sons dissonants très désagréables et ont apprécié les sons consonants. C’était également vrai chez les Camerounais, mais la différence était bien plus faible. La préférence pour la consonance est donc universelle, mais les facteurs culturels l’exacerbent.
ÉCLAIRAGES
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p. 60 L’envers du développement personnel p. 64 Les failles psychologiques de la justice p. 70 Raison et déraisons
De l’enfant roi au tyran planétaire Par Didier Pleux, psychologue et psychothérapeute à Caen.
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«
n vrai gamin ! », « Son dernier caprice ! », « Quelle suffisance ! »… Que de réflexions pour qualifier l’attitude de Donald Trump alors qu’il conteste le résultat des élections, refuse de participer à la cérémonie d’investiture de Joe Biden et assure qu’il reviendra bientôt ! D’aucuns diront, à propos des Trump et autres Poutine-Erdogan : « Ils ont eu une enfance difficile » ! Non ! Ils n’ont pas souffert de traumatismes psychiques dans leur enfance, brisés qu’ils auraient été par un quelconque attachement « insécure » qui susciterait un désir de revanche ou de réparation des blessures infantiles. Et je constate la même chose chez les tyrans de l’Empire romain ou chez les nazis du XX e siècle : pas de trace de maltraitance dans l’enfance chez les Caligula de l’Empire romain ou, plus tard, chez les Hitler (qui fait plutôt ce qu’il veut, papillonnant dans ses études et incapable de se soumettre à une discipline de travail exigeante), Himmler, Goebbels et consorts du
Bizarrement, la montée des autoritarismes semble aller de pair avec un moindre degré de tolérance à la frustration de la part de nos concitoyens. Et si les « adultes rois », à qui on n’a jamais appris à tolérer l’altérité et ses contraintes, se défoulaient en portant au pouvoir des individus « sans limites » ? C’est l’hypothèse défendue par le psychologue Didier Pleux.
EN BREF £ Lorsque l’enfant n’apprend pas que ses désirs sont limités par la réalité – et, au premier chef, par les autres –, il devient intolérant à la frustration en grandissant, jusqu’à devenir un « adulte roi ». £ Certains dépriment, d’autres assujettissent leurs proches – conjoint, collègue – en se muant en pervers narcissiques. D’autres enfin se choisissent un « champion » en portant au pouvoir des leaders autoritaires. £ Quand ce champion est attaqué ou subit des échecs, on accuse alors des « complots », pour ne pas avoir à tenir compte du principe de réalité.
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régime nazi. La carence éducative l’emporte le plus souvent sur la carence affective. LE DÉVELOPPEMENT MORAL SELON PIAGET La psychologie du développement a su, avec Jean Piaget, mettre l’accent sur l’évolution « naturelle » du jugement moral de l’enfance à l’âge adulte. Pour le psychologue suisse, l’enfant quitterait naturellement son égocentrisme inné pour accepter progressivement la socialisation et acquérir à la maturité une solide conscience morale. Mais ces fameux stades de développement ne semblent pas aussi « naturels » qu’il y paraît : l’accommodation piagétienne omet une variable des plus importantes, celle de la médiation adulte, c’est-à-dire celle de l’éducation. Sans la présence d’un « autre » et de son autorité, l’être humain peut échouer à élaborer une morale de vie ou une vie morale. Et si mon hypothèse est recevable, l’absence de médiation devient cette « carence éducative » qui freine cette évolution d’un « moi, moi, moi ! » infantile vers un altruisme mature attendu.
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À cette manifestation anti-Trump, à Londres, le 4 juin 2019, les participants ont bien perçu le bébé roi chez Trump…
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ÉCLAIRAGES Cognition
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Les failles psychologiques de la justice Par Aglaé Navarre, Cyril Thomas et André Didierjean, respectivement doctorante, maître de conférences en psychologie à l’université de Paris, et professeur des universités en psychologie, à l’université de Franche-Comté, à Besançon.
