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numéro collector
M 08841 - 1H - F: 9,90 E - RD
Édition française de Scientific American
NOVEMBRE 2018-JANVIER 2019
Les paradoxes du TEMPS Le temps est-il une illusion ?
Le temps a-t-il une fin ?
Le temps est-il un luxe ?
BEL : 11,50 € / CAN : 16,50 $ CAN / CH : 17,90 CHF / DOM : 11,50 € / Esp. : 10,90 € / Gr. : 11,50 € / LUX : 10,90 € / MAR : 120 MAD / PORT. cont. : 10,90 € / TOM S : 1 590 XPF
Le temps est-il le même pour tous ?
11.18/01.19
numéro collector
Laisser du temps au temps
Ont contribué à ce numéro
par Loïc Mangin Rédacteur en chef adjoint à Pour la Science « Il faut laisser du temps au temps. » Souvent attribuée à François Mitterrand, cette expression est en fait tirée de Don Quichotte, de Miguel de Cervantes, où l’on en trouve trois occurrences. L’auteur ne ferait même que reprendre un ancien proverbe. Que doit-on en comprendre ? C’est un appel au « savoir attendre », à la patience. Celle des physiciens qui s’attachent à comprendre l’essence du temps, à pousser ce concept dans ses retranchements jusqu’à, finalement, proposer de s’en passer. Celle à laquelle nous enjoignent les psychologues et les sociologues, pour ne pas nous laisser dépasser par les événements et redevenir maîtres de nos vies. Et celle, finalement, requise par ce numéro collector, le premier du genre. Prenez le temps de le lire, d’en apprécier la richesse et la diversité… pour au bout du compte comprendre, avec l’ancien président, que « les idées fleurissent comme les fruits et les hommes ».
www.pourlascience.fr
Pour la Science Hors-série novembre 2018-janvier 2019
Étienne Klein est physicien et philosophe des sciences. Il dirige le Laboratoire de recherche sur les sciences de la matière (Larsim) du CEA. Carlo Rovelli est professeur à l’université de la Méditerranée. Il travaille au Centre de physique théorique de Luminy (CNRS), près de Marseille. Antonio Damasio est neurologue et psychologue à l’Institut pour l’étude neurologique de l’émotion et de la créativité, à Los Angeles, aux États-Unis. Christophe André est psychiatre et psychothérapeute, médecin à l’hôpital Sainte-Anne, à Paris, et chargé d’enseignement à l’université Paris-Nanterre. Jean Viard est directeur de recherches CNRS au Cevipof (Centre de recherches politiques de Sciences Po) et directeur des éditions de l’Aube.
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SOMMAIRE Grand témoin
Étienne Klein
« Parler du temps n’équivaut jamais à le dire, encore moins à le saisir : tenter de s’accorder à son propos revient à vouloir sculpter l’océan » p. 6
Les paradoxes 01
4
02
03
Le temps existe-t-il ?
Le temps, un aller sans retour ?
Temps du corps, temps de l’esprit
p. 14 Le temps
p. 36 Le temps peut-il
p. 60 Quand les horloges
est une illusion
avoir une fin ?
Paul Davies
George Musser
Le temps semble s’écouler inexorablement. Pourtant, ce n’est qu’une fausse impression.
La fin du temps semble à la fois impossible et inévitable. Peut-on résoudre ce paradoxe ?
p. 24 S’affranchir
du temps
Carlo Rovelli La notion de temps pose problème en physique. Pourquoi ne pas s’en passer ?
p. 32 Les
jalons du temps
Les échelles de temps s’étendent sur plus de quarante ordres de grandeur !
p. 46 Une brève histoire
du voyage dans le temps
Tim Folger Un cosmonaute a déjà fait un petit voyage dans le temps. Pourra-t-on faire de même ?
p. 56 La SF, toujours
un temps d’avance
Roland Lehoucq Le voyage dans le temps fait le bonheur de la sciencefiction. Science ou fiction ?
biologiques se dérèglent
Keith Summa et Fred Turek La perturbation des horloges propres à de nombreux organes favorise l’obésité, le diabète…
p. 72 Se souvenir
du temps qui passe
Antonio Damasio Notre cerveau gère le « temps de l’esprit », qui organise nos expériences en souvenirs.
p. 78 « La corde » pour
étirer le temps
Antonio Damasio Le film La Corde dure 80 minutes. Pourtant, on a l’impression qu’il est plus long. Pourquoi ?
Pour la Science Hors-série novembre 2018-janvier 2019
Numéro collector Novembre 2018-Janvier 2019
du temps 04
05
Devenir maître du temps
Le temps, moteur de la société
p. 82 Prendre
p. 104 « La conquête du
la mesure du temps
Sylvie Droit-Volet Le très jeune enfant peut estimer des durées. Mais quand comprend-il ce qu’est le temps ?
p. 92 Quand le cerveau
ne sait plus attendre
Jean-Claude Dreher Habitué à tout obtenir sans délai, le cerveau ne supporte plus les baisses de rythme.
p. 100 Faire face
à l’inexorable fuite du temps
Christophe André Le temps qui s’écoule nous laisse souvent impuissant. Comment y échapper ?
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temps est la nouvelle aventure de l’Homme »
Entretien avec Jean Viard
p. 110 Le temps, d’une
culture à l’autre
Éric Navet Certaines sociétés accordent plus d’importance à l’espace qu’au temps.
p. 120 Le mystère
des montres à 10 h 10
S. Martínez-Conde, S. Macknik et L. L. di Stasi Pourquoi les montres dans les vitrines sont-elles si souvent réglées à 10 heures 10 ?
