Cerveau & Psycho n°108 - mars 2019

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Cerveau & Psycho

N° 108 Mars 2019

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POURQUOI SE COMPARE-T-ON SANS CESSE AUX AUTRES ?

LES LOIS NATURELLES DE

L’ALIMENTATION Trouver l’équilibre grâce aux neurosciences

SOMMEIL FAUT-IL COMMENCER LES COURS PLUS TARD AU LYCÉE ?

SEXISME

BRISER LE MUR DU SILENCE MIGRAINE VERS UN TRAITEMENT PRÉVENTIF D : 10 €, BEL : 8,5 €, CAN : 11,99 CAD, DOM/S : 8,5 €, LUX : 8,5 €, MAR : 90 MAD, TOM : 1 170 XPF, PORT. CONT. : 8,5 €, TUN : 7,8 TND, CH : 15 CHF



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N° 108

NOS CONTRIBUTEURS

ÉDITORIAL

p. 24-28

SÉBASTIEN BOHLER

Jean-Gaël Barbara

Chercheur en histoire des neurosciences à Sorbonne Université, Jean-Gaël Barbara retrace les grands épisodes de l’épopée des recherches sur le cerveau. Il montre ainsi comment des découvertes clés ont fait évoluer notre vision de l’homme et changé la société.

Rédacteur en chef

Le naturel ? Quel naturel ?

p. 40-47

Didier Chapelot

Médecin et enseignant-chercheur à l’université Paris 13, membre de l’Eren (Équipe de recherche en épidémiologie nutritionnelle), il est spécialiste de la physiologie du comportement alimentaire, dont la compréhension permet de mieux s’alimenter.

p. 54-59

Paul Brunault

Psychiatre et addictologue au CHRU de Tours, Paul Brunault est spécialiste des addictions alimentaires et de l’alimentation émotionnelle. Il analyse la façon dont notre contexte quotidien dérègle les mécanismes naturels de notre prise alimentaire.

p. 62-65

Agnès Florin

Professeure émérite de psychologie de l’enfant et de l’éducation à l’université de Nantes, elle réalise des recherches dans les établissements scolaires pour étudier le bien-être des élèves et proposer des améliorations.

I

l n’y a pas de naturel. Ou si peu. Un souffle fragile, qu’un rien suffit à dérégler. On nous dit qu’il revient au galop quand on le chasse. Mais on aimerait bien qu’il soit là, déjà… Ce ne serait pas si mal. Prenez l’exemple du plaisir. À première vue, quoi de plus naturel que d’avoir du plaisir. Je ne sais pas, moi… en mangeant, en faisant l’amour, en fumant, en regardant un coucher de soleil. Mais en 1954, quand on découvrit les circuits du plaisir dans le cerveau, on s’aperçut que cette fonction « naturelle » ne se satisfaisait pas du statu quo (page 24). Elle en voulait toujours plus. Les rats étudiés par James Olds et Peter Milner stimulaient leur zone du plaisir cent fois par minute. Naturel ? Aujourd’hui, l’épidémie d’obésité suit une dérive similaire : le petit carré de chocolat, délicieux aujourd’hui, sera insuffisant demain (page 56). Et la semaine prochaine, il faudra la barre entière. Dérive. Perte du naturel, s’il a jamais existé. Bon. Tournons-nous vers quelque chose de vraiment naturel. Jouer. Ce que fait Pierre, 12 ans. Il joue sept heures par jour à Fortnite ou World of Warcraft (page 30), et il voit sa vie partir en lambeaux. Comme un jeune sur vingt dans son cas. Addiction au jeu. Classée depuis quelques mois au manuel des maladies psychiatriques. Alors, quel naturel espérer encore ? D’une part, il existe des mécanismes de régulation automatique dans le domaine de l’alimentation (notre dossier central) ; il s’agit avant tout de les protéger des influences extérieures comme le stress, les incitations à manger partout et tout le temps, et les montagnes russes émotionnelles. D’autre part, on a découvert un plaisir qui, à la différence de tous les autres, semble rester intact au fil des répétitions et ne pas subir la déformation ni l’érosion cités plus haut. Il s’agit du plaisir de donner (page 6). Et si c’était le naturel de l’homme ? £

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SOMMAIRE N° 108 MARS 2019

p. 6

p. 13

p. 24

p. 39-60

Dossier

p. 30

p. 6-37

DÉCOUVERTES

p. 39

p. 6 ACTUALITÉS Donner, le seul plaisir qui ne s’épuise pas Rêvasser pour surmonter les épreuves En finir avec la douleur ? Le cervelet, roi de la socialisation Des poils dans le cerveau Écrans : des dangers incontestables

p. 24 G RANDES EXPÉRIENCES

p. 16 FOCUS

Jean-Gaël Barbara

Corriger l’activité cérébrale en temps réel

DE NEUROSCIENCES

Olds et Milner : la découverte des circuits du plaisir

En découvrant l’aire du plaisir en 1954, ces chercheurs montrent pour la première fois que le cerveau produit des ressentis, et non seulement des comportements. p. 30 C AS CLINIQUE

p. 18 S ANTÉ

De nouveaux espoirs contre la migraine

Des résultats récents sur les mécanismes de la migraine ouvrent la voie à de nouveaux traitements.

p. 40 C OMPORTEMENT ALIMENTAIRE

NÉS POUR S’AUTORÉGULER

Dans un monde qui nous pousse à manger, il est urgent de comprendre les mécanismes du comportement alimentaire. Didier Chapelot

Un nouveau dispositif portatif pourrait un jour corriger l’activité cérébrale des parkinsoniens en temps réel. Guillaume Jacquemont

LES LOIS NATURELLES DE L’ALIMENTATION

GRÉGORY MICHEL

Pierre, l’ado accro aux jeux vidéo

Il ne va plus au lycée, se barricade dans sa chambre et menace de se jeter par la fenêtre si on ne lui rend pas sa console. Mais est-il le seul ?

David Noonan

p. 48 I NFOGRAPHIE

10 PIÈGES À ÉVITER POUR UNE ALIMENTATION NATURELLE Sébastien Bohler et Stan Aghassian

p. 50 I NTERVIEW - PAUL BRUNAULT

NE LAISSEZ PAS VOS ÉMOTIONS DICTER VOTRE ALIMENTATION p. 54 S ANTÉ

LE JEÛNE : RETOUR À LA NATURE !

En observant des périodes d’abstinence, nous renouerions avec les rythmes naturels du corps et du cerveau.

Ce numéro comporte un encart d’abonnement Cerveau & Psycho, jeté en cahier intérieur de toute la diffusion kiosque et posé sur toute la diffusion abonnés. En couverture : © Shutterstock.com/Pour la Science

Ulrike Gebhardt

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p. 62

p. 66

p. 68

p. 93

p. 74

p. 80

p. 92

p. 62-72

p. 74-91

ÉCLAIRAGES

VIE QUOTIDIENNE LIVRES

p. 62 R ETOUR SUR ACTU

p. 74 P SYCHOLOGIE SOCIALE

Lycéens : faut-il décaler le début des cours ?

Devant le manque de sommeil des jeunes, des élus demandent de retarder le début des cours. Si seulement c’était suffisant !

p. 92-98

L’herbe du voisin

Pourquoi nous nous comparons sans cesse. Paola Emilia Cicerone

p. 80 P SYCHOLOGIE COMPORTEMENTALE

Agnès Florin

Death metal : un cœur tendre sous l’armure ?

p. 66 PSYCHO CITOYENNE

David Noonan

Les fans sont en réalité fins et empathiques. p. 84 L’ÉCOLE DES CERVEAUX

CORALIE CHEVALLIER ET NICOLAS BAUMARD

Défenseurs des droits des femmes, vous n’êtes pas seuls !

En Arabie Saoudite, la majorité des hommes souhaite briser le mur du sexisme. Problème : ils ne sont pas au courant. p. 68 P SYCHOLOGIE

Erreurs médicales et judiciaires : comment les éviter ?

Juges et médecins commettent des erreurs graves à cause de biais psychologiques, que des méthodes simples pourraient corriger. Tiffany Morisseau et Nicolas Gauvrit

JEAN-PHILIPPE LACHAUX

Ce qu’un violoncelle nous apprend sur notre cerveau Regarder, écouter, c’est déjà apprendre. p. 86 L A QUESTION DU MOIS

Pourquoi avons-nous deux hémisphères cérébraux ? Onur Güntürtkün

p. 88 LES CLÉS DU COMPORTEMENT

Les belles-mères : alliées ou poisons ?

En toute belle-mère il y a une part positive. Sachez la reconnaître et lui faire sa place. Nicolas Guéguen

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p. 92 S ÉLECTION DE LIVRES Psychiatrie : l’état d’urgence Assiette au top = cerveau heureux Éloge de la passoire Vaincre son anxiété par soi-même Factfulness Le Cerveau et les maux de la parole p. 94 N EUROSCIENCES ET LITTÉRATURE SEBASTIAN DIEGUEZ

Leurs enfants après eux : un ennui captivant

En 2018, le prix Goncourt récompense un roman sur l’ennui. Mais il y a un ennui fécond et un autre destructeur…


DÉCOUVERTES

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p. 16 Focus p. 18 De nouveaux espoirs contre la migraine p. 24 Olds et Milner, la découverte des circuits du plaisir

Actualités Par la rédaction PSYCHOLOGIE COMPORTEMENTALE

Donner, le seul plaisir qui ne s’épuise pas Avec la répétition, nous prenons de moins en moins plaisir à une même situation, comme manger un plat ou toucher notre salaire (s’il ne change pas). Sauf s’il s’agit de donner quelque chose à autrui. E . O’Brien et S. Kassirer, People are slow to adapt to the warm glow of giving, Psychological Science, le 27 décembre 2018.

© Shutterstock.com/Hakinmhan

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agnez chaque jour la même somme d’argent ou mangez le même plat, et vous apprécierez de moins en moins la récompense… Nous nous adaptons au plaisir ou au bonheur associé à une même situation, même lorsqu’il s’agit de recevoir des cadeaux ; c’est l’adaptation hédonique, un mécanisme qu’il est toutefois possible d’atténuer en variant les plaisirs ou la façon d’en jouir, ou encore en espaçant les occurrences. Mais il existerait une exception : Ed O’Brien, de l’université de Chicago, et Samantha Kassirer, de l’université Northwestern, prouvent que le plaisir lié au fait de donner à autrui échappe à l’habituation hédonique. Les chercheurs ont mené pour cela deux expériences. D’abord, à 96 personnes recrutées sur leur campus, ils ont donné chaque jour pendant 5 jours, 5 dollars à dépenser, pour elles-mêmes ou pour un même individu tout au long de cette période. Dans la seconde expérience, réalisée en ligne, 502 personnes ont gagné 0,05 dollar à chaque tour d’un jeu

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p. 30 Pierre, l’ado accro aux jeux vidéo

PSYCHOLOGIE RETROUVEZ LA PAGE FACEBOOK DE CERVEAU & PSYCHO

Rêvasser pour franchir les obstacles . L. Gable et al., S Psychological Science, publication en ligne du 17 janvier 2019.