EN BREF £ Plusieurs biais cognitifs perturbent les décisions des jurés et du juge au tribunal, sans que ces derniers n’en aient conscience. £ L’apparence, le sexe, l’âge, le genre de l’accusé et de la victime jouent déjà sur la sentence, ainsi que l’ordre dans lequel les preuves sont présentées, la prise en compte d’éléments pourtant irrecevables… ou même l’exposition à un simple nombre, comme cinq ou vingt-cinq, qui influe sur la durée de la peine ! £ Le fait de connaître ces biais est parfois un premier pas pour s’en prémunir…
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Dans un tribunal, la beauté de l’accusé entre-t-elle en ligne de compte ? L’avis d’un quidam relayé par la presse peut-il influencer les jurés ? Les recherches montrent que oui… Peut-on aller vers une justice exempte de ces distorsions ?
«
M
esdames et messieurs, la Cour ! » À ces mots, les jurés entrent dans l’enceinte du tribunal, aux côtés du juge et de ses deux assesseurs. Il est l’heure d’annoncer à l’accusé la décision prise collégialement, quelques minutes plus tôt, dans la salle de délibération. Les avocats scrutent les visages des jurés pour tenter de prédire quel sera le verdict. Parmi les six jurés, certains semblent profondément tourmentés : ils se demandent si la décision qu’ils ont prise est la bonne et se rappellent le serment prêté au début du procès : « Vous jurez et promettez d’examiner avec l’attention la plus scrupuleuse les charges qui seront portées contre X, […] de vous décider […] suivant votre conscience et votre intime conviction, avec l’impartialité et la fermeté qui conviennent à un homme probe et libre. »
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COMMENT LES JURÉS SE DÉCIDENT Mais les jurés ont-ils réellement pris leur décision de façon impartiale ? Comme tous les choix que nous faisons au quotidien, les décisions judiciaires n’échappent pas à diverses influences, notamment aux biais cognitifs
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VIE QUOTIDIENNE
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p. 80 L’école des cerveaux p. 84 Pour mieux entendre faut-il fermer les yeux ? p. 86 La jalousie, cadeau empoisonné de l’évolution ?
Faites des maths avec les mains ! Les maths, c’est abstrait. Mais pas si on fait participer le corps. Par des gestes, des mouvements, qu’on cherche ensuite à relier à des concepts. Un courant pédagogique qui livre de bons résultats et qui profite autant aux élèves qu’aux enseignants.
’était une expérience grandeur nature, réelle et mondiale, mais totalement involontaire… Lorsque les écoles ont fermé pour la première fois au printemps 2020 à cause de la pandémie de Covid-19, les professeurs ont réalisé à quel point il était difficile d’enseigner quoi que ce soit à distance, uniquement à l’aide de fiches de travail, de téléphones, de courriels ou de chats. Il est vrai que, parfois, ils assuraient leurs leçons par vidéoconférence. Mais même dans ces circonstances, après un cours en ligne, en « distanciel », ils se demandaient souvent à quel point leurs élèves avaient compris la leçon et les nouvelles notions… Et ils ignoraient tout simplement jusqu’où les jeunes en étaient dans la compréhension du cours. Plusieurs raisons expliquent ces incertitudes. Mais pour moi, chercheuse spécialisée dans la gestuelle, il est totalement évident que les cours en ligne présentent en général un défaut majeur : le « langage corporel » de l’enseignant est moins
EN BREF £ L’utilisation des gestes dans l’enseignement des mathématiques implique bien plus que de seulement souligner ou représenter ce qui est expliqué… £ Lorsqu’on demande à des élèves de décrire de nouveaux concepts mathématiques, leurs gestes fournissent des indices de « connaissance implicite », que l’enseignant peut utiliser pour améliorer leur compréhension. £ Et quand les jeunes partagent leurs idées en mathématiques, leurs gestes révèlent ce qu’ils comprennent et les aident à maîtriser de nouveaux concepts.