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6
De qui est-il l’affaire ? Étienne Klein
Pour la Science Hors-série novembre 2018-janvier 2019 novembre 2018-janvier 2019
Grand témoin
╭
Qui saurait dire, à partir d’un savoir parfaitement sûr, si le temps est ce qui accueille les événements, ou si, au contraire, il en émane ? Et qui pourrait se targuer d’avoir une connaissance assez complète et suffisamment certaine pour expliciter ce qu’indiquent vraiment les horloges ? En guise de réponses, chacun d’entre nous se risque à dire son mot. Mais en général, les esprits s’embrouillent rapidement : untel dit que le temps s’arrête quand plus rien ne change, tel autre qu’il continue de passer quand plus rien ne se passe, tel enfin qu’il s’accélère. Le temps n’a guère de vertu œcuménique : en parler n’équivaut jamais à le dire, encore moins à le saisir, de sorte que tenter d’accorder les violons à son propos revient à vouloir sculpter l’océan. Est-il toutefois une discipline, scientifique ou non, qui pourrait prétendre être mieux équipée que les autres pour en parler ?
Le temps n’a guère de vertu œcuménique. En parler n’équivaut jamais à le dire, encore moins à le saisir : tenter de s’accorder à son propos revient à vouloir sculpter l’océan
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© Les livres et vous/ LCP
UNE AFFAIRE PHILOSOPHIQUE ? À quoi le temps ressemble-t-il vraiment ? Est-il comme notre langage le raconte ? Comme nous croyons le percevoir ou le vivre ? Comme il s’impose à nous, charriant la mort dans sa perspective ? Comme le représentent les physiciens ? Comme le pensent les philosophes ? A priori, c’est vers ces derniers, les philosophes, que l’on doit se tourner, tant la question du temps a été et demeure l’une de leurs grandes affaires. De fait, nombre d’entre eux (Aristote, saint Augustin, Kant, Husserl, Bergson, Heidegger…) ont mis sur pied des systèmes ingénieux et cohérents permettant de le penser au plus près. Mais se tourner exclusivement vers la philosophie en matière de temps ne résout pas le problème. D’abord, les philosophes ne sont pas d’accord entre eux : leurs discours font du temps tantôt le principe du changement, tantôt l’enveloppe invariable de toute chronologie ; tantôt ils l’assimilent à l’évanescence, tantôt à une
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En bref ―――
⟶ Nous méditons sur
le temps sans jamais trop savoir à quel type d’entité nous avons affaire.
⟶ Est-il une substance ? Un fluide ? Une illusion ? Une production de la psyché ? Une construction sociale ?
⟶ Diverses locutions familières suggèrent qu’il s’agirait d’un être physique. Selon d’autres, il ne serait qu’une émanation de notre conscience, un concept culturel ou bien encore un aspect des processus naturels.
arène statique emplie de ce qui a déjà eu lieu en attente de ce qui viendra s’y produire ; tantôt ils le conçoivent comme un être purement physique, ou, au contraire, comme un produit de la conscience… Des choix s’imposent. Mais selon quels critères ? L’élégance du système proposé ? Sa séduction ? Sa rigueur ? Sa vraisemblance ? Son auteur ? Plus encore, la philosophie elle-même est comme clivée par la question du temps, au sens où elle répartit en deux catégories presque étanches ses différentes doctrines. Pour les unes, le temps doit être pensé comme un simple ordre d’antériorité ou de postériorité, sans aucune référence à l’instant présent, ni à la conscience de quelque observateur, ni même à sa simple présence : la seule chose qui existe, selon elles, ce sont les relations temporelles entre événements ; le temps apparaît alors comme un ordre de succession qui déploie des chronologies objectives, définitives. Pour les autres, le temps est au contraire un passage, le passage d’un instant particulier, le transit du présent vers le passé et de l’avenir vers le présent. Cette dynamique ne pouvant être décrite et pensée qu’en faisant intervenir la
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présence d’un sujet, le temps apparaît comme n’étant plus seulement un ordre chronologique, mais une dynamique incessante dont le moteur serait lié à la subjectivité. Succession objective d’événements ou dynamique subjective ? Vers laquelle de ces deux écoles de pensée la raison devrait-elle incliner ? Difficile de le dire, et pour cause. Et même pour deux causes. La première provient d’un constat difficile à contester. L’idée selon laquelle le temps n’existerait pas en tant que tel en dehors du sujet doit en effet se confronter à des données factuelles, aujourd’hui largement étayées : les scientifiques ont pu établir que l’Univers a un âge au moins égal à 13,7 milliards d’années, que la Terre s’est formée il y a 4,45 milliards d’années et que l’apparition de l’être humain ne remonte, elle, qu’à 2 ou 3 petits millions d’années. Ces nombres sont formels : l’Univers a passé le plus clair de son temps à se passer de nous. Dès lors, si l’on défend l’idée que le temps serait subordonné 8
au sujet et ne pourrait exister sans lui, on doit répondre à un problème d’ordre logique : comment le temps a-t-il bien pu s’écouler avant notre apparition ? Ce « paradoxe de l’ancestralité » a été pointé du doigt par de nombreux auteurs. À juste titre, car cantonner le temps dans le sujet, ou vouloir que le temps n’ait de réalité que subjective, n’est-ce pas s’interdire d’expliquer l’apparition du sujet dans le temps ? La seconde cause tient au fait que si, au contraire, on considère que le temps existe et passe indépendamment de nous, de façon autonome, alors il reste à identifier et à caractériser le « moteur du temps », c’est-à-dire le mécanisme imperceptible qui fait que dès qu’un instant présent se présente, un autre instant présent apparaît, et demande au précédent de bien vouloir aller se faire voir dans le passé… Les physiciens théoriciens cherchent encore ardemment la source de cette dynamique cachée. Conclusion : si l’on admet que le temps dépend du sujet, on tombe sur un drôle de problème, et si l’on admet qu’il n’en dépend pas, on tombe sur une sacrée difficulté…
LE TEMPS NE SERAIT-IL QU’UN MOT ? Tétanisés par ces questions, nous pourrions trouver quelque réconfort intellectuel à considérer que le temps n’est qu’un mot, un simple vocable dépourvu d’un sens donné par une puissance indépendante de nous : le sens de ce mot ne serait en somme rien d’autre que les façons que nous avons de nous en servir ; il n’y aurait alors pas à se poser la question d’une vérité qu’il détiendrait ou masquerait,
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⟵ L’Univers a passé
le plus clair de son temps à se passer de nous.