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êvasser n’est pas inutile, loin de là. Cela pourrait même vous aider à trouver des solutions à des problèmes que vous n’arrivez pas à surmonter à certains moments de votre vie. C’est ce que suggère une étude réalisée par Shelly Gable et ses collègues de l’université de Santa Barbara, en Californie. Cette psychologue a demandé à 87 physiciens et 91 écrivains professionnels de haut niveau quelle avait été leur meilleure idée du jour et ce qu’ils étaient en train de faire lorsqu’ils l’avaient eue. Elle a constaté que l’activité mentale de ces créateurs était soit focalisée sur la tâche qu’ils s’étaient fixée (rédiger un roman, trouver la solution à un problème de physique) soit en train de vagabonder librement. Or si les idées surgies en situation de focalisation sur la tâche sont aussi créatives que celles issues d’un vagabondage mental, les secondes se sont révélées plus aptes que les premières à surmonter une impasse (un calcul insoluble, une intrigue bloquée). Laisser vagabonder ses pensées permet d’activer un réseau d’aires cérébrales nommé réseau par défaut, associé à un mode de pensée dite divergente. Celle-ci consiste à générer le plus de solutions possible à un problème. C’est cette faculté de multiplier les possibles en élargissant le champ de conscience, qui semble particulièrement adaptée lorsqu’on se heurte à un mur. En vagabondant, on s’égare, mais bizarrement on atteint parfois son but. £ Sébastien Bohler

© Shutterstock.comMeranna

(10 tours au total), une somme qu’elles décidaient de garder pour elles-mêmes ou de reverser à une œuvre caritative (la même à chaque tour de jeu). Et à chaque fois, les participants remplissaient un « questionnaire de satisfaction ». Résultats : le bonheur des gens ne diminue jamais lorsqu’ils offrent un cadeau, alors qu’il s’atténue quand ils en reçoivent un de façon répétée, et la satisfaction des internautes ayant offert l’argent du jeu à une œuvre caritative ne s’amenuise presque pas non plus, du moins beaucoup moins que lorsqu’ils gardent l’argent pour eux. Quoi qu’il en soit, les psychologues concluent que le plaisir de donner échapperait à l’adaptation hédonique et se maintiendrait dans le temps – bien qu’il faille augmenter les occurrences sur le long terme pour le confirmer. Pourquoi ? Peut-être parce que, lorsque nous pensons à une gratification, comme le fait d’être payé ou de bien manger, nous comparons les événements successifs, ce qui diminue notre sensibilité à l’expérience. Alors que quand nous faisons une action tournée vers autrui, nous vivons chaque situation comme étant unique. En outre, faire un don contribue à notre réputation, ce qui renforce le lien social ; c’est un plaisir qui s’entretient au quotidien et qui, de ce fait, est sans cesse renouvelé. £ Bénédicte Salthun-Lassalle


DÉCOUVERTES A ctualités

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NEUROSCIENCES

En finir avec la douleur ? G. Corder et al., An amygdalar neural ensemble that encodes the unpleasantness of pain, Science, vol. 363, pp. 276-281, 2019.

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UN CENTRE DE LA DOULEUR AFFECTIVE L’amygdale cérébrale est une petite zone du cerveau de la taille d’une amande (qui se dit amygdala en latin) chez l’homme, et de la taille d’un grain de riz chez la souris. Elle est impliquée dans de nombreuses réactions émotionnelles comme la peur, la colère ou l’agression. Quant à la douleur, ont découvert Gregory Corder et ses collègues de l’université de Stanford, sa dimension affective serait codée dans un infime sous-ensemble de neurones logés dans une de ses nombreuses subdivisions, l’amygdale basolatérale. Les chercheurs s’en sont aperçus en montant un minimicroscope portable sur le crâne de souris libres de leurs mouvements, et qui pouvaient donc se soustraire volontairement à des stimulations douloureuses de divers types (pincements, froid intense, piqûres), de différentes intensités et appliquées en divers endroits, ayant donc pour seul point commun la dimension affective de la douleur. Les chercheurs ont constaté que quelques centaines de neurones réagissent à tous les types

de douleurs subies, constituant ainsi le noyau du déplaisir subjectif ressenti. Dans un deuxième temps, l’équipe de Stanford a réussi à bloquer l’activité de ces neurones de façon ciblée, ce qui a soulagé l’animal de la sensation pénible liée à sa souffrance mais sans toutefois l’empêcher de localiser la stimulation, ni bloquer des réflexes élémentaires de retrait, comme lorsque nous retirons instinctivement la main d’une plaque chauffante, avant même d’avoir eu le temps de souffrir. NEUTRALISER LES DOULEURS CHRONIQUES Une régulation très fine, donc, qui pourrait apporter une solution au problème des douleurs chroniques. Ces dernières, ont constaté Gregory Corder et ses collègues, apparaissent par exemple en cas de lésion profonde d’un nerf et se traduisent par une sensibilité douloureuse au simple toucher (un phénomène appelé allodynie), ou au froid, ou encore par une souffrance décuplée en réaction à de faibles stimuli douloureux (ce qu’on appelle hyperalgésie). Dans ce cas, l’ensemble des neurones localisés dans l’amygdale basolatérale s’embrase littéralement. Et en bloquant cette hyperactivité par des méthodes pharmacologiques associées à des techniques de génie génétique, les neurobiologistes ont réussi à faire disparaître la douleur chronique chez des souris. Il faudra probablement encore des années pour que cela se traduise par un traitement chez l’homme. Quant au fait d’infliger des douleurs expérimentales à des souris pour traiter les douleurs chroniques insupportables des humains, c’est évidemment un dilemme éthique qui active probablement d’autres aires cérébrales. £ S. B.

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© Shutterstock.com/CokeDCola

ait-on réellement ce qui se passe dans notre tête quand on a mal ? On pense rarement à l’analyser. Or la douleur a trois composantes : lorsque nous avons mal quelque part, nous pouvons localiser cette sensation, définir son intensité et nous savons aussi que, contrairement à d’autres ressentis, elle est désagréable. Notre cerveau procède à cette analyse en mobilisant plusieurs de ses aires : une partie du cortex somatosensoriel localise la sensation, une autre jauge l’intensité, et enfin d’autres zones (le cortex cingulaire antérieur, l’insula ou l’amygdale) créent la sensation désagréable. Toutes ensemble, ces trois dimensions sont nécessaires pour créer l’expérience douloureuse. La plus pénible est évidemment la dimension affective, celle qui suscite le caractère désagréable. Or on vient de la localiser très précisément dans le cerveau, dans une subdivision de l’amygdale. Et cela pourrait changer la façon de la traiter.


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NEUROSCIENCES

Comment décupler son plaisir musical

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orsque vous écoutez votre morceau de musique préféré, de la dopamine est libérée dans votre cerveau et vous éprouvez du plaisir. Mais la dopamine cause-t-elle le plaisir, ou le plaisir entraîne-t-il la sécrétion de dopamine ? Pour le savoir, Robert Zatorre et son équipe de recherche sur les neurosciences de la musique ont fait absorber à des volontaires un composé précurseur de la dopamine (les neurones l’utilisent comme matériau de construction pour la synthétiser) avant de leur faire écouter leurs morceaux préférés. Les auditeurs ont déclaré que leur plaisir était décuplé. En revanche, la prise d’un composé qui entrave l’action de la dopamine se traduit par une expérience musicale terne et sans plaisir. La dopamine est donc la cause du plaisir musical, et celui-ci peut être dopé. £ S. B.

Dépression aux particules fines

© Shutterstock.com/tai11

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a pollution atmosphérique a un impact sur la santé du corps, mais aussi sur les émotions et le niveau de bien-être, révèle une large étude menée dans 144 villes de Chine. Les chercheurs ont analysé le contenu sémantique de 210 millions de tweets et l’ont comparé avec la concentration de particules fines de moins de 2,5 micromètres, engendrée par les usines, les centrales à charbon et le trafic automobile. Ils ont alors constaté que la concentration de particules fines était négativement corrélée avec l’humeur, sur une échelle cotée de 0 à 100, des populations. Une météo de l’âme dont les gens n’ont que rarement conscience. Comme le font remarquer les chercheurs, la croissance économique de la Chine a été plus forte, ces vingt dernières années, que celle de l’humeur. £ S. B.

Notre cervelet, roi de la socialisation I . Carta et al., Cerebellar modulation of the reward circuitry and social behavior, Science, vol. 363, eaav0581, 2019.

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endant longtemps, on n’a pas très bien su à quoi pouvait servir ce petit cerveau situé à l’arrière du gros, un appendice aux fonctions vagues en dépit de ses quelque 50 milliards de neurones – soit autant que son vénérable grand frère. Voici donc qui va redorer son blason : le cervelet serait un élément essentiel de notre comportement social. À l’École de médecine AlbertEinstein, à New York, Ilaria Carta et ses collègues ont découvert, dans le cerveau de souris, une connexion neuronale directe qui part du cervelet et rejoint une zone cruciale du cerveau, l’aire tegmentale ventrale, située à la jonction de la moelle épinière et du cortex. Cette aire tegmentale ventrale communique avec tout un réseau d’aires cérébrales qui contrôlent nos comportements sociaux, en orientant nos actions et nos attitudes de façon à obtenir des récompenses plutôt que des punitions. En bloquant de façon réversible la connexion entre le cervelet et l’aire tegmentale ventrale, les chercheurs ont aussi aboli le sens de la

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socialisation chez des souris de laboratoire. Par exemple, dans un test dit « des trois chambres », une souris a le choix entre rester dans sa chambre, aller visiter une autre pièce où se trouve un congénère déjà connu, ou aller visiter une autre chambre contenant une nouvelle souris qu’elle n’a jamais côtoyée. Les souris les plus sociables s’approchent volontiers du nouveau venu, mais lorsqu’on bloque leur connexion cervelet-aire tegmentale ventrale, elles ne le font plus. Le cervelet fait donc partie d’un réseau d’aires cérébrales qui, toutes ensemble, forment le cerveau social. Son action est nécessaire, mais non suffisante, pour induire un comportement de socialisation. Car stimuler la connexion récemment identifiée ne suffit pas à augmenter les comportements d’approche des animaux. Mais on sait à présent qu’il interagit, via cette fameuse aire tegmentale ventrale, avec d’autres zones de premier plan de notre cerveau, comme le lobe frontal qui planifie nos actions. Enfin une justice pour ce cerveau oublié… £ S. B.