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perceptible, même en visioconférence, et celui des jeunes ne l’est souvent pas du tout. Pourtant, les gestes, et l’attitude physique plus largement, constituent un domaine de recherche fascinant : quel rôle jouent-ils dans la communication ? Révèlent-ils vraiment ce que l’on pense ? On utilise très souvent des gestes pour rendre « visuellement » plus clair le message que l’on souhaite faire passer à notre interlocuteur. Mais pas seulement : on parle aussi avec les mains quand on est au téléphone (alors même que personne ne nous voit) et les personnes aveugles ou sourdes utilisent aussi des mouvements des membres pour communiquer plus efficacement (en plus de la langue des signes bien entendu). Ce qui soulève une autre question : la gestuelle aide-t-elle seulement l’individu qui nous écoute, ou rend-elle aussi service à celui qui la produit ? Et si oui, comment ? Depuis quelque temps, plusieurs équipes de scientifiques s’intéressent à la façon dont les gestes sont liés à nos propres processus de pensée. Il s’agit de comprendre, d’une part, leur
© Shutterstock.com/Larysa Dubinska
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Par Christina Krause, postdoctorante en enseignement des mathématiques à l’université de Duisbourg et Essen, en Allemagne, et actuellement boursière Marie-Skłodowska-Curie à l’université de Californie, à Berkeley, aux États-Unis.
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À l’école, les enfants calculent souvent, intuitivement, avec leurs doigts. Il s’agit d’une bonne stratégie ! Car même plus tard, lorsque les mathématiques deviennent plus complexes, il est utile d’utiliser ses mains et des gestes pour comprendre les nouveaux concepts.
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VIE QUOTIDIENNE L’école des cerveaux
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JEAN-PHILIPPE LACHAUX
Directeur de recherche à l’Inserm, au Centre de recherche en neurosciences de Lyon.
Pour mémoriser les consignes, activez votre préfrontal !
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On vient de découvrir comment le cerveau encodait les consignes. Un résultat aux perspectives fascinantes.
uand on regarde un cerveau humain et qu’on le compare à celui d’autres animaux comme celui d’un rat, d’un chat ou d’un chien, une différence saute aux yeux. La partie antérieure, frontale, est très développée. Et plus particulièrement, en anatomie, ce qu’on appelle le cortex « préfrontal », situé le plus à l’avant de l’encéphale. Comme si cette partie de notre cerveau s’était prodigieusement développée au cours de l’évolution de la lignée humaine. Même si l’on considère l’importance relative de cette partie du cerveau par rapport aux autres portions de l’écorce cérébrale (et non sa taille absolue), on est frappé par la différence avec le cortex d’une souris par exemple (la différence des tailles absolues serait évidemment énorme, mais peu informative). Il
s’est donc passé quelque chose de particulier, à plusieurs stades de l’évolution, pour nous avantager à ce point : dès notre ancêtre commun avec les grands singes, sa taille a commencé à devenir disproportionnée par rapport aux régions sensorielles comme le cortex visuel, et cet accroissement s’est encore amplifié au sein des premières lignées humaines, notamment par rapport aux parties plus postérieures du lobe frontal, dédiées entre autres aux mouvements du corps. LA FORCE DU CORTEX HUMAIN Ce cortex préfrontal, nous le savons, est celui qui nous permet de guider nos décisions et nos actions en fonction d’un contexte plus large que le simple « ici et maintenant » : construire le futur à partir
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du passé en tenant compte de l’autre et de l’ailleurs. Il permet aussi de percevoir un sens à travers une multitude d’événements éloignés les uns des autres à la fois dans le temps et dans l’espace (je peux ainsi relier mes pensées ici et maintenant avec mes actions dans trois mois à l’autre bout du monde, quand j’aurai planifié mes vacances…). Doté d’un cortex préfrontal, je peux agir de manière adaptée et flexible en prenant en compte le long terme, au-delà de ce que mes automatismes m’inciteraient à faire, là tout de suite. C’est cette partie de mon cerveau qui me permet de mettre des actions bout à bout dans le cadre d’un plan, c’est encore grâce à elle que je peux garder en tête une information parce qu’elle me sera utile juste après, et par conséquent m’interrompre quelques
VIE QUOTIDIENNE Les clés du comportement
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SYLVIE CHOKRON
Membre du laboratoire de psychologie et neurocognition à Grenoble et responsable de l’équipe Vision et cognition à la fondation ophtalmologique Rothschild, à Paris.