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Grand témoin
seulement à interroger ce que nos phrases tentent de signifier. En adoptant cette hypothèse, on prend vite conscience que dire le temps, le verbaliser, même en usant d’une batterie d’images parlantes et de sinuosités raffinées, ce n’est jamais le cerner, ni même le désigner, encore moins le tenir en main. On découvre également que nos discours sur le temps sont grandement tributaires du rapport que nos existences entretiennent avec lui. Les phénomènes temporels dont nous sommes les sujets ou les témoins nous font croire que le temps leur ressemble ou les résume, ce qui nous conduit à lui attribuer autant de qualificatifs qu’il y aurait de temporalités différentes : ainsi parlons-nous de temps prétendument « vide » sous prétexte qu’il ne s’y passe rien ou que nous nous y ennuyons ; de temps « accéléré » quand le rythme de nos vies ne cesse d’augmenter, comprimant notre perception des durées ; de temps « cyclique » dès que des événements identiques se répètent ; mais aussi de temps « biologique », « psychologique », « géologique » ou encore « cosmologique »… Comme si le temps se confondait avec les divers déploiements dont il est le support et qui lui servent de décor. Mais un temps ayant de telles allures d’arlequin aurait-il la moindre consistance propre ? Serait-il encore pensable ? Enfin, le temps est victime d’abus de langage : en la matière, l’abondance de la mitraille verbale ne compense guère l’imprécision conceptuelle du tir. La polysémie du mot temps s’est même tellement déployée au fil… du temps que ses avatars occupent une place non négligeable dans les dictionnaires : il sert désormais à désigner tout aussi bien la succession, la simultanéité, le changement, le devenir, la durée, l’urgence, l’attente, la vitesse, l’usure, le vieillissement, la mort… À l’évidence, c’est trop pour un seul mot.
LA PHYSIQUE A SON MOT À DIRE Un « nettoyage de la situation verbale » (pour reprendre les mots de Paul Valéry) s’impose donc. Comment l’opérer ? À partir de quelle assise ? La physique, si efficace depuis qu’elle s’est mathématiquement saisie du temps en en faisant un paramètre crucial de ses équations, permet certainement de procéder à un premier décrassage sémantique. Pour commencer, il faut tenter de déchiffrer et de traduire en langage ordinaire ce que les équations les
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Le temps est victime d’abus de langage : l’abondance de la mitraille verbale ne compense pas l’imprécision conceptuelle du tir plus fondamentales de la physique diraient du temps si elles pouvaient (en) parler. Travail délicat et incertain, qui, bien conduit, permet d’identifier des messages profonds et puissants. Mais en s’engageant dans cette voie, un doute finit toujours par surgir, fort embarrassant, à propos des mots avec lesquels s’est dite la révolution newtonienne, celle qui a marqué la naissance de la physique « moderne ». En effet, c’est Isaac Newton qui a introduit en physique, en 1687, ce qui deviendra la fameuse « variable t » des équations de la dynamique et qu’il a choisi de la baptiser « temps ». Nous sommes tellement habitués à cette représentation que nous ne posons plus cette simple question : à partir de quelles connaissances antérieures Newton a-t-il pu reconnaître le temps dans cette misérable « variable t » ? En toute logique, il aurait dû la nommer autrement, puisque ce temps physique, qu’il inventait, n’a aucune des propriétés que nous associons d’ordinaire à l’idée de temps : dématérialisé, abstrait, ce temps t n’a pas de vitesse d’écoulement puisque lui en attribuer une supposerait que le rythme du temps varierait par rapport au… rythme du temps ; il n’a pas non plus les caractéristiques des phénomènes temporels qui se déroulent en son sein, alors même que nous parlons du temps comme s’il se confondait avec eux. S’agit-il là du vrai temps, d’une caricature, d’un temps incomplet, voire de tout à fait autre chose ?
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l’efficacité de la physique, ses succès expérimentaux sont si manifestes qu’on est en droit de voir dans la distinction qu’elle établit entre temps et devenir une « découverte philosophique »
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Ces interrogations en amènent une autre : et si Newton avait choisi d’appeler la variable t, par exemple trucmuche ou tartempion ? Dans cette hypothèse, les physiciens se seraient contentés d’organiser des colloques en cercles fermés à propos de ce trucmuche ou de ce tartempion apparu dans leurs équations ; de leur côté, les philosophes, historiens, sociologues, psychanalystes et autres biologistes auraient continué de débattre de la notion de temps sans se soucier des physiciens… Loin d’être byzantines, ces questions de sémantique se posent aujourd’hui avec une gravité encore plus grande. En effet, afin de décrire au sein d’un même formalisme la gravitation et les trois autres interactions fondamentales, les théoriciens imaginent toutes sortes d’hypothèses à propos de l’espace-temps. Une des questions qui se posent à eux est donc : quelles propriétés doit-on a priori accorder au temps pour ensuite le reconnaître sous la forme de telle ou telle construction mathématique ? Pour reconnaître le temps dans un jeu d’équations, ou bien pour y détecter son absence, ne faut-il pas déjà le connaître ? Mais comment le connaître d’emblée, avant de disposer de la théorie physique qui permettrait d’identifier sa nature et ses propriétés ? Si l’on choisit de ne pas tenir compte de ces difficultés, c’est-à-dire en admettant que le temps des physiciens est, sinon le vrai temps, du moins un temps plus authentique que les autres, plus en contact avec la réalité du monde, alors les formalismes de la physique peuvent devenir une base théorique depuis laquelle il est possible de procéder à une critique du langage, voire de contester certaines de nos façons de le penser. Par exemple, les équations de la physique remettent en cause le lien que nous avons pris
l’habitude d’établir entre temps et devenir. Du moins ses formalismes opèrent-ils une distinction nette et franche entre le cours du temps et la flèche du temps. Le cours du temps est ce qui permet d’établir un écart, une distance, en fait une durée, entre deux instants distincts. La flèche du temps, quant à elle, est la manifestation du devenir, son inscription dans la dynamique apparente des phénomènes. Elle exprime le fait que certains systèmes physiques évoluent de façon irréversible. Le cours du temps et le devenir sont non seulement distincts dans le cadre de la physique conventionnelle, mais presque opposés. Car le cours du temps peut être considéré, dans une certaine mesure, comme ce qui se soustrait à toute forme d’évolution, puisque, étant homogène, tous ses instants ont exactement le même statut physique. En définitive, le temps semble pouvoir exister sans le changement.