DÉCOUVERTES F ocus

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GUILLAUME JACQUEMONT Journaliste à Cerveau&Psycho.

Corriger l’activité cérébrale en temps réel Détecter une activité cérébrale pathologique et la corriger en temps réel : c’est l’espoir que fait naître un nouveau stimulateur « intelligent ».

ifficile de trouver une ressemblance entre les crises convulsives qui terrassent les épileptiques, la perte totale d’envie qui survient dans une dépression profonde et les tics verbaux caractéristiques du syndrome de la Tourette. Pourtant, toutes ces pathologies ont un point commun : à un moment donné, quelque part dans le cerveau, quelque chose ne fonctionne pas normalement. Et s’il était possible de « corriger » l’activité cérébrale en temps réel ? Andy Zhou, de l’université de Califor nie, et ses collèg ues viennent de faire un pas dans ce sens, en développant un dispositif de stimulation autonome et miniaturisé. Les chercheurs ont en outre prouvé que leur appareil était capable de « lire » l’activité cérébrale et de la modifier en temps réel, pour l’instant chez le singe. Depuis quelques décennies déjà, on sait stimuler ou inhiber localement les neurones grâce à des électrodes implantées dans le cerveau. Cette technique est aujourd’hui

utilisée pour traiter la maladie de Parkinson ou le syndrome de Gilles de la Tourette, mais aussi certains troubles psychiatriques, comme la dépression et les troubles obsessionnels compulsifs (TOC). Elle est également à l’étude pour plusieurs autres pathologies : les addictions, l’épilepsie, la maladie d’Alzheimer… En 2013, on comptait environ 100 000 patients dotés de ces « pacemakers cérébraux » dans le monde. Bien sûr, cette intervention est très encadrée et réservée aux cas les plus sévères, résistants aux médicaments : il ne s’agit pas de réaliser une opération chirurgicale à la moindre saute d’humeur. Reste qu’elle a permis de rendre une vie

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quasi normale à un grand nombre de patients auparavant gravement pénalisés dans leur vie quotidienne. Le problème est que les dispositifs actuels ne proposent qu’une stimulation continue, qui modifie en permanence l’activité cérébrale. Or selon la neurologue Marie-Laure Welter, responsable du service de neurophysiologie au CHU de Rouen et chercheuse à l’Institut du cerveau et de la moelle épinière (ICM), il existe alors un risque non négligeable d’effets secondaires. Chez les parkinsoniens, par exemple, la stimulation provoque parfois des mouvements anormaux, ainsi que des troubles attentionnels ou des comportements impulsifs. STIMULER SEULEMENT QUAND C’EST NÉCESSAIRE En conséquence, on cherche à moduler l’activité cérébrale de façon plus fine. L’équipe de Peter Brown, à l’université d’Oxford, a ainsi réussi à faire de la stimulation « adaptative » chez des patients parkinsoniens, c’est-à-dire à détecter une activité

© Shutterstock.com/Arcady

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anormale et à la modifier pour réduire les tremblements et améliorer la fluidité des gestes. Mais leur technique nécessite un appareillage imposant, ce qui limite son usage au laboratoire ou à l’hôpital. Impossible donc de l’utiliser dans la vie courante, où les symptômes réapparaissent. MOINS DE 20 GRAMMES POUR MODIFIER L’ACTIVITÉ CÉRÉBRALE Rien de tout cela avec le « stimulateur intelligent » développé par Andy Zhou et ses collègues. Pesant moins de 20 grammes, il comprend un centre de commande et une batterie miniaturisés, qui s’installent sur un châssis fixé au crâne. Le centre de commande communique par ondes radio avec un ensemble comprenant 128 électrodes de mesure et 8 électrodes de stimulation, qui peut être implanté à la surface du cerveau (sur le cortex) ou plus en profondeur. L’appareil a été baptisé WAND, pour wireless artefact-free neuromodulation device (dispositif de neuromodulation sans fil et sans artefact). « Sans artefact » ? C’est que les chercheurs sont parvenus à surmonter un autre défi majeur. Lorsqu’on veut faire de la stimulation « intelligente », il faut suivre l’évolution de l’activité cérébrale pour déterminer quand elle redevient normale, et donc à quel moment arrêter les impulsions. Or les signaux à mesurer – par exemple ceux qui indiquent qu’une commande motrice est dysfonctionnelle dans le cas de la maladie de Parkinson – sont très subtils, de l’ordre de 1 000 fois moins intenses que la stimulation. Celle-ci entraîne donc d’importantes perturbations – les fameux « artefacts » – qui compliquent la mesure. C’est un peu comme essayer de suivre les frémissements provoqués par le vent à la surface d’un étang où l’on jette de grosses pierres. Les chercheurs sont parvenus à régler le problème en mesurant l’activité globale et en lui soustrayant l’artefact provoqué par la stimulation, calculé à partir des caractéristiques de cette dernière. Leur dispositif peut

Potentiellement, toutes les pathologies pour lesquelles on fait de la stimulation cérébrale pourraient bénéficier de ce dispositif. Marie-Laure Welter, neurologue

Bibliographie A. Zhou et al., A wireless and artefact-free 128-channel neuromodulation device for closed-loop stimulation and recording in nonhuman primates, Nature Biomedical Engineering, vol. 3, pp. 15-26, janvier 2019. J. Yelnik et M.-L. Welter, La stimulation cérébrale profonde, Cerveau&Psycho, n° 56, 2013.

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ainsi mesurer l’activité de la zone précise qu’il stimule, ce qui est une condition essentielle de la réussite. Pour prouver la capacité de l’appareil à moduler l’activité cérébrale en temps réel, les chercheurs l’ont implanté dans les zones corticales commandant le mouvement chez des singes, dont ils ont réussi à prévoir et à retarder les gestes. Les animaux avaient appris à effectuer une série de tâches précises. Par exemple, lorsqu’ils recevaient un signal de départ, ils devaient déplacer un curseur sur un écran à l’aide d’un joystick. Le stimulateur est alors parvenu à détecter leur intention de bouger et à envoyer des impulsions qui ont retardé le geste en brouillant l’activité de la zone motrice ; cela s’est traduit par une augmentation du temps de réaction moyen de 22 millisecondes. MIEUX IDENTIFIER LES SIGNAUX PATHOLOGIQUES Ces travaux ouvrent un vaste champ d’application, selon MarieLaure Welter : « Potentiellement, toutes les pathologies pour lesquelles on fait de la stimulation cérébrale pourraient en bénéficier. » Dans l’épilepsie, par exemple, il serait théoriquement possible d’identifier le début d’une crise et de l’étouffer dans l’œuf. Mais il faudra apprendre à caractériser plus précisément les activités pathologiques et décider exactement ce que l’on veut modifier, précise aussitôt la neurologue. Pour la maladie de Parkinson, on commence à savoir détecter les prémisses des tremblements, grâce notamment aux travaux de Peter Brown. Mais pour bien d’autres maladies, neurologiques ou psychiatriques, nous sommes encore loin de maîtriser assez finement les perturbations de l’activité cérébrale qui causent les symptômes. Bref, nous disposons désormais d’un outil capable d’agir sur l’activité cérébrale avec une précision inédite ; reste à savoir comment le paramétrer, en fonction des possibilités thérapeutiques et des limites éthiques. £


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DÉCOUVERTES Santé

De nouveaux espoirs contre la

migraine Par David Noonan, journaliste scientifique américain.

Des maux de tête insupportables handicapent la vie de millions de personnes, parfois presque au quotidien, sans que l’on comprenne bien pourquoi. Mais de nouvelles découvertes sur les mécanismes des migraines devraient aboutir à de nouveaux traitements.

© Shutterstock.com/Nitchakul Sangpetch

À

63 ans, l’homme est incapable d’assurer les fonctions qu’attend de lui le peuple qui l’a élu. Car il souffre de migraines. Comme il l’a confié un jour par écrit à un proche : « Je bénéficie tout juste d’un court moment de répit dans la matinée. J’en profite pour lire, écrire ou réfléchir. » Avant de s’enfermer dans une pièce sombre jusqu’au soir. Cet homme, le président américain Thomas Jefferson, se bat chaque après-midi de ce début de printemps 1807, pendant son second mandat, contre l’un des troubles neurologiques les plus répandus sur la planète. Sans jamais que le coauteur de la Déclaration d’indépendance ne parvienne à vaincre ce qu’il résumait par « des maux de têtes chroniques ». Toutefois, ses crises semblent s’être atténuées après 1808. Deux siècles plus tard, 15 % des adultes dans le monde, et 20 % des Français – 30 % des femmes et

EN BREF ££Un Français sur cinq souffre régulièrement de migraines, sans que les antidouleurs proposés aujourd’hui ne soient vraiment efficaces. ££Mais les chercheurs viennent de découvrir l’implication du système nerveux trigéminal, la principale voie de la douleur du cerveau et de la tête : des neurones y sont hyperactifs, notamment à cause d’une mutation. ££Des « anticorps » bloquant une molécule de ce système diminuent l’apparition des crises chez les patients, avec une efficacité jamais égalée.

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10 % des hommes –, souffrent des mêmes maux que ceux du président. À l’instar de Jefferson, qui se soignait avec des décoctions d’écorces à base de quinine, ils ont tenté de combattre le mal en testant toutes sortes de thérapies : des médicaments pour le cœur, le yoga, des infusions de plantes… Cette quête reste d’actualité, car la médecine et la recherche modernes, encore incapables de comprendre parfaitement l’origine des migraines, n’ont pas vraiment proposé d’antidouleur efficace. Mais aujourd’hui, s’ouvre un nouveau chapitre de la longue histoire des crises migraineuses. Les neurologues pensent que c’est une hypersensibilité du système nerveux qui est à l’origine du déclenchement de la douleur. Ils sont d’ailleurs en passe de finaliser des études cliniques menées avec des médicaments candidats capables d’apaiser les neurones suractivés de ce système. Il s’agirait des premiers traitements évitant les maux de tête avant leur apparition. Si les résultats obtenus lors des études précédentes se confirment, des millions de migraineux pourraient bien ne plus jamais souffrir…

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JEAN-GAËL BARBARA

Chercheur en histoire des neurosciences au CNRS et à l’Inserm, à Sorbonne Université et à l’institut de biologie Paris-Seine.