La jalousie, cadeau empoisonné de l’évolution ?
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Personne n’aime ressentir la jalousie ni en être l’objet. Pourtant, cette émotion a pu jouer un rôle important dans l’histoire de nos ancêtres, ce qui explique qu’elle se soit imprimée dans nos neurones.
a morsure de la jalousie est une des plus douloureuses qui soient. Elle est le « monstre aux yeux verts » que Shakespeare décrit dans Othello. Et pourtant, lorsque l’on se place d’un point de vue de l’évolution, on considère que les émotions et les sentiments ont une utilité. Ils nous ont certainement permis de perpétuer l’espèce en nous protégeant des menaces de l’environnement tout en nous permettant de sélectionner ce qui est le plus approprié à notre épanouissement… Alors, se pourrait-il que la jalousie, cette sensation que nous éprouvons parfois tout en la réprimant, voire en la combattant, ait pu être utile à notre survie ? Et que, de ce fait, elle ait été sélectionnée par l’évolution de notre espèce ?
EN BREF
£ La jalousie aurait aidé nos ancêtres à maintenir leurs relations de couple, favorisant la survie des petits. £ Les hommes semblent particulièrement sensibles aux infidélités sexuelles de leur partenaire, celles-ci tolérant moins les infidélités affectives, qui pourraient faire partir le papa du foyer. £ Ces différences semblent s’estomper dans les situations réelles, et non imaginées. Hommes et femmes sont particulièrement touchés par les tromperies à caractère affectif.
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Les religions ne sont pas tendres avec la jalousie : « Tu ne convoiteras ni la femme, ni la maison, ni rien de ce qui appartient à ton prochain. » Difficile de se conformer à ce commandement... De fait, que ce soit en passant d’une image à l’autre sur les réseaux sociaux ou dans la vie réelle, qui peut affirmer ne jamais ressentir de jalousie ou d’envie ? Ces instantanés de la vie de nos semblables que nous percevons nous donnent souvent la sensation que la vie des autres est plus belle, plus colorée, plus intéressante, plus joyeuse, plus exotique, ou encore plus épanouissante que la nôtre… UN SENTIMENT PEU ENVIABLE La jalousie est ainsi interprétée comme un processus émotionnel et intellectuel complexe qui dérive souvent de comparaisons sur le plan social. Le statut, la richesse ou encore la réussite d’autrui nous paraissent bien plus élevés que nos ressources personnelles et sont, de fait, bien souvent convoités. Mais quand on entend parler
© Charlotte Martin/www.c-est-a-direi.fr
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LIVRES
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p. 90 Sélection de livres p. 92 Knock : comment les gourous de la médecine vous embrouillent
SÉLECTION
A N A LY S E
Guillaume Jacquemont
PSYCHOLOGIE ENVIRONNEMENTALE L’Éco-anxiété Alice Desbiolles Fayard
NEUROSCIENCES Des âmes et des saisons Boris Cyrulnik Odile Jacob, 2021, 304 pages, 22,90 €
«
2020, 240 pages, 18 €
L
es êtres humains ne sont pas séparables de leur milieu, comme nous l’a fait croire un individualisme simplificateur. Leur corps est un carrefour de pressions écologiques et leur âme un carrefour de récits. » C’est ainsi que le célèbre neuropsychiatre Boris Cyrulnik présente son projet de « psychoécologie », annoncé dans le sous-titre de cet ouvrage. Certes, l’idée que notre environnement nous influence n’est pas nouvelle. Mais l’originalité de ce livre, et sa force, tiennent dans la façon dont il marie les différentes échelles : biologique, sociale, géographique, climatique, même. Si les campagnols des plaines sont fidèles et leurs homologues d’altitude volages, par exemple, ce serait parce que, « en montagne, la nécessité de résoudre sans cesse des problèmes de pente, de froid, de