LA FLÈCHE DU TEMPS Lorsqu’elle est présente, la flèche du temps se superpose, en habillant le cours du temps, irréversible par essence, de phénomènes eux aussi irréversibles. Cette irréversibilité des phénomènes a longtemps semblé contredire les équations fondamentales de la physique, car celles-ci sont toutes « réversibles », c’està-dire ne changent pas de forme lorsqu’on renverse sur le papier le sens d’écoulement du temps. Mais tout en restant dans le cadre de ces équations, les physiciens ont fini par identifier de possibles explications de la flèche du temps : toutes présupposent l’existence préalable d’un cours du temps établi, au sein duquel des phénomènes temporellement
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Grand témoin
orientés, c’est-à-dire ne pouvant se produire dans les deux sens, prennent place. L’efficacité opératoire de la physique, ses succès expérimentaux et ses facultés de prédiction les plus spectaculaires (ondes gravitationnelles, boson de Higgs…) sont devenus si manifestes qu’on est en droit de voir dans la distinction qu’elle établit entre temps et devenir une « découverte philosophique » de première importance : elle touche à la philosophie même, et devrait aller jusqu’à affecter le sens des expressions que nous employons pour dire notre expérience du temps.
LE TEMPS DU RÊVE Ne prenons qu’un exemple, celui de la façon dont Freud s’exprime à propos du temps. Selon lui, l’inconscient « ignore le temps ». Il veut ainsi signifier que l’inconscient ne subit pas les effets du temps, au sens où il ne décline pas, ne change pas… De fait, ce que l’on retrouve dans l’analyse, dans les symptômes, dans les formations de l’inconscient, n’est marqué d’aucun indice temporel, n’est pas daté. On peut retrouver en rêve une multitude de détails d’un événement passé qu’on serait bien en peine de se remémorer à l’état de veille. Autre argument : un même rêve analysé à des années d’intervalle donnera toujours les mêmes associations, comme si aucun processus (à part la « cure ») ne semblait capable d’éroder dans l’inconscient les marques du passé. De plus, dans les rêves, le flux du temps ne chemine pas toujours de l’avant vers l’après. Ainsi, au lieu de penser le temps sur le modèle d’un flux homogène contraint par la causalité, le discours inconscient met en scène une temporalité démembrée : au lieu de se succéder linéairement, ses diverses parties sont en tension les unes avec les autres ; les différentes époques se mêlent et se juxtaposent à la façon de couches de lave successives. L’inconscient se contente de garder trace, en dehors de toute relation temporelle linéaire, des dépôts du passé qui ne sont retenus qu’en fonction de leur intensité et qui peuvent toujours se contaminer les uns les autres, au point de parfois brouiller l’ordre de leur succession. Lorsqu’on met ensemble tous ces éléments, le temps de l’inconscient apparaît effectivement « éclaté », pour reprendre l’expression d’André Green.
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Toutefois, même s’il y a bien une telle invariance de l’inconscient, ne vaudrait-il pas mieux se garder de parler d’« intemporalité » ou d’« atemporalité » ? D’une part, parce que le temps ne se confond ni avec le changement ni avec les diverses temporalités des phénomènes. D’autre part, parce que le temps physique, avec son cours bien défini, ne constitue pas une forme reconnue par nos actes psychiques. Il n’empêche pas qu’on puisse dire que si l’inconscient retient tout, c’est justement parce qu’il est lui-même porté par le cours du temps, qui, précisément, persiste à le faire exister identiquement à lui-même, l’ancrant ainsi dans la durée. Il échappe à la flèche du temps, soit, mais cela n’implique nullement qu’il soit hors du temps. Il baigne simplement dans un temps sans devenir. On voit par cet exemple qu’il serait précieux de clarifier la signification du mot temps dans chacun des domaines qui le revendique. Car lorsqu’on utilise le même terme pour parler d’autant d’aspects distincts du réel, on crée l’impression de mobiliser chaque fois la même référence commune, alors que ce sont au contraire les distinctions conceptuelles qu’il faudrait mettre en avant, quitte à les faire circuler ensuite d’un domaine à l’autre.
― L’auteur ―
― À lire ―
⟶ Étienne Klein, physicien
⟶ É. Klein, Le Facteur temps
et philosophe des sciences, dirige le Laboratoire de recherche sur les sciences de la matière (Larsim) du CEA.
ne sonne jamais deux fois, Flammarion, 2011.
⟶ S. Freud, L’Interprétation des rêves, Puf, 1967.
⟶ S. Freud, L’Inconscient, Œuvres complètes – Psychanalyse, t. XIII, Puf, 1988.
⟶ A. Green, Le temps éclaté, Les Éditions de Minuit, 2000.
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Le temps existe-t-il ?