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DÉCOUVERTES G randes expériences de neurosciences

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Olds et Milner

La découverte des circuits du plaisir Pourquoi avons-nous du plaisir en dégustant notre plat préféré ou en écoutant une belle musique ? Jusqu’en 1954, cela restait un mystère… Et puis, une expérience aux résultats presque fortuits a tout bouleversé.

n 1954, un jeune psychologue de Harvard, James Olds, publie un article qui fait sensation dans le monde des neurosciences. Olds travaille alors sous la direction d’un ancien ingénieur, Peter Milner, lui-même formé à la neurophysiologie et devenu l’assistant du célèbre psychologue canadien Donald Hebb. Et l’article qu’il rédige représente une véritable révolution. Certains chercheurs n’hésitent pas à écrire qu’il s’agit du type même de résultat que chacun rêvait alors d’obtenir à ce moment-là. Olds a découvert un circuit cérébral du plaisir ! Si la découverte annoncée par Olds étonne, c’est que plusieurs chercheurs ont précédemment échoué à obtenir un tel résultat. Sa description est pourtant aisée : James Olds a implanté chez plusieurs rats une microélectrode dans le cerveau, destinée à délivrer une impulsion électrique chaque fois que le rat actionne, fortuitement d’abord, un petit levier. Sur les conseils de Hebb, Olds avait ciblé la région de la formation réticulée, une zone profondément enfouie dans le tronc cérébral. Mais Milner avait déjà effectué des essais démontrant plutôt un effet aversif, à savoir que le rat semblait éviter soigneusement d’actionner le levier une nouvelle fois après un premier

© Illustration : Lison Bernet

E


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Pierre,

l’ado accro

aux jeux vidéo

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DÉCOUVERTES C as clinique

GRÉGORY MICHEL

Professeur de psychopathologie et de psychologie clinique à l’université de Bordeaux, psychologue et psychothérapeute en cabinet libéral.

Le jeune adolescent ne travaille plus au lycée et passe son temps enfermé dans sa chambre, devant ses jeux vidéo. Jusqu’au jour où, excédé, il est prêt à se jeter par la fenêtre pour récupérer l’ordinateur que son père lui a confisqué. Comment va-t-il se sortir de cette addiction ?

EN BREF ££Pierre a abandonné tout ce qu’il aimait pour se consacrer jour et nuit à la pratique des jeux vidéo. ££Les conséquences sur sa vie familiale, scolaire et émotionnelle sont telles que sa mère l’oblige à consulter un psy.

© Shutterstock.com/DR-images

££Un épisode violent avec son père va finalement lui faire prendre conscience de sa maladie : l’addiction aux jeux vidéo sur Internet. Et une thérapie révélant pourquoi il en est arrivé là va l’aider à s’en sortir.

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T

rois jours après la fin des vacances de la Toussaint, en 2017, je reçois Pierre et sa mère, Agathe, dans mon cabinet. Cette dernière, très inquiète, m’a téléphoné quelques jours auparavant pour me parler des difficultés scolaires de son fils et de sa pratique des jeux vidéo… Dans la salle d’attente, le jeune homme est assis à côté de sa maman et tous deux sont absorbés par leur smartphone lorsque je viens les chercher. Agathe se lève vite, mais son fils nous suit péniblement dans mon bureau. Pierre, grand gaillard âgé de 16 ans, à l’allure « cool » et décomplexée de skateur, mèche de cheveux dépassant de la casquette, pull de marque à capuche, semble tout droit sortir d’un film de Gus Van Sant ! Sur la défensive et tendu au début de l’entretien, Pierre, qui affiche une certaine désinvolture et nonchalance, invoque immédiatement les peurs non justifiées de sa mère : « Je ne comprends pas pourquoi je suis là, je n’ai pas de problème, moi ! Tu exagères tout le temps maman. » Les craintes d’Agathe sont-elles réelles ? Celle-ci parle d’abord des difficultés de son fils au lycée :

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Dossier Nous grossissons souvent parce que nous n’arrivons plus à nous adapter « spontanément » à notre environnement d’abondance. D’où l’importance de comprendre les mécanismes du comportement alimentaire pour manger mieux… Par Didier Chapelot, maître de conférences à l’université Paris 13, spécialiste de la physiologie du comportement alimentaire.

COMPORTEMENT ALIMENTAIRE

NÉS POUR S’AUTORÉGULER

© Shutterstock.com/TijanaM

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N EN BREF ££Notre comportement alimentaire repose sur une séquence physiologique précise : signal de faim, rassasiement, satiété. ££Une structure centrale du cerveau contrôle notre prise alimentaire, en recevant des informations de l’estomac, du tissu adipeux et du pancréas. ££De nombreux facteurs perturbent ce mécanisme de contrôle : trop d’aliments disponibles, trop de variété, le fait d’être distrait par la télévision…

otre comportement alimentaire repose sur des mécanismes biologiques issus d’une adaptation à un environnement, qui fut relativement stable durant de nombreux millénaires. Comme tout comportement, le cerveau en est l’opérateur. Mais depuis quelques décennies, ces mécanismes doivent faire face à des changements de modes de vie qui perturbent cette adaptation dans le sens d’un déséquilibre énergétique : les apports sont supérieurs aux dépenses. Cela conduit à un stockage d’énergie sous forme de graisse et à ce que certains nomment même une « épidémie d’obésité ». QUAND LES APPORTS ÉNERGÉTIQUES SONT SUPÉRIEURS AUX DÉPENSES, ON GROSSIT Nous devons donc contrôler consciemment notre alimentation – et mettre en place un relais cognitif – pour échapper à cette « sanction » pondérale. Mais si nutrition et diététique sont nécessaires, analyser le fonctionnement et d’où vient notre comportement alimentaire peut éviter de verser dans une lutte perpétuelle avec notre organisme, parfois destructrice, notamment pour l’estime de soi. Ce comportement repose sur une séquence très précise, dite prandiale. D’abord, il y a un signal de faim : le cerveau nous incite à prendre un repas. Puis le mécanisme dit de rassasiement provoque progressivement l’arrêt de la consommation alimentaire. Enfin, il existe une période sans signal, dite de satiété, quand nous n’avons pas faim. Cette séquence définit

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DOSSIER  LES LOIS NATURELLES DE L’ALIMENTATION

10 pièges à éviter pour une alimentation naturelle Le pire ennemi de votre alimentation est parfois… votre propre chez-vous ! Déjouez les pièges du quotidien grâce aux études décrites par le neuroscientifique Michel Desmurget dans son ouvrage L’Antirégime, publié chez Belin en 2017. Texte : Sebastien Bohler / Illustration : Stan Aghassian (stan.aghassian@gmail.com)

1 utilisez de petites assiettes

Inconsciemment, nous avons tendance à absorber davantage de nourriture si nos assiettes sont plus grandes. Nous nous servons alors des portions plus importantes et rehaussons notre appétit en conséquence. Par exemple, des personnes mangeant dans des assiettes de 26 centimètres de diamètre mangent 25 % de plus que des personnes prenant leur repas dans des assiettes de 14 centimètres de large. Source : K. Van Ittersum et B. Wansink, Plate Size and Color Suggestibility : The Delboeuf Illusion’s Bias on Serving and Eating Behavior, Journal of Consumer Research, vol. 39, pp. 215-228, 2012

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la nourriture dans 2 placez des endroits opaques,

peu visibles, peu accessibles.

Dans des études menées sur 200 femmes, celles qui laissent visibles les aliments les plus tentants et les plus « dangereux » (sodas, chocolats) grignotent davantage et accusent le coup sur la balance. Par exemple, laisser régulièrement en vue sa bouteille de soda est associé en moyenne à un surpoids de 12 kg. De même, des bonbons placés dans des bocaux transparents sont consommés 75 % davantage que les mêmes bonbons dans des récipients opaques. Prévoyez donc de bons placards en hauteur et à l’abri des regards… J. E. Painter et al., How visibility and convenience influence candy consumption, Appetite, vol. 38, pp. 237-238, 2002.

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3 fuyez les nourritures « light »

Consommer quotidiennement des boissons light augmente de 100 % le risque d’obésité, de 50 % la mortalité cardiaque et de 67 % le risque de diabète. Des études récentes montrent même que la probabilité de maladie d’Alzheimer est augmentée. Les édulcorants altèrent le microbiote intestinal et stimulent l’appétit, tout en endormant notre méfiance. Source : S.P. Fowler et al., Fueling the obesity epidemic ? Artificially sweetened beverage use and long-term weight gain, Obesity, vol. 16, pp. 1894-900, 2008.

à l’effet 4 Attention « boîte de chocolats »

Les assortiments de chocolats variés créent une stimulation de l’envie de manger par un effet de variété et de nouveauté. Face à un choix vaste de nourritures différentes, nous mangeons 2,2 fois plus. Même effet lors des barbecues : limitez le choix à une ou deux viandes. Soyez conscients de cet effet devant un plateau de fromage abondant, et fuyez les buffets comme la peste.

1

B. E. Kahn et B. Wansink, The influence of assortment structure on perceived variety and consumption quantities, Journal of Consumer Research, vol. 30, pp. 519-533, 2004.

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laissez pas les plats trop 5 ne longtemps sur la table

Vous vous êtes servi de rôti et de frites ? Alors remettez le plat dans le four. Vous pouvez être tenté de vous resservir par la simple vision du mets, et par la facilité avec laquelle vous pourrez en reprendre. Pour peu qu’il soit un peu plus éloigné, on rechigne à faire la distance nécessaire. Ainsi, des employés de bureau mangent 1,5 fois plus de bonbons si la boîte est sur le bureau que si elle est simplement éloignée de 2 mètres… Source : B. Wansink et al., International Journal of Obesity, vol. 30, pp. 871-875, 2006,

6 utilisez une liste de courses

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Avant de partir au supermarché, notez les achats que vous voulez faire. L’inverse conduit à une surconsommation alimentaire de l’ordre de 15 %. Lorsqu’on ne sait pas précisément ce dont on a besoin, notre réflexe est d’acheter plus que nécessaire. En outre, utiliser une liste double quasiment les achats de fruits (x 1,7) et de légumes (x 1,8). On mange donc moins, et plus sain. Source : A. Thomas et R. Garland, International Journal of Retail & Distribution Management, vol. 21, 1993.

faites pas vos courses 7 ne en ayant faim

Lorsque nous faisons nos courses en ayant le ventre creux, nous sommes irrésistiblement attirés vers la nourriture. Les personnes qui font leurs courses affamées achètent ainsi entre 25 % et 30 % de produits alimentaires en plus, en se concentrant sur les aliments les plus caloriques. Mieux vaut faire ses courses en début d’aprèsmidi, lorsqu’on a déjà mangé, qu’en fin d’aprèsmidi quand la fin commence à se faire sentir.