nourriture et d’abris difficiles augmente la sécrétion de substances de stress qui entrent en compétition avec l’hormone de l’attachement dans les récepteurs limbiques ». Bien sûr, l’étude de l’homme a quelques spécificités par rapport à celle de ses homologues animaux, notamment le symbolisme du langage, qui ajoute une couche de complexité. Et cet essai a d’autant plus à nous apprendre que l’auteur étend sa réflexion en convoquant un vaste panel de disciplines, allant de la paléontologie aux neurosciences, ainsi que sa riche expérience clinique. Au final, il nous décrit de façon convaincante comment le cerveau « est sculpté par l’écologie physique (climat, géographie), par l’écologie émotionnelle (combat, attachement) et chez les êtres humains par l’écologie verbale ». Il n’y a sans doute que par cette plongée intime dans les mécanismes intérieurs et extérieurs qui nous façonnent que nous arriverons à dépasser l’opposition stérile entre gènes et environnement. Car la façon dont ils interagissent devient enfin palpable. Et par là, l’intérêt de ce livre dépasse la simple connaissance de soi : on comprend à sa lecture aussi bien l’influence pernicieuse d’une adversité précoce sur notre cerveau que le secours qu’une société prenant soin de tous est susceptible d’apporter. Guillaume Jacquemont est journaliste à Cerveau&Psycho.
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SANTÉ Docteur, j’ai mal à mon sommeil Patrick Lemoine Odile Jacob 2021, 256 pages, 21,90 €
G
rand pourfendeur des somnifères, le psychiatre Patrick Lemoine livre ici un nouvel ouvrage très complet et synthétique. Après une description générale du sommeil – présentant notamment ses fonctions et ses fluctuations selon l’âge –, il passe en revue les différents troubles qui le touchent, puis nous explique comment mieux dormir de la façon la plus naturelle possible. Il conclut en examinant vingt idées répandues. Inutile, par exemple, de compter les moutons si vous êtes insomniaque : cette activité aurait plus de chances de vous énerver que de vous envoyer dans les bras de Morphée !
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ombre de personnes souffrent aujourd’hui d’« éco-anxiété », sorte d’inquiétude anticipatoire face à la destruction du monde naturel. Alice Desbiolles, médecin spécialisée en santé publique, nous explique ici ce phénomène et les façons d’aller mieux si l’on est touché. Cela passe par des techniques de gestion des émotions, mais aussi par une mobilisation en cohérence avec ses convictions. Car l’éco-anxiété n’a rien d’un délire, elle alerte sur des dangers bien réels. Qui sait, peut-être même trouverons-nous dans cette mobilisation une partie de la réponse aux conflits de l’époque ? 68 % des Français pensent que « la protection de l’environnement pourrait nous unir par-delà nos divisions », apprend-on dans cet ouvrage…
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COUP DE CŒUR Antoine Pelissolo
PERCEPTION Les Portes de la perception animale Benoit Grison Delachaux et Niestlé
2021, 192 pages, 22,90 €
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e la corne hypersensible du narval au troisième œil d’un reptile néo-zélandais, des phéromones qui font s’agréger les criquets à l’olfaction des dinosaures, cet ouvrage sur la perception animale étonne et fascine à chaque page. Écrit par le biologiste et docteur en sciences cognitives Benoit Grison, il balaie un large spectre, questionnant jusqu’aux sensations des plantes. D’une grande richesse scientifique, il montre au passage comment les modalités sensorielles de chaque espèce la rendent parfaitement adaptée à ses conditions de vie. À déguster, donc, d’autant plus que les illustrations humoristiques qui le parsèment accroissent encore le plaisir de lecture.