Un beau jour de 1687, alors qu’il révolutionne la physique, Isaac Newton introduit dans ses équations un paramètre qu’il note t et nomme « le temps ». Depuis, les physiciens sont bien embêtés… Ils s’échinent à comprendre ce qu’est le temps, l’extraire de l’expérience que nous en faisons quotidiennement, et en proposer une définition rigoureuse. De la relativité d’Einstein jusqu’aux récents développements de la théorie des cordes, l’idée de temps a été bousculée, remaniée… Où en est-on aujourd’hui ? Selon certains, le passage du temps ne serait qu’une illusion. D’autres envisagent de tout simplement s’en passer. Sale temps pour le temps !
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Pour la Science Hors-sĂŠrie novembre 2018-janvier 2019
01
Le temps est une
ILLUSION Paul Davies
Bryan Christie
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LE TEMPS EXISTE-T-IL ?
Du passé gravé dans le marbre, jusqu’à l’avenir incertain en passant par le présent fugace, le temps semble s’écouler inexorablement. Pourtant, ce n’est qu’une fausse impression.
Souvenez-vous, Pierre de Ronsard dans Mignonne, allons voir si la rose : « Cueillez, cueillez vostre jeunesse : / Comme à ceste fleur la vieillesse / Fera ternir vostre beauté. » Ou bien, Alphonse de Lamartine dans Le Lac : « Ô temps ! suspends ton vol, et vous, heures propices ! / Suspendez votre cours : / Laissez-nous savourer les rapides délices / Des plus beaux de nos jours ! » Le cliché universel du temps qui s’écoule a fait les beaux jours de la poésie. Qui pourrait douter que le temps fonctionne ainsi ? Le passage du temps est probablement l’une des plus élémentaires perceptions humaines, car nous le sentons au plus profond de nous, plus intimement encore que l’espace ou la masse, par exemple. Le passage du temps a été comparé au vol d’une flèche ou à l’écoulement éternel d’un ruisseau, nous portant inexorablement du passé vers le futur. Si évocatrices soient-elles, ces images se heurtent à un paradoxe profond et dévastateur. En physique, aucune notion ne correspond au passage du temps. En effet, les physiciens expliquent que le temps, à supposer qu’il existe, ne s’écoule pas. Selon certains philosophes, la simple notion du passage du temps est absurde et fondée sur une idée fausse. Comment un aspect aussi élémentaire de notre perception du monde physique pourrait-il en fait être une erreur ? Le temps disposerait-il d’une propriété clé que la science n’a pas encore identifiée ? Dans la vie quotidienne, nous divisons le temps en trois parties : le passé, le présent et le futur. La structure grammaticale du langage
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gravite autour de cette distinction fondamentale. La réalité est associée au moment présent. Le passé est ce qui a cessé d’exister. Le futur est dans les limbes de ce qui n’est pas encore advenu. Dans ce tableau, le « maintenant » dont nous avons conscience glisse continuellement vers l’avant, transformant les événements du futur incertain en réalité présente, concrète mais fugace, avant de les reléguer au passé gravé dans le marbre.
LE TEMPS N’EST PAS ESSENTIEL Cette conception commune paraît évidente, pourtant elle s’oppose à la physique moderne. Dans une lettre à un ami, Albert Einstein exprimait cette idée de manière fameuse : « La distinction entre le passé, le présent et le futur n’est qu’une illusion obstinément persistante. » Cette conclusion surprenante d’Einstein découle directement de sa théorie de la relativité, qui nie toute signification absolue et universelle à l’idée de moment présent. Selon elle, la simultanéité est relative. Deux événements qui se produisent au même moment lorsqu’ils sont observés dans un cadre de référence peuvent, vus depuis un autre cadre, se produire à des moments différents. Une question simple comme : « Que se passe-t-il actuellement sur Mars ? » n’a pas de réponse absolue. En effet, la Terre et Mars sont séparées par une longue distance – qui peut atteindre jusqu’à 20 minutes-lumière (près de 360 millions de kilomètres). Or l’information ne pouvant pas se déplacer plus vite que la
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LE TEMPS EXISTE-T-IL ?
–――――――――――― En bref ―――――――――――– ⟶ Nos sens nous
⟶ Pourtant, certains
⟶ Cette fausse
⟶ Une autre
indiquent que
arguments physiques
impression résulterait
explication réside
le temps s’écoule
et philosophiques
de la perception
dans la physique
du passé vers le futur
suggèrent le contraire :
de processus
quantique,
en passant
le passage du temps
thermodynamiques.
notamment dans le
par le présent.
serait une illusion.
principe d’incertitude de Heisenberg.
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lumière, un observateur situé sur la Terre ne peut connaître la situation sur Mars au même instant. Il aura la réponse 20 minutes après l’événement, quand la lumière aura franchi l’espace entre les planètes. Les événements passés ainsi déduits seront également dépendants de la vélocité de l’observateur. Par exemple, lors d’une expédition habitée sur Mars, les contrôleurs de la mission, restés sur la Terre pourraient s’interroger : « Que fait en ce moment le commandant dans la base alpha ? » En voyant que l’horloge indique qu’il est midi sur Mars, la réponse pourrait être : « Il déjeune. » Mais un astronaute survolant la Terre presque à la vitesse de la lumière et au même moment pourrait, en regardant sa montre, dire qu’il est plus tôt ou plus tard que midi sur Mars, selon la direction de son mouvement. La réponse de cet astronaute à la question des contrôleurs pourrait donc être : « Il prépare son déjeuner » ou : « Il lave la vaisselle de son déjeuner » (voir l’encadré, page 20). De telles discordances rendent impossibles toutes tentatives de conférer un statut spécial au moment présent, d’autant qu’il faut définir à quel individu ce moment « présent » fait référence. Si vous et moi étions en mouvement relatif, un événement que je pourrais juger appartenir au futur incertain pourrait bien déjà exister dans votre passé fixe. La conclusion la plus simple que l’on pourrait tirer est que le passé et le futur sont fixes. Pour cette raison, les physiciens préfèrent concevoir le temps dans son intégralité – comme un véritable paysage temporel – avec l’ensemble des événements passés et futurs
réunis. C’est une notion que l’on nomme parfois le « temps-bloc » ou l’éternalisme. Cette description de la nature exclut donc tout ce qui pourrait distinguer un moment spécial, comme le présent, et tout processus qui transformerait les événements futurs en moments passés. En fin de compte, le temps, comme le conçoivent les physiciens, ne passe ni ne s’écoule.