3

Source : A. Tal et B. Wansink, JAMA Intern Med., vol. 173, pp. 1146-1148, 2013.

8 télé, radio, écrans : off

Lorsque nous mangeons en faisant autre chose (regarder la télé, écouter la radio, lire un journal), notre attention est moins focalisée sur l’acte de manger et la satiété met plus de temps à s’installer. Résultat : nous mangeons entre 50 % et 80 % de calories en plus devant la télé, et 15 % de calories en plus en écoutant la radio. Source : E. M. Blass et al., On the road to obesity: Television viewing increases intake of high-density foods, Physiology & Behavior, vol. 88, pp. 597-604, 2006.

9 dormez bien et suffisamment

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Un sommeil insuffisant favorise la prise de poids et perturbe les hormones de l’appétit. Ainsi, les personnes dormant moins de 6 heures par nuit ont 3,8 fois plus de chances d’être obèses que celles dormant plus de 7 heures par nuit. Le simple fait de passer une nuit très courte (4 heures) augmente de 23 % les calories absorbées dès le lendemain.

6

Source : J. P. Chaput et al., Risk factors for adult overweight and obesity: the importance of looking beyond the ‘big two’, Obesity Facts, vol. 3, pp. 320-327, 2010.

10 marchez, marchez…

Selon la revue Nature, la marche est la meilleure façon d’augmenter la dépense énergétique journalière totale. Les efforts brusques, paradoxalement, conduisent à augmenter la prise alimentaire. Il faut donc fuir l’idée de performance et favoriser le principe d’activité modérée et prolongée. L’idéal étant de s’octroyer 40 minutes de marche par jour, mais des doses plus modérées seront toujours bonnes à prendre.

4

K. Westerterp, Nature, vol. 410, p. 539, 2001.

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INTERVIEW

PAUL BRUNAULT

PSYCHIATRE ET ADDICTOLOGUE AU CHRU DE TOURS.

NE LAISSEZ PAS VOS ÉMOTIONS DICTER VOTRE

ALIMENTATION Le corps humain a ses propres mécanismes de régulation de l’alimentation. Pourquoi avons-nous parfois tant de mal à les maintenir en équilibre ? Parce que le monde a changé depuis que ces mécanismes d’équilibrage se sont constitués. Pour nos ancêtres, la nourriture était globalement difficile d’accès, et ce jusqu’à une époque relativement récente – probablement moins d’un siècle. Aujourd’hui, dans les pays industrialisés, la plupart des gens n’ont même plus à se

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poser la question de savoir où et quand ils vont trouver à manger. C’est l’accessibilité et l’abondance de la nourriture qui fait la différence. À cela s’ajoute le fait qu’aujourd’hui, plus la nourriture est riche en graisse et en sucres, moins elle est coûteuse. Le cerveau humain se trouve donc placé face à un stimulant permanent et facilement accessible. Cela ouvre la voie à des dérives. Notamment celle qui consiste à utiliser les aliments, si facilement disponibles, comme moyen de réguler ses propres émotions. Une sorte de palliatif à nos mouvements d’humeur ? C’est ce qu’on appelle l’alimentation émotionnelle. C’est une façon de se nourrir qui est en lien avec un ressenti, le plus souvent négatif, mais qui peut être aussi positif (pensez à l’envie de « se faire un bon gueuleton » quand on a appris une très bonne nouvelle). Nous ne sommes pas toujours très habiles à déchiffrer, gérer et modérer nos émotions. Lorsque nous ressentons un coup de blues ou un moment de stress, le geste consistant à tendre la main vers une barre de chocolat ou un sachet de chips peut avoir quelque chose de réconfortant. Le plaisir ressenti dissipe momentanément la tension ou le mal-être intérieur, mais de façon éphémère et surtout sans en éliminer les causes. Le risque est ensuite de banaliser le geste, de ne pas savoir gérer ses émotions autrement, et donc de devenir esclave de ce comportement. On n’est alors pas très loin de l’addiction. Il nous faut donc veiller à ne pas laisser nos émotions dicter entièrement notre relation à la nourriture. Comment éviter que s’établisse une telle connexion entre émotion et alimentation ? On comprend que le travail sur la gestion des émotions est souvent un passage important, surtout dans le traitement des troubles des conduites alimentaires. Il va s’agir d’apprendre à mieux identifier les émotions qui provoquent une envie de manger. Et à

L’énorme disponibilité des aliments dans notre société constitue un stimulant permanent pour notre cerveau. Le risque est d’utiliser la nourriture, non plus pour se nourrir, mais pour régler son affect. comprendre pourquoi la nourriture sert parfois à anesthésier ce ressenti. Et puis, évidemment, il faut identifier les facteurs qui peuvent être responsables de l’émotion en question, pour ne plus être à la merci de ce mécanisme : certaines situations particulières sont-elles des déclencheurs ? Des facteurs professionnels, familiaux, personnels, voire psychiatriques, sontils en cause ? Parfois, c’est un traumatisme qui se trouve à la base du phénomène : on constate des cas d’alimentation émotionnelle chez certains traumatisés, pour qui manger peut être un moyen d’anesthésier les émotions fortement négatives liées à leur traumatisme, et qui peuvent remonter à l’improviste ou en réponse à des éléments déclencheurs. Il existe aussi des pathologies où les émotions sont perturbées, et l’alimentation aussi. C’est le cas des troubles bipolaires – dans ce cas, une thérapie efficace sur un plan psychiatrique apporte des bénéfices en termes d’alimentation –, du trouble de l’attention avec ou sans hyperactivité, qui favorisent l’impulsivité et donc l’alimentation compulsive, ou de l’anxiété sociale. Le but est de permettre à la personne de prendre du recul afin d’être en mesure de modifier ce qui provoque en elle des émotions négatives, voire positives. Dans quels cas le rapport émotionnel à la nourriture peut-il être qualifié d’addiction ? Lorsque la nourriture est utilisée comme moyen de régulation

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émotionnelle, et non plus comme apport nutritif au sens premier, un glissement peut se produire. Piocher dans le sac de chips dès qu’on se sent stressé ou malheureux procure un moment de réconfort transitoire, mais lorsque cela devient une habitude, un phénomène de tolérance peut s’installer, c’est-à-dire une perte progressive de sensibilité. Le fait de manger n’apporte alors plus grandchose, et il faut augmenter les doses. On retrouve là un des signes caractéristiques de l’addiction à l’œuvre dans le cas d’autres drogues, que ce soit l’héroïne, la cocaïne ou le cannabis, mais aussi pour des comportements addictogènes comme le jeu de hasard et d’argent. Il faut augmenter les doses. C’est ce qui peut alors mener au surpoids ou à l’obésité.

Biographie Paul Brunault Médecin psychiatre, addictologue au CHRU de Tours, Paul Brunault est spécialisé dans la prise en charge des addictions alimentaires et des situations d’alimentation émotionnelle.


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DOSSIER L ES LOIS NATURELLES DE L’ALIMENTATION

LE JEÛNE : RETOUR À LA NATURE ! N° 108 - Mars 2019


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Notre corps semble fait pour observer de longues périodes de restriction calorique, allant de 12 heures à plusieurs jours. Tels sont les résultats des récentes recherches en physiologie de l’alimentation. Avec, à la clé, une meilleure santé du corps, mais aussi un cerveau plus jeune et plus performant. Par Ulrike Gebhardt, biologiste et journaliste scientifique.

EN BREF

© Shutterstock.com/Shebeko

££Nous sommes habitués à manger plusieurs fois par jour, quand nous ne sommes pas en train de grignoter. ££Pourtant, cela ne reflète pas le fonctionnement naturel de notre organisme. ££Notre corps est plutôt fait pour traverser des périodes de jeûne. ££Tous nos organes en profitent, y compris notre cerveau.

L

e manchot empereur est un expert du jeûne. Il peut tenir jusqu’à cinq moins de l’année sans avaler le moindre poisson, subsistant grâce à ses réserves de graisse et allant jusqu’à perdre la moitié de son poids de 15 kg par des températures de moins 60 degrés. Nous n’avons pas grand-chose en commun avec lui. Nous mangeons à peu près tout le temps, sauf lorsque nous dormons. Les trois repas

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quotidiens sont si fortement ancrés dans notre conscience depuis des générations qu’y renoncer n’est absolument pas envisageable pour une majorité de personnes. À quoi nous ajoutons des en-cas, des boissons rafraîchissantes souvent sucrées et pour finir la journée un verre de vin ou une bière avec un petit sachet d’apéritifs salés… L’industrie agroalimentaire se frotte les mains. Notre corps un peu moins. « Nous sommes une société de surplus, la nourriture est toujours disponible, et dans le même temps nous nous déplaçons à peine », note Dieter Melchart, professeur de médecine complémentaire et de soins naturels à l’université technique de Munich, en Bavière. Cela laisse des traces sous forme de surpoids, de diabète, d’hypertension, d’AVC, d’infarctus du myocarde et de maladie d’Alzheimer.


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ÉCLAIRAGES p. 62 Lycéens : faut-il décaler le début des cours ? p. 66 Psycho citoyenne p. 68 Erreurs médicales et judiciaires : comment les éviter ?

Retour sur l’actualité

8 JANVIER 2019, Valérie Pécresse souhaite

que les lycéens commencent les cours à 9 heures.

AGNÈS FLORIN

Professeure émérite de psychologie de l’enfant et de l’éducation, à l’université de Nantes.

Lycéens : faut-il décaler le début des cours ? Devant le manque de sommeil des jeunes, des élus demandent de retarder le début des cours. Si seulement c’était suffisant ! N° 108 - Mars 2019

L

e 8 janvier dernier, Valérie Pécresse, présidente de la région Île-de-France, propose de décaler l’heure de début des cours de 8 heures à 9 heures dans les lycées à la rentrée 2019, pour permettre aux élèves de mieux apprendre. Et aussi pour désengorger les transports publics de cette région. Le ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, se déclare ouvert à une telle expérimentation, à petite échelle. Mais est-ce vraiment une bonne idée pour les apprentissages et la qualité de vie des jeunes ? Ce décalage d’une heure a déjà été expérimenté aux Etats-Unis, où les cours démarrent souvent plus tôt qu’en France : certains établissements secondaires ont reculé le début des cours de 7 h 20 à 8 h 30 et ont observé une amélioration des résultats scolaires et une diminution de l’absentéisme, et les jeunes se sont mis à dormir trente-quatre minutes de plus par nuit après quelques mois. Mais il est difficile de déduire de cette étude que retarder d’une heure le début des cours en France aurait des effets positifs et significatifs semblables, compte tenu des différences entre les systèmes éducatifs des deux pays ; il


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L’ACTUALITÉ

LA SCIENCE

L’AVENIR

La présidente de la région Île-de-France propose que les lycéens commencent les cours une heure plus tard, à 9 heures au lieu de 8 heures. Le ministre de l’Éducation nationale est d’accord. L’expérience débutera en Île-de-France en septembre 2019. Les jeunes seront ainsi moins fatigués et travailleront mieux… et les transports publics seront moins chargés aux heures de pointe.