PSYCHOLOGIE Les Nouvelles Personnalités difficiles François Lelord et Christophe André Odile Jacob 2021, 480 pages, 22,90 €
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’il y a quelqu’un dans votre entourage avec qui les interactions sont particulièrement compliquées – conjoint, ami, patron… –, ce livre est fait pour vous. Écrit par les psychiatres François Lelord et Christophe André, qui ont actualisé un précédent ouvrage, il décrit une série de personnalités difficiles à gérer au quotidien, parce qu’elles sont narcissiques, ou passives-agressives… Les multiples témoignages donnent un côté très humain au propos, tandis que les conseils des deux experts aident à affronter les défis posés par ces personnalités. Chaque fois, de petits questionnaires permettent aussi de se demander si, soi-même, on n’est pas parfois un peu difficile à vivre !
PSYCHOLOGIE ÉVOLUTIONNISTE L’Origine des troubles mentaux, Randolph M. Nesse Markus Haller, 2021, 456 pages, 27 €
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a sélection naturelle favorise-t-elle les maladies mentales ? Selon la théorie darwinienne de l’évolution, une caractéristique se développe et se maintient dans une espèce si elle confère un « avantage sélectif » aux individus qui en disposent, c’est-à-dire qu’elle aide à leur survie et surtout à augmenter leur descendance. Il paraît peu intuitif de l’appliquer aux troubles psychiques, qui ne sont pas spécialement réputés faciliter la reproduction de ceux qui en souffrent. Pourtant, l’évolution a bien quelque chose à voir dans l’affaire, comme l’explique ici le psychiatre américain Randolph Nesse, grand spécialiste de cette approche. Seulement, ce ne sont pas les pathologies elles-mêmes qui créent un avantage sélectif, mais les fonctions sur lesquelles elles se greffent. Ainsi, l’anxiété et la peur ont été sélectionnées car elles servent à alerter d’un danger, de même que la toux est utile pour éjecter des polluants. Les émotions, positives ou négatives, ont toutes un rôle essentiel et les pathologies émotionnelles (troubles anxieux, dépressions, etc.) en sont des sous-produits, liés à des modifications de l’environnement de vie des êtres humains ou à des erreurs biologiques dans les systèmes de régulation. Par exemple, les addictions découlent du fonctionnement du système de récompense qui, dans notre cerveau, s’est développé à une époque où les aliments étaient rares et où il fallait donc surconsommer tout ce qu’on trouvait dans la nature. Ce qui s’est transformé en piège dans notre monde d’abondance. Ces considérations mènent l’auteur à penser que l’évolution a « façonné notre cerveau pour nous reproduire, et non pas pour être en bonne santé ». Si le constat est peu réjouissant, l’ouvrage l’est beaucoup plus : car en offrant un nouvel axe de compréhension des troubles psychiques, il permettra peut-être de mieux aider les patients. Notamment grâce à un changement de perspective salutaire, que Randolph Nesse constate chaque fois qu’il resitue les émotions problématiques dans un cadre évolutionnaire : « Bien des patients m’ont dit avoir de nouveau l’impression d’être des gens normaux et responsabilisés », témoigne-t-il. Antoine Pelissolo est psychiatre et chef du service de psychiatrie au CHU Henri-Mondor, à Créteil.
N° 132 - Mai 2021
© Sylvie Serprix
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LIVRES Neurosciences et littérature
SEBASTIAN DIEGUEZ Chercheur en neurosciences au Laboratoire de sciences cognitives et neurologiques de l’université de Fribourg, en Suisse.
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Comment les gourous de la médecine vous embrouillent L’histoire de la médecine foisonne d’experts plus ou moins sérieux vendant des remèdes miracles. Croient-ils vraiment ce qu’ils disent ? Et pourquoi sommes-nous si bons clients ? Réponses dans la géniale pièce de Jules Romains.