LE TEMPS NE PASSE PAS Après les physiciens, certains philosophes sont parvenus à la même conclusion en s’intéressant à la question du passage du temps. Pour eux, cette notion est intrinsèquement inconsistante. Le concept de flux, après tout, fait référence à un mouvement. Parler de mouvement pour un objet physique, comme une flèche lancée d’un arc, fait sens : on observe les variations de sa position en fonction du temps. Mais quel sens peut-on attribuer au mouvement du temps lui-même ? En fonction de quoi se déplace-t-il ? Alors que les autres types de mouvements associent un processus physique à un autre, celui du temps associe le temps à lui-même. Une question simple comme : « À quelle vitesse passe le temps ? » suffit à mettre en évidence l’incongruité de cette idée. La réponse triviale : « Une seconde après l’autre » ne nous aide en rien. Bien qu’il soit pratique de se référer au passage du temps dans notre vie quotidienne, cette notion ne donne aucune nouvelle information qui ne puisse être communiquée sans elle. Imaginons le scénario suivant : « Alice rêvait d’un Noël enneigé, mais le jour dit, sa
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Le temps est une illusion
déception fut grande, car il ne fit que pleuvoir. Toutefois, elle fut consolée par l’abondante neige du jour suivant. » Bien que cette description soit pleine d’indicateurs temporels et de temps différents, les mêmes informations peuvent être transmises en associant les états d’esprit d’Alice à des dates, sans référence au passage du temps ou au monde qui change. On obtient ainsi la liste, certes sèche mais suffisante, des faits suivante : 24/12 : Alice espère un Noël sous la neige. 25/12 : Il pleut. Alice est déçue. 26/12 : Il neige. Alice est rassurée. Dans cette description, rien ne se produit ni ne change. Elle ne révèle que les états du monde et les émotions associées d’Alice à différentes dates. Certains philosophes de la Grèce antique, comme Parménide et Zénon d´Élée, avançaient des arguments similaires. Il y a un siècle, le philosophe britannique John McTaggart, cherchait à établir une distinction claire entre la description du monde en termes d’événements qui se produisent, qu’il appelait la série A, et sa description en termes de dates associées à des états du monde, la série B. Chacune apparaît comme une description de la réalité alors qu’elles sont contradictoires. Par exemple : l’événement « Alice est déçue » était d’abord dans le futur, puis dans le présent, et enfin dans le passé. Mais ces trois notions sont des catégories exclusives, alors comment un seul événement peut-il leur appartenir à toutes les trois ? John McTaggart se fondait sur cette opposition entre les séries A et B pour faire valoir l’irréalité du temps
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en tant que tel, ce qui apparaît comme une conclusion drastique. La plupart des physiciens sont moins tranchants dans leur approche : le flux du temps est irréel, mais le temps lui-même est aussi réel que l’espace. L’une des grandes sources de confusion, lorsqu’il s’agit de discuter du passage du temps, tient dans son lien avec la « flèche du temps ». Nier que le temps s’écoule n’est pas équivalent à dire que « passé » et « futur » n’ont pas de base physique. Les événements qui se déroulent dans le monde forment indéniablement une séquence unidirectionnelle. Par exemple, un œuf qui tombe sur le sol se brise, tandis qu’on ne verra jamais se produire l’inverse – des morceaux qui s’assemblent spontanément pour former un œuf intact. Ce cas est un exemple de la seconde loi de la thermodynamique, selon laquelle l’entropie d’un système fermé – défini approximativement par son désordre – va tendre à augmenter avec le temps. L’entropie d’un œuf intact est inférieure à celle d’un œuf brisé.