Certes, les adolescents ne dorment pas assez. De sorte qu’ils manquent d’attention dans la journée pour les apprentissages. Mais plusieurs facteurs expliquent cette « dette de sommeil » : le fait qu’ils passent trop de temps sur les écrans le soir et la surcharge d’heures de cours dans la journée. Reculer d’une heure le début des cours risque aussi de décaler leur endormissement.

Les spécialistes et le comité de pilotage de la Conférence nationale sur les rythmes scolaires préconisent bien d’autres mesures : éduquer les jeunes à l’importance du sommeil, alléger les heures de cours par jour et augmenter les jours scolaires en diminuant les temps de vacances. Reste donc à les appliquer !

© Anthony Dibon / GettyImages

s’agit donc de tester les impacts d’une telle expérimentation, avec une méthodologie rigoureuse. Si l’objectif d’une telle mesure est de laisser dormir les adolescents une heure de plus le matin, que savons-nous de leur sommeil et de ses conséquences sur leur qualité de vie et leurs apprentissages ? Quels bénéfices peut-on attendre d’une rentrée différée d’une heure pour les lycéens ? POURQUOI FAUT-IL BIEN DORMIR ? La durée du sommeil et ses caractéristiques (temps d’endormissement, différentes phases du sommeil) fluctuent au cours de la vie et selon les personnes : les très jeunes enfants dorment plus que les adultes et il existe des petits et des gros dormeurs. Les spécialistes du sommeil estiment les besoins de sommeil des enfants et des adolescents : de neuf à onze heures pour les 6-12 ans et de huit à dix heures pour les adolescents à partir de 13 ans. La chronobiologie nous apprend également que l’horloge biologique, l’ensemble des mécanismes physiologiques et neuronaux qui régule notre rythme veille/sommeil, se modifie au moment de la puberté et se décale d’environ une

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heure : les adolescents s’endorment plus tard. De plus, le temps de sommeil dit lent profond diminue à l’adolescence. Or, selon diverses études scientifiques, c’est en grande partie lors de cette phase du sommeil qu’ont lieu la réactivation et la consolidation des informations acquises dans la journée. Le sommeil est une étape clé des mécanismes de la mémorisation et est indispensable à la croissance. Les activités des jeunes le soir ont aussi des incidences sur leur nuit… Par exemple, les adolescents qui lisent avant de s’endormir déclarent souvent dormir plus longtemps que les autres. Probablement parce que cela les détend et qu’ils n’y passent pas toute la nuit. À l’inverse, une consommation importante d’écrans a des effets dommageables sur la qualité du sommeil : elle repousse l’heure du coucher, ce qui entraîne un retard de phase, avec un lever plus tardif ou une difficulté à se réveiller pour aller au lycée. D’où une baisse de vigilance durant la journée. Les conséquences négatives sont connues : difficultés de mémorisation et d’apprentissage, stress et état dépressif, risques pour la santé en général, et


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ÉCLAIRAGES P sychologie

ERREURS MÉDICALES ET JUDICIAIRES Comment les éviter ?

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Lorsque nous devons interpréter un test médical ou une expertise judiciaire, notre intuition nous trompe très souvent. Heureusement, il y a des moyens d’y remédier.

EN BREF ££Placés devant des décisions majeures – suivre un traitement médical lourd, décider de la culpabilité d’un accusé… –, nous devons souvent estimer la probabilité de tel ou tel événement.

© icedmocha / shutterstock.com

££Or notre intuition nous trompe très souvent quand il s’agit de raisonner sur des statistiques. ££Il est possible de diminuer drastiquement les erreurs en présentant les problèmes d’une façon concrète, qualifiée de « fréquences naturelles », et en s’entraînant à les analyser de la sorte.

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Par Tiffany Morisseau et Nicolas Gauvrit, respectivement responsable des recherches en facteurs humains chez Strane Innovation, et chercheur en sciences cognitives à l’École pratique des hautes études, à Paris.

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n 1996, en Angleterre, le bébé de Sally Clark meurt soudainement, quelques semaines après sa naissance. On incrimine un phénomène qualifié de mort subite du nourrisson. Deux ans plus tard, l’histoire se répète avec son second fils. La même cause est évoquée, mais un doute plane sur la véritable cause des décès : et si Sally les avait assassinés ? Un procès s’ensuit, au cours duquel le médecin expert affirme que la probabilité que deux morts subites se produisent dans une même fratrie est de l’ordre d’une chance sur 73 millions. Quelle est alors la probabilité pour que Sally Clark soit innocente ? Vous avez probablement répondu : une chance sur 73 millions. C’est aussi la façon dont le jury a interprété l’information, et la jeune mère fut donc jugée et condamnée. Pourtant, Sally Clark était en réalité victime d’une terrible erreur judiciaire, car les jurés avaient mal interprété les données – nous y reviendrons. JUSTICE, SANTÉ : DES PROBABILITÉS PARTOUT Les décisions majeures qui dépendent d’une appréciation probabiliste sont loin de se limiter aux cours de justice. Elles sont fréquentes dans de nombreux autres domaines, notamment en médecine. Le risque estimé par un médecin à partir des résultats d’un test de dépistage influence directement le choix du traitement qu’il va préconiser à son patient. En 2014, les autorités sanitaires américaines mettaient ainsi en garde contre l’utilisation du test PSA (Prostate specific antigen) pour détecter le cancer de la prostate, parce que les difficultés d’interprétation du test conduisaient parfois les médecins à déclarer malignes des tumeurs bénignes. Dès lors, ils proposaient des traitements superflus, avec des risques importants d’effets secondaires – comme l’incontinence ou l’impuissance – et des conséquences psychologiques non négligeables pour les patients.


VIE QUOTIDIENNE

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p. 80 Fan de death metal p. 84 L’école des cerveaux p. 86 La question du mois p. 88 Les belles-mères : alliées ou poisons ?

L’herbe du voisin Par Paola Emilia Cicerone, journaliste scientifique.

Nous avons une incorrigible tendance à croire que les autres ont plus de chance que nous, à cause de raccourcis mentaux qui nous gâchent la vie. Comment s’en défaire ?

our voir le monde plus en rose qu’il ne l’est vraiment, il suffit de jeter un coup d’œil sur la pelouse du voisin. L’herbe n’est-elle pas toujours plus verte ailleurs ? C’est un fait aujourd’hui documenté sur un plan scientifique. Nous tendons bel et bien à enjoliver l’existence des autres, en leur prêtant notamment une vie sociale plus intéressante que la nôtre. C’est notamment ce que démontre une série d’études réalisées par Sebastian Deri et Thomas Gilovich, de l’université Cornell, avec Shai Davidai, de la New School for Social Research. Et ces études tentent d’analyser les mécanismes cognitifs qui logent derrière cette conviction. Celle-ci est d’autant plus étonnante que nous faisons preuve en général d’une certaine complaisance à notre propre égard : le plus souvent, nous péchons par optimisme et nous estimons plus intelligents et capables que nos pairs… Mais tout dépend de la façon dont on envisage la situation.

EN BREF ££Il est naturel de se comparer aux autres car nous souhaitons savoir ce que nous valons. ££Le problème est que cette comparaison est biaisée : nous choisissons des exemples connus – car ils nous viennent facilement à l’esprit – mais la comparaison est alors en notre défaveur. ££Pour éviter d’en ressortir frustré, limitons notre usage des réseaux sociaux et rappelonsnous qu’ils nous renvoient une vision déformée de la réalité.

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© Kactus/Getty Images

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VIE QUOTIDIENNE P sychologie comportementale

Fan de death metal Un cœur tendre sous l’armure ? Par David Noonan, journaliste scientifique américain.

Contrairement à l’image véhiculée par le stéréotype, les fans de death metal seraient intelligents, empathiques… et pas plus violents que les autres.

Brutality now becomes my appetite Violence is now a way of life The sledge my tool to torture As it pounds down on your forehead « La brutalité me nourrit La violence est mon train de vie La masse, mon outil de torture Quand elle fracasse ton front »

C

e n’est pas du Shakespeare. Ces paroles, tirées de Hammer Smashed Face (« Visage fracassé à coups de marteau »), un des titres du groupe Cannibal Corpse (« Cadavre cannibale »), sont typiques du death metal, un sousgenre musical du heavy metal associé à des images et des textes d’une extrême violence et à une sonorité équivalente à, disons, des coups de massue. L’attrait pour cette forme musicale marginale, qui affiche clairement une volonté de heurter les mœurs et les sens, et de bousculer les standards musicaux, est un mystère pour les non-initiés. C’est

EN BREF ££Un psychologue américain a étudié le death metal et ses fans afin de comprendre pourquoi la violence de ce type de musique peut plaire. ££En fait, il a découvert que les adeptes ressentent uniquement des émotions positives, comme la joie – ce que les non-initiés ne peuvent pas comprendre –, et la plupart ne sont pas des personnes violentes. ££La musique serait un exutoire, une façon de parler de la société, et permettrait aux fans de partager leurs idées.

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la raison pour laquelle le psychologue en musicologie William Frode Thompson, à l’université Macquarie de Sydney, s’y est intéressé. Avec ses collègues, il a publié plusieurs articles sur le death metal et ses fans en 2018, et d’autres restent à venir. Le psychologue s’explique : « C’est surtout le paradoxe qui consiste à aimer ressentir une émotion négative via la musique qui m’a intrigué. Car pourquoi les gens apprécieraient-ils ce genre de sons alors que, dans la vie quotidienne, ils ont tendance à éviter ou fuir les émotions négatives ? » DES FANS DOUX COMME DES AGNEAUX ? L’un des premiers résultats de Thompson constitue une surprise : « Le stéréotype associé aux fans de death metal, c’est que ce sont des personnes agressives et en colère. Or, aujourd’hui, nous découvrons que ce n’est pas du tout le cas ! Quand les fans écoutent cette musique, ils ne ressentent aucune violence, mais plutôt tout un éventail d’émotions… positives. » Quelles sont-elles ? D’après une étude en ligne que les chercheurs ont conduite auprès des adeptes du death metal, il s’agit de sentiments d’autonomie et de puissance, de joie, de paix et de transcendance. Les seules émotions négatives révélées dans l’étude, en particulier du stress et de la colère, ont été exprimées par les non-initiés qui découvraient le death metal.