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a pandémie de Covid-19 a entraîné son lot de scènes surréalistes, comme celle où le pasteur américain Kenneth Copeland lançait des quasi-exorcismes télévisés pour guérir la maladie. Nombre de médecins se sont par ailleurs écharpés sur les traitements à appliquer et les scénarios à envisager. C’est que cette maladie, encore mal connue, se manifeste de façon très variable et se transmet parfois sans symptômes visibles. Dans ces cas-là, les limites de nos connaissances frappent aussi bien les
EN BREF £ En quelques semaines, le docteur Knock parvient à convaincre les habitants de tout un village qu’ils sont victimes de maladies sérieuses. £ Il exploite pour cela un biais psychologique presque universel : le biais de confirmation. £ Mais lui-même est sans doute victime de ce biais, d’autant plus que, à l’instar de certains experts contemporains, il présente un profil psychologique qui l’y rend vulnérable.
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experts que les non-spécialistes. Mais alors, à qui se fier ? Comment savoir qui a raison, qui dit n’importe quoi, qui nous manipule, qui exagère les risques, qui minimise les difficultés ? Et comment être sûrs que nous évaluons nos informations de façon impartiale et objective, sans nous laisser influencer par nos croyances, nos espoirs ou nos fantasmes ? Avec une prescience remarquable, Jules Romains explorait déjà toutes ces questions dans Knock ou le Triomphe de la médecine, comédie en trois actes écrite et jouée pour la première fois en 1923. Plus grinçante que jamais, la pièce n’a rien perdu de sa profondeur ni de son ironie, disséquant admirablement nos rapports ambigus avec la santé et la médecine. Knock (c’est le seul nom qui lui est donné) a 40 ans quand on le voit reprendre le cabinet d’un
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À retrouver dans ce numéro
p. 30
DOPAGE MUSICAL
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La capacité de la musique à stimuler le système dopaminergique la fait considérer comme une drogue dans certaines compétitions sportives. p. 24
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seulement des conversations entre deux personnes se terminent à un moment qui conviendrait à l’une des deux. La part des discussions dont le terme satisfait les deux protagonistes tombe à 2 %. p. 64
PSYCHOLOGIE DES M&M’S
Dans les années 1980, les membres du groupe de rock Van Halen faisaient figurer dans leurs contrats une clause exigeant la présence d’un bol de bonbons multicolores M&M’s, mais sans les marron. Cette spécification ridicule leur permettait de repérer les producteurs méticuleux qui lisaient attentivement chaque ligne du contrat.
JUSTICE AU FACIÈS
« Au tribunal, avoir un gros nez, de gros sourcils et une large mâchoire augmente le risque d’être condamné, comparativement à un visage moyen. » André Didierjean, université de Bourgogne-Franche-Comté p. 7
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des humains à la surface de la Terre étaient dépressifs au début de 2021, à cause de la pandémie de Covid-19. p. 18
p. 14
NOVA1
Ce gène crucial pour le développement cérébral se présente sous deux formes différentes chez Homo sapiens et chez l’homme de Néandertal. La version néandertalienne a été introduite dans des cerveaux humains en culture, qui se sont développés plus lentement, mais avec plus de complexité.
DOPAMINYLATION
La dopamine, molécule libérée par le cerveau sous l’effet de nombreuses drogues, se fixe sur des éléments régulateurs de l’ADN, modifiant l’expression de nos gènes. Cela expliquerait pourquoi certaines drogues modifieraient durablement les réseaux cérébraux, provoquant une addiction.
p. 48
13 ANS
C’est l’âge auquel les jeunes filles forment leurs préférences musicales. Pour les garçons, le pic est atteint un an plus tard.
Imprimé en France – Maury imprimeur S. A. Malesherbes– Dépôt légal : mai 2021 – N° d’édition : M0760132-01 – Commission paritaire : 0723 K 83412 – Distribution : MLP – ISSN 1639-6936 – N° d’imprimeur : 253136 – Directeur de la publication et gérant : Frédéric Mériot