UN ŒUF À L’ENVERS Dans la nature, les processus physiques irréversibles étant abondants, la seconde loi de la thermodynamique joue un rôle clé en imprimant sur le monde une asymétrie claire entre le passé et le futur sur l’axe du temps. Par convention, la flèche du temps pointe vers le futur. Toutefois, cela n’implique pas que la flèche se déplace vers le futur, de la même façon que la flèche d’une boussole indiquant le nord ne voyage pas nécessairement vers le nord. Ces deux flèches symbolisent une asymétrie et non un mouvement. La flèche du temps représente une asymétrie du monde dans le temps, et non une asymétrie – ou un flux – du temps lui-même. Les termes « passé » et « futur » pourraient aussi bien être appliqués à des directions temporelles, comme « haut » et « bas » pourraient être appliqués à des directions spatiales, mais parler du passé ou du futur est aussi dépourvu de sens que de parler de haut et de bas. La distinction entre ce qui est relatif au passé et ce qui est relatif au futur ou entre « le » passé et « le » futur peut être illustrée en imaginant le film d’un œuf qui tombe sur le sol et se brise. Si le film était projeté à l’envers, la séquence paraîtrait irréelle. Maintenant, imaginez que
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n’observons pas le passage du temps, ⑊ Nous mais plutôt que certains états du monde à un moment donné diffèrent des états antérieurs que nous nous rappelons
⑊
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le film soit divisé en images et que celles-ci soient mélangées aléatoirement. Il serait assez simple de réarranger les images pour recréer la séquence correcte originale, avec l’œuf brisé au-dessus de la pile d’images et l’œuf intact au fond. Cette pile verticale conserve l’asymétrie relative à la flèche du temps, car elle forme une séquence ordonnée dans l’espace vertical, ce qui prouve que l’asymétrie du temps est en fait une propriété des états du monde et non une propriété du temps en tant que tel. Le film n’a pas besoin d’être joué pour que la flèche du temps soit observable. Étant donné que la plupart des analyses physiques et philosophiques du temps ne parviennent pas à mettre en lumière la preuve d’un flux temporel, nous nous retrouvons face à un mystère. À quoi devrait-on alors attribuer l’impression, puissante et universelle, que le monde est dans un état continuel de flux ? Certains chercheurs, et notamment feu le prix Nobel de chimie Ilya Prigogine, ont soutenu que la physique subtile des processus irréversibles fait de l’écoulement du temps un aspect objectif du monde. Mais d’autres chercheurs, dont je fais partie, estiment qu’il s’agit plutôt d’une sorte d’illusion. Après tout, nous n’observons pas vraiment le passage du temps. Nous observons plutôt que certains états du monde à un moment donné diffèrent des états antérieurs dont nous sommes capables de nous rappeler. Le fait que nous nous rappelions le passé et non le futur est une observation de l’asymétrie du temps et non de son passage. Seul un observateur conscient perçoit l’écoulement du temps. Une
horloge mesure la durée entre deux événements de la même façon qu’un mètre mesure la distance entre deux endroits ; une horloge ne mesure pas la vitesse à laquelle ces événements se succèdent. Il semblerait ainsi que l’écoulement du temps soit une notion subjective, et non objective.
VIVRE DANS LE PRÉSENT Cette illusion appelle à une explication, laquelle est à chercher du côté de la psychologie, de la neurophysiologie et peut-être dans la linguistique ou la culture. La science moderne a à peine commencé à considérer la question de notre perception du passage du temps, nous ne pouvons donc que spéculer sur la réponse à ce problème. Cela pourrait avoir un rapport avec le fonctionnement du cerveau. Si vous tournez sur vous-même et vous arrêtez subitement, vous serez pris de vertige. Subjectivement, vous aurez l’impression que le monde tourne autour de vous, mais ce que vous voyez avec vos yeux vous indique que c’est faux. Le mouvement apparent de votre environnement est une illusion créée par la rotation des fluides dans l’oreille interne. Il en va peut-être de même pour la perception du flux temporel. Deux aspects de l’asymétrie du temps pourraient créer la fausse impression de l’écoulement du temps. Le premier est la distinction thermodynamique entre le passé et le futur. Comme l’ont remarqué les physiciens, le concept de l’entropie est lié aux informations contenues dans un système. Pour cette raison,
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la formation de la mémoire est un processus unidirectionnel – les nouveaux souvenirs ajoutent de l’information et augmentent l’entropie du cerveau. Nous pourrions alors percevoir cette unilatéralité comme l’écoulement du temps. Une seconde possibilité est que notre perception de ce flux est liée, d’une manière ou d’une autre, à la mécanique quantique. Dès l’aube de la formulation de cette théorie de la physique, les physiciens ont admis que le temps s’inscrivait dans la théorie d’une façon unique et différente de l’espace. Le rôle spécial du temps est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles la fusion de la mécanique quantique avec la relativité générale est si difficile. Le principe d’incertitude de Heisenberg, selon lequel la nature est intrinsèquement indéterministe, suggère que l’avenir est ouvert (et que le passé l’est aussi). Cet indéterminisme se manifeste à l’échelle atomique : les propriétés observables
qui caractérisent un système physique sont indéterminées d’un moment à l’autre. Par exemple, un électron qui entre en collision avec un atome pourrait rebondir dans n’importe quelle direction et il serait normalement impossible de prédire à l’avance l’issue de cet événement. L’indéterminisme quantique suggère que, pour un état quantique particulier, il existe de nombreux futurs alternatifs ou de réalités potentielles, et parfois même une infinité !
LA MESURE ET LE TEMPS La mécanique quantique fournit les probabilités relatives pour chaque issue observable, mais n’indique en rien quel futur potentiel deviendra réalité. Mais lorsqu’un observateur humain effectue une mesure, un seul résultat est obtenu ; l’électron ne se dirigera que dans une seule direction après avoir rebondi. Par
TOUT LE TEMPS COMME LE PRÉSENT ⟶ D’après le sens commun, le moment
présent a une signification particulière. Il est tout ce qui est réel. Alors que les aiguilles de l’horloge tournent, le moment passe et un autre prend sa place – un processus qu’on nomme l’écoulement du temps. La Lune, par exemple, est située à une seule position de son orbite autour
Espace
Passé
de la Terre (à gauche). Avec le temps, elle cesse d’exister à cette position et se trouve à une autre. Toutefois, les chercheurs qui réfléchissent à ces notions soutiennent généralement que nous ne pouvons pas isoler un moment présent particulier alors que chaque moment peut prétendre l’être. Objectivement,
Présent
le passé, le présent et le futur doivent être également réels. Toute l’éternité s’étend dans un bloc (à droite) en quatre dimensions composées du temps et des trois dimensions spatiales (ces diagrammes ne montrent que deux de ces trois dimensions spatiales).
Futur
Lune ce pa Es
Terre
Bryan Christie
Temps POINT DE VUE CONVENTIONNEL seul le présent est réel.
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ÉTERNALISME (TEMPS-BLOC) : tous les temps sont également réels.