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Le guitariste du groupe Suicide Silence, au festival Open Air Metal, à Helsinki en 2012. Il joue du deathcore, une musique « brutale » qui ressemble beaucoup à celle des groupes de death metal.


DÉCOUVERTES L a question du mois PSYCHOLOGIE SOCIALE

Pourquoi avons-nous deux hémisphères cérébraux ? LA RÉPONSE DE

ONUR GÜNTÜRTKÜN

Professeur de biopsychologie à l’université de la Ruhr à Bochum, en Allemagne.

© Doggygraph / shutterstock.com

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H

anovre, le 8 mars 2003. Dès le second round, le boxeur catégorie poids lourd Corrie Sanders défait son adversaire, le favori Wladimir Klitschko, par KO technique. Sanders a décoché à son adversaire son redoutable crochet du gauche. Imparable. Environ un milliard d’années plus tôt, apparaissaient dans l’océan primitif les premiers « bilatériens », des animaux dotés de deux moitiés de corps symétriques. Ils possédaient sans doute aussi un système nerveux branché en miroir, dont chaque moitié traitait les informations issues de la moitié opposée du corps et pilotait ses muscles, grâce à des fibres croisées. Nous sommes les descendants de ces premiers êtres. Nous, avec nos deux hémisphères cérébraux. Ils se ressemblent, certes, mais ils prennent en compte des fonctions très différentes. Ce qui nous ramène à notre combat de boxe. Et à ce crochet du gauche qui cueille Klitschko au menton. Car cette défaite a beaucoup à voir avec ce qui se passait dans l’océan en d’autres ères géologiques. Parmi les boxeurs professionnels, les gauchers ont un avantage, parce qu’ils sont minoritaires. Leurs adversaires ne sont pas familiarisés avec une stratégie de combat inversée, en termes de symétrie du corps. En plus, du fait que l’hémisphère droit du cerveau prend en charge les processus attentionnels, nous faisons plus volontiers attention à ce qui se passe sur la gauche de notre champ visuel. Et nous avons le temps de voir partir le poing droit de l’adversaire. Le gauche, c’est plus difficile… Les gauchers réussissent bien dans d’autres sports comme le tennis ou l’escrime, où deux adversaires se font face et doivent réagir à des échelles de temps très brèves, de l’ordre de la milliseconde. Le fait d’être gaucher pouvait bien, pour des raisons analogues, être un garant de survie aussi dans des sociétés

En répartissant les tâches sur deux hémisphères, notre cerveau pense et agit mieux et plus vite. préindustrielles et guerrières comme celle des Yanomamis, au Brésil. Chez ces populations, on compte jusqu’à 30 % de gauchers – probablement parce qu’ils se sont imposés lors de combats rapprochés. À l’échelle mondiale, la proportion est plutôt de 10 %. LA LATÉRALISATION : UN AVANTAGE ADAPTATIF La préférence pour une main et un focus attentionnel plus efficaces ne constituent que deux des nombreuses asymétries fonctionnelles du cerveau. Les autres exemples sont le langage, la régulation des émotions et l’orientation dans l’espace, toutes ces fonctions étant étroitement liées à un de nos deux hémisphères cérébraux. Ainsi, l’hémisphère gauche est dominant pour le langage, ce qui entraîne généralement une lecture plus aisée de la partie droite du champ visuel, et un usage de la main droite pour l’écriture. De telles asymétries cérébrales existent-elles dans d’autres espèces animales ? Et pourquoi se sont-elles imposées au fil de l’évolution ? À vrai dire, on connaît des différences de latéralisation (le fait qu’une fonction cognitive ou motrice soit plutôt prise en charge par l’un ou l’autre hémisphère) chez de nombreuses espèces animales, de l’abeille jusqu’à l’orque. Nous sommes donc en bonne et très asymétrique compagnie.

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Toutes ces asymétries apportent trois avantages essentiels. Tout d’abord, nous sommes amenés à entraîner un côté de notre cerveau et de notre corps de façon intensive, ce qui confère à notre main une précision d’exécution motrice très appréciable, dont nous serions incapables sans latéralisation. Le deuxième avantage réside dans un temps de réaction raccourci : l’entraînement latéralisé tout au long de la vie accélère les mouvements de la main préférentielle ainsi que le traitement du langage dans l’hémisphère gauche de manière significative. Enfin, le troisième avantage résulte de la synergie de toutes les différences entre la droite et la gauche. En effet, les cerveaux asymétriques traitent dans leur hémisphère gauche et leur hémisphère droit différentes informations en parallèle. Ce qui augmente la capacité et la vitesse de traitement des informations. Mais les asymétries cérébrales ont leur prix, ce dont Vladimir Klitschko a fait l’amère expérience. Et les gauchers peuvent aussi perdre en dépit de leur avantage, ce qu’a appris à son tour Corrie Sanders en 2004. Vitali Klitschko, le frère de Vladimir, le domina au huitième round, de façon très classique au moyen de son direct du droit… £

Bibliographie S. Ocklenburg et O. Güntürkün, Ontogenesis of lateralization, Neuron, vol. 94, pp. 249-263, 2017. F. Ströckens et al., Limb preferences in non-human vertebrates, Laterality, vol. 18, pp. 536-575, 2013.


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VIE QUOTIDIENNE L es clés du comportement

NICOLAS GUÉGUEN Directeur du Laboratoire d’ergonomie des systèmes, traitement de l’information et comportement (LESTIC) à Vannes.

Les belles-mères : alliées ou poisons ? On ne choisit pas sa belle-mère. Mais on peut choisir de la prendre par le bon ou le mauvais côté. Ce en quoi un brin de science peut être utile…

«M

a belle-mère est un ange », dit un homme à son ami, qui lui répond : « Tu en as de la chance, la mienne est toujours en vie. » Ce type de blagues est révélateur de la réputation des belles-mères : ce seraient des marâtres qui empoisonnent l’existence de leur progéniture et de son partenaire. La série Un gars, une fille, où Jean Dujardin et sa belle-mère passent leur temps à s’insulter et à se déprécier mutuellement, en est une parfaite illustration. La relation avec la belle-mère ressemble-t-elle vraiment à une guerre des tranchées ? Les résultats obtenus Karen Fingerman, de l’université du Texas, et ses collègues contredisent ce stéréotype. Les chercheurs ont interrogé une soixantaine de couples, ainsi que les belles-mères respectives des deux partenaires. Ils ont évalué la relation sur deux dimensions : les aspects positifs, avec des questions comme : « À quelle fréquence votre belle-mère/belle-fille/beau-fils vous

EN BREF ££Les recherches montrent que les relations avec les belles-mères sont bien différentes des stéréotypes. ££La belle-mère peut même jouer un rôle important auprès de sa belle-fille, notamment pour l’assister et la rassurer. ££Cette influence est plus forte dans les sociétés orientales ou traditionnelles, mais elle existe aussi en Occident, en particulier après la naissance d’un enfant.

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aide-t-elle/il ou vous accorde-t-elle/il de petites attentions ? », et les aspects négatifs, par exemple : « Combien de fois vous a-t-elle/il manifesté de l’hostilité ou de la colère ? » Ils ont ensuite synthétisé chaque dimension par une valeur unique. Résultat : les scores ont été d’environ 24 sur 30 pour la dimension positive, et d’environ 8 sur 22 pour la dimension négative (la valeur minimale étant 6). Les belles-mères sont donc loin de gâcher continuellement la vie de leur gendre ou de leur bru ! Au contraire, elles s’entendent en moyenne plutôt bien avec eux. UNE PRÉSENCE UN PEU TROP ENVAHISSANTE Bien sûr, il peut tout de même y avoir des frictions. Si les hommes sont les premiers à faire des blagues sur le sujet, c’est plutôt avec la bru que les relations sont parfois tendues, comme l’ont montré Andrea Willson et ses collègues de l’université


© charlotte-martin/www.c-est-a-dire.fr

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LIVRES

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p. 92 Sélection de livres p. 94 Leurs enfants après eux

SÉLECTION

A N A LY S E

Par Antoine Pelissolo

MÉMOIRE Éloge de la passoire d’Anne de Pomereu JC Lattès

PSYCHIATRIE P sychiatrie : l’état d’urgence de M arion Leboyer et Pierre-Michel Llorca (dir.) Fayard

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élais d’attente interminables, hospitalisations pénibles, mauvaises réponses aux situations de crise… La liste des griefs à l’encontre de la psychiatrie est longue. Du côté des soignants, la situation n’est pas meilleure, avec des conditions de travail qui se dégradent et une colère qui monte depuis des années. Pourtant, il n’y a jamais eu autant de psychiatres en France et la majorité d’entre eux ont une approche moderne de la santé mentale, tournée vers le progrès des soins et le respect des patients. D’où vient alors cette situation de souffrance générale ? Ce livre collectif tente de trouver la réponse et dresse un état des lieux très complet de la psychiatrie française. Sa force vient de la variété des analyses, qui portent notamment sur l’organisation des soins, l’épidémiologie, l’économie de la santé ou les comparaisons internationales, et de la diversité des témoignages qui les illustrent. La parole est ainsi donnée aux professionnels du soin, mais également aux associations de patients. Le message principal est que les troubles psychiques sont omniprésents – ils touchent un français sur cinq – et que toute la société doit se sentir concernée. Or c’est loin d’être le cas aujourd’hui. Les problèmes que posent ces troubles sont tellement complexes que les pouvoirs publics n’ont pas osé les prendre à bras-le-corps depuis des décennies. Globalement, le système est resté figé dans sa version des années 1970. Pour sortir de la crise, les auteurs avancent vingt-cinq propositions dans des domaines très divers, comme la pratique clinique, la recherche ou l’accompagnement médico-social. On pourrait regretter que ces pistes apparaissent hétérogènes et peu développées, mais elles visent à montrer que les idées et les bonnes volontés sont nombreuses. Reste à y répondre par une ambition politique forte, qui se donne les moyens d’agir. L’investissement sera forcément « rentable », tant du point de vue humain que financier : le coût des maladies mentales (qui prend en compte de multiples paramètres, comme les frais médicaux et les pertes de productivité) est estimé à 109 milliards d’euros par an pour un pays comme la France. Antoine Pelissolo est psychiatre et chef du service de psychiatrie au CHU Henri-Mondor, à Créteil.

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L NUTRITION Assiette au top = cerveau heureux de B . Salthun-Lassalle Prat éditions

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elon un sondage Ipsos, 64 % des Français s’inquiètent des effets de l’alimentation sur leur santé. Mais comment bien manger ? Submergés de publicités et d’informations contradictoires, nous avons souvent du mal à y voir clair. Bénédicte Salthun-Lassalle (rédactrice en chef adjointe à Cerveau & Psycho) fait le point dans cet ouvrage. Elle montre que nous n’avons pas tort de nous soucier de notre alimentation, tant les effets sur la santé, le bien-être et les aptitudes cognitives sont multiples. Surtout, elle nous apprend comment donner à notre corps et à notre cerveau ce dont ils ont besoin.

e neuroscientifique Jean-Philippe Lachaux le rappelle en préface : « Aucune mémoire artificielle ne pourra remplacer notre mémoire », qui guide notre rapport au monde, nourrit notre créativité et façonne notre capacité à envisager l’avenir. Cette « passoire » méritait donc bien un éloge ! Et un mode d’emploi : après avoir expliqué son fonctionnement, Anne de Pomereu nous explique alors comment mieux mémoriser. Elle s’inspire pour cela des techniques utilisées par les habitués des concours de mémoire, mais aussi du fonctionnement des sociétés traditionnelles ; la connaissance y étant transmise oralement, elle n’existe que dans la tête des individus, qui ont dû trouver des moyens pour l’empêcher de s’évaporer…


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COUP DE CŒUR Par Peggy Gatignol

SCIENCE & SOCIÉTÉ Factfulness de H ans Rosling Flammarion

« THÉRAPIE Vaincre son anxiété par soi-même de J ean-Luc Ducher Odile Jacob

À

partir de quand l’anxiété est-elle pathologique ? Risquet-elle de s’aggraver si on ne fait rien ? Quelles sont les techniques qui apaisent ? Dans un style clair et accessible, le psychiatre et psychothérapeute Jean-Luc Ducher répond à ces questions et à bien d’autres. Son ouvrage donne de nombreuses clés pour se repérer dans la constellation des troubles anxieux – phobies, TOC, trouble panique… Très concret, il propose aussi des exercices pour s’autoévaluer et apprendre à mieux gérer son anxiété.

S

’il est si difficile de déboulonner la vision dramatique du monde, c’est parce qu’elle vient de la façon dont notre cerveau fonctionne », explique ici Hans Rosling. Chercheur en santé publique, conseiller auprès de l’OMS et conférencier, il a constaté que les graphiques et les données chiffrées ne suffisent pas à convaincre les gens des multiples progrès réalisés lors des dernières décennies. S’appuyant sur les conclusions des psychologues, il s’attaque dans ce livre à tout ce qui déforme notre perception. Sur un ensemble de thèmes – pauvreté, mortalité infantile, terrorisme… – il décrit l’état réel du monde, avant d’expliquer comment contrer les biais qui nous conduisent à le dramatiser. Positif sans naïveté, souvent drôle, son ouvrage est un guide salutaire vers un peu plus d’objectivité.

MÉDECINE L e Cerveau et les Maux de la parole de A nne-Lise Giraud O dile Jacob

D

e multiples troubles sont susceptibles d’affecter profondément notre communication : le bégaiement et la surdité, par exemple, mais aussi l’autisme ou les aphasies (des perturbations de l’expression ou de la compréhension orales provoquées par une lésion cérébrale). Anne-Lise Giraud, directrice de recherche au CNRS, nous présente ici ces pathologies, en plongeant au cœur du cerveau pour expliquer leurs mécanismes. Au premier abord, la diversité des troubles abordés peut étonner. Mais très vite, la fluidité de lecture et la clarté des explications nous font oublier ce caractère un peu hétéroclite, et nous convainquent de la logique sous-jacente. On rentre alors avec fascination dans chacun des sept chapitres qui composent l’ouvrage. Outre un vaste passage en revue des recherches récentes sur le sujet, l’auteur retrace les nombreuses expériences qu’elle a ellemême menées, lors de sa quête des dysfonctionnements cérébraux à l’origine de ces pathologies. On plonge ainsi au plus près du vécu d’une chercheuse, découvrant au passage comment les collaborations multidisciplinaires et les nouvelles technologies (notamment d’imagerie cérébrale) ont stimulé les connaissances. Si l’ouvrage insiste peut-être insuffisamment sur l’aspect « connexionniste » du langage – qui dépend de vastes réseaux cérébraux plutôt que de quelques régions –, il reste très complet et rigoureux. Certaines parties sont particulièrement brillantes, comme celle décrivant les composantes génétiques de l’autisme. À travers l’angle du langage, c’est même tout le fonctionnement du cerveau que l’auteur parvient à expliquer. À la fin de chaque chapitre, de petits résumés accroissent le didactisme du propos. Autre atout : les nombreuses métaphores qui parsèment l’ouvrage. La cochlée (l’organe qui convertit les sons en signaux électriques dans le cerveau) est par exemple comparée à un xylophone. Ces images restituent avec limpidité des mécanismes complexes et contribuent grandement à rendre la lecture agréable et captivante. Peggy Gatignol est orthophoniste, professeur en neurosciences à Sorbonne Université et chercheuse à l’Inserm.

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LIVRES N eurosciences et littérature

SEBASTIAN DIEGUEZ Chercheur en neurosciences au Laboratoire de sciences cognitives et neurologiques de l’université de Fribourg, en Suisse.

Leurs enfants après eux Un ennui si captivant

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En 2018, le prix Goncourt récompense un roman sur l’ennui… dans lequel on ne s’ennuie pas. C’est que cette émotion est plus subtile et ambiguë qu’elle n’en a l’air.

ue se passe-t-il quand on s’ennuie ? Pas grand-chose, hélas, et justement, serait-on tenté de répondre. De fait, l’ennui est souvent perçu comme une sorte de vide, une absence d’activité qui nous laisse sur le côté, apathique et désœuvré, privé de tout ce qui nous réjouit. Inutile de s’attarder sur ce rien existentiel, aurait-on tendance à penser ; mieux vaut passer à autre chose, n’importe quoi d’autre, aussi vite que possible… Ce n’est pourtant pas l’avis de nombreux écrivains et penseurs. L’ennui, ont-ils constaté, est d’une richesse incroyable et mérite tout notre intérêt. Il prend la forme de la « nausée » chez Sartre, du « spleen » pour Baudelaire, Flaubert en a fait le « bovarysme », Giono l’incarnait dans « un roi sans divertissement » … Critiques et lecteurs non plus ne se lassent pas de l’ennui. En témoigne la réussite du deuxième roman de Nicolas Mathieu, Leurs enfants après eux, qui a remporté le prix Goncourt

EN BREF ££Leurs enfants après eux raconte l’histoire d’une bande de jeunes et de leurs parents qui passent leur temps à errer sans but et à se morfondre. ££Si le roman captive, c’est que l’ennui n’est pas un vide, mais une tension interne vers une vie porteuse de sens, révèlent les recherches en psychologie. ££Lorsqu’aucune activité enrichissante n’est disponible, le risque est alors de tomber dans l’addiction, la dépression ou la délinquance.

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en 2018 : l’histoire est traversée de bout en bout par cette émotion, qui terrasse mollement, et insidieusement, tous ses personnages. Un livre en grande partie sur l’ennui, donc, mais qui parvient néanmoins à passionner les lecteurs : comme nous allons le voir, ce n’est pas un paradoxe. ENTRE GÉNÉRATIONNEL ET INTEMPOREL Leurs enfants après eux décrit la lente évolution, ou plutôt la stagnation, d’une poignée d’adolescents et de leurs parents lors de quatre étés, de 1992 à 1998. Ils habitent Heillange, une ville fictive qui représente cette France éloignée des grands centres urbains, déjà désindustrialisée, déconnectée des enjeux politiques et des offres culturelles. Le temps passe lentement, dans cet endroit où il n’y a pas grand-chose à faire, et très peu à espérer. Ainsi, Anthony et son cousin, Steph et sa copine Clem, Hacine et sa bande

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À retrouver dans ce numéro

p. 80

« BLAST BEAT »

Type de sons produits dans les basses par les groupes de death metal. Ces ondes de choc produisent un état d’excitation corporelle et nerveuse irrépressible et quasi automatique. p. 10

CERVEAU POILU

Les cavités remplies de liquide céphalorachidien au centre de notre cerveau sont tapissées de poils qui oscillent et font circuler le liquide. Ce faisant, ils aident notre cerveau à évacuer ses déchets et apportent des nutriments aux neurones.

p. 74

p. 24

BÉHAVIORISME

Jusque dans les années 1950, le courant dominant de la psychologie scientifique était le béhaviorisme, qui considérait que tous nos comportements étaient, soit des réflexes, soit dictés par l’histoire de nos récompenses ou punitions passées. Pas de place pour la subjectivité, les ressentis intérieurs ou les émotions. Tout cela sera balayé en 1954 par la découverte des zones cérébrales du plaisir.

PARADOXE DE L’AMITIÉ

« Sur les réseaux sociaux, avoir des amis très populaires nous conduit à constater que nous avons moins d’amis qu’eux, et à nous percevoir comme solitaires ou peu intéressants. » Sebastian Deri, université Cornell.

p. 66

50

p. 30

minutes de sommeil de perdues en 25 ans par les adolescents. Les conséquences sont des baisses de vigilance, des difficultés de mémorisation, du stress et de la dépression.

p. 40

CYBER-RÊVERIE

Les « cyber-rêveries diurnes » sont des images qui surgissent dans la tête des personnes addictes aux jeux vidéo, comme les lycéens qui jouent plusieurs heures par jour. En plein milieu des cours, des scènes du jeu font irruption dans leur esprit et érodent leur concentration, conduisant parfois à l’échec scolaire.

AUTORÉGULATION

Après avoir pris du poids pendant les fêtes, certaines personnes retrouvent naturellement leur poids initial en réduisant de manière automatique leur prise alimentaire. Ce mécanisme pourrait être utilisé par de nombreuses personnes à condition de savoir s’arrêter de manger quand elles n’ont plus faim.

p. 88

ŒDIPE

L’épouse d’un homme ressemble à la mère de celui-ci, révèle une étude hongroise. Peut-être à cause d’une empreinte précoce associée à des souvenirs positifs.

Imprimé en France – Roto Aisne (02) – Dépôt légal mars 2019 – N° d’édition M0760108-01 – Commission paritaire : 0723 K 83412 – Distribution Presstalis – ISSN 1639-6936 – N° d’imprimeur 19/01/0012 – Directeur de la publication et gérant : Frédéric Mériot


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