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TOUT EST RELATIF ! OU PRESQUE ⟶ Que se passe-t-il sur Mars en ce moment ? La question est simple en théorie,
mais la réponse l’est beaucoup moins. Le problème vient des termes « en ce moment ». Des individus se déplaçant à différentes vitesses n’ont pas la même perception de ce qu’est le moment présent. Ce constat étrange est la relativité de la simultanéité. Dans le scénario suivant, deux personnes – une restée sur la Terre et un astronaute traversant le système solaire à une vitesse équivalent à 80 % de celle de la lumière – essaient de répondre à cette question et de déterminer ce qu’il se passe sur Mars en ce moment même. Un individu situé sur Mars a convenu qu’il mangera son déjeuner quand son horloge indiquera midi et qu’il enverra un signal au même moment.
POINT DE VUE DU TERRIEN Du point de vue du Terrien, la Terre est immobile, Mars est à une distance constante – 20 minutes-lumière – et la fusée de l’astronaute se déplace à 80 % de la vitesse de la lumière. La situation apparaît identique pour le Martien. 20
AVANT MIDI En échangeant des signaux lumineux, le Terrien et le Martien mesurent la distance qui les sépare et synchronisent leurs horloges. 12 h 00 Le Terrien suppose que le Martien a commencé son déjeuner. Il se prépare à attendre vingt minutes pour le vérifier.
Terre
20 minutes-lumière
Mars
Vaisseau
Signal radio
12 h 11 Connaissant la vitesse de la fusée, le Terrien déduit que l’astronaute a déjà reçu le signal puisqu’il est en chemin vers Mars. 12 h 20 Le signal arrive sur Terre. Le Terrien a donc la confirmation de son hypothèse de plus tôt. Midi sur Mars est le même que midi sur Terre. 12 h 25 La fusée arrive sur Mars.
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POINT DE VUE DE L’ASTRONAUTE Du point de vue de l’astronaute, la fusée est immobile et ce sont les planètes qui filent à travers l’espace à 80 % de la vitesse de la lumière. Ses mesures montrent que les deux planètes sont séparées par 12 minutes-lumière, une distance différente de celle déduite par le terrien. Cette contradiction, un effet de la théorie d’Einstein, est la contraction des longueurs. Un effet connexe de ce dernier, la dilatation du temps, est responsable du fait que les horloges situées sur les planètes avancent à un rythme différent de celle située sur la fusée (le Terrien et le Martien pensent que l’horloge de la fusée est lente, tandis que l’astronaute pense l’inverse). Lorsque la fusée passe à côté de la Terre, elle synchronise son horloge avec celle du Terrien. 21
AVANT MIDI En échangeant des signaux lumineux avec ses collègues, l’astronaute mesure la distance entre les planètes. 12 h 00 Dépassant la Terre, l’astronaute suppose que le Martien a commencé à manger. Il se prépare à attendre 12 minutes pour vérifier son hypothèse. 12 h 07 Le signal arrive, infirmant son hypothèse. L’astronaute suppose que le Martien a mangé avant midi (heure de la fusée).
Bryan Christie
12 h 15 La fusée arrive au niveau de Mars. L’astronaute et le Martien remarquent que leurs deux horloges sont désynchronisées, mais ne s’accordent pas sur laquelle indique la bonne heure. 12 h 33 Le signal arrive sur Terre. La contradiction des horloges démontre qu’il n’existe pas de moment présent universel.
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Terre 12 minutes-lumière Signal radio
Mars
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les processus cérébraux ⑊de Enladécouvrant perception du passage du temps, on pourrait concevoir des médicaments qui suspendraient cette impression
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l’acte de mesure, une seule réalité spécifique est isolée à partir d’un vaste éventail de possibilités. Dans l’esprit de l’observateur, le possible devient réel, le futur ouvert devient un passé fixe – ce qui correspond exactement à la définition de l’écoulement du temps. Les physiciens sont en désaccord pour expliquer comment de nombreuses réalités potentielles deviennent un fait établi. Plusieurs ont soutenu que cela avait quelque chose à voir avec la conscience de l’observateur, en partant du principe que l’acte d’observation pousse la nature à se décider. Quelques chercheurs, comme Roger Penrose, de l’université d’Oxford, maintiennent que la conscience – y compris l’impression d’écoulement du temps – pourrait être liée aux processus quantiques qui se produisent dans le cerveau.
UNE PILULE CONTRE LE TEMPS Les scientifiques n’ont pour le moment pas réussi à prouver l’existence d’un « organe du temps » dans notre cerveau, un équivalent du cortex visuel pour la vue. Peut-être de futurs travaux mettront-ils en lumière les processus cérébraux responsables de notre perception du passage du temps. On pourra alors concevoir des médicaments qui suspendront cette impression. De fait, certains adeptes de la méditation prétendent atteindre naturellement de tels états d’esprit. Et si la science prouvait une fois pour toutes l’absurdité de la notion de l’écoulement du temps ? Peut-être ne nous tracasserions-nous alors plus à propos du futur, ou ne
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regretterions-nous plus le passé. La peur de la mort et l’appréhension d’un accouchement n’auraient plus lieu d’être. L’attente et la nostalgie ne feraient plus partie du vocabulaire humain. Par-dessus tout, la précipitation associée à toutes les activités que nous entreprenons finirait par disparaître. Nous ne serions plus soumis à l’avertissement de Pierre de Ronsard à propos du temps qui passe : « Ô vrayment marastre Nature, Puis qu’une telle fleur ne dure / Que du matin jusques au soir. »
― L’auteur ―
― À lire ―
⟶ Paul Davies est physicien, théoricien et cosmologiste à l’université d’État de l’Arizona, où il est le directeur du centre Beyond pour les concepts fondamentaux en science.
⟶ S. Paulson et al., A touch of awe: Crafting meaning from the wonder of the cosmos, Ann. N. Y. Acad. Sci., prépublication en ligne, 2018.
⟶ C. Lineweaver, P. Davies et M. Ruse (ed.), Complexity and the Arrow of Time, Cambridge University Press, 2013.
⟶ J. Smart, Time and becoming, in P. van Inwagen (ed.), Time and cause, D. Reidel publishing, 2010